3 juin 2013

La social-démocratie (1883-1914) - 4ème partie : Karl Kautsky contre Jean Jaurès

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Au sujet de son œuvre, Kautsky expliquait que:

L'oeuvre de ma vie était posée en 1883 : la diffusion, la popularisation et, dans la mesure de mes forces, la poursuite des résultats scientifiques de la recherche et de la pensée marxistes.

Il ne faut pas comprendre cela comme un processus de « théorisation » coupée de la réalité, ce qui n'aurait aucun sens. Kautsky était un dirigeant révolutionnaire.

En 1907, Staline, dans sa préface à l'édition en géorgien de l'oeuvre de Kautsky Les forces dirigeantes et les perspectives de la révolution russe, commence directement par expliquer :

Le nom de Karl Kautsky n'est pas nouveau pour nous. Il a longtemps été connu comme un théoricien éminent de la social-démocratie.

Mais Kautsky n'est pas seulement connu en raison de cet aspect ; il est remarquable également comme un enquêteur approfondi et réfléchi des problèmes tactiques.

À cet égard, il a gagné une grande autorité, non seulement parmi les camarades européens, mais aussi parmi nous.

Ce n'est pas surprenant: aujourd'hui, lorsque des désaccords sur la tactique séparent la social-démocratie russe en deux groupes, lorsque la critique mutuelle aggrave souvent la situation en passant dans la récrimination et qu'il devient extrêmement difficile de connaître la vérité, il est très intéressant d'entendre ce qu'un camarade impartial et expérimentée comme K. Kautsky a à dire.

A ce titre, Kautsky a été un critique ardent du ministérialisme de la social-démocratie française et de Jean Jaurès.

Voici comment il critique de fond en comble la situation du Parti socialiste en France en 1902, avec l'extrait d'un article publié dans Die neue Zeit sous le titre de La retraite des Dix-Mille, allusion à l'ouvrage de Eduard Bernstein intitulée Les Données du Socialisme.

On y trouve résumé la force et la faiblesse de Kautsky : il y a d'un côté l'affirmation inébranlable de l'unité de la pensée révolutionnaire, et de l'autre une incompréhension de la nature de l’État qu'il voit comme devant être « séparé » du Parti.

C'est cette incompréhension qui fera faillir Kautsky par la suite, alors que Lénine considérera justement que le Parti doit assumer de guider l’État.

 

 

« C’est un hasard singulier qui a fait coïncider l’apparition du dixième mille de l’ouvrage de Bernstein et le Congrès de Tours - ici la théorie, là le résumé de la mise en pratique de la nouvelle méthode.

Ce dernier n’est pas des plus encourageants. L’expérience Millerand a fait si pleinement banqueroute que Jaurès lui-même doit renoncer à la poursuivre - bien du t emps après que chez nous, en Allemagne, les panégyristes du ministre socialiste, si bien en voix naguère, se sont tus complètement.

Le Congrès lui-même n’était qu’un débris de Congrès, en comparaison non seulement de celui de Paris, mais même de celui de Lyon. Beaucoup manquaient, qui à Lyon étaient restés fidèles au Comité général. Et les débats du Congrès n’ont été rien moins qu’édifiants.

De quelle façon, par exemple, le programme a été établi ! Le Comité général, dans des discussions qui avaient pris des mois, avait élaboré un beau programme. Celui-ci a été présenté au Congrès sans un rapport d’introduction, puis purement et simplement mis au panier dans une commission, et à sa place on a adopté, sans aucune discussion, en guise de programme, un long article de tête lu par Jaurès !

Quel magnifique progrès de conscience et d’étude au prix de nous autres marxistes « sans critique », qui publions nos programmes des mois avant les Congrès, qui en éprouvons, tournons et retournons chaque terme, qui en scrutons le véritable sens et l’interprétation possible, qui le polissons sans cesse ! Tout cela, la nouvelle méthode s’en acquitte en un tour de main !

Mais elle n’a pas tous les torts d’en finir et vite avec son programme. Ce serait gaspiller le temps de s’en occuper plus minutieusement, et c’est pourquoi nous renonçons à le critiquer, car en pratique il est sans importance et ne lie personne.

Après les débats de Tours, dans le parti qui y a été organisé, chacun fait à peu près ce qu’il veut.

Là est le résultat le plus remarquable de la nouvelle méthode. Et ce n’est pas un hasard ; c’est un fait typique et connexe à sa nature. La nouvelle méthode provient d’une révolte contre l’unité du parti ; tout d’abord contre son unité de pensée, mais la suite logique, au moins chez tous les gens conséquents, est l’opposition à l’unité d’action.

- Mais, nous dira-t-on, voulez-vous donc mettre les esprits aux entraves, voulez-vous prescrire à chacun ce qu’il doit penser ? Alors, nous en revenons à la tyrannie et à l’intolérance de l’Eglise catholique et de ses tribunaux contre l’hérésie.

Ce reproche se fait de plus en plus fréquent, de sorte qu’on doit au moins y consacrer quelques mots, quoiqu’il soit si ténu de trame qu’à l’examiner d’un peu près, il devrait se briser de lui-même. Il repose sur la confusion du Parti et de l’Etat.

A l’État nous devons réclamer qu’il tolère toutes les opinions, que le pouvoir d’État ne soit au service d’aucune Église, ne combatte aucun parti. L’État n’est pas choisi par nous ; nous y sommes nés.

Sans appartenir à un État, nous ne pouvons souvent pas même exister, ou du moins pas sans préjudice de notre personnalité. L’État se compose de diverses classes, il comprend donc aussi nécessairement divers partis.

La diversité des opinions de ses membres n’est pas un accident ; elle est fondée sur sa nature d’État de classe.

Un parti, au contraire, est une organisation dans laquelle des hommes qui pensent de même se réunissent pour une action commune, afin d’accroître leur force.

L’unité de pensée et de conduite de ses membres est une condition préalable de son action.

Il est une organisation, créée pour la lutte contre tant d’autres partis ; ses principes et ses devoirs sont par conséquent tout autres que ceux de l’État. C’est volontairement qu’on adhère à un parti : un homme loyal et clairvoyant ne voudra jamais appartenir à un parti dont il ne partage pas les opinions.

L’exclusion d’un parti n’équivaut à un préjudice matériel que pour les politiciens d’affaires tout au plus.

Rien n’est donc plus ridicule et plus propre à créer la confusion que de poser au parti les mêmes exigences que nous posons à l’Etat concernant la liberté de penser et choses analogues. Si l’assimilation de l’Etat et du parti était justifiée, notre parti n’aurait le droit d’exclure personne, fût-ce un homme du centre, un national-libéral, un conservateur, puisqu’après tout on n’a le droit de persécuter ou d’excommunier personne pour ses opinions.

Assurément si nous voulions, comme le font les Églises et les partis dominants, demander à la puissance de l’État d’employer leurs moyens coercitifs contre ceux qui pensent autrement que nous, on aurait le droit de crier à la persécution contre l’hérésie.

Appeler ainsi le fait de défendre l’unité du Parti par les armes de l’esprit, c’est employer de grands mots dénués de sens ou user consciemment d’un artifice démagogique.

Mais la nouvelle méthode n’est autre chose qu’une opposition à l’unité du parti : elle n’a point une conviction nouvelle, unitaire, qu’elle veuille mettre à la place de l’ancienne : elle se compose des éléments les plus divers, dont un seul est commun : sa critique, son opposition contre la conviction et la tactique dominantes jusqu’ici dans le parti. Elle n’a qu’une action dissolvante.

C’est ce qu’elle montre là où elle a été mise en pratique dans les faits, bien que peu de temps encore, en France. La dissolution de la discipline du parti et, par là, du parti lui-même, n’est pas à la vérité son intention – ses intentions sont les meilleurs – mais bien son résultat.

A Lyon c’est d’abord le ministre socialiste qui fut mis hors du contrôle du parti, et par conséquent affranchi de la discipline.

En fait, les députés jaurésistes prirent la même mesure pour eux-mêmes, chacun votant à la Chambre comme il l’entendait. Vint alors le Congrès de Tours. Il se refusa à décider quoi que ce fût sur l’action des députés et créa une forme d’organisation qui introduit maintenant la désorganisation au sein même du Parti.

La direction du Parti, le Comité général, n’est plus qu’un bureau de réception et de transmission. Chaque organisation de circonscription est autonome, indépendante de la direction du Parti, et peut faire ce qu’elle veut. Chaque député n’est responsable que devant sa circonscription.

Cela n’est autre chose que le pur anarchisme, adapté aux besoins de la chasse aux mandats parlementaires.

J’ai déjà récemment indiqué que les éléments sociaux qui montent aujourd’hui à l’assaut du marxisme dans la démocratie socialiste internationale ont beaucoup d’analogie avec ceux qui, dans l’Internationale, se mirent du côté de Bakounine.

Cette analogie devient maintenant plus grande encore : ceux-là sont aujourd’hui amenés aux mêmes formes d’organisation que ceux-ci poursuivaient et établissaient.

Bien mieux, on peut suivre l’analogie jusque dans la phraséologie. On ne peut lire les déclarations des Bakounistes et de leurs amis contre les « autoritaires », contre le « pape excommunicateur Marx », contre l’intolérance du Conseil général, etc., sans penser aux tirades indignées d’aujourd’hui contre le fanatisme dogmatique, les grands inquisiteurs, le caporalisme, etc.

Et le résultat sera également le même. Sur la base d’organisation créée à Tours, un parti socialiste ne peut vivre. Le Congrès a mis le sceau à sa ruine, commencée auparavant et qui ne fera que s’avancer rapidement.

Jean Jaurès figurera dorénavant, avec Bakounine et Domela Nieuwenhuis, parmi ces hommes qui, par une activité, une intelligence, un dévouement extraordinaires, ont rendu des services indéniables à la cause du prolétariat en lutte, mais qui, dans la suite, se sont mis en opposition avec les tendances et les bases du mouvement qui se poursuit victorieusement et ont employé leur grande influence sur les masses à les entraîner hors du terrain sur lequel elles se tenaient, pour les lancer à la poursuite de feux-follets. »

Figures marquantes de France: