«Ni Dieudonné ni Valls» comme retour de «Auschwitz ou le grand alibi»
Submitted by Anonyme (non vérifié)L'affaire Dieudonné n'a pas révélé uniquement un parallèle évident avec l'affaire Dreyfus, où à la fin du 19e siècle les réformistes se montraient progressistes, tandis que les « radicaux » refusaient catégoriquement de soutenir Alfred Dreyfus et de combattre l'antisémitisme.
Il existe un autre aspect, extrêmement important, qui tient directement à la question de la Shoah.
C'est en effet le thème principal de Dieudonné ; la question n'est nullement que Dieudonné se moquerait des Juifs et que ceux-ci seraient « susceptibles » (traditionnelle thèse antisémite), mais bien qu'il attaque la connaissance historique de la Shoah, avec des blagues et le négationniste Robert Faurisson.
Or, si l'extrême-gauche a refusé de soutenir la vague de répression contre Dieudonné, c'est précisément :
a) parce qu'elle ne connaît rien à la Shoah, qui n'est un thème jamais abordé par elle (tout comme l'antisémitisme en général) ;
b) parce qu'elle considère l'antisémitisme comme un simple racisme et non comme une idéologie autonome, mobilisatrice et pogromiste comme anti-capitalisme romantique ;
c) parce qu'elle est influencée par le document « Auschwitz ou le grand alibi ».
Si en effet, on regarde les positions de ce dernier document, on trouve précisément les mêmes arguments soutenant la ligne « Ni Dieudonné ni Valls ».
« Auschwitz ou le grand alibi » est un document de 1960, publié par le courant dit « bordiguiste », une tendance rejetant l'Internationale Communiste dès le début des années 1920 au nom d'une ligne très sectaire et proche de ce que sera le trotskysme.
Il a eu un succès d'estime dans des milieux relativement petitd (ce qui est appelé l'ultra-gauche, par opposition à l'extrême-gauche composée des anarchistes, des trotskystes et des maoïstes).
Mais il a réussi à se diffuser de-ci de-là, tant à l'extrême-droite que lors des fêtes annuelles de Lutte Ouvrière au moyen des stands des organisations politiques ; on le retrouve de ce fait sur le site trotskyste marxists.org alors qu'en même temps sous la forme de brochure des gens l'ont diffusé, passant dans le camp ouvert du négationnisme et du nazisme, etc.
On y retrouve deux thèses. La première est une sorte d'explication économiste où les masses juives auraient été exterminées comme fruit d'une sorte d'automutilation des classes moyennes en panique devant la crise capitaliste ; le document dit ainsi de manière hallucinée :
« Harcelée par le capital, la petite bourgeoisie allemande a donc jeté les Juifs aux loups pour alléger son traîneau et se sauver. »
Les nazis n'auraient pas voulu exterminer la population juive (qui serait entièrement « petite-bourgeoise »), simplement l'exproprier et la déporter, mais techniquement cela n'aurait pas été possible, donc, « pas de chance » en quelque sorte, il aurait fallu exterminer.
C'est une explication absurde et honteuse, niant l'anticapitalisme romantique et son autonomie (les convois de personnes juives à exterminer étant par exemple prioritaires sur le ravitaillement des troupes).
Cependant regardons ce qui compte ici, cette seconde thèse, qui a précisément été reprise ces dernières semaines par l'extrême-gauche avec sa ligne « ni Dieudonné ni Valls ».
La grande thèse du document « Auschwitz ou le grand alibi » est que les capitalistes utilisent le thème du génocide nazi pour masquer leur propre caractère destructeur.
Auschwitz serait un « alibi », un masque démocratique pour masquer les crimes.
Voici le début et la fin du document, résumant ce point de vue halluciné et complotiste :
« La presse de gauche vient de montrer de nouveau que le racisme, et en fait essentiellement l'antisémitisme, constitue en quelque sorte le Grand Alibi de l'antifascisme : il est son drapeau favori et en même temps son dernier refuge dans la discussion. Qui résiste à l'évocation des camps d'extermination et des fours crématoires ? Qui ne s'incline devant les six millions de Juifs assassinés ? Qui ne frémit devant le sadisme des nazis ? Pourtant c'est là une des plus scandaleuses mystifications de l'antifascisme, et nous devons la démonter. »
« En même temps tous nos bons démocrates antifascistes se sont jetés sur les cadavres des Juifs. Et depuis ils les agitent sous le nez du prolétariat. Pour lui faire sentir l'infamie du capitalisme ? Non, au contraire : pour lui faire apprécier par contraste la vraie démocratie, le vrai progrès, le bien-être dont il jouit dans la société capitaliste ! Les horreurs de la mort capitaliste doivent faire oublier au prolétariat les horreurs de la vie capitaliste et le fait que les deux sont indissolublement liées !
Les expériences des médecins S.S. doivent faire oublier que le capitalisme expérimente en grand les produits cancérigènes, les effets de l'alcoolisme sur l'hérédité, la radio-activité des bombes « démocratiques ». Si on montre les abat-jour en peau d'homme, c'est pour faire oublier que le capitalisme a transformé l'homme vivant en abat-jour. Les montagnes de cheveux, les dents en or, le corps de l'homme mort devenu marchandise doivent faire oublier que le capitalisme a fait de l'homme vivant une marchandise.
C'est le travail, la vie même de l'homme, que le capitalisme a transformé en marchandise. C'est cela la source de tous les maux. Utiliser les cadavres des victimes du capital pour essayer de cacher la vérité, faire servir ces cadavres à la protection du capital c'est bien la plus infâme façon de les exploiter jusqu'au bout. »
Cette ligne est très exactement celle de l'extrême-gauche et son « ni Dieudonné – Pepsi Cola, ni Valls – Coca Cola, son « ni Dieudonné – Peste ni Valls – Choléra », etc. Au lieu d'honorer la mémoire des victimes de la Shoah, ces anticapitalistes romantiques jouent aux ultras-radicaux en rejetant la mémoire de l'Holocauste ainsi que la nécessité du Front populaire.
Ce n'est guère étonnant : l'extrême-gauche est d'idéologie anarchiste et trotskyste, elle a le même rejet catégorique du Front populaire que l'ultra-gauche ; elle a la même célébration des « héros » anti-Front populaire (comme le POUM en Espagne, avec par exemple le film « Land and freedom » du trotskyste anglais Ken Loach).
Pour ces gens, la « démocratie » est à rejeter et il n'y aurait aucune différence entre démocratie bourgeoise et fascisme. L'anarchiste Emma Goldmann considérait ainsi les alliés comme autant fascistes que l'Allemagne nazie, les trotskystes ont toujours été massivement contre la Résistance en France (qui aurait relever du nationalisme bourgeois), etc.
Bref, anarchistes et trotskystes ont toujours rejeté l'antifascisme comme étant une « collaboration de classe ».
Inversement, nous tenons le Front populaire pour une brillante expérience, et distinguons la démocratie bourgeoise du fascisme, car historiquement il s'agit de formes différentes (même si la première aboutit dans la seconde sans révolution socialiste ou sans Front populaire).
Nous considérons ainsi qu'il faut soutenir la répression contre Dieudonné malgré le caractère réactionnaire du ministre de l'intérieur Manuel Valls, car ce caractère est l'aspect secondaire – l'antisémitisme, idéologie mobilisatrice de masse et pogromiste, est l'aspect principal, comme agent du fascisme.
L'extrême-gauche anarcho-trotskyste nie précisément que l'antisémitisme soit toujours là et qu'il soit toujours exterminateur. A ses yeux l'antisémitisme est un racisme comme un autre (ceci dans le meilleur des cas, puisqu'il faut bien sûr voir le caractère foncièrement antisémite de cette extrême-gauche).
Elle a (au mieux ce qui est un comble) le même discours que « Auschwitz ou le grand alibi », ou d'ailleurs que Dieudonné : sous prétexte qu'il faut rejeter tous les génocides en général, le caractère très particulier de la Shoah est nié.
Il n'y aurait pas d'idéologie antisémite, cela serait simplement un sous-produit du racisme en général ; il y a une incompréhension complète, par complaisance ou économisme, de l'anticapitalisme romantique.
Il suffit de lire les rares articles publiés par l'extrême-gauche pour le voir très facilement : Manuel Valls aurait organisé un complot pour conquérir du prestige, alors qu'il a en réalité perdu beaucoup de points dans une opinion publique largement acquise aux points de vue libéraux et antisémites.
L'affaire aurait fait de la publicité à Dieudonné, alors que ce dernier avait déjà des centaines de milliers de vues (voire des millions) sur youtube, est une grosse vente à la FNAC et remplit aisément tous les zéniths de France (soit des salles vraiment grandes)...
« L’« antiracisme » de la classe politique et médiatique est à géométrie variable. Il y a unanimité pour condamner l’antisémitisme de Dieudonné. Mais le reste de l’année, bien peu s’offusquent de l’humour teinté de racisme d’autres « artistes » franchouillards. » (Alternative Libertaire : Dieudonné-Valls : ni peste ni choléra !)
« Le rideau de fumée créé par le cirque Valls-Dieudonné a aussi profité au gouvernement, en faisant diversion. » (Lutte Ouvrière : Dieudonné, Valls, Hollande : Leur faire ravaler leurs boniments)
« Le ministre de l’Intérieur se présente comme le champion de la lutte contre l’extrême droite, alors qu'il fait tout pour battre le record des expulsions d’étrangers du gouvernement précédent, tient des propos racistes contre les Roms ou regrette qu’il n’y ait pas assez de « white » et trop de noirs dans sa bonne ville d'Evry... Il y a arnaque, la campagne de Valls arrive à point nommé pour le gouvernement. » (NPA : Valls-Dieudonné : un jeu de dupes)
Il y a la même négation de l'existence de l'idéologie antisémite que dans « Auschwitz ou le grand alibi », où est affirmé :
« Nazis et antifascistes sont d'accord : c'est le racisme, la haine des Juifs, c'est une «passion», libre et farouche, qui a causé la mort des Juifs. »
Cela veut dire que « Auschwitz ou le grand alibi » nie l'importance de l'histoire culturelle, au profit d'un économisme très basique.
C'est la même position que Jules Guesde au 19e siècle lorsqu'il refuse de soutenir Alfred Dreyfus, alors que Jean Jaurès, bien que réformiste, comprenait la question culturelle.
C'est une position anti-dialectique se masquant derrière un matérialisme en réalité vulgaire, car le matérialisme authentique, dialectique, n'a jamais nié que justement l'idéologie synthétisée agit sur la réalité.
La conscience est le reflet de la réalité, mais elle agit sur elle en retour.
« Nous n’avons parlé jusqu’ici que de l’origine des idées et des théories sociales, des opinions et des institutions politiques, de leur apparition ; nous avons dit que la vie spirituelle de la société est un reflet des conditions de sa vie matérielle.
Mais pour ce qui est de l’importance de ces idées et théories sociales, de ces opinions et institutions politiques, de leur rôle dans l’histoire, le matérialisme historique, loin de les nier, souligne au contraire leur rôle et leur importance considérable dans la vie sociale, dans l’histoire de la société. »
(Staline, Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique)
Ce qu'enseigne Staline est tout à fait juste. Et tout cela montre que l'anarchisme et le trotskysme sont des idéologies réactionnaires, s'opposant formellement non seulement au combat révolutionnaire, mais même de manière plus élémentaire aux exigences démocratiques dans la lutte nécessairement unie contre le fascisme.
L'incompréhension, en 2014, de ce que représente l'antisémitisme comme mobilisation pogromiste de masses, est tout simplement aberrante.