22 oct 2015

La tragédie classique française - 14e partie : une tendance historique

Submitted by Anonyme (non vérifié)

Pour que Jean Racine s'affirme, il faut une époque qui le produise matériellement. Il faut une forme et un contenu social adéquats. Or, ce n'est que lentement que le théâtre dispose de véritables locaux. En 1518, les Confrères de la Passion avaient arraché le monopole des représentations théâtrales, s'installant en 1548 dans une des salles de l’Hôtel de Bourgogne.

Mais leurs « mystères », représentations de scènes religieuses, furent interdits la même année, aussi ce sont des troupes ambulantes qui leur louèrent la salle. Le début du Roman comique de Paul Scarron, en 1651, présente l'arrivée d'une troupe ambulante au Mans, de manière pittoresque, voire baroque :

« Cette charrette était attelée de quatre boeufs fort maigres, conduits par une jument poulinière dont le poulain allait et venait à l'entour de la charrette comme un petit fou qu'il était. La charrette était pleine de coffres, de malles et de gros paquets de toiles peintes qui faisaient comme une pyramide au haut de laquelle paraissait une demoiselle habillée moitié ville, moitié campagne.

Un jeune homme, aussi pauvre d'habits que riche de mine, marchait à côté de la charrette. Il avait un grand emplâtre sur le visage, qui lui couvrait un oeil et la moitié de la joue, et portait un grand fusil sur son épaule, dont il avait assassiné plusieurs pies, geais et corneilles, qui lui faisaient comme une bandoulière au bas de laquelle pendaient par les pieds une poule et un oison qui avaient bien la mine d'avoir été pris à la petite guerre.

Au lieu de chapeau, il n'avait qu'un bonnet de nuit entortillé de jarretières de différentes couleurs, et cet habillement de tête était une manière de turban qui n'était encore qu'ébauché et auquel on n'avait pas encore donné la dernière main. Son pourpoint était une casaque de grisette ceinte avec une courroie, laquelle lui servait aussi à soutenir une épée qui était aussi longue qu'on ne s'en pouvait aider adroitement sans fourchette.

Il portait des chausses troussées à bas d'attache, comme celles des comédiens quand ils représentent un héros de l'Antiquité, et il avait, au lieu de souliers, des brodequins à l'antique que les boues avaient gâtés jusqu'à la cheville du pied. »

La meilleure troupe ambulante de l’Hôtel de Bourgogne forma à partir de 1610 les Comédiens du Roi (qui fusionneront en 1680 avec la troupe de Molière, devenant la Comédie française qui aura le monopole parisien du théâtre). Le rôle de l'État dans l'affirmation théâtrale, en particulier de la tragédie, est essentiel. Il faut bien saisir que la tragédie est un genre privilégié par l’État et son élite administrative. Le public lié à la cour, au sens strict, préfère les ballets, les jeux et les grands spectacles, les carrousels, les chasses, les joutes, etc.

Le théâtre lui-même n'existe en tant que tel qu'à Paris, Lyon et Rouen pour sa forme réellement organisée, avec continuité, et c'est avec l'État qu'il se systématise. 

A Paris, en 1630 qu'on trouve deux théâtres : le premier dans un jeu de paume de l’Hôtel Guénégaud dans le quartier du Marais, le second donc à l'Hôtel de Bourgogne. Richelieu fit en sorte, en 1635, que Louis XIII subventionne leurs troupes. Il organise également des dispositions de police pour la tenue correcte des salles, et lui-même établit en 1637 la construction d'un grand théâtre dans son Palais-Cardinal, qui deviendra à sa mort le Palais Royal. Il y aura ensuite la salle du Petit-Bourbon, ouvrant en 1650.

Louis XIV sera par la suite lui-même présent à de nombreuses premières, comme celle de Timocrate de Thomas Corneille au théâtre du Marais, celle d'Œdipe de Pierre Corneille à l'Hôtel de Bourgogne, de L'école des femmes de Molière au Palais Royal.

En fait, la première partie du XVIe siècle est marquée par le lent passage de salles exiguës avec un parterre où les gens sont debout et des loges pour les fortunés, alors que les plus fortunés ont des divans sur la scène même, à de véritables théâtres. Les acteurs obtiennent parfois la célébrité : c'est le cas de Pierre Le Messier (1592-1670), dit Bellerose (qui joua notamment Dorante dans Le Menteur de Pierre Corneille), de Zacharie Jacob (1608-1667), dit Montfleury (qui joua notamment Oreste dans Andromaque de Jean Racine), Marie Desmares (1642-1698), dite la Champmeslé (privilégiée par Jean Racine et ayant notamment joué Hermione, Bérénice, Phèdre).

La production d'œuvres grandit ainsi, parallèlement au théâtre, avec des auteurs directement liés aux œuvres, alors qu'auparavant celles-ci étaient liées à une représentation précise d'une troupe se l'étant appropriée.

Pourquoi, dans ce contexte, Jean Racine va-t-il triompher ? Cela tient à une question touchant la base même du processus qui aboutit à lui, et à sa capacité à réactiver ce que la liquidation du calvinisme avait empêché.

En effet, différents auteurs ont développé leurs activités parallèlement à Pierre Corneille et Jean Racine ; ils ont eu alors pour certains des moments de gloire. Parmi les plus connus à l'époque, on trouve ainsi Jean Mairet (1604-1686), Jean de Rotrou (1609-1650), Georges de Scudéry (1601-1667), ou encore François L'Hermite (1600-1665), dit Tristan.

Pourtant, la postérité ne les a pas retenu. La première raison qui les a amenés à l’insignifiance historique est le caractère particulièrement composite. S'ils ont dû prendre historiquement partie pour la régularité ou contre elle, ils ne sont pas parvenus à formuler des œuvres exprimant pleinement l'une ou l'autre.

On a par exemple Jean Mairet qui écrit une tragi-comédie pastorale, La Silvanire, ou la Morte-vive, où il est parlé de miroir magique et qui est initialement une « fable bocagère » d'Honoré d'Urfé ; la préface de Jean Mairet, pourtant, fait l'éloge de l'unité de temps, de lieu et d'action. On a ici une contradiction patente, propre à l'époque.

La première tragédie appliquant l'unité de temps, de lieu, d'action, fut d'ailleurs de lui : La Sophonisbe, en 1634, fut un énorme succès. L'approche est pourtant baroque dans sa narration. On y voit Sophonisbe se marier au vieux roi Syphax, tout en restant amoureuse de Masinisse, également un roi des Berbères, passé par dépit dans le camp romain triomphant de Syphax.

Tombé amoureux de Sophonisbe, Masinisse l'épouse mais les Romains la veulent comme captive, pour défiler enchaîner dans le cortège des vainqueurs. Sophonisbe veut éviter le déshonneur, Masinisse lui remet le poison et se tue après elle. Voici un extrait de la scène finale :

« Mais consumer le temps en des plaintes frivoles
Et flatter sa douleur avecque des paroles,
C'est à ces lâches cœurs que l'espoir de guérir
Persuade plutôt que l'ardeur de mourir.
Meurs, misérable prince, et d'une main hardie,
Ferme l'acte sanglant de cette tragédie.
Il tire le poignard caché sous sa robe.
Sophonisbe en ceci t'a voulu prévenir ;
Et puisque tes efforts n'ont pu la retenir,
Donne-toi pour le moins le plaisir de la suivre,
Et cesse de mourir en achevant de vivre.
Montre que les rigueurs du Romain sans pitié
Peuvent tout sur l'amant, et rien sur l'amitié. Il se tue. »

De fait, si l'élan pour la tragédie classique est lancée, jusqu'à Jean Racine, on en reste toujours à un niveau divertissant, non transcendant, à l'esprit de la tragi-comédie. Ces auteurs ont soit choisi d'en rester à une dimension baroque, soit n'ont pas réussi à s'extirper.

Jean Mairet avait également connu un grand succès avec la tragi-comédie pastorale Sylvie ; on voit dans ses choix d'écriture qu'il n'appartient pas à l’affirmation au sens strict de la tragédie, mais à l'ancien temps, où la production peut partir dans de multiples directions : en tout il écrira six tragi-comédies, deux pièces à caractère pastoral et une comédie, pour trois tragédies seulement.

La seconde raison de l'échec de ces auteurs, et c'est là une clef essentielle de tout cela, l'aspect principal, c'est que la profondeur psychologique était d'une grande faiblesse. Pierre Corneille, même s'il n'avait pas la capacité d'atteindre l'approche simple, linéaire, typiquement française, disposait au moins d'une qualité française plaisante : le sens de la symétrie.

Ce n'était pas le cas pour les autres auteurs, qui purent faire des œuvres intéressantes, mais n'atteignant pas la plus grande qualité, et servant ainsi de marche-pied seulement à Jean Racine : ils n'avaient ni le sens de la symétrie, ni la tendresse psychologique adéquate, ni une juste compréhension de la forme tragique dans sa simplicité.

Voici un exemple de 1637 avec La Mort de César, de Georges de Scudéry, où l'on voit que la tragédie est une présentation tragique d'un moment non synthétisé dans toute sa complexité comme a pu le faire Jean Racine. Dans l'extrait suivant, on a une scène de théâtre tragique, mais pas une tragédie dans sa substance même, façonnant tous les aspects de la pièce.

« Acte II, scène 2

La chambre de César s’ouvre, Sa femme est sur un lit endormie, Il achève de s’habiller.

CALPHURNIE

Au secours mes Amis, des Tigres sanguinaires,
Exercent sur César leurs fureurs ordinaires.

CESAR

La peine qu’elle sent, me touche de pitié :
Ce songe, est un effet d’une forte amitié,
Qui peignant mon visage, en l’imaginative,
Lui fait tenir certain que ce malheur m’arrive.

CALPHURNIE

O Dieux ! Rien ne s’oppose, à ce sanglant effort ;
Il n’en peut plus, il tombe, il se meurt, il est mort ;

CESAR

Il la faut éveiller : répondez-moi dormeuse.

CALPHURNIE

Qui m’appelle ? Où sont-ils ? Revenez troupe affreuse.

CESAR

Vous-même, revenez d’un assoupissement,
Qui nous a fait souffrir tous deux, également.

CALPHURNIE

Est-ce vous mon César ? Hélas ! Est-il possible ?
Que vous soyez vivant, et que je sois sensible ?
Vous me venez de rendre un service important :
Vous me ressuscitez, en vous ressuscitant ;
Et par vous et pour moi la force est dissipée,
Des plus noires vapeurs dont l’âme soit trompée.
Mais Dieux ! M’est-il permis par un discours flatteur,
De mépriser ce songe, et l’appeler menteur ?
Et m’ayant si bien peint un acte si tragique,
Le dois-je croire faux ? Ou songe prophétique ? »

Seul Jean Racine a eu la capacité d'affirmer la tragédie, et non pas donc de réaliser un idéal tragique pensé au préalable, mais de le synthétiser dans son œuvre.

Tous les autres auteurs, en pratique, par leurs œuvres ou leurs théories littéraires, ont préparé l'avènement du théâtre de Jean Racine.

Figures marquantes de France: