Montaigne figure averroïste - 11e partie : rejet des superstitions et de la torture
Submitted by Anonyme (non vérifié)L'averroïsme politique prône la rationalité, et donc, avec la critique de l'Espagne catholique et la séparation de l'Église et de la pensée d'État, on trouve le rejet des superstitions et de la torture. Cela témoigne du fait que sur le plan de la civilisation, la monarchie absolue représente une étape nouvelle.
Parmi les superstitions, Michel de Montaigne classe bien entendu la confiance aveugle en les médecins. Ce qui est préfiguré ici, c'est la critique de Molière. Voici comment Michel de Montaigne se moque de la nature des médicaments proposés :
« Même le choix qu’ils font de leurs drogues a quelque chose de mystérieux et de divin. Le pied gauche d’une tortue, l’urine d’un lézard, lafiente d’un éléphant, le foie d’une taupe, du sang tiré sous l’aile droite d’un pigeon blanc...
Et pour nous autres « coliqueux » [personnes ayant des calculs] (tant ils abusent de notre misère), des crottes de rat réduites en poudre, et autres singeries du même genre, qui font plus penser àun sortilège de magicien qu’à une science solide.
Je laisse de côté le nombre impair de leurs pilules, la valeur maléfique de certains jours et de certaines fêtes dans l’année, les heures à respecter pour cueillir certaines herbes pour leurs ingrédients, cette physionomie rébarbative et cette attitude de componction dont Pline lui-même se moque. »
De manière plus grave, il dénonce la croyance selon laquelle il existe des sorciers. Affirmant la rationalité, Michel de Montaigne ne pouvait que comprendre que les superstitions témoignent d'une grave arriération de l'esprit. Il utilise l'argument psychologique, dans le prolongement de sa réflexion sur la conscience :
« N’est-il pas bien plus naturel de considérer que c’est notre entendement qui est transporté par la volubilité d’un esprit détraqué, plutôt que d’admettre que l’un d’entre nous puisse s’envoler, sur un balai, par le tuyau de sa cheminée, en chair et en os, par les soins d’un esprit étranger? »
Ce qui s'exprime ici, c'est la contradiction entre villes et campagnes. Michel de Montaigne vient des campagnes mais connait la ville – il sera même maire. Il peut voir le décalage qui s'affirme et il peut dénoncer les esprits bornés qui acceptent de croire sans réfléchir, sans une vie psychologique intérieure les amenant à un doute aux exigences matérialistes.
Dans l'anecdote suivante contée par Michel de Montaigne, on voit bien comment son relativisme a une visée matérialiste :
« Le droit de susciter et propager des événements de ce genre appartient en premier au hasard.
Comme je passais avant-hier dans un village à deux lieues de chez moi, j’ai trouvé l’en-droit encore tout chaud d’un miracle qui venait d’être éclairci, mais dont tout le voisinage s’était occupé pendant plusieurs mois, et dont les provinces voisines commençaient à s’émouvoir et les gens de toutes conditions y accourir en grosses troupes.
Un jeune homme de l’endroit s’était amusé une nuit à simuler dans sa maison la voix d’un esprit, sans autre idée sur le moment que de faire une bonne farce.
Mais celle-ci avait un peu mieux réussi qu’il ne l’avait espéré, et pour la renforcer encore un peu, il y avait associé une fille du village, complètement simplette et niaise, et pour finir, ils furent même trois de même âge et même valeur à y prendre part.
De prêches domestiques ils en vinrent aux prêches publics, se cachant sous l’autel de l’église, ne parlant que de nuit et défendant qu’on y apporte la moindre lumière.
Les paroles qu’ils proféraient visaient à la conversion du Monde et agitaient la menace du Jugement Dernier, car ce sont là en effet les sujets sous l’autorité desquels l’imposture se cache le plus aisément.
Ils en vinrent à simuler quelques visions et actes si niais et ridicules que c’est à peine s’il en est d’aussi grossiers dans les jeux des enfants ; mais pourtant, si la chance avait voulu leur accorder un peu de ses faveurs, qui sait jusqu’où ces plaisanteries seraient allées ?
Ces pauvres diables sont en prison à l’heure qu’il est ; ils subiront probablement le chatiement de la sottise commune ; mais je me demande si quelque juge ne se vengera pas, sur eux, de la sienne ?
On voit clair dans cette affaire parce qu’elle a été révélée au grand jour ; mais dans plusieurs autres du même genre, où notre connaissance est prise en défaut, je pense qu’il nous faudrait suspendre notre jugement, aussi bien pour les rejeter que pour les accepter. »
Michel de Montaigne est subtil : il dit que le doute peut amener à rejeter ou à accepter ces phénomènes miraculeux ou pseudo-miraculeux, mais on se doute bien qu'il a en tête qu'il s'agit toujours de mystifications. Rien que le fait d'introduire la question de cette manière donne une tendance très nette. Le doute instauré, il ne peut que ronger la religion.
On comprend que Michel de Montaigne ait pu donner l'image d'une personne isolée dans une période barbare. En fait, il exprime le point de vue de la faction des politiques, qui exige l'instruction, la rationalité, conformément aux besoins de l'État. Les guerres de religion, avec leur fanatisme et leurs violences, durent trop longtemps et ne font finalement que nuire à l'État. Elles produisent une culture de l'instabilité et de la brutalité.
Michel de Montaigne le dit ouvertement, ce qui est une position d'une immense radicalité alors, car c'était relativiser une cause censée être sacrée. Voici ce qui est une véritable dénonciation :
« Je vis en une saison en laquelle nous foisonnons en exemples incroyables de ce vice, par la licence de nos guerres civiles; et ne voit-on rien aux histoires anciennes de plus extrême que ce que nous en essayons tous les jours. Mais cela ne m’y a nullement apprivoisé.
A peine me pouvais-je persuader, avant que je l’eusse vu, qu’il se fût trouvé des âmes si monstrueuses qui, pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre : hacher et détrancher les membres d’autrui; aiguiser leur esprit à inventer des tourments inusités et des morts nouvelles, sans inimitié, sans profit, pour cette seule fin de jouir du plaisant spectacle des gestes et mouvements pitoyables, des gémissements et voix lamentables d’un homme mourant en angoisse.
Car voilà l’extrême point où la cruauté puisse atteindre,
« Qu’un homme tue un homme, non sous le coup de la colère, ou de la peur, mais seulement pour le regarder mourir. » [Sénèque]
De moi, je n’ai pas su voir seulement sans déplaisir poursuivre et tuer une bête innocente qui est sans défense et de qui nous ne recevons aucune offense. Et comme il advient communément que le cerf, se sentant hors d’haleine et de force, n’ayant plus autre remède, se rejette et rend à nous-mêmes qui le poursuivons, nous demandant merci par ses larmes,
« Et, par ses plaintes, couvert de sang, il semble implorer sa grâce ». Virgile, Eneide
ce m’a toujours semblé un spectacle très déplaisant.
Je ne prends guère bête en vie à qui je ne redonne les champs, Pythagore les achetait des pécheurs et des oiseleurs pour en faire autant :
« C’est, je crois, du sang des bêtes sauvages que le fer (de l’épée) a été taché pour la première fois ». [Ovide, Métamorphoses]
Les naturels sanguinaires à l’endroit des bêtes témoignent une propension naturelle à la cruauté.
Après qu'on se fut apprivoisé à Rome aux spectacles des meurtres des aimaux, on vint aux hommes et aux gladiateurs. Nature a, ce crains-je [je le crains], elle-même attaché à l'homme quelque instinct à l'humanité. Nul ne prend son ébat à voir des bêtes s'entrejouer et caresser, et nul ne faut [nul ne manque] de le prendre à les voir s'entredéchirer et démembrer. »
Le constat de Michel de Montaigne est formel :
« A la verité ces cruautez ne sont pas dignes de la douceur Françoise. »
Cela l'amène à faire une vraie réflexion sur la nature humaine, et là on sent l'influence décisive du catholicisme, l'incapacité à assumer l'humanisme réellement. Michel de Montaigne appelle à l'hégémonie de la conscience sur les choix, mais il souligne que c'est une bataille qui doit être menée contre la cruauté lui semblant naturelle. Cela aboutit à une dénonciation de la violence comme moyen de façonner les consciences. Rien ne sort de bien de la cruauté :
« Pour tuer et manifester en même temps leur colère, les tyrans ont employé toute leur habileté à trouver le moyen de faire durer la mort. Ils veulent que leurs ennemis s’en aillent, mais pas trop vite, pour avoir le temps de savourer leur vengeance. Et làils sont bien en peine: car si les tourments sont violents, ils sont courts; et s’ils sont longs, ils ne sont pas assez douloureux à leur gré. Les voilà donc à utiliser leurs instruments de torture.
Nous en voyons mille exemples dans l’Antiquité. Et je me demande si, à notre insu, nous ne conservons pas quelque trace de cette barbarie.
Tout ce qui va au-delà de la mort simple me semble pure cruauté. Notre justice ne peut espérer que celui que la crainte de mourir, d’être décapité ou pendu n’a pu empêcher de commettre une faute, en soit empêché par l’idée d’être brulé à petit feu, ou en pensant aux tenailles ou à la roue. Et je ne sais pas si, pendant ce temps, nous ne plongeons pas les suppliciés dans le désespoir. »
Par conséquent, la domination par la violence est une absurdité :
« On pourrait citer à ce propos l’opinion d’un Ancien [Sénèque] disant que les supplices renforcent les vices plutôt qu’ils ne les affaiblissent; qu’ils n’engendrent pas l’envie de bien faire, car c’est là l’œuvre de la raison et de l’éducation, mais seulement le soucide ne pas être pris à faire le mal.
« Le mal qu’on croyait éradiqué, au contraire, se répand. » [Rutilius Namatianus,]
Je ne sais pas si cela est vrai; mais ce que je sais par expérience, c’est que jamais société ne se trouva réformée par ce moyen-là. L’ordre et les bonnes règles dans la conduite des gens dépendent d’autre chose. »
Tout cela sert bien entendu à appuyer le néo-stoïcisme royal, à faire l'éloge de la conscience. Toutefois, comme Michel de Montaigne ne conçoit pas qu'une conscience qui gère puisse être généralisée – comme le fait le calvinisme – il est pris dans la contradiction entre ses exigences et la question démocratique. Il parle en fait clairement au nom de ce qui ne peut être que l'appareil d'État.