Kautilya, Machiavel, Richelieu et Mazarin - 15e partie : La Fontaine et les Fables indiennes
Submitted by Anonyme (non vérifié)Le XVIIe siècle est ainsi, en France profondément marqué par l'averroïsme politique. Une œuvre comme Dom Juan de Molière est absolument incompréhensible si l'on ne voit pas qu'il s'agit d'une mise en avant de cette forme de matérialisme.
Jean de La Fontaine participe de cet élan avec ses Fables ; il s'est inspiré du Paṃchataṃtra, ces Fables indiennes écrites plusieurs siècles avant notre ère, non pas simplement pour la forme, mais également pour le contenu.
Il y a ici une réalisation de l'averroïsme politique, l'expression d'une morale pragmatique, « réaliste », non religieuse.
Voici deux exemples résumant l'esprit du Paṃchataṃtra, avec des extraits du Hitopadesha, « L'instruction utile », une imitation du Paṃchataṃtra :
« Alors, découragé, Citravarna dit à son ministre Dûradarshin :
- Mon cher, pourquoi donc nous as-tu négligés ? N'aurais-je pas su me conduire ?
Et ainsi est-il dit :
On ne doit pas agir inconsidérément
parce qu'on a obtenu la royauté.
Ne pas savoir se conduire tue en effet la prospérité
contre la vieillesse détruit la plus remarquable beauté.
Il obtient
la prospérité celui qui est habile,
la santé celui qui se nourrit sainement,
le bonheur celui qui se porte bien,
la limite du savoir celui qui a du zèle
et le dharma, la richesse et la gloire
celui qui se discipline.
- Écoutez, seigneur, répondit le vautour :
Un roi, même ignorant,
acquiert une prospérité extrême
s'il prend à son service des hommes avancés en connaissances,
comme, au bord des eaux, se développe un arbre.
Et encore :
La boisson, les femmes, la chasse, le jeudi
et le gaspillage d'argent,
la dureté des paroles et des châtiments,
sont pour les rois des vices. »
Voici le second extrait :
« Ayant ri, Dûradarshin déclara :
On ne doit pas produire pour rien
un grondement de tonnerre comme celui d'un nuage d'automne.
Un grand homme ne révèle pas à l'ennemi
ses bonnes ou mauvaises intentions.
En outre :
Un roi ne doit pas faire la guerre
à la fois de nombreux adversaires.
De nombreux insectes assurément
peuvent tuer même l'orgueilleux serpent. »
Voici comment l'avant-propos de la traduction française moderne du Paṃchataṃtra par Edouard Lancereau présente le rapport de Jean de La Fontaine à cette œuvre :
« Parmi les fabulistes chez lesquels on trouve des imitations de nos apologues [du Paṃchataṃtra], La Fontaine tient la première place.
Les six derniers livres de son recueil, publiés en 1678-1679 et en 1693-1694, renferment toutes ses fables d'origine orientale.
« J'en dois, dit-il dans l'Avertissement placé en tête du septième livre, la plus grande partie à Pilpay, sage indien. Son livre a été traduit en toutes les langues. »
La mention du nom de Pilpay indique suffisamment que notre fabulise s'est servi de la traduction française de l'Anwâr-i Souhailî intitulée Livre des Lumières.
Mais plusieurs des fables qu'il a empruntées au philosophe indien manquent dans le Livre des Lumières. Cet ouvrage, comme on l'a vu plus haut, ne contient que les quatre premiers chapitres du texte persan.
La Fontaine a eu par conséquent entres les mains une des autres versions du Livre de Kalila et Dimna connues de son temps.
La Fontaine entretenait, on le sait, un commerce littéraire et un échange continuel de livres avec le savant Huet, sous-précepteur du Dauphin et plus tard évêque d'Avranches. Ce dernier s'occupait d'un travail sur la version grecque [du Paṃchataṃtra] de Siméon Seth. »
Jean de La Fontaine connaissait également François Bernier (1620-1688), philosophe épicurien ayant existé en Inde ; le jésuite Pierre Poussines avait de son côté également traduit le Paṃchataṃtra depuis sa version grecque.
Pour replonger dans le contexte de l'époque, voici comment Antoine Houdar de La Motte (1672-1731), dans son Discours sur la fable, présente l'auteur du Paṃchataṃtra, et l'averroïsme politique est clairement souligné :
« Pilpai doit trouver ici sa place, si ce n'est par le mérite de ses fables, du moins par leur célébrité ; et comme il est inventeur, il ne faut pas, pour lui accorder quelque estime, y regarder de si près qu'à ceux qui sont guidés par des modèles : le mérite de l'invention compensera toujours bien des défauts.
Il gouverna longtemps l'Hindoustan sous un puissant empereur ; il n'en était pas moins esclave ; car les premiers ministres de ces souverains le sont encore plus que leurs moindres sujets ; et voilà toujours l'esclavage confirmé dans l'honneur d'avoir enfanté la fable.
Pilpai renferma toute sa politique dans les siennes ; c'était le livre d’État, et la discipline de l'Hindoustan.
Un roi de Perse prévenu de la beauté de ses maximes envoya recueillir ce trésor sur les lieux, et fit traduire Pilpai par son médecin.
Les Arabes lui ont aussi décerné l'honneur de la traduction [avec comme titre Le Livre de Kalîla et Dimna] ; et il est demeuré en possession de tous les suffrages du Levant. »
Antoine Houdar de La Motte reproche à « Pilpai » que les Fables soient imbriquées les unes dans les autres, qu'elles ne constituent pas des petites leçons séparées ; dans le Paṃchataṃtra, comme dans le Hitopadesha, tout s'emmêle, tout s'entrecroise en effet.
Antoine Houdar de La Motte apprécie donc Jean de La Fontaine, car il a construit des petits morceaux de vie, autonomes et n'étant pas secs, permettant l'instruction.
On retrouve donc toute la question de l'instruction, de la « manutention des esprits ». C'est un moment très important, d'affirmation nationale.
Charles Maurras, le théoricien du « nationalisme intégral », ne s'y est pas trompé, et ne chercha pas à remettre en cause cela. Il formula ainsi une sorte de double conception :
« Il y avait autrefois, en France, deux livres de classe, très inégalement respectables, d'une antiquité inégale, d'une popularité inégale aussi en fait comme en droit, mais qui représentaient ensemble la somme de l'esprit national.
C'étaient le Catéchisme diocésain et (l'adjonction est de Nisard) les Fables de La Fontaine. »
(L'École laïque contre la France, 1928)
L’État d'un côté, la religion de l'autre : le nationalisme intégral de Charles Maurras a été une tentative de formuler une monarchie absolue modernisée. La Fontaine fut donc compris pour ce qu'il est, et Charles Maurras écrira même la préface du La Fontaine politique, ouvrage du fasciste Pierre Boutang (1916-1998), qui sera souvent présenté comme le successeur de Charles Maurras.
On est là dans l'idéalisme, dans l'incompréhension du phénomène historique qu'a été la monarchie absolue. Une compréhension de « l'ancêtre » du Paṃchataṃtra, le fameux Arthshastra, permet de bien saisir cela.