La social-démocratie (1883-1914) - 9ème partie : la SFIO
Submitted by Anonyme (non vérifié)Il n'est pas possible de parler de social-démocratie française, sauf peut-être en fin de compte pour parler du Parti Communiste Français, qui en a pris immédiatement les traits, les rejetant pendant une courte période pour très vite les reprendre.
Au sens strict en effet, n'ont existé en France à la fin du 19e siècle que des courants socialistes, portés par des idéologues non marxistes : ce sont les courants guesdistes, blanquistes, allemanistes, possibilistes, réformistes, etc. Ce sont des courants qui se forment juste après la défaite de la Commune de Paris et n'ont pas une conception idéologique ni programmatique du socialisme.
Ils ne vont par conséquent pas s'unifier de manière naturelle au cours des luttes de classes, sur une base théorique, avec des objectifs, comme expression de la confluence de la théorie socialiste et du mouvement ouvrier. Bien au contraire, le mouvement ouvrier assume une démarche anti-politique, exprimée dans la charte d'Amiens.
Et de l'autre côté, l'unification a lieu en raison des exigences de l'Internationale ouvrière, la « seconde internationale » impulsée par Engels et issue de la première Internationale impulsée par Marx et Engels.
Voilà pourquoi le premier grand parti du mouvement ouvrier français s'appelle la Section Française de l'Internationale Ouvrière, la SFIO, fondée au « Congrès du Globe », dit aussi « congrès de l'unité » ou « premier congrès de Paris », qui s'est tenu à Paris du 23 au 25 avril 1905.
C'est une naissance par en haut, il n'y a aucune unité idéologique ; de plus le terme allant avec celui d'Internationale était normalement « socialiste », et pas « ouvrier » : on devine ici l'ouvriérisme anti-politique existant en France.
Les principaux courants sont les suivants. Il y a d'abord les réformistes ouverts, totalement éloignés de la démarche de la social-démocratie allemande :
***les possibilistes : c'est le courant qui vise à organiser des réformes au fur et à mesure qu'elles seraient « possibles » ; il est organisé autour de Paul Brousse (1844-1912), qui voit en les services publics des éléments du socialisme.
***les Allemanistes : c'est un courant qui a également comme valeur le muncipalisme et les réformes immédiates, mais qui y associe le syndicalisme anarchiste ; le dirigeant, Jean Allemane, (1843-1935) est clairement anti-marxiste.
***les « socialistes indépendants » : ce sont des figures individuelles, proches du « radicalisme » républicain, c'est-à-dire des réformistes de gauche, comme Jean Jaurès (1859-1914) et Alexandre Millerand (1859-1943).
Il y a ensuite deux courants se prétendant révolutionnaires. Il s'agit de :
***les blanquistes : ce sont les disciples du populaire Louis-Auguste Blanqui (1805-1881), théoricien du coup de force pour instaurer « l'égalité réelle » (« Ni Dieu ni maître », « Qui fait la soupe doit la boire »).
Engels dit au sujet de Blanqui:
« Blanqui est essentiellement un révolutionnaire politique ; il n’est socialiste que de sentiment, par sympathie pour les souffrances du peuple, mais il n’a pas de théorie socialiste ni de projets pratiques de transformation sociale. Dans son activité politique il fut avant tout un « homme d’action » qui croyait qu’une petite minorité bien organisée pourrait, en essayant au bon moment d’effectuer un coup de main révolutionnaire, entraîner à sa suite, par quelques premiers succès la masse du peuple et réaliser ainsi une révolution victorieuse. (…)
De l’idée blanquiste que toute révolution est l’œuvre d’une petite minorité dérive automatiquement la nécessité d’une dictature après le succès de l’insurrection, d’une dictature que n’exerce naturellement pas toute la classe révolutionnaire, le prolétariat, mais le petit nombre de ceux qui ont effectué le coup de main et qui, à leur tour, sont soumis d’avance à la dictature d’une ou de plusieurs personnes. L’on voit que Blanqui est un révolutionnaire de la génération précédente. » (Programme des émigrés blanquistes de la Commune)
***les guesdistes, qui se voulaient marxistes.
Pour comprendre ce que représentait le « marxisme » des guesdistes, il faut connaître ce que dit Engels à Bernstein dans une lettre du 2 novembre 1882:
« Ce que l'on appelle « marxisme » en France est certes un article tout spécial, au point que Marx a dit à Lafargue : « Ce qu'il y a de certain, c'est que moi je ne suis pas marxiste ». »
Les guesdistes sont, en effet, des socialistes : ils sont d'accord pour la prise du pouvoir d'Etat et la collectivisation. Mais leur socialisme est typiquement français ; il se veut « volontaire » et n'utilise pas le matérialisme historique, ne connaissant même pas le matérialisme dialectique.
Jules Guesde a été en contact avec Marx et Engels, et il est considéré comme ayant poussé les choses dans le sens du marxisme dans les années 1880, voire comme ayant été à un moment donné un véritable disciple du marxisme.
En réalité, Jules Guesde a été un tribun efficace et un brillant organisateur dans une période où la classe ouvrière grandissait. Mais Jules Guesde a réduit le marxisme à la question de la prise du pouvoir d'Etat, sur une base radicale.
La légende veut d'ailleurs que Guesde avait les œuvres de Karl Marx en bonne place dans sa bibliothèque, et qu'à sa mort on s'éperçut que les pages n'étaient pas coupées (à l'époque il fallait un coupe-papier pour accéder à chaque page).
Engels, dans une lettre à Bernstein du 25 octobre 1881, relativisait également largement la légende d'un Guesde fidèle disciple de Marx :
« Marx et moi n’entretenons même pas de correspondance avec Guesde. Nous ne lui avons écrit qu’à l’occasion d’affaires déterminées.
Ce que Lafargue a écrit à Guesde, nous ne le savons que d’une manière générale, et nous sommes loin d’avoir lu tout ce que Guesde écrit à Lafargue. Dieu sait quels projets ont été échangés entre eux, sans que nous n’en sachions absolument rien. Marx, comme moi, a donné de temps en temps un conseil à Guesde par l’intermédiaire de Lafargue, mais c’est à peine s’il a jamais été suivi. Certes, Guesde est venu ici quand il s’est agi de d’élaborer le projet de programme pour le Parti ouvrier français.
En présence de Lafargue et de moi-même, Marx lui a dicté les considérants de ce programme, Guesde tenant la plume (…) mais combien peu Guesde était le porte-parole de Marx ressort du fait qu’il a introduit sa théorie insensée du « minimum de salaires ». »
Guesde était simplement le représentant de la déviation « économiste » ; son « collectivisme » se résumait à une « conséquence » de l'évolution économique et en soi était simplement un « possibilisme » radical ou optimiste.
Pour cette raison, les guesdistes auront la même position que les anarchistes au moment de l'affaire Dreyfus : ils refuseront de se mêler de politique.
Dans son discours à Lille en 1900, en présence de Jean Jaurès, Jules Guesde se moque ainsi de l'intervention durant l'affaire Dreyfus, montrant très bien qu'il n'a rien compris à la question de l'antisémitisme et se limitant à une conception anti-idéologique, simplement anarchiste de l'Etat.
Jules Guesde dit ainsi :
« C'est la vérité, camarades ; au bout de l'affaire Dreyfus, il n'y a pas eu de suppression des conseils de guerre, il n'y a pas eu la moindre modification à la justice militaire, il n'y a rien eu de ce qu'on vous promettait ; il y a eu un homme qui a été arraché à son rocher de l'île du Diable ; campagne personnelle, elle n'a eu qu'un résultat personnel.
(Mouvements divers.)
Oh ! je me trompe, il y a eu quelque chose, et ce quelque chose, c'est Jaurès lui-même qui a eu le courage de le confesser.
Il vous a dit : De l'affaire Dreyfus, de la campagne que j'ai menée avec un certain nombre de socialistes pour Dreyfus, il est sorti la collaboration d'un socialiste à un gouvernement bourgeois.
Cela est vrai, citoyen Jaurès, et cela suffirait, en espèce de coopération socialiste dehors du reste, pour condamner toute dont vous vous vantez. »
Cette lecture économiste du socialisme – une vision typiquement française, dans l'esprit de Proudhon - est très claire, lorsque Jules Guesde explique, dans Qui sommes-nous ?, en 1907 :
« Le titre de ce journal [le socialisme] est tout un programme – tout notre programme.
Ici, on fera du socialisme – et rien que du socialisme.
C’est-à-dire que, rappelant sans cesse, à propos de toutes les questions posées par les événements, les conditions essentielles de l’affranchissement ouvrier et social, on mobilisera et on concentrera les travailleurs pour la double opération de classe qui s’impose à leurs efforts organisés :
- La prise du pouvoir politique.
- La reprise de la propriété capitaliste et sa restitution à la collectivité nationale.
Tout ce qui sous un prétexte ou sous un autre, tend à détourner le prolétariat de cet objectif suprême ou à éparpiller son action, sera combattu par nous comme l’ennemi ou comme faisant le jeu de l’ennemi, en prolongeant qu’on le veuille ou non, le présent ordre – ou désordre – social, père et mère de toutes les servitudes et de toutes les misères.
Pas de place dans cette marche directe sur l’État et le Capital – ou, plus exactement sur le Capital par l’État, pas de place pour une collaboration ou coopération, quelle qu’elle soit, avec la classe qui détient l’un et l’autre et qu’il s’agit d’exproprier de l’un et de l’autre, politiquement et économiquement.
Si démocrates et républicains qu’on les suppose, entre les bourgeois qui occupent le gouvernement et nous qui avons à les en déloger – parce qu’il domine et régit le rapport entre l’homme et les choses qui constitue toute la Propriété – il ne saurait y avoir de commun que le champ et l’objet de la lutte, aucune alliance, aucune discipline qui lie les deux armées aux prises, n’étant, je ne dis même pas possible, mais concevable sans trahison.
Pas de place, non plus, pour l’illusion ou la manœuvre anarchiste, divisant et désarmant la classe ouvrière par une abstention ou une désertion du terrain politique et militaire qui ne profite et ne peut profiter qu’aux nouveaux Seigneurs du capital dont le privilège propriétaire et patronal est et restera intangible tant que n’aura pas été brisé entre leurs mains le privilège gouvernemental.
Aussi anti-anarchisant qu’anti-ministérialiste, un journal qui se réclame du socialisme ne saurait être que révolutionnaire. »
Il n'est pas étonnant qu'à côté de ce possibilisme « ultra », les figures individuelles comme Jean Jaurès aient pu aisément diriger la SFIO dans une orientation totalement coupée du marxisme.