12 mai 2013

Humanisme, Lumières, Bourgeoisie - 12ème partie : les Lumières françaises

Submitted by Anonyme (non vérifié)

Les Lumières françaises ne sont donc pas « tombées du ciel », elles sont bien une production, et non pas une création « géniale. » Elles sont le fruit :

- de l’humanisme né avec les débuts du capitalisme, notamment en Italie et en Hollande, bastion des arts et des sciences ;

- du protestantisme ainsi que du matérialisme anglais, expression du capitalisme anglais qui s’exprime largement depuis la révolution anglaise au 17ème siècle.

Si cela est vrai, alors les Lumières françaises doivent posséder deux caractéristiques.

Tout d’abord, en raison de l’importance en France de l’idéologie classique-monarchiste et sa victoire sur le protestantisme, les Lumières ne se présentent pas comme une idéologie de combat, mais de réformes humanistes, se considérant comme un prolongement de l’humanisme et du classicisme.

Une tendance révolutionnaire peut exister, mais seulement avec une différence marquée par rapport au courant réformiste (selon le principe de la lutte entre deux lignes, entre l’ancien et le nouveau).

Ensuite, l’influence anglaise doit être extrêmement importante dans le monde des idées.

Est-ce le cas ? Oui, c’est bien le cas.

Voltaire, le symbole des Lumières, cultivait l’esprit classique ; si elles sont considérées comme sans valeur aujourd’hui, ce sont ses très nombreuses tragédies qui l’ont rendu alors célèbre. Voltaire respecte le legs classique, se situe dans la suite de Racine et Corneille, et vénère l’alexandrin.

Il dénonce la religion, mais refuse absolument l’athéisme ; il aimerait une monarchie de type libérale, et n’hésite pas à vivre plusieurs années en Prusse, auprès du « despote éclairé » Frédéric II.

Ainsi, celui qui sera l’amant de sa propre nièce n’est pas un révolutionnaire, mais une figure intellectuelle du régime monarchique, auteur d’une soixantaine de pièces de théâtre et d’une correspondance d’au moins 23 000 lettres.

C’est à  ce titre qu’il est le passeur en France des conceptions d’Isaac Newton (1643-1727) ; c’est même lui qui est à l’origine de l’histoire de Newton et de la pomme (qui serait tombé sur lui depuis le pommier et lui aurait fait comprendre la gravité).

Voltaire doit notamment sa connaissance de Newton à la mathématicienne et physicienne Émilie du Châtelet, qui a traduit Newton (Voltaire dira d’elle qu’elle était « un grand homme qui n’avoit de défaut que d’être une femme »).

Voltaire a également une vision du monde, libérale, empruntée à John Locke ; la plume acerbe de Voltaire est purement et simplement au service du libéralisme politique.

L’oeuvre de Voltaire s’appuie fondamentalement sur la réflexion de Newton et de Locke, et il n’est nullement étonnant que la bourgeoisie gomme cet aspect éminemment scientifique et politique, comme elle gomme son identité purement « classique » pour créer le mythe d’un Voltaire bourgeois avant l’heure.

Montesquieu se situe dans la même perspective. Le principe de la séparation des pouvoirs, exposé dans De l’esprit des lois, est emprunté à la monarchie constitutionnelle anglaise. Les « Lettres persanes » ne doivent pas faire oublier qu’il était un aristocrate participant à des salons, magistrat au parlement de Bordeaux et déjà une grande figure intellectuelle de son temps, reconnue comme telle.

Voltaire et Montesquieu apparaissent comme complémentaires dans l’affirmation de l’idéologie bourgeoise libérale, et leur position n’était pas réellement radicale, même si en contradiction absolue, sur le fond, avec la féodalité.

Le contexte pourtant, avec une bourgeoisie forte mais sans défense face à la monarchie ainsi que la féodalité religieuse, aboutit à une situation explosive. La faiblesse humaniste de la bourgeoisie française et l’échec du protestantisme se transforment en force des Lumières et en triomphe de l’idéologie laïque – républicaine.

Engels constate ainsi l’importance historique du matérialisme en France, ainsi que les deux tendances (déisme et matérialisme) :

Cependant, le matérialisme passait d’Angleterre en France où il rencontra une autre école philosophique matérialiste, issue du cartésianisme avec laquelle il se fondit. Tout d’abord, il demeura en France aussi une doctrine exclusivement aristocratique; mais son caractère révolutionnaire ne tarda pas à s’affirmer.

Les matérialistes français ne limitèrent pas leurs critiques aux seules questions religieuses, ils s’attaquèrent à toutes les traditions scientifiques et institutions politiques de leur temps; et afin de prouver que leur doctrine avait une application universelle, ils prirent au plus court et l’appliquèrent hardiment à tous les objets du savoir dans une oeuvre de géants qui leur valut leur nom – l’Encyclopédie.

Ainsi sous l’une ou l’autre de ses deux formes – matérialisme déclaré ou déisme – ce matérialisme devint la conception du monde de toute la jeunesse cultivée de France, à tel point que lors-que la grande Révolution éclata, la doctrine philosophique, mise au monde en Angleterre par les royalistes, fournit leur étendard théorique aux républicains et aux terroristes français, et fournit le texte de la Déclaration des droits de l’homme.

(Socialisme utopique et socialisme scientifique)

 

A la critique « constructive » et juridique de Voltaire et Montesquieu s’associe ainsi une critique radicale, allant jusqu’à la méthode même de la pensée, assumant ouvertement le matérialisme. Deux auteurs se dégagent néanmoins comme auteurs matérialistes, sur la voie du matérialisme dialectique : Rousseau et Diderot.

Rousseau et Diderot sont les deux titans de la civilisation en France au 18ème siècle. A la suite de Bacon, Hobbes et Locke, ils amènent le matérialisme sur le terrain de la réalité social et de la pensée quasi dialectique. En lieu et place du scepticisme critique de Voltaire et Montesquieu, leur démarche va dans le sens d’une connaissance réaliste et totale du monde.

Rousseau et Diderot constituent le point culminant de la vague des Lumières, qui croit au progrès et entend se débarrasser du voile religieux. C’est le sens du Dictionnaire historique et critique (1697) de Pierre Bayle, de la Digression sur les Anciens et les Modernes (1688) de Le Bovier de Fontenelles, de l’Esquisse d’un tableau histiorique des progrès de l’esprit humain (1794) de Condorcet, de la Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719) de Jean-Baptiste Du Bos.

Lorsque Jean-Baptiste Du Bos affirme que l’art doit « remuer le coeur », il affirme la dignité du réel, et c’est bien le sens des Lumières dans ce qu’elles ont de meilleur. Elles civilisent le matérialisme anglais : l’Encylopédie n’est pas un rassemblement de textes froids et formels, mais de brillantes analyses concrètes.

Lénine, dans Matérialisme et Empirio-criticisme, cite un long passage de Diderot, tiré de l’Entretien avec d’Alembert : Diderot a toujours été considéré comme un immense précurseur du socialisme scientifique, il est considéré comme un matérialiste authentique, la plus haute expression des Lumières.

Mais il n’est pas le seul, et déjà le socialisme utopique s’exprime. Le « code de la nature » (1755) du philosophe « oublié » des Lumières, Étienne-Gabriel Morelly, va jusqu’à exiger l’abolition de la propriété privée et exiger l’organisation collective de la société :

LOIX FONDAMENTALES ET SACRÉES

Qui couperoient racine aux vices et à tous les maux d’une Société.

I.

Rien dans la Société n’appartiendra singulièrement ni en propriété à personne, que les choses dont il fera un usage actuel, soit pour ses besoins, ses plaisirs, ou son travail journalier.

II.

Tout Citoyen sera homme publie sustenté, entretenu et occupé aux dépens du Public.

III.

Tout Citoyen contribuera pour sa part à l’utilité publique selon ses forces, ses talens et son âge ; c’est sur cela que seront réglés ses devoirs, conformément aux Loix distributives.

Morelly exposera son utopie communiste dans « Naufrage des îles flottantes ou Basiliade du célèbre Pilpai » (Pilpay est le poète indien à l’origine de l’inspiration de nombreuses fables de La Fontaine).

La même année que le « code de la nature » est publié le fameux Discours sur l’Origine et les Fondements de l’inégalité parmi les homme de Rousseau. De par sa méthode, Rousseau est un matérialiste, quelqu’un qui raisonne en terme d’organisation sociale, comme en témoigne le Du contrat social (1762).

Sa reconnaissance de la nature n’est nullement un préromantisme, mais bien l’affirmation de la matière, de la dignité du réel. C’est en ce sens qu’il faut comprendre les « Confessions » : non pas comme un éloge individualiste, mais comme une reconnaissance sensuelle de la réalité, aux antipodes du formalisme outrancier et caricatural de Voltaire.

Rousseau a éminemment une tendance au pessimisme et une conception petite-bourgeoise du socialisme, une tendance à aller dans le sens de la petite propriété. Mais il rejoint la tendance progressiste des Lumières, la plus avancée : celle de Diderot, Helvétius, d’Holbach, d’Alembert, La Mettrie.

Cette tendance exprime déjà les exigences d’universalité, de science, de reconnaissance du réel et de considération comme quoi l’humanité est elle-même une composante du réel.

La Mettrie pressent ainsi déjà les exigences de la biosphère :

L’Homme n’est pas pétri d’un Limon plus précieux; la Nature n’a emploié qu’une seule & même pâte, dont elle a seulement varié les levains (…).

Enfin le Matérialiste convaincu, quoi que murmure sa propre vanité, qu’il n’est qu’une Machine, ou qu’un Animal, ne maltraitera point ses semblables; trop instruit sur la Nature de ces actions, dont l’inhumanité est toujours proportionnée au degré d’Analogie prouvée ci-devant; & ne voulant pas en un mot, suivant la Loi Naturelle donnée à tous les Animaux, faire à autrui, ce qu’il ne voudroit pas qu’on lui fit.

Concluons donc hardiment que l’Homme est une Machine; & qu’il n’y a dans tout l’Univers qu’une seule substance diversement modifiée.

(L’Homme Machine)

Formidable matérialisme, formidable épicurisme, ayant profité de la falsafa arabo-persane et de se morale ! La voie de la civilisation était toute tracée.

La bourgeoisie a été une classe révolutionnaire ; elle a fait sortir l’humanité des affres du féodalisme, elle a brisé la monarchie, elle a libéré les forces productives.

Déjà ses plus grands représentants avaient saisi l’utopie universelle qui allait s’exprimer dans le futur, déjà l’immense horizon du matérialisme était deviné.

Déjà était pressenti le matérialisme dialectique, comme quoi l’Univers n’est qu’une seule substance diversement modifiée, c’est-à-dire la matière en mouvement, et comme quoi par conséquent les êtres humains, eux-même matière en mouvement, doivent suivre les préceptes de l’épicurisme, vivre en harmonie avec la vie en elle-même.