12 mai 2013

Humanisme, Lumières, Bourgeoisie - 11ème partie : matérialisme et dignité du réel

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Le principal problème du Parti Communiste français dans les années 1930 et 1950 a été son incapacité à correctement évaluer les Lumières françaises. Elles ont été considérées comme pavant unilatéralement la voie au socialisme scientifique, en raison de leur matérialisme.

C’est là un point de vue erroné, doublement erroné. Tout d’abord, parce que ce matérialisme n’est pas dialectique. Ensuite, parce que ce matérialisme pris comme seulement « français » nie l’influence du matérialisme anglais, le premier vrai matérialisme bourgeois.

Voici comment Karl Marx présente le défaut du matérialisme ancien, bourgeois :

Le principal défaut de tout matérialisme jusqu’ici (y compris celui de Feuerbach) est que l’objet extérieur, la réalité, le sensible ne sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine sensible, en tant que pratique, de façon subjective.

(…)

Le plus haut point auquel arrive le matérialisme intuitif, c’est-à-dire le matérialisme qui ne conçoit pas le sensible comme activité pratique, c’est l’intuition des individus singuliers et de la société civile.

Le point de vue de l’ancien matérialisme est la société civile, le point de vue du nouveau est la société humaine ou l’humanité sociale.

(Karl Marx, Thèses sur Feuerbach)

Il faut ici souligner que le matérialisme a en France eu une grande composante religieuse. Dans la « Sainte famille », Marx et Engels soulignent ainsi le double aspect de Descartes :

Dans sa physique, Descartes avait prêté à la matière une force créatrice spontanée et conçu le mouvement mécanique comme son acte vital. Il avait complètement séparé sa physique de sa métaphysique. À l’intérieur de sa physique, la matière est l’unique substance, le fondement unique de l’être et de la connaissance.

Le matérialisme mécaniste français s’est rattaché à la physique de Descartes, par opposition à sa métaphysique. Ses disciples ont été antimétaphysiciens de profession, c’est-à-dire physiciens.

(…)

Dès sa première heure, la métaphysique du XVIIe siècle, représentée, pour la France, surtout par Descartes, a eu le matérialisme pour antagoniste.

Descartes le rencontre personnellement en Gassendi, restaurateur du matérialisme épicurien. Le matérialisme français et anglais est demeuré toujours en rapport étroit avec Démocrite et Épicure.

La métaphysique cartésienne a eu un autre adversaire en la personne du matérialiste anglais Hobbes.

C’est longtemps après leur mort que Gassendi et Hobbes ont triomphé de leur adversaire, au moment même où celui-ci régnait déjà comme puissance officielle dans toutes les écoles françaises.

Est-ce à dire que le matérialisme est né en France ? Absolument pas. Marx et Engels sont très clairs à ce sujet, justement parce qu’ils accordent toute son importance à la dignité du réel. A côté de Gassendi, ils saluent ainsi le rôle de Pierre Bayle, dont ils disent : « L’homme qui, sur le plan de la théorie, fit perdre leur crédit à la métaphysique du XVIIe siècle et à toute métaphysique, fut Pierre Bayle. »

Est-il besoin de souligner à quel point la bourgeoisie nie cette réalité, et a une vision historique différente? La raison de cela est qu’elle n’a pas le même centre d’intérêt que le socialisme scientifique. Voyons ce que disent Marx et Engels au sujet du matérialisme :

Le matérialisme est le vrai fils de la Grande-Bretagne. Déjà son scolastique Duns Scot s’était demandé « si la matière ne pouvait pas penser ».

Pour opérer ce miracle, il eut recours à la toute-puissance de Dieu; autrement dit, il força la théologie elle-même à prêcher le matérialisme. Il était de surcroît nominaliste. Chez les matérialistes anglais, le nominalisme est un élément capital, et il constitue d’une façon générale la première expression du matérialisme.

Le véritable ancêtre du matérialisme anglais et de toute science expérimentale moderne, c’est Bacon. La science basée sur l’expérience de la nature constitue à ses yeux la vraie science, et la physique sensible en est la partie la plus noble.

Il se réfère souvent à Anaxagore et ses homoioméries, ainsi qu’à Démocrite et ses atomes. D’après sa doctrine, les sens sont infaillibles et la source de toutes les connaissances.

La science est la science de l’expérience et consiste dans l’application d’une méthode rationnelle au donné sensible. Induction, analyse, comparaison, observation, expérimentation, telles sont les conditions principales d’une méthode rationnelle.

Parmi les propriétés innées de la matière, le mouvement est la première et la plus éminente, non seulement en tant que mouvement mécanique et mathématique, mais plus encore comme instinct, esprit vital, force expansive, tourment de la matière (pour employer l’expression de Jacob Boehme). Les formes primitives de la matière sont des forces essentielles vivantes, individualisantes, inhérentes à elle, et ce sont elles qui produisent les différences spécifiques.

Chez Bacon, son fondateur, le matérialisme recèle encore, de naïve façon, les germes d’un développement multiple. La matière sourit à l’être humain total dans l’éclat de sa poétique sensualité; par contre, la doctrine aphoristique, elle, fourmille encore d’inconséquences théologiques.

Dans la suite de son évolution, le matérialisme devient étroit. C’est Hobbes qui systématise le matérialisme de Bacon. Le monde sensible perd son charme original et devient le sensible abstrait du géomètre. Le mouvement Physique est sacrifié au mouvement mécanique ou mathématique; la géométrie est proclamée science principale. Le matérialisme se fait misanthrope.

Pour pouvoir battre sur son propre terrain l’esprit misanthrope et désincarné, le matérialisme est forcé de mortifier lui-même sa chair et de se faire ascète. Il se présente comme un être de raison, mais développe aussi bien la logique inexorable de l’entendement.

Partant de Bacon, Hobbes procède à la démonstration suivante : si leurs sens fournissent aux hommes toutes leurs connaissances, il en résulte que l’intuition, l’idée, la représentation, etc., ne sont que les fantômes du inonde corporel plus ou moins dépouillé de sa forme sensible.

Tout ce que la science peut faire, c’est donner un nom à ces fantômes. Un seul et même nom peut être appliqué à plusieurs fantômes. Il peut même y avoir des noms de noms.

Mais il serait contradictoire d’affirmer d’une part que toutes les idées ont leur origine dans le monde sensible et de soutenir d’autre part qu’un mot est plus qu’un mot et qu’en dehors des entités représentées, toujours singulières, il existe encore des entités universelles.

Au contraire, une substance incorporelle est tout aussi contradictoire qu’un corps incorporel. Corps, être, substance, tout cela est une seule et même idée réelle. On ne peut séparer la pensée d’une matière qui pense. Elle est le sujet de tous les changements. Le mot infini n’a pas de sens, à moins de signifier la capacité de notre esprit d’additionner sans fin.

C’est parce que la matérialité seule peut faire l’objet de la perception et du savoir que nous ne savons rien de l’existence de Dieu. Seule est certaine ma propre existence. Toute passion humaine est un mouvement mécanique, qui finit ou commence. Les objets des instincts, voilà le bien. L’homme est soumis aux mêmes lois que la nature. Pouvoir et liberté sont identiques.

Hobbes avait systématisé Bacon, mais sans avoir fondé plus précisément son principe de base, aux termes duquel les connaissances et les idées ont leur origine dans le monde sensible.

C’est Locke qui, dans son Essai sur l’entendement humain, a donné un fondement au principe de Bacon et de Hobbes.

(…)

Nous avons déjà fait remarquer combien l’ouvrage de Locke vint à propos pour les Français. Locke avait fondé la philosophie du bon sens, c’est-à-dire déclaré, par une voie détournée, qu’il n’existait pas de philosophie distincte des sens humains normaux et de l’entendement fondé sur eux.

Le disciple direct et l’interprète français de Locke, Condillac, dirigea aussitôt le sensualisme de Locke contre la métaphysique du XVIIe siècle. Il démontra que les Français avaient eu raison de rejeter cette métaphysique comme une simple élucubration de l’imagination et des préjugés théologiques. Il fit paraître une réfutation des systèmes de Descartes, Spinoza, Leibniz et Malebranche.

Dans son Essai sur l’origine des connaissances humaines, il développa les idées de Locke et démontra que non seulement l’âme, mais encore les sens, non seulement l’art de former des idées, mais encore l’art de la perception sensible, sont affaire d’expérience et d’habitude. C’est de l’éducation et des circonstances extérieures que dépend donc tout le développement de l’homme. Condillac n’a été supplanté dans les écoles françaises que par la philosophie éclectique.

On voit ici l’analyse géniale des deux fondateurs du socialisme scientifique. Il ne se contentent pas de constater la genèse du matérialisme, ils l’évaluent. Ils voient très bien comment Bacon avait une vision universelle formidable : « le matérialisme recèle encore, de naïve façon, les germes d’un développement multiple. La matière sourit à l’être humain total dans l’éclat de sa poétique sensualité. »

Est-ce à dire que le matérialisme français n’a joué aucun rôle? Absolument pas. Mais il aboutit au socialisme en passant par le matérialisme anglais : là est le « virage » systématiquement « oublié » par les faussaires du marxisme.

Marx et Engels expliquent :

Ce qui distingue le matérialisme français et le matérialisme anglais, c’est la différence des deux nationalités. Les Français ont doté le matérialisme anglais d’esprit, de chair et de sang, d’éloquence. Ils lui confèrent le tempérament qui lui manquait et la grâce. Ils le civilisent.

C’est chez Helvétius, qui part également de Locke, que le matérialisme prend son caractère spécifiquement français. Helvétius le conçoit d’emblée par rapport à la vie sociale. (Helvétius : De l’homme). Les propriétés sensibles et l’amour-propre, la jouissance et l’intérêt personnel bien compris sont le fondement de toute morale. L’égalité naturelle des intelligences humaines, l’unité entre le progrès de la raison et le progrès de l’industrie, la bonté naturelle de l’homme, la toute-puissance de l’éducation, voilà les éléments principaux de son système.

Les écrits de La Mettrie nous proposent une combinaison du matérialisme cartésien et du matérialisme anglais. Il utilise jusque dans le détail la physique de Descartes. Son Homme-Machine est calqué sur l’animal-machine de Descartes.

Dans le Système de la nature d’Holbach, la partie physique est également un amalgame des matérialismes anglais et français, tout comme la partie morale est fondée essentiellement sur la morale d’Helvétius. Le matérialiste français qui a encore le plus d’attaches avec la métaphysique et reçoit pour cela même les éloges de Hegel, Robinet (De la nature) se réfère expressément à Leibniz.

Nous n’avons pas à parler de Volney, de Dupuis, de Diderot, etc., pas plus que des physiocrates, maintenant que nous avons démontré la double origine du matérialisme français issu de la physique de Descartes et du matérialisme anglais, ainsi que l’opposition du matérialisme français à la métaphysique du XVIIe siècle, à la métaphysique de Descartes, Spinoza, Malebranche et Leibniz.

Cette opposition ne pouvait apparaître aux Allemands que depuis qu’ils sont eux-mêmes en opposition avec la métaphysique spéculative.

De même que le matérialisme cartésien a son aboutissement dans la science de la nature proprement dite, l’autre tendance du matérialisme français débouche directement sur le socialisme et le communisme.

Quand on étudie les doctrines matérialistes de la bonté originelle et des dons intellectuels égaux des êtres humains, de la toute-puissance de l’expérience, de l’habitude, de l’éducation, de l’influence des circonstances extérieures sur l’homme, de la grande importance de l’industrie, de la légitimité de la jouissance, etc., il n’est pas besoin d’une grande sagacité pour découvrir les liens qui le rattachent nécessairement au communisme et au socialisme.

Si l’être humain tire toute connaissance, sensation, etc., du monde sensible, et de l’expérience au sein de ce monde, ce qui importe donc, c’est d’organiser le monde empirique de telle façon que l’être humain y fasse l’expérience et y prenne l’habitude de ce qui est véritablement humain, qu’il y fasse l’expérience de sa qualité d’être humain. Si l’intérêt bien compris est le principe de toute morale, ce qui importe, c’est que l’intérêt privé de l’être humain se confonde avec l’intérêt humain.

Si l’être humain n’est pas libre au sens matérialiste, c’est-à-dire s’il est libre, non par la force négative d’éviter telle ou telle chose, mais par la force positive de faire valoir sa vraie individualité, il ne faut pas châtier le crime dans l’individu, mais détruire les foyers antisociaux du crime et donner à chacun l’espace social nécessaire à la manifestation essentielle de son être.

Si l’être humain est formé par les circonstances, il faut former les circonstances humainement. Si l’être humain est, par nature, sociable, il ne développera sa vraie nature que dans la société, et le pouvoir de sa nature doit se mesurer non à la force de l’individu singulier, mais à la force de la société.

Ces thèses, et d’autres analogues, se rencontrent presque textuellement même chez les plus anciens matérialistes français.

Ainsi, le matérialisme français permet la genèse d’une affirmation générale du matérialisme, mais le matérialisme est bien né en Angleterre dans la reconnaissance de la dignité du réel.

Là est le « hic », la dimension systématiquement niée par les faussaires du marxisme, qui ont transformé celui-ci en France en un économisme, un « structuralisme », une sociologie….

Rétablir le marxisme signifie donc reconnaître le caractère central de la dignité du réel. On comprend que Bacon, découvrant le matérialisme, ait pu publier une utopie, « La Nouvelle Atlantide », monde métissé où l’esprit est tendu vers la connaissance scientifique, dans une démarche collective.

Une fois le monde réel reconnu, il faut s’organiser en fonction, établir une morale idéale. Générosité, splendeur, grandeur d’âme, célébration de l’esprit, dignité, le service public : demain, l’humanité construira la nouvelle Atlantide, sur toute la planète comprise comme Biosphère, la nature se voyant enfin reconnue de par la dignité du réel !