Kautilya, Machiavel, Richelieu et Mazarin - 9e partie : Richelieu réalise la «double vérité»
Submitted by Anonyme (non vérifié)Si donc Richelieu était un cardinal, son activité politique reposait sur une base absolument non religieuse. Le travail en tant qu'homme politique est séparé totalement du travail en tant qu'homme religieux.
Richelieu a donc réalisé le principe de la « double vérité » exigé sans succès par Averroès, et consistant à dire que les scientifiques et les religieux doivent travailler de manière autonome, les deux disant la même chose mais de manière « différente ».
Dans les pays musulmans, une telle proposition a été écrasée par les forces cléricales nullement dupes du matérialisme qui se profilait ; dans les pays marqués par le protestantisme, le processus de « double vérité » a pu se lancer en brisant l'unité de l’Église, le fait qu'il y ait un pape dont les décisions sont impératives.
En France, ce n'est donc pas la bourgeoisie qui a ainsi lancé ce processus, mais la monarchie absolue. On a le même processus qu'en Inde avec l'Arthashastra et Ashoka, des centaines et des centaines d'années plus tôt.
Richelieu théorise de ce fait une philosophie de la politique, placée en dehors de la religion. Voici comment Richelieu exprime la question de la nécessaire « méditation » pour en quelque sorte digérer son travail politique.
« Les États sont bien heureux qui sont gouvernés par des gens sages, mais d'autant plus tels gouverneurs sont sages, d'autant moins sont-ils heureux, le faix d'un État étant si grand que plus un homme est sage, plus en appréhende-t-il la pesanteur, et plus est-il en perpétuelle méditation pour l’empêcher qu'il ne l'accable. »
Cette réflexion sur la méditation fait immanquablement penser à ce qu'a affirmé Aristote ; la réflexion sur la « pesanteur », à une époque marquée par le développement de la science, est importante aussi et il y aurait un grand travail de recherches à faire en ce sens.
Dans le prolongement de cette logique, on peut déjà noter comment Richelieu parle de la question de ce qui met en branle un phénomène, dépassant ainsi la pesanteur, et Richelieu était quelqu'un de trop cultivé pour ne pas savoir qu'avec la phrase suivante, il faisait une allusion directe à Aristote :
« Ainsi que le mouvement du ciel n'a besoin que de l'intelligence qui le meut, ainsi la force d'esprit est seule suffisante pour conduire un État, et celle des bras et des jambes n'est pas nécessaire pour remuer tout le monde.
Ainsi que celui qui gouverne au vaisseau n'a autre action que de l'oeil pour voir la boussole, ensuite de quoi il ordonne qu'on tourne le timon comme il estime à propos, ainsi en la conduite de l’État, rien n'est requis que l'opération de l'esprit qui voit et ordonne tout ensemble ce qu'il juge devoir être fait. »
Chez Aristote en effet, les astres ont un mouvement circulaire, qui leur est commandé par une « intelligence », et plusieurs « intelligences » existent de manière hiérarchisée depuis le « moteur » central qui, chez Aristote, équivaut au concept de « Dieu ».
Richelieu a donc une conception technique - logique de la politique, une vision pratiquement mécanique, mais dans l'esprit d'une mécanique de précision, demandant beaucoup de tact et de sensibilité individuelle pour saisir les nuances.
De là viennent les exigences concernant les qualités du roi. Celui-ci ne peut pas céder à ses propres « tendances », quelles qu'elles soient ; il doit rester méthodique. Richelieu dit ainsi :
« Il est arrivé tant de maux aux princes et à leurs États, lorsqu'ils ont plutôt suivi leurs sentiments que la raison, et qu'au lieu de se conduire par la considération des intérêts publics, leurs passions ont été leurs guides, qu'il m'est impossible de ne supplier pas V.M. [Votre Majesté] d'y faire souvent réflexion, pour se confirmer de plus en plus ce qu'elle a toujours pratiqué au contraire. »
« L'opiniâtreté, la fermeté à faire ce qu'elle veut, l'impatience de voir sa volonté combattue et retardée sont ordinaires à la grandeur.
Les rois qui agissent plus par leurs mouvements et impétuosités naturelles que par la raison sont sujets à faire de grandes fautes qui, souvent, ne peuvent être réparées ni par le temps, ni par prudence, ni par aucun art. »
C'est d'ailleurs le grand critère de l'efficacité :
« Une conduite non uniforme et sans suite assurée est un grand manquement, et le pire qui soit en politique, où l'unité d'un même esprit et la suite des mêmes desseins et moyens conservent la réputation, assurent ceux qui travaillent dans les affaires, donnent terreur à l'ennemi et atteignent bien plus certainement et promptement à la fin que non pas quand la conduite générale n'est pas correspondante à toutes ses parties, mais comme d'une personne qui erre et qui, prenant tantôt un chemin, tantôt un autre, travaille beaucoup sans s'avancer au lieu où elle tend. »
Richelieu est matérialiste, dans la mesure où il pense que l'étude d'un phénomène et les actions adéquates permettent d'aboutir à la situation la moins mauvaise, qui peut même être bonne.
Cependant, son matérialisme a des limites de classe ; sa conception de la politique est gestionnaire, son matérialisme empirique.
C'est l'averroïsme politique, le matérialisme assumé par la monarchie absolue, et porté par des intellectuels bourgeois confiant le matérialisme à la couche administrative dominante, en raison de la faiblesse de la bourgeoisie dans sa lutte face à l'aristocratie.
De par ce processus historique, la bourgeoisie française va être durablement influencé idéologiquement par ce processus dont, au bout, elle sort renforcée, la révolution française assumant directement les grandes administrations de l’État devenu moderne avec la monarchie absolue.