La social-démocratie (1883-1914) - 12e partie : le refus de l'alcool par la social-démocratie
Submitted by Anonyme (non vérifié)La question de l'alcool fut une question importante au sein du mouvement ouvrier, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle.
C'est bien sûr dans la social-démocratie allemande qu'on trouve le plus de recherches approfondies sur cette question, deux positions s'exprimant : celle qui considérait qu'il fallait lutter de manière offensive contre la consommation d'alcool et celle qui considérait que la consommation d'alcool disparaîtrait avec le socialisme, la question étant alors relativement secondaire.
Le problème fut alors simple : les gens qui avaient compris que l'alcool était un réel problème eurent une tendance au réformisme même institutionnel, en raison de la nécessité de se battre sur ce front de la lutte des classes.
Inversement, ceux qui repoussaient ce combat à la période révolutionnaire abandonnaient ce terrain, nuisant à la révolution et donc s'affaiblissant eux-mêmes.
La social-démocratie était ainsi perdante sur tous les tableaux : d'un côté, elle affrontait la question, mais dans une optique de réforme, de l'autre elle oubliait cette question, sapant la cause révolutionnaire.
Voici comment s'est déroulé ce questionnement et ce positionnement. On sait que la question de l'alcool était poignante dans la classe ouvrière, dès le départ ; le roman d’Émile Zola, L'assommoir est connu pour refléter le processus de basculement dans l'alcoolisme, les dégâts provoqués.
Historiquement, c'est surtout l'introduction de la pomme de terre en Europe qui a aidé la fabrication aisée d'alcools très forts dans les campagnes ; les paysans se prolétarisant dans les villes, il y eut une certaine continuité.
L'alcool proposé dans les cafés et les bars devenait également une source de « réconfort » physique et moral pour les ouvriers, dans un cadre social, loin de l'usine ainsi que des petits appartements où, nécessairement, la vie familiale était très difficile.
Friedrich Engels, traitant de la terrible situation dans laquelle était mise l'immigration irlandaise en Angleterre, raconte dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre :
« L'eau-de-vie est pour l'Irlandais, la seule chose qui donne son sens à la vie - l'eau-de-vie et bien sûr aussi son tempérament insouciant et jovial : voilà pourquoi il s'adonne à l'eau-de-vie jusqu'à l'ivresse la plus brutale.
Le caractère méridional, frivole de l'Irlandais, sa grossièreté qui le place à un niveau à peine supérieur à celui du sauvage, son mépris de tous les plaisirs plus humains, qu'il est incapable de goûter en raison même de sa grossièreté, sa saleté et sa pauvreté, autant de raisons qui favorisent l'alcoolisme - la tentation est trop forte, il ne peut résister et tout l'argent qu'il gagne passe dans son gosier.
Comment pourrait-il en être autrement ? Comment la société qui le met dans une situation telle qu'il deviendra presque nécessairement un buveur, qui le laisse s'abrutir et ne se préoccupe nullement de lui - comment peut-elle ensuite l'accuser, lorsqu'il devient effectivement un ivrogne ? »
La question « Comment pourrait-il en être autrement ? » résume tout à fait la considération de la social-démocratie à ce sujet, initialement : les choses étant ce qu'elles sont, les ravages de l'alcool sont inévitables.
Comment la social-démocratie grandissante aborda-t-elle alors le problème, une fois qu'elle disposait de suffisamment de forces ?
Le débat au sujet de l'alcool dans la social-démocratie commença en tant que tel au début des années 1890, lorsque la social-démocratie suisse soutint l'adhésion à une association de lutte contre la consommation d'alcool.
Il y eut alors un débat entre Karl Kautsky, tchèque autrichien dirigeant la social-démocratie allemande, et le suisse Hermann Blocher. Karl Kautsky formula sa conception dans la série d'articles « L'alcoolisme et la lutte contre lui ». Karl Kautsky constatait que les cafés étaient des lieux de socialisation ; ils avaient été très utiles lorsque la social-démocratie allemande était interdite et ne pouvait à ce titre disposer de locaux.
Il notait également la dimension subjective :
« Plus l'ouvrier gagne de la confiance en lui dans les luttes, plus augmente en lui l'attention pour soi-même, plus il se méfie de l'ivresse. »
L'idée était alors que la progression de la lutte des classes permettrait une approche réellement critique au sein de la classe ouvrière.
Cette démarche fut cependant considérée comme insuffisante sur le plan pratique et au congrès de la social-démocratie allemande de 1899, à Hanovre, où trois propositions furent effectuées : une exigeant que l'alcool soit combattu de manière stricte, une demandant que les dégâts de l'alcool soient davantage expliqués, une troisième appelant à l'agitation ouverte contre la consommation d'alcool.
Les trois furent refusées, le dirigeant social-démocrate August Bebel expliquant :
« Si les camarades du parti, en ce qui concerne la consommation d'alcool, veulent suivre mon exemple personnel, alors les tenanciers [de bar, de café] feraient de très mauvaises affaires. Mais selon moi, le Parti n'a pas à discuter de la question de l'alcool. »
C'était encore la position classique selon laquelle les progrès de la social-démocratie feraient, de manière naturelle ou mécanique, reculer l'alcool.
La situation se réédita aux congrès de Mayence, Lübeck et Munich ; poussée à prendre position concrètement parlant, la social-démocratie allemande reconnut, par des documents, que la consommation d'alcool sans limites était dangereuse, mais rejetait le refus total de l'alcool.
Au congrès de Brême, qui s'ensuivit en 1904, la direction refusa la proposition demandant à ce que soit tenu un débat public à ce sujet au congrès suivant ; cette situation se réédita au congrès de Iéna l'année suivante. Les résolutions ne mentionnaient que les abus, pas l'alcool en général.
Cependant, la ligne du rejet de l'alcool grandissait : il y eut sept propositions contre l'alcool au congrès de 1904, 20 à celui de 1905, enfin 47 au congrès de 1906. Ce dernier congrès, qui se déroula à Mannheim, fut un tournant : si le débat fut refusé, cette fois il y eut un réel débat pour savoir s'il fallait que cela soit à l'ordre du jour du prochain congrès, ce qui fut finalement décidé.
Parallèlement se fonda une Union des Ouvriers Abstinents Allemands, la Deutscher Arbeiter-Abstinenten-Bund, qui disposa rapidement d'environ une cinquantaine de groupes locaux actifs, avec plusieurs centaines de personnes participant.
L'objectif était que la consommation d'alcool cesse et que les traditions culturelles qui lui sont liées cessent également ; cela, afin de faire avancer la lutte pour la libération de la classe ouvrière, d'élever le niveau de vie des ouvriers, d'éviter les dégâts que cela cause sur les manières de vivre.
L'alcool était rejeté tant comme fuite que comme vecteur de violences sociales. Il existait, pour l'association, une alliance objective du capital, de la religion et des bars.
L'association réfutait également l'argument du rapport mécanique de cause à effet entre la misère sociale et la consommation d'alcool. Selon elle, c'était en quelque sorte une idéologie, qui devait être adoptée pour se réaliser.
L'association constatait ainsi que l'alcoolisme était peu développé chez les femmes prolétariennes, ainsi que dans les couches juives du prolétariat ; inversement, l'alcool était fort répandu dans l'armée et les associations nationalistes étudiantes, particulièrement brutales.
Le congrès de 1907 de la social-démocratie allemande aborda alors ouvertement la question. Simon Katzenstein, d'origine juive, y défendit le point de vue de l'association des abstinents ; il fallait absolument faire une rupture avec les situations où boire apparaissait comme socialement nécessaire.
Le texte de la fin de sa résolution était la suivante :
« La lutte la plus efficace contre les dangers de l’alcool ne peut être menée que par les organisations politiques et syndicales du prolétariat conscient, parce qu’elle améliore la situation économique de celui-ci et parce qu’elle lui apprend à trouver des satisfactions, des distractions et du plaisir dans la lutte contre le capitalisme pour la libération de l'appauvrissement, et de l'exploitation, au lieu de chercher un oubli dans la consommation de l’alcool. »
La ligne opposée à celle de Simon Katzenstein, représentée par Emanuel Wurm (également d'origine juive) considérait que le Parti n'avait pas à se préoccuper de la vie quotidienne des ouvriers, seulement des questions sociales.
On retrouve l'idée que la tendance générale générerait d'elle-même de nouvelles conditions culturelles.
La conclusion de sa résolution formulait les choses pratiquement de la même manière que celle de Simon Katzenstein, à ceci près que « la lutte la plus efficace » était remplacée par « Cette lutte efficace ». La révolution devait suffire à affaiblir les dangers de l'alcool, qui n'était pas à interdire en soi.
Cependant, la résolution d'Emmanuel Wurm alla également avec la suppression des incitations à boire de l'alcool dans les réunions et les fêtes du Parti, ainsi que des explications à mener sur les dangers de l'alcool et des pratiques sociales où l'alcool est utilisé.
Le débat ne s'arrêta pas là, comme en témoigne les deux documents suivants : le rapport d'Emmanuel Wurm (un document précieux, retraçant les positions historiques de la social-démocratie en Europe sur l'alcool) et le rapport d'Emile Vandervelde. Ce dernier est un social-démocrate belge ayant formulé le point de vue des abstinents (il rejoindra historiquement le camp des réformistses pragmatiques et non des communistes).
Ces deux documents avaient été préparé pour la quatrième commission du Xe Congrès socialiste international, devant se dérouler à Vienne du 23 au 29 août 1914.
La social-démocratie autrichienne, comprenant dès juillet que la guerre impérialiste s'annonçait, demanda qu'il se tienne ailleurs en raison du danger pour l'ensemble des délégués ; la guerre lancée, la social-démocratie européenne s'effondra en basculant dans le chauvinisme, sauf en Russie avec les bolcheviks.
L'influence de la question se lut encore cependant dans l'immédiate après-guerre, dans les partis issus de la social-démocratie : aux élections de 1924, sur 131 députés socialistes 7 étaient abstinents et sur 45 députés communistes, 5 l'étaient.