14 oct 1918

Le retour de Salamine - Paul Vaillant-Couturier (octobre 1918)

Submitted by Anonyme (non vérifié)

Paul Vaillant-Couturier, octobre 1918

Ils vont être innombrables demain, ces vieillards de tous les âges qui par la France entière vont courir au devant de nous, rayonnants d'une longue quiétude, tranquilles dans leur égoïsme satisfait et qui, secouant nos mains que les crosses auront polies, que les canons des mitrailleuses auront brûlées, que le gel et la pluie auront crevassées, s'écrieront : « Enfin, vous voilà revenus, les vainqueurs ! Vous allez passer sous l'Arc de triomphe ! Vous allez être fêtés, choyés ! A vous tous les lauriers ! Nous ne vivions plus, dans l'attente de votre retour. Il va falloir oublier bien vite toutes vos misères, oublier la guerre, oublier... »

Nous leur répondrons :

« Oublier ? Jamais ! »

Oublier ? Vous voudriez donc qu'au sortir de la plus infernale bagarre de l'histoire, à peine franchi le seuil de fer, rompue la chaîne, nous portions autre chose en nous que des visions, dont vous ne pouvez même pas soupçonner l'horreur ? Vous voudriez que nous revins sions allégés, grisés, inconscients, comme des bandits qui, mettant une ferme à sac, font ripaille à côté des cadavres des fermiers ? Vous voudriez cela ? Vous voudriez nous voir mentir selon la tradition des vétérans de toujours, déformer le combat ; l'embellir pour en faire un de ces hochets insupportables et bril lants, destinés à épouvanter le monde entier.

Oublier quoi ? La gloire ? Volontiers. Il noirs en restera toujours assez. Nous n'oublierons jamais son odeur. Oublier le mensonge des presses, cette caricature qu'elles ont faites de nous tous durant ces quatre années terribles, leur hypocrite travail de déformation de l'opinion, d'abêtissement, de calomnies.

Oublier quoi ? Les responsabilités ? Oh ! Nous les connaissons bien toutes. Elles sont du ressort des gouvernements et la mise à nu par la Révolution russe de la diplomatie secrète nous a bien appris à apprécier la sincérité passée de tous les maîtres. D'ailleurs, on ne nous a jamais demandé notre avis là-dessus. On ne nous a jamais réclamé que notre sang. Lui seul crie : Oublier quoi ? La lutte des classes ?

Alors ? Oublier la boue ? Oublier la pluie ? Oublier la misère, les poux et les rats ? Comment oublier tout cela lorsque dans nos poumons atteints, dans nos membres ankylosés, dans nos estomacs délabrés, des brûlures nous rappellent sans cesse la vision d'un coin de terre dont nous avons connu tous les grains de sable, tous les brins d'herbe, toutes les ronces de fer, tous les vers ?

Oublier ce que fut la guerre ? Oh ! Non ! Jamais ! Quelle que soit la paix que nous y puissions gagner, elle ne récompensera pas ce que nous avons perdu : Nos frères, nos amis, nos pères et quelquefois nos femmes.

Oublier ce que nous sommes devenus ? Notre jeunesse galvaudée, nos mains couvertes de sang, nos couteaux de tranchée, le coup de fouet de la grenade au phosphore et ses gerbes sifflantes de feu dans les abris d'où jail lissaient des prisonniers en flammes ?

Oublier ? Pourquoi ? Parce qu'il y eut de bons moments ? De bons moments, ces repos vautrés dans la paille en poussière, ces lourdes ivresses au vin rouge et à la gnole, ces escales dans les pays encore debout et qui tendent aux désirs hypertrophiés l'avarie désignée de deux ou trois filles ?

De bons moments ? Les permissions sans doute, ces haletantes minutes de vie normale, comptées avec parcimonie et, selon les événements, accordées ou bien indéfiniment retardées. Non, le coeur de l'homme mérite mieux que toutes ces misérables joies. De belles joies il n'en peut être sans la liberté. Oublier tout cela, par respect pour nos fils ? Non : Il faut qu'ils sachent au contraire, nos fils, et qu'ils sachent bien ce qu'elle fut cette guerre. Il faut qu'on en construise pour eux comme le musée anatomique, un musée d'horreurs, car la vue des muti lés qu'ils coudoient ne suffirait pas encore à les dégoûter. Dans ce musée, chaque chose de cire leur parlerait de la honte, de la dégradation et de la misère du combat. On composerait chimiquement les pires odeurs du champ de bataille pour que la saveur leur en reste.

Et au-dessus de l'entrée on ne mettrait pas je ne sais quelle inscription haineuse qui pourrait être répétée par chaque nation contre chaque nation, mais seulement « La Guerre »; et les enfants, conduits par leurs maîtres, les jours de grands anniversaires de bataille, viendraient prendre dans ce musée la meilleure et la plus horri fiante leçon d'humanité.

Oublier ?

C'est par des danses et des fleurs que furent accueillis les vainqueurs grecs à leur retour de Salamine. Nous ne voulons pas de toute cette mise en scène périmée.

Nous ne voulons pour notre retour que la joie , ceux qui ont continué de nous aimer et de nous aimer bien. La première partie de l'oeuvre de liberté est, nous dit-on, accomplie. Il nous reste à parachever l'ouvrage.

Oublier ?

Ce serait bien commode, n'est-ce pas, si nous pouvions oublier ?