Humanisme, Lumières, Bourgeoisie - 10ème partie : Rabelais et Montaigne
Submitted by Anonyme (non vérifié)Lorsque apparaît la langue française comme langue de la pensée, de science, au 16ème siècle, il fallait qu’elle assume une dimension nationale-populaire, qu’elle dépasse le formalisme du latin.
Les poètes de la Pléiade, groupe de sept poètes dont Ronsard et Du Bellay, ont ouvert la voie, mais c’est surtout la littérature réaliste qui a imprégné l’esprit français. Un réalisme tourné vers le burlesque, en raison de la démarche populaire de remise en question des hiérarchies par la moquerie, ou bien vers le repli défensif sur les valeurs intellectuelles, morales et culturelles.
Impossible donc de comprendre la France sans Rabelais et Montaigne.
La figure de Rabelais est ainsi proche de la poésie populaire de François Villon (15ème siècle) et du réalisme de Paul Scarron (17ème siècle, auteur du « Roman comique »), des fables de La Fontaine (17ème siècle) et du matérialisme de Savinien Cyrano de Bergerac (Histoire comique des États et Empires de la Lune, vers 1650).
Il est significatif que ces auteurs, authentiquement porteurs de la culture et de la civilisation, d’une perspective réaliste, soient mis de côté dans l’éducation institutionnel des masses (ou alors seulement entrevus sur le plan de la forme).
Tout comme il est significatif qu’une oeuvre comme L’Astrée, publié de 1607 à 1627, par Honoré d’Urfé, soit passée à la trappe par la bourgeoisie. Ce roman de pratiquement 5400 pages était lu dans toutes les cours européennes, sa valeur culturelle eet historique est immense, mais inutilisable par la bourgeoisie aujourd’hui…
Aujourd’hui décadente jusqu’au baroque, il n’est par contre pas étonnant que la bourgeoisie mette en avant Rabelais et plus exactement Gargantua.
Rabelais a notamment étudié à la Faculté de Médecine de Montpellier, dont les connaissances sont directement liées à l’influence de la falsafa arabo-persane (et ici également juive). Il se situe ainsi dans une perspective humaniste ; il prône donc l’intelligence, la réflexion, les études, la volonté libre d’étudier : c’est l’utopie de l’abbaye de Thélème, dans Gargantua.
Malheureusement, à cet aspect positif on doit opposer un aspect négatif d’une grande force, l’emportant inexorablement. La culture nationale française s’appuie pour une bonne part sur la contradiction terrible de Rabelais, dont la rébellion intellectuelle va de pair avec une participation à la vie tant cléricale que monarchique.
Ainsi, d’un côté, voici comment Rabelais se moque de la logique religieuse formelle, avec Gargantua devant devenir docteur de la Sorbonne grâce à sa compréhension des principes « scientifiques » religieux de l’époque:
Il n’est (dist Gargantua) poinct besoing torcher cul, sinon qu’il y ayt ordure ; ordure n’y peut estre si on n’a chié ; chier doncques nous fault davant que le cul torcher.
- O (dist Grandgousier) que tu as bon sens, petit guarsonnet ! Ces premiers jours je te feray passer docteur en gaie science, par Dieu !
Toutefois, de l’autre côté, Rabelais a un parcours ecclésiastique chaotique mais restant dans le cadre religieux ; il est très proche de l’appareil monarchique, et même du roi. Rabelais est ainsi finalement plus un fou du roi, prétendument populaire de par sa dimension burlesque, qu’un réel humaniste partant en guerre.
Il y a ici, dans ce culte du jeu de l’esprit, quelque chose de typiquement français. Depuis cette époque, il n’est pas de journaliste « critique » qui ne place de jeu de mot dans le titre de son article, comme jeu de « distanciation », comme « moquerie », etc.
Rabelais a donc des limites historiques évidentes ; sa démarche reste dilettante. Preuve de cela, l’épitaphe que lui a fait Ronsard, où il est expliqué que du matin au soir on ne pouvait pas le voir sans qu’il soit en train de boire : « Jamais le soleil ne l’a vu, Tant fût-il matin, qu’il n’eût bu, Et jamais au soir la nuit noire, Tant fût tard, ne l’a vu sans boire » et qu’il faut faire « ripaille » si l’on passe voir sa tombe : « O toi, quiconque sois, qui passes, Sur sa fosse répands des tasses, Répands du brit et des flacons, Des cervelas et des jambons »
Avec Montaigne et les Essais, on est loin de cela, et on retrouve l’esprit français qui sera celui qu’on qualifiera de « cartésien », en référence avec la rigueur de Descartes. Mais Montaigne reconnaît également toute sa dignité au réel, ce qui fait de lui un grand précurseur du matérialisme dialectique.
Cette citation révèle sa compréhension des deux aspects d’une question concrète :
Quand je joue avec ma chatte, qui sait si je ne suis pas son passe-temps plutôt qu’elle n’est le mien? Nous nous taquinons réciproquement. »
Montaigne a ainsi été un ardent critique du colonialisme et de ses destructions, avec un oeil à la fois matérialiste et dialectique, comprenant les interrelations :
Notre monde vient d’en trouver un autre (et qui nous répond si c’est le dernier de ses frères, puisque les démons, les sibylles et nous, avons ignoré celui-ci jusqu’asteure ?) non moins grand, plein et membru que lui, toutefois si nouveau et si enfant qu’on lui apprend encore son a, b,c ; il n’y a pas cinquante ans qu’il ne savait ni lettres, ni poids, ni mesure, ni vêtements, ni blés, ni vignes. Il était encore tout nu, au giron, et ne vivait que des moyens de sa mère nourrice (…).
Bien crains-je que nous aurons bien fort hâté sa déclinaison et sa ruine par notre contagion, et que nous lui aurons bien cher vendu nos opinions et nos arts.
C’était un monde enfant ; si ne l’avons-nous pas fouetté et soumis à notre discipline par l’avantage de notre valeur et forces naturelles, ni ne l’avons pratiqué par notre justice et bonté, ni subjugué par notre magnanimité.
La plupart de leurs réponses et des négociations faites avec eux témoignent qu’ils ne nous devaient rien en clarté d’esprit naturelle et en pertinence.
L’épouvantable magnificence des villes de Cuzco et de Mexico, et, entre plusieurs choses pareilles, le jardin de ce roi, où tous les arbres, les fruits et toutes les herbes, selon l’ordre et grandeur qu’ils ont en un jardin, étaient excellemment formés en or ; comme, en son cabinet, tous les animaux qui naissaient en son État et en ses mers ; et la beauté de leurs ouvrages en pierrerie, en plume, en coton, en la peinture, montrent qu’ils ne nous cédaient non plus en l’industrie.
Mais quant à la dévotion, observance des lois, bonté, libéralité, loyauté, franchise, il nous a bien servi de n’en avoir pas tant qu’eux ; ils se sont perdus par cet avantage, et vendus et trahis eux-mêmes.
Cette combinaison de rationalisme et d’ouverture d’esprit aux peuples colonisés est très originale en France, car en tant qu’Etat-nation la France est née comme « mère des arts » c’est-à-dire dans le culte de la domination technique de la nature.
Montaigne est en porte-à-faux total avec la conception dominante, qui culminera dans les « Jardins à la française » ; voici comment il présente la nature en Amérique, cette « mère nourrice » dont il parlait plus haut :
Et pourtant la saveur et la délicatesse de divers fruits de ces contrées, qui ne sont pas cultivés, sont excellentes pour notre goût lui-même, et soutiennent la comparaison avec ceux que nous produisons.
Il n’est donc pas justifié de dire que l’art l’emporte sur notre grande et puissante mère Nature.
Nous avons tellement surchargé la beauté et la richesse de ses produits par nos inventions que nous l’avons complètement étouffée. Et partout où elle se montre dans toute sa pureté, elle fait honte, ô combien, à nos vaines et frivoles entreprises.
Et le lierre vient mieux de lui-même
Et l’arbousier croît plus beau dans les lieux solitaires,
Et les oiseaux, sans art, ont un chant plus doux,
[Properce, I, 2, 10.]
Cette compréhension du double caractère de la nature fait de Montaigne un précurseur du communisme ; son affirmation de l’unité de la biosphère est une anticipation de la question communiste :
Qu’on ne se moque pas de la sympathie que j’ai pour elles [les animaux]: la théologie elle-même nous ordonne d’avoir de la mansuétude à leur égard.
Elle considère que c’est un même maître qui nous a logés dans ce palais pour être à son service, et donc que les bêtes sont, comme nous, de sa famille; elle a donc raison de nous enjoindre d’avoir envers elles du respect et de l’affection.
Si on peut discuter de tout cela, il n’en reste pas moins que nous devons un certain respect et un devoir général d’humanité, non seulement envers les animaux, qui sont vivants et ont une sensibilité, mais envers les arbres et même les plantes.
Nous devons la justice aux hommes, et la bienveillance et la douceur aux autres créatures qui peuvent les ressentir. Il y une sorte de relation entre nous, et des obligations mutuelles.
Je ne crains pas d’avouer la tendresse due à ma nature si puérile qui fait que je ne peux guère refuser la fête que mon chien me fait, ou qu’il me réclame, même quand ce n’est pas le moment. »
« Même quand ce n’est pas le moment » : Montaigne fait ici l’éloge de la dignité du réel.
Quant à sa défense des règnes animal et végétal, l’emploi qu’il fait de l’expression « obligations mutuelles » anticipe notre vision contemporaine, moderne, marxiste – léniniste – maoïste, de l’unité de la vie dans la biosphère, et des responsabilités qui en découlent.
On peut même dire qu’avec la question de la sensibilité, il apporte ce qui manquait à la conception matérialiste de Spinoza. C’est une preuve de l’immense réflexion de l’époque de la naissance de la bourgeoisie en tant que classe, sa contribution à la civilisation humaine.