Y a-t-il un « art prolétarien » ?
Submitted by Anonyme (non vérifié)C'est une question qui a été un thème d'une très grande importance durant les années 1920 et 1930 : la révolution socialiste abolit-elle les superstructures du capitalisme, ou bien les dépasse-t-elle ?
Dans le premier cas, on doit abolir la famille, « révolutionner » les formes artistiques, changer totalement les goûts, les mœurs, le style de vie, etc. Dans le second cas, on prolonge ce qu'il y a de meilleur dans le passé, c'est-à-dire prendre en héritage tout le meilleur de la culture démocratique.
La question est à comprendre de la manière suivante : le socialisme naît des contradictions au sein du mode de production capitaliste. Or, ces contradictions sont elles-mêmes nées dans le cadre précis du marché national. Par conséquent, le socialisme naît forcément dans un cadre national, même si par définition, il est internationaliste et affirme le dépassement des nations.
Staline dit justement au sujet de ce qu'est une nation :
La nation est une communauté stable, historiquement constituée, de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique, qui se traduit dans la communauté de culture.
Et il va de soi que la nation, comme tout phénomène historique, est soumise aux lois de l'évolution, possède son histoire, un commencement et une fin.
Historiquement, les courants dits « gauchistes », comme le trotskysme, le bordiguisme, le conseillisme, etc. forment les partisans de la première solution, celle considérant que la révolution abolit toutes les formes anciennes, qu'elle dissout le capitalisme, dans un processus immédiatement mondial (même si ce processus peut avoir une certaine longueur).
Ils considèrent que le socialisme renverse toutes les valeurs bourgeoises, que tout ce qui appartient à l'époque de la bourgeoisie est nécessairement dévaluée, devenu sans valeur, caduc.
L'époque ayant changé, tant dans son fond que dans sa forme, alors nécessairement, il faut une rupture. Les débats au sujet de cette rupture peuvent être nombreux. En France, cela a été un grand thème et une source de divergences pour Lutte Ouvrière face à la Ligue Communiste Révolutionnaire, dans les années 1970.
Les deux avaient la même démarche, mais Lutte Ouvrière était plus prudente que la Ligue Communiste Révolutionnaire, qui prônait directement la remise en cause de la famille, de la sexualité en couple, etc. etc.
C'est la question du rythme de « dissolution » qui faisait débat, mais pour le « gauchisme », le socialisme présente une situation tout à fait nouvelle, qui abolit l'époque présente ; les formes mêmes d'existence n'ont plus rien à voir avec celles des périodes précédentes, qu'il faudrait systématiquement réfuter.
Dans l'art, la liberté totale était prônée, Trotsky écrivant un manifeste avec André Breton à ce sujet.
Bien entendu, les tenants de cette position gauchiste considérèrent comme particulièrement réactionnaire la ligne qui fut développée en URSS (et en Chine populaire), qui prônait la défense de l'héritage.
Le matérialisme dialectique ne considère pas, en effet, qu'il y a abolition de la langue, du territoire, de la vie économique et de la formation psychique, se traduisant dans la communauté de culture.
Pourquoi cela ? Parce que pour le matérialisme dialectique, la question socialiste a comme fondement la contradiction entre la bourgeoisie et le prolétariat au niveau du marché national.
Le processus n'est pas mondial : il est appelé à le devenir au fur et à mesure que le socialisme triomphe dans différents pays. La victoire totale enclenche l'avancée vers le communisme, où là les marchés nationaux fusionnent.
Ne doit-on pas considérer que le marché est déjà fusionné, de par les monopoles internationaux, les échanges à l'échelle mondiale, etc. ? Non, cela serait erroné, car si le capitalisme porte en lui les tendances à sa propre dissolution, celle-ci ne saurait avoir lieu tant que le marché n'est pas réellement mondial, abolissant toute la petite production et organisant l'économie de telle sorte qu'il n'y ait qu'un seul marché, uniformisé, équilibré, harmonieux.
Pour cette raison, les nations se maintiennent pendant toute une période, avec leurs spécificités. Staline dit ainsi en 1949 que :
Les hommes soviétiques considèrent que chaque nation, qu'elle soit grande ou petite, possède ses particularités qualitatives, son caractère spécifique qui n'appartient qu'à elle et que ne possèdent pas les autres nations. Ces particularités sont l'apport que chaque nation fait au trésor commun de la culture mondiale et qui la complète et l'enrichit.
Par conséquent, l'héritage culturel doit être assumé. Mao dit ici :
Nous devons recueillir le riche héritage et maintenir les meilleures traditions de la littérature et de l'art chinois et étrangers, mais pour les mettre au service des masses populaires.
Nous ne refusons nullement d'utiliser les formes littéraires et artistiques du passé : entre nos mains, refaçonnées et chargées d'un contenu nouveau, elles deviennent elles aussi propres à servir la révolution et le peuple.
Il y a ici une précision d'importance : les formes littéraires et artistiques du passé ne sont pas rejetées, mais refaçonnées. C'est un point capital.
Bert Brecht, par exemple, considérait, comme tout le courant expressionniste, que les anciennes formes étaient périmées. Bien entendu, les partisans du gauchisme considèrent de même.
Mais que signifie alors qu'elles ne le soient pas ?
Prenons l'exemple du grand siècle français, le XVIIe siècle. Jean Racine et Molière y furent les deux grands portraitistes, le premier dressant d'ingénieux portraits psychologiques, le second des portraits sociaux typiques.
Ce sont les deux auteurs les plus joués des 1024 auteurs de la Comédie française, avec respectivement, depuis 1680, 33 400 et 9 400 représentations. Serait-ce à dire qu'il faille reprendre leur tragédie et leur comédie dans la forme, pour les refaçonner ?
De la même manière, le troisième grand portraitiste français est Honoré de Balzac. Faut-il alors reprendre le principe du roman, et le refaçonner ?
Faut-il reprendre la forme des œuvres de Molière, Jean Racine et Honoré de Balzac ? Pour le savoir, il faut porter son regard sur leur signification précise. Pour cela, il faut saisir trois notions : celle de « tendance », celle de « narodnost » et enfin celle de « byt ».
Le terme de « tendance » vient d'un texte de Lénine sur la littérature du Parti. De là a été systématisé la conception selon laquelle il faut évaluer une œuvre selon sa valeur artistique et sa tendance.
Mao Zedong présente cela de la manière suivante :
Il existe donc deux critères - l'un politique, l'autre artistique ; quel est le rapport entre eux ? Il est impossible de mettre le signe égal entre la politique et l'art, de même qu'entre une conception générale du monde et les méthodes de la création et de la critique artistiques.
Nous nions l'existence non seulement d'un critère politique abstrait et immuable, mais aussi d'un critère artistique abstrait et immuable ; chaque classe, dans chaque société de classes, possède son critère propre, aussi bien politique qu'artistique.
Néanmoins, n'importe quelle classe, dans n'importe quelle société de classes, met le critère politique à la première place et le critère artistique à la seconde. La bourgeoisie rejette toujours les œuvres littéraires et artistiques du prolétariat, quelles que soient leurs qualités artistiques.
De son côté, le prolétariat doit déterminer son attitude à l'égard d'une œuvre littéraire ou artistique du passé, avant tout d'après la position prise dans cette œuvre vis-à-vis du peuple, et selon que celle-ci a eu ou non, dans l'histoire, une signification progressiste.
Certaines productions, foncièrement réactionnaires sur le plan politique, peuvent présenter en même temps quelque valeur artistique. Plus une œuvre au contenu réactionnaire a de valeur artistique, plus elle est nocive pour le peuple, et plus elle est à rejeter.
Le trait commun à la littérature et à l'art de toutes les classes exploiteuses sur leur déclin, c'est la contradiction entre le contenu politique réactionnaire et la forme artistique des œuvres.
Quant à nous, nous exigeons l'unité de la politique et de l'art, l'unité du contenu et de la forme, l'unité d'un contenu politique révolutionnaire et d'une forme artistique aussi parfaite que possible.
Il faut regarder la tendance que sert une œuvre artistique : si elle sert le progrès, alors elle est à valoriser, sinon elle est à rejeter.
Il y a toutefois ici un problème de termes très important. En effet, quand on lit Lénine et Mao Zedong, on trouve parfois les expressions « art prolétarien » et « art bourgeois ». Serait-ce à dire qu'il y a deux arts possibles ?
Non, et c'est pour cela que le principe de « tendance » indique justement ce qui est valable comme art, ce qui est authentiquement artistique, et ce qui ne l'est pas. Ce qui n'est pas véritablement de l'art devient de la culture, de l'idéologie, l'expression propre à une classe dominante.
Lénine constate ainsi :
Chaque culture nationale comporte des éléments, même non développés, d'une culture démocratique et socialiste, car dans chaque nation, il existe une masse laborieuse et exploitée, dont les conditions de vie engendrent forcément une idéologie démocratique et socialiste.
Mais, dans chaque nation, il existe également une culture bourgeoise (et qui est aussi, la plupart du temps, ultra-réactionnaire et cléricale), pas seulement à l'état d'« éléments », mais sous forme de culture dominante.
La culture démocratique et socialiste est la véritable culture, qui rassemble, assimile tous les éléments précédents. Voici comment Lénine précise cela :
Tout ce que la société humaine avait créé, Marx l'a repensé dans un esprit critique, sans rien laisser dans l'ombre. Tout ce que la pensée humaine a créé, il l'a repensé, il l'a vérifié sur le mouvement ouvrier ; et il a formulé ensuite des conclusions que les hommes, enfermés dans les limites étroites du cadre bourgeois ou enchaînés par les préjugés bourgeois, ne pouvaient tirer.
Il faut y songer quand, par exemple, nous parlons de la culture prolétarienne. Nous ne saurions résoudre ce problème si nous ne comprenons pas bien que c'est seulement la parfaite connaissance de la culture créée au cours du développement de l'humanité et sa transformation qui permettront de créer une culture prolétarienne.
La culture prolétarienne ne surgit pas on ne sait d'où, elle n'est pas l'invention d'hommes qui se disent spécialistes en la matière. Pure sottise que tout cela. La culture prolétarienne doit être le développement logique de la somme de connaissances que l'humanité a accumulées, sous le joug de la société capitaliste, de la société des propriétaires fonciers et des bureaucrates.
Tous ces chemins et tous ces sentiers ont mené et continuent de mener à la culture prolétarienne, de même que l'économie politique, repensée par Marx, nous a montré à quoi doit aboutir la société humaine, nous a indiqué le passage à la lutte des classes, au départ de la révolution prolétarienne.
De fait, après la révolution socialiste, Lénine écrivit la chose suivante pour son projet de résolution sur la culture socialiste :
1. Pas d'idéologie particulière - le marxisme.
2. Ne pas inventer une nouvelle culture prolétarienne, mais partir des meilleurs modèles, de l'héritage classique, des résultats de la culture actuelle en se plaçant au point de vue de la philosophie marxiste et des conditions de vie et de lutte du prolétariat à l'époque de sa dictature.
3. Pas d'indépendance à l'égard du Commissariat du peuple à l'Instruction publique, mais en être une partie, car Parti Communiste + Commissariat du peuple à l'Instruction publique = culture prolétarienne.
4. Subordination du proletkult au Commissariat du peuple à l'Instruction publique.
On en revient ici à la question de l'héritage, des « meilleurs modèles », par opposition à « une nouvelle culture prolétarienne ».
Faut-il alors considérer les œuvres de Molière, Jean Racine et Honoré de Balzac comme des modèles à reprendre, à réactualiser ? Ou faut-il considérer leur approche comme périmée ?
La réponse ne peut être que dialectique, et pour ceux-là il nous faut utiliser les concepts de « narodnost » et de « byt ».
Ces deux mots russes désigne d'un côté la vie nationale, de l'autre le fait d'être, de vivre. Une œuvre d'art représente, en effet, des personnages typiques dans une situation typique, donc des personnages dans un cadre concret, avec une vie concrète.
Par conséquent, la question est de savoir si l'on peut utiliser la comédie, la tragédie et le roman comme formes, afin de dresser des portraits typiques de personnes vivant en France en cette début du XXIe siècle.
Une telle question ne peut être résolue que de manière concrète, la réponse ne saurait être inventée. Par conséquent, on voit que les artistes n'ayant pas assimilé Molière, Jean Racine et Honoré de Balzac ne peuvent pas parvenir à un art authentique.
En effet, il s'agit des meilleures formes de portraits qui se sont développés dans notre pays. Or, l'art aujourd'hui ne peut consister pareillement qu'en des portraits de même nature. Bien entendu, le matérialisme dialectique permet d'apporter davantage de nuances, de mieux souligner la dimension positive : c'est pour cela que son réalisme est socialiste, et plus simplement du réalisme, même « critique ».
Toutefois, on est encore dans le principe du portrait. Et l'approche du portrait, en France, a indéniablement comme particularité de souligner les aspects psychologiques, avec une extrême précision. Cela sera vraisemblablement l'apport national de la culture française à la nouvelle culture mondiale socialiste de demain.