10 juin 2013

La social-démocratie (1883-1914) - 8ème partie : la critique léniniste de l'erreur essentielle de Karl Kautsky

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Dans « La révolution prolétarienne et le rénégat Kautsky », Lénine fait une critique acerbe de la position de Kautsky contre la révolution russe.

Il faut citer ici cette œuvre, car en fait Lénine corrige l'erreur fondamentale de Kautsky dans sa bataille avec Bernstein. Si Kautsky a défendu l'orthodoxie, s'il a apporté des éléments essentiels concernant la question de la direction, il a commis des erreurs terribles sur le plan de la question de la nature de l'Etat.

Voici notamment ce que dit Lénine :

« La brochure de Kautsky la Dictature du prolétariat, parue récemment à Vienne (Wien, 1918, Ignaz Brand, 63 pages), offre l'exemple le plus frappant de la plus complète, de la plus honteuse banqueroute de la II° Internationale, dont parlent depuis longtemps tous les socialistes honnêtes de tous les pays.

La question de la révolution prolétarienne s'inscrit aujourd'hui, pratiquement, à l'ordre du jour dans nombre d'États. Analyser les sophismes de renégat et le reniement total du marxisme chez Kautsky est donc de toute nécessité.

Mais d'abord soulignons que, dès le début de la guerre, l’auteur de ces lignes dut à maintes reprises évoquer la rupture de Kautsky avec le marxisme. De 1914 à 1916, une série d'articles furent consacrés à ce sujet dans le Social Démocrate [1] et le Communiste [2] paraissant à l'étranger.

Ces articles sont réunis dans un volume édité par le Soviet de Pétrograd : G. Zinoviev et N. Lénine : Contre le courant, Pétrograd 1918 (550 pages). Dans une brochure publiée à Genève en 1915 et traduite à la même époque en allemand et en français [3], je disais a propos du...kautskisme... :

« Kautsky, la plus grande autorité de la II° Internationale offre l'exemple éminemment typique et éclatant de la façon dont la reconnaissance verbale du marxisme a abouti en fait à le transformer en...strouvisme...ou en...brentanisme...(c'est-à-dire en une doctrine bourgeoise libérale qui admet pour le prolétariat la lutte...de classe...non révolutionnaire, ce qui a été exprimé d'une façon particulièrement saisissante par l'écrivain russe Strouvé et l'économiste allemand Brentano).

Nous en voyons un autre exemple chez Plékhanov. A l'aide de sophismes patents, on vide le marxisme de son âme vivante, révolutionnaire; on accepte tout dans le marxisme, excepté les moyens de lutte révolutionnaires, leur propagande et leur préparation, l'éducation des masses précisément dans ce sens.

Au mépris de tout principe, Kautsky « concilie » la thèse fondamentale du social chauvinisme, l'acceptation de la défense nationale dans la guerre actuelle, avec une concession diplomatique et ostentatoire aux gauches : l'abstention dans le vote des crédits, l'expression verbale de son esprit d'opposition, etc.

Kautsky qui écrivit en 1909 tout un livre sur l'imminence d'une époque de révolutions et sur les liens entre la guerre et la révolution; Kautsky qui signa en 1912 le Manifeste de Bâle sur l'utilisation révolutionnaire de la guerre de demain, s'emploie aujourd'hui à justifier et à farder de toutes les manières le social-chauvinisme. Comme Plékhanov, il se joint à la bourgeoisie pour railler toute idée de révolution, toutes dispositions visant à une lutte révolutionnaire directe.

La classe ouvrière ne peut atteindre ses objectifs de révolution mondiale sans soutenir une lutte implacable contre ce reniement, cette veulerie, cette basse complaisance envers l'opportunisme, cet incroyable avilissement du marxisme sur le plan théorique.

Le kautskisme n'est pas dû au hasard, c'est le produit social des contradictions de la II° Internationale, de la fidélité en paroles au marxisme alliée à la soumission de fait à l'opportunisme...(G. Zinoviev et N. Lénine : le Socialisme et la Guerre, Genève 1915, pp. 13 14, éd. russe).

Ensuite, dans un livre écrit en 1916, l'Impérialisme, stade suprême du capitalisme (paru à Pétrograd en 1917), j'ai analysé en détail la fausseté théorique de tous les développements de Kautsky sur l'impérialisme. Je reproduisais la définition de l'impérialisme donnée par Kautsky :

...L'impérialisme est un produit du capitalisme industriel hautement évolué. Il consiste dans la tendance de chaque nation capitaliste industrielle à s'annexer ou à s'assujettir toujours plus de régions agraires [souligné par Kautsky] quelles que soient les nations qui les habitent....

J'ai montré que cette définition était absolument fausse, qu'elle était...adaptée...de façon à estomper les contradictions les plus profondes de l'impérialisme, pour trouver ensuite un terrain de conciliation avec l'opportunisme. Je donnais ma propre définition de l'impérialisme : ...L'impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s'est affirmée la domination des monopoles et du capital financier; où l'exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan; où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s'est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes.... J'ai montré que la critique de l'impérialisme, chez Kautsky, est inférieure même à la critique bourgeoise, vulgaire.

Enfin, en août et septembre 1917, c'est à dire avant la révolution prolétarienne russe (25 octobre-7 novembre 1917) j'ai écrit l'État et la Révolution (La théorie marxiste de l'État et les tâches du prolétariat dans la révolution), brochure parue au début de 1918 à Pétrograd.

Là, dans le chapitre VI intitulé I'Avilissement du marxisme par les opportunistes, j'ai réservé une attention spéciale à Kautsky pour démontrer qu'il a totalement dénaturé la doctrine de Marx, qu'il l'a accommodée à l'opportunisme, qu'il a « renié en fait la révolution tout en la reconnaissant en paroles ».

Au fond, l'erreur théorique fondamentale de Kautsky, dans sa brochure traitant de la dictature du prolétariat, consiste précisément dans ces déformations opportunistes de la doctrine de Marx sur l’État, déformations que j'ai dénoncées amplement dans ma brochure l’État et la Révolution.

Ces remarques préliminaires étaient indispensables, car elles prouvent que j'ai accusé ouvertement Kautsky de faire œuvre de renégat longtemps avant que les bolchéviks aient pris le pouvoir et qu'ils aient été, pour cette raison, condamnés par Kautsky.

Comment Kautsky transforme Marx en un vulgaire libéral

« Pour le moment, voyons l'essentiel   la grande découverte de Kautsky sur « l'opposition foncière » des « méthodes démocratique et dictatoriale ».

Là est le nœud de la question. Là est le fond même de la brochure de Kautsky.

Et c'est une confusion si monstrueuse sur le plan théorique, un reniement si total du marxisme, que Kautsky, avouons-le, a dépassé de loin Bernstein.

La question de la dictature du prolétariat est celle de l'attitude de l’État prolétarien à l'égard de l’État bourgeois, de la démocratie prolétarienne envers la démocratie bourgeoise. C'est clair comme le jour, n'est-il pas vrai ?

Or Kautsky, tel un maître d'école figé dans la répétition des manuels d'histoire, s'obstine à tourner le dos au XXe siècle et, tourné vers le XVIIIe, ressasse fastidieusement, pour la centième fois, dans toute une série de paragraphes, les vieilleries sur l'attitude de la démocratie bourgeoise à l'égard de l'absolutisme et de la féodalité !

On croirait en vérité qu'il mâche de la filasse, en rêvant.

C'est absolument ne rien comprendre au pourquoi des choses. On ne peut que sourire des efforts de Kautsky pour démontrer qu'il est des gens qui prêchent le...mépris de la démocratie...(p. 11), etc.

C'est par de pareilles futilités que Kautsky est amené à obscurcir, à embrouiller le problème, car il pose la question en libéral, traitant de la démocratie en général, et non de la démocratie bourgeoise. Il évite même ce concept précis, de classe, et il s'évertue à parler de la démocratie « présocialiste ».

Notre moulin à paroles a rempli à peu près le tiers de la brochure, 20 pages sur 63, d'un bavardage fort agréable à la bourgeoisie, puisqu'il équivaut à farder la démocratie bourgeoise et à jeter le voile sur le problème de la révolution prolétarienne.

Le titre de la brochure de Kautsky n'en est pas moins : la Dictature du prolétariat. Que ce soit là le fond même de la doctrine de Marx, tout le monde le sait. Et Kautsky est obligé, après tout ce bavardage à côté du sujet, de citer les paroles de Marx sur la dictature du prolétariat.

Comment le...marxiste...Kautsky s'y est pris, voilà qui est d'un comique achevé ! Ecoutez plutôt :

« Cette façon de voir [que Kautsky dit être le mépris de la démocratie] repose sur un seul mot de Karl Marx. » C'est ce qu'on lit textuellement à la page 20. Et à la page 60 il le répète encore et va jusqu'à dire que [les bolchéviks] « se sont souvenus à temps du petit mot » [c'est textuel !! des Wörtchens] « sur la dictature du prolétariat, que Marx a employé une fois en 1875 dans une lettre ».

Voici ce « petit mot » de Marx :

« Entre la société capitaliste et la société communiste se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celle ci. A quoi correspond une période de transition politique, où l’État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat. »

D'abord, appeler ce développement célèbre de Marx, qui résume toute sa doctrine révolutionnaire, « un seul mot » et même « un petit mot », c'est se moquer du marxisme, c'est le renier entièrement.

Il ne faut pas oublier que Kautsky connaît Marx presque par cœur; qu'à en juger par tous ses écrits, il dispose sur son bureau, ou dans sa tête, d'une série de casiers où il a réparti avec soin, pour pouvoir facilement faire usage des citations, tout ce que Marx a écrit.

Kautsky ne peut pas ne pas savoir que Marx et Engels, dans leurs lettres aussi bien que dans leurs œuvres imprimées, ont maintes fois, avant et surtout après la Commune, parlé de la dictature du prolétariat. Kautsky ne peut pas ne pas savoir que la formule : « dictature du prolétariat » n'est qu'une énonciation historiquement plus concrète et scientifiquement plus exacte de cette tâche du prolétariat : « briser » la machine d’État bourgeoise, tâche dont Marx et Engels, compte tenu de l'expérience des révolutions de 1848 et plus encore de celle de 1871, ont parlé de 1852 à 1891, soit pendant quarante ans.

Comment expliquer cette déformation monstrueuse du marxisme par l'exégète du marxisme qu'est Kautsky ?

Si l'on considère la base philosophique de ce phénomène, la chose se réduit à substituer l'éclectisme et la sophistique à la dialectique. Kautsky est passé maître dans cette substitution.

Au point de vue politique et pratique, la chose se réduit à s'aplatir devant les opportunistes, c'est-à-dire, en fin de compte, devant la bourgeoisie. Progressant toujours plus vite depuis le début de la guerre, Kautsky est devenu un virtuose dans l'art de parler en marxiste tout en agissant en laquais de la bourgeoisie. (…)

Mais assez là-dessus. Enumérer toutes les absurdités énoncées par Kautsky est chose impossible, car chacune de ses phrases est un abîme de reniement.

Marx et Engels ont donné de la Commune de Paris une analyse approfondie; ils ont montré que son mérite est d'avoir tenté de briser, de démolir la « machine d'État toute prête ».

Ce point avait à leurs yeux une importance si considérable qu'il constitue le seul correctif qu'ils aient introduit en 1872 au programme « vieilli » (par endroits) du Manifeste communiste [6]. Marx et Engels ont montré que la Commune supprimait l'armée et la bureaucratie, supprimait le parlementarisme, détruisait « cette excroissance parasitaire qu'est l’État », etc.

Or, le très sage Kautsky, coiffé de son bonnet de nuit, répète ce que mille fois ont affirmé les professeurs libéraux : les contes sur la « démocratie pure ». Rosa Luxemburg avait bien raison de déclarer le 4 août 1914 que la social démocratie allemande était désormais un cadavre puant.

Troisième subterfuge : « Si nous parlons de dictature comme d'une forme de gouvernement, nous ne pouvons pas parler de la dictature d'une classe. Car une classe, nous l'avons déjà noté, ne peut que dominer, mais non gouverner »... Ce sont les « organisations » ou les « partis » qui gouvernent.

Vous brouillez les choses, vous les brouillez abominablement, monsieur le « conseiller Brouille tout ». La dictature n'est pas une « forme de gouvernement », c'est d'un ridicule !

D'ailleurs Marx ne parle pas de la « forme de gouvernement », mais de la forme ou du type de l'État. Ce n'est pas du tout la même chose, mais pas du tout.

De même, il est absolument faux qu'une classe ne puisse pas gouverner; pareille sottise ne peut venir que d'un « crétin parlementaire » qui ne voit rien en dehors du parlement bourgeois et ne remarque rien en dehors des « partis dirigeants ».

N'importe quel pays d'Europe offrira à Kautsky des exemples de gouvernement par une classe dominante; tel fut le cas des seigneurs terriens au moyen âge malgré leur organisation insuffisante.

Résumons. Kautsky a altéré de la façon la plus inouïe l'idée de dictature du prolétariat, en faisant de Marx un vulgaire libéral, c'est à dire qu'il est tombé lui même au niveau du libéral qui, débitant des platitudes sur la « démocratie pure », masque et estompe le contenu de classe de la démocratie bourgeoise, redoute plus que tout la violence révolutionnaire de la part de la classe opprimée.

En « interprétant » l'idée de « dictature révolutionnaire du prolétariat » de façon à en éliminer la violence révolutionnaire de la classe opprimée sur les oppresseurs, Kautsky a battu le record mondial de la déformation libérale de Marx.

Le renégat Bernstein n'apparaît plus que comme un roquet à côté du renégat Kautsky. »