13 juin 2013

La social-démocratie (1883-1914) - 11ème partie : l'austro-marxisme et la question nationale

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La social-démocratie se développa à proportion de l'industrialisation accélérée de l'Autriche. Pour cette raison, la social-démocratie s'inséra toujours plus dans une société en transformation, conquérant des droits pour les masses, mais ayant des cadres corrompus dans leur rapport avec le capitalisme.

A cela s'ajoute le problème essentiel : le rapport avec les peuples non allemands, en particuliers les tchèques, méprisés par l'idéologie pangermaniste. Le racisme poussait à la division une classe ouvrière pourtant extrêmement forte.

Une troisième question se posa : les brillants dirigeants de la social-démocratie autrichienne finirent par élaborer des conceptions théoriques très avancées, mais partant dans un sens opposé à l'orthodoxie marxiste.

Au final, la social-démocratie autrichienne (au sens étroit, par opposition aux autres peuples non allemands) était tellement forte qu'elle en était arrivé au point de considérer qu'elle allait ni plus ni moins qu'absorber la société elle-même.

C'était une dynamique légaliste toujours plus prégnante en Allemagne, mais en Autriche elle s'affirma d'autant plus que la situation était encore plus favorable.

La non-reconnaissance de la langue tchèque fut un élément clef de la division de la social-démocratie ; elle était une porte ouverte au chauvinisme, à la soumission à la bourgeoisie autrichienne, ainsi qu'à l'empire, ou bien encore, pour une autre tendance, au pangermanisme.

De plus, cela poussait les masses tchèques dans les bras de la bourgeoisie tchèque, avec ses option libérales, mais aussi du nationalisme le plus réactionnaire.

Lors du congrès de Brünn / Brno, en septembre 1899, la position austro-marxiste consistait ainsi non pas à reconnaître les droits des nations opprimées, mais à raisonner de manière idéaliste en termes de reconnaissance national-culturelle masquant simplement l'hégémonie allemande autrichienne.

Il était ainsi explique que :

« chaque nationalité vivant en Autriche - Hongrie, sans égard au territoire occupé par ses membres constitue un groupe autonome qui règle ses affaires nationales de langue et de culture (…). Les divisions territoriales sont purement administratives et ne doivent pas porter préjudice au statut national. Toutes les langues auront des droits égaux dans l’Etat. »

L'austro-marxiste Otto Bauer, dans La question des nationalités et la social-démocratie (1907), formule ainsi la conception dominante dans la social-démocratie autrichienne :

« Le principe de personnalité absolue cherche à constituer la nation non comme une corporation territoriale, mais uniquement comme une association de personnes. Les corporations nationales régies par le droit public ne seraient des corporations territoriales que dans la mesure où elles ne pourraient naturellement pas étendre leur ressort au-delà des frontières de l’Empire.

Mais à l’intérieur de l’État, le pouvoir ne serait pas attribué dans une région aux Allemands, dans une autre aux Tchèques : ce sont les nations, où qu’elles vivent, qui se regrouperaient en une corporation administrant ses affaires nationales en toute indépendance.

Dans la même ville, deux nations ou plus organiseraient très souvent côte à côte leur auto administration nationale sans se gêner les unes les autres, créeraient leurs établissements nationaux d’éducation - tout comme dans une ville où catholiques, protestants et juifs règlent eux-mêmes côte à côte leurs affaires religieuses en toute indépendance.

Le principe de personnalité suppose que la population soit divisée par nationalités. Mais ce n’est pas à l’État de décider qui doit passer pour allemand ou pour tchèque ; c’est plutôt à tout citoyen majeur que devrait être accordé le droit de décider lui-même à quelle nationalité il veut appartenir. A partir d’une libre déclaration de nationalité des citoyens majeurs serait établi un répertoire national qui devrait comporter l’index le plus complet possible des citoyens majeurs de chaque nationalité. »

Cette démarche apparaissait comme démocratique, mais n'était que la reconnaissance tacite de l'empire austro-hongrois et la négation de l'existence de la nation tchèque, réduite à une simple minorité.

Il n'y eut besoin que de quelques années après ce congrès pour que l'ensemble de la social-démocratie tchèque finisse par rompre avec la social-démocratie autrichienne, formant son propre parti et son propre syndicat.

Ce fut d'une conséquence catastrophique, vu que le tiers de la population de la zone tchèque était allemande, et que la ville de Vienne possédait une forte population ouvrière tchèque. L'effondrement de l'empire d'Autriche-Hongrie accentuera encore plus cette situation par la suite, amenant une coupure entre la population tchèque et allemande en Tchécoslovaquie, qui sera d'importance centrale avec la montée du nazisme et de ses visées pangermanistes.

Lénine avait parfaitement compris que ce principe de reconnaissance « nationale-culturelle » n'était pas démocratique, revenait à du nationalisme bourgeois, s'opposait à l'unification des masses mondiales.

En 1913, dans Notes critiques sur la question nationale, Lénine enseignait que :

« Dans la question des langues, comme à l'égard de tous les problèmes politiques, les libéraux se comportent en mercanti hypocrites qui tendent une main (ouvertement) à la démocratie et l'autre (derrière leur dos) aux réactionnaires et aux policiers. Nous sommes contre les privilèges, clame le libéral tout en cherchant en sous main à obtenir des réactionnaires tel ou tel privilège.

Telle est la caractéristique de tout nationalisme bourgeois libéral : non seulement du nationalisme grand russe (le pire de tous en raison de son caractère oppressif et de sa parenté avec les Pourichkévitch [grand propriétaire foncier réactionnaire, fondateur des Cents-Noirs, bandes réactionnaires qui semaient la terreur parmi les ouvriers et les minorités nationales, notamment juives]), mais aussi du nationalisme polonais, juif, ukrainien, géorgien et de tous les autres.

Sous le mot d'ordre de la « culture nationale », la bourgeoisie de toutes les nations d'Autriche comme de Russie travaille en fait à la division des ouvriers, à l'affaiblissement de la démocratie, se livre à des transactions mercantiles avec les réactionnaires, à qui elle vend les droits et la liberté populaires.

Le mot d'ordre de la démocratie ouvrière n'est pas la « culture nationale », mais la culture internationale du démocratisme et du mouvement ouvrier mondial. La bourgeoisie peut bien essayer de tromper le peuple par toutes sortes de programmes nationaux « positifs ».

L'ouvrier conscient lui répondra : il n'y a qu'une seule solution du problème national (pour autant, d'ailleurs, que ce problème puisse être résolu dans le monde du capitalisme, monde du lucre, des antagonismes et de l'exploitation), à savoir le démocratisme conséquent (…).

La lutte contre tout joug national ? Oui, certainement.

La lutte pour tout développement national, pour la « culture nationale » en général ? Non, certainement.

Le développement économique de la société capitaliste nous montre dans le monde entier des exemples de mouvements nationaux incomplètement développés, des exemples de constitution de grandes nations par la fusion ou au détriment de certaines petites, des exemples d'assimilation des nations.

Le principe du nationalisme bourgeois, c'est le développement de la nationalité en général, d'où le caractère exclusif du nationalisme bourgeois, les querelles nationales sans issue.

Quant au prolétariat, loin de vouloir défendre le développement national de toute nation, il met au contraire les masses en garde contre de telles illusions, préconise la liberté la plus complète des échanges capitalistes et salue toute assimilation des nations, excepté l'assimilation par la contrainte ou celle qui s'appuie sur des privilèges.

Consacrer le nationalisme en le contenant dans de « justes limites », « constituer » le nationalisme, dresser des barrières solides et durables entre toutes les nations au moyen d'un organisme d’État particulier : telle est la base idéologique et le contenu de l'autonomie nationale culturelle. Cette idée est bourgeoise de bout en bout et fausse de bout en bout.

Le prolétariat ne peut donner son soutien à aucune consécration du nationalisme; au contraire, il soutient tout ce qui aide à effacer les distinctions nationales et à faire tomber les barrières nationales, tout ce qui rend la liaison entre nationalités de plus en plus étroite, tout ce qui mène à la fusion des nations. Agir autrement, c'est se ranger aux côtés de la petite bourgeoisie nationaliste réactionnaire.

Lorsque le projet d'autonomie nationale culturelle vint discussion au congrès de Brünn (en 1899) des social-démocrates autrichiens, on ne prêta aucune attention ou presque à l'examen théorique de ce projet.

Il est cependant significatif que ce programme ait soulevé les deux objections suivantes : 1° il entraînerait un renforcement du cléricalisme; 2° « Il aurait pour résultat de perpétuer le chauvinisme, de l'introduire dans chaque petite communauté, dans chaque petit groupe. (…)

Dans toute société capitaliste, la lutte des classes - véritablement sérieuse - se déroule avant tout dans le domaine économique et politique.

Faire un sort à part au domaine scolaire, c'est en premier lieu, une utopie absurde, car il est impossible de détacher l'école (comme aussi la « culture nationale » en général) de l'économie et de la politique; en second lieu, c'est précisément la vie économique et politique du pays capitaliste qui oblige, à chaque instant, à abattre les cloisons et les préjugés d'ordre national, absurdes et surannés; en mettant à part l'école, etc., on ne ferait que conserver, aggraver et renforcer le cléricalisme « pur » et le « pur » chauvinisme bourgeois.

Dans les sociétés par actions, des capitalistes de différentes nations siègent de concert, en parfaite communion.

A la fabrique, des ouvriers de différentes nations travaillent ensemble. Dans toute question politique vraiment sérieuse et profonde, le groupement se fait par classes, et non par nations.

« Éliminer du ressort de l’État » l'école et les autres domaines similaires et les remettre aux nations, c'est précisément tenter de séparer de l'économie, qui fusionne entre elles les nations, le domaine pour ainsi dire le plus idéologique de la vie sociale et qui se prête le plus facilement à la culture nationale « pure » ou à l'épanouissement sur la base nationale du cléricalisme et du chauvinisme.

Dans son application pratique, le plan d'autonomie « exterritoriale » (non liée au territoire sur lequel vit telle ou telle nation) ou « nationale culturelle » ne signifierait qu'une chose : la division de l'école par nationalités, c'est-à-dire l'introduction de curies nationales dans le domaine scolaire.

Il suffit de se représenter clairement ce qu'est réellement le fameux plan bundiste pour en comprendre tout le caractère réactionnaire, même du point de vue de la démocratie, sans même parler du point de vue de la lutte de classe du prolétariat pour le socialisme (…). »

C'est ainsi sur la question nationale que la social-démocratie autrichienne, corrompue par le développement du capitalisme, s'est brisée.