11 mai 2017

Montaigne figure averroïste - 6e partie : une position qui est le reflet de la guerre civile

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Michel de Montaigne travaillait dans sa bibliothèque, dans une tour de son domaine et y avait fait graver des phrases sur les poutres et les solives du plafond. On lit ainsi cette citation de Pline :

« Il n’est rien de certain que l’incertitude, et rien de plus misérable et de plus fier que l’homme. »

On y lisait aussi cette sentence de Sextus Empiricus :

« Il n’y a aucun argument qui n’ait son contraire, dit la plus sage école philosophique. »

Cette philosophie du doute et de la remise en cause permet à Montaigne d'éviter d'être accusé d'avoir élaboré un point de vue dogmatique, construit, systématique, allant à l'opposé de l'Église. Toutefois, c'est également une approche concrète, pragmatique, politique, dans le même esprit que Nicolas Machiavel ou l'averroïsme politique. Il faut savoir gérer au coup par coup : voilà la philosophie de Montaigne, et c'est dans les faits exactement la philosophie politique d'Henri IV.

Il est difficile de se repérer et il faut savoir comprendre que les choses ne sont pas forcément ce qu'elles semblent être, et gérer en conséquence. Voici un exemple donné par Montaigne :

« VOYAGEANT un jour, mon frère sieur de la Brousse et moi, durant nos guerres civiles, nous rencontrâmes un gentilhomme de bonne façon : il était du parti contraire au notre, mais je n’en savais rien, car il se contrefaisait autre : Et le pis de ces guerres, c’est, que les chartes sont si mêlées, votre ennemi n’étant distingué d’avec vous d’aucune marque apparente, ni de langage, ni de port, nourri en mêmes lois, mœurs et même air, qu’il est malaisé d’y éviter confusion et désordre.

Cela me faisait craindre à moi-même de rencontrer nos troupes, en lieu où je ne fusse connu, pour n’être en peine de dire mon nom,et de pis à l’aventure. »

Ce n'est pas valable que face à l'adversité : dans son propre camp également on trouve des opportunistes, des gens aux valeurs peu fiables, aux principes douteux. Montaigne présente ainsi la situation :

« Dans ces démembrements, ces divisions où la France est plongée, je vois chacun se donner du mal pour défendre sa cause ; mais même les meilleurs ne le font pas sans dissimulation et mensonge. Qui écrirait à la va-vite sur ce sujet serait bien téméraire et même vicieux. »

Cette dénonciation des opportunistes est récurrente, et indubitablement très osée :

« Il est courant de voir les bonnes intentions, si elles sont conduites sans précautions, pousser les hommes à des actes très condamnables. Dans le débat qui a conduit la France à cette situation troublée de guerres civiles, le meilleur parti, le plus sensé, est certainement celui qui veut conserver et la religion et l’ancienne organisation politique du pays. 

Et pourtant, parmi les gens de bien qui le suivent (car je ne parle pas de ceux qui trouvent là un prétexte pour exercer une vengeance personnelle, ou satisfaire leur cupidité, ou rechercher la faveur des princes, mais de ceux qui agissent ainsi par zèle véritable envers leur religion, et le noble souci de maintenir la paix et l’état de leur patrie), parmi ces gens,dis-je, on en voit beaucoup que la passion conduit à sortir des li-mites du raisonnable, et les pousse à prendre parfois des décisions injustes, violentes, et même hasardeuses. »

Montaigne justifie sa critique au nom de l'intérêt supérieur de l'État. Et ce qu'on peut voir, c'est qu'il n'hésite donc pas non plus, allant très loin dans sa critique, à mettre dos à dos catholiques et protestants. Ces derniers sont désignés ici comme le premier des partis, c'est-à-dire la première faction à s'être soulevée, tandis que la Ligue des catholiques est désigné par « l'autre » :

« J’ai vu, de mon temps, et avec étonnement, la prodigieuse facilité avec laquelle, sans discernement, les peuples laissent conduire et manipuler leurs croyances et leurs espérances là où elles seront agréables et utiles à leurs chefs, malgré quantité de déceptions accumulées, de chimères et de songes. Je ne m’étonne plus de ceux que les singeries d’Apollonius et de Mahomet ont trompés !

Leur bon sens et leur intelligence étaient entièrement dominés par leur passion. Leur discernement n’avait plus d’autre choix que ce qui leur était agréable ou confortait leur cause. J’avais remarqué a l’évidence cela dans le premier de nos partis enfiévrés. Et l’autre, apparu depuis, en l’imitant, le dépasse encore ! »

Que reste-t-il si on rejette ces deux factions ? Celle des politiques, qui doit savoir manoeuvrer entre les deux, en acceptant les coups du sort. Le stoïcisme de Montaigne est le reflet de la guerre civile, des louvoiements et de l'esprit tactique des politiques, la faction royale.

Comment renforcer celle-ci, alors ? En la formant, et pour cela, en puisant dans les exemples des rois et princes de l'Antiquité, qui serviront de réflexion pratique aux politiques. Il faut à la fois élever le niveau des politiques pour apparaître comme au-dessus des factions, et en même temps fournir un savoir-faire concret dans le jeu des batailles de faction. Voici une explication exemplaire de l'esprit politique de Montaigne :

« J’aimerais bien voir Xénophon nous faire d’Agésilas un éloge comme celui-ci : Agésilas avait été prié par un prince voisin, avec lequel il avait autrefois été en guerre, de le laisser passer par ses terres. Il accepta, le laissa passer à travers le Péloponnèse, et non seulement ne l’emprisonna pas, ne l’empoisonna pas alors qu’il le tenait à sa merci – mais il le reçut courtoisement et sans l’offenser, comme il l’avait promis.

Selon les mœurs de ce temps-là, il n’y aurait rien à dire d’extraordinaire d’un tel comportement. Mais ailleurs, et à une autre époque, on soulignerait la loyauté et la grandeur d’âme que révèle une telle attitude. Nos petits singes de collégiens, eux, s’en seraient moqués, tant la vertu spartiate est éloignée de la française. »

Montaigne a tout à fait conscience d'être alors considéré comme quelqu'un entre deux eaux, ce qui est un jeu dangereux. Mais il se présente, de ce fait, comme le seul réaliste, comme le seul à être en mesure de faire la part des choses. Voici comment il formule cela :

« Je désire que nous ayons l’avantage ; mais je n’en perdrai pas la tête si nous ne l’avons pas. Je me tiens fermement dans le plus sain des partis, mais je ne cherche pas spécialement a être désigné comme l’ennemi des autres, et à me placer au-delà de l’opinion générale.

Je condamne absolument cette façon vicieuse de penser : « Il est de la Ligue, puisqu’il admire la grâce de Monsieur de Guise. » « Il admire l’activité du Roi de Navarre, il est donc huguenot. » « Il trouve à redire à la conduite du roi : il est foncièrement séditieux. »

Et je n’ai pas concédé au magistrat pontifical lui-même qu’il eûut raison de condamner un livre parce qu’il plaçait un hérétique parmi les meilleurs poètes de ce siècle. N’oserions-nous pas dire d’un voleur qu’il a une belle jambe? Faut-il, parce que c’est une putain, dire aussi d’une femme qu’elle pue ?

A-t-on retiré a Marcus Manlius, dans des siècles plus calmes, le beau titre de « Capitolin » qu’on lui avait décerné en tant que sauveur de la religion et des libertés publiques?

A-t-on étouffé la mémoire de son sens de la liberté et de ses faits d’armes, les récompenses militaires que lui valurent son courage, parce qu’il adopta par la suite la royauté, au détriment des lois de son pays ?

Si les gens ont pris en haine un avocat, le lendemain ils le trouvent sans éloquence. J’ai évoqué ailleurs le zèle [religieux] qui poussa des gens respectables à de semblables fautes. Quant à moi, je sais dire comme il faut : « Il fait mal cela, et admirablement ceci. » »

Reste à savoir comment se placer là-dedans et Montaigne, habilement, ne le fait pas. Voici comment il se présente lui-même, et on peut comparer à comment il fait l'éloge de quelqu'un dont la morale correspond à celle du néo-stoïcisme, des valeurs supérieures qui sont celles de l'État, d'un esprit au-delà des factions

« Pour ma part, j’aime une vie qui coule tranquillement, sans éclat, et sans bruit : « aussi éloignée, de la bassesse que de la platitude et de l’orgueil. » Cicéron Mon destin le veut ainsi. Je suis né d’une famille qui a vécu sans éclat et sans tumulte, et de si loin qu’on s’en souvienne, particulièrement tournée vers l’honnêteté. »

« Et de même, on peut souligner la constante bonté, la courtoisie de la conduite et l’amabilité scrupuleuse de Monsieur de la Nouë, au milieu de factions armées sans foi ni loi (véritable école de trahison, de sauvagerie et de brigandage) où il a toujours vécu, en grand homme de guerre et fort expérimenté. »

Montaigne, devant le chaos des guerres civiles, utilise donc le doute comme moyen de se couvrir des accusations, mais en même temps il prône la gestion supérieure, la capacité à gérer et donc à faire face à toutes les situations, par des gens capables de rester stables, de ne pas basculer dans une sorte d'hystérie factionnelle.

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