3 oct 2013

Egon Erwin Kisch et Bertolt Brecht - 10e partie : Upton Sinclair et la jungle des Chicago stockyards

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« C'était l'incarnation de la cupidité aveugle insensée . C'était un monstre dévorant avec un millier de bouches, foulant avec mille sabots: c'était la Grande Boucherie - c'était l'esprit incarné du capitalisme. »

Upton Sinclair (1878-1968) est une des grandes figures du reportage aux États-Unis. Ami de Charlie Chaplin et d'Egon Erwin Kisch, grande figure progressiste, on retrouve chez lui la même démarche post-expressionniste dans la compréhension de comprendre la réalité du capitalisme.

Son œuvre La jungle est d'une grande transcendance historique. Publié en 1905, l'oeuvre a été un immense succès, tiré à plusieurs millions d'exemplaires et traduit en plus de trente-trois langues.

La démarche se situait dans la tradition née au début du 20e siècle des « Muckraker », terme péjoratif (muck signifiant la boue) pour désigner les journalistes progressistes qui ne s'intéresseraient qu'aux aspects « sales » de la société.

Dans La jungle se voit décrit la terrible réalité de l'utilisation industrielle des animaux pour la production d'un marchandise se généralisant : la viande.

Publié en feuilleton, du 25 février au 4 novembre 1905 dans le quotidien socialiste Appeal to Reason (l'Appel à la raison, tirant à entre 250 et 500 000 exemplaires), il fut publié sous la forme d'un roman en 1906.

Upton Sinclair a écrit son roman en se fondant sur son expérience de sept semaines au sein des Chicago stockyards, qu'il mit ensuite neuf mois à mettre en forme.

Les Union Stock Yards étaient un regroupement d'entreprises organisant l'élevage des animaux, leur abattage ainsi que le stockage de la viande obtenue, qui avait ouvert pour Noël 1865.

On a là un modèle industriel capitaliste, avec un massacre à très grande échelle, sur plus de deux cent soixante hectares au sud-ouest de Chicago. 2300 « parcs » hébergeaient des animaux au milieu de restaurants, de saloons, de bureaux, d'hôtels.

La clef, ce sont bien entendu les chemins de fer qui permettaient alors d'approvisionner New York, et rien qu'en 1886, il y avait déjà 170 kilomètres de voies ferrées autour des installations.

Et c'est également la généralisation du travail à la chaîne, permis par le taux de concentration déjà très haut, 5 entreprises abattant 90 % des animaux : Armour, Swift, Morris, National et Schwarzschild. De 1865 à 1900, 400 millions d'animaux avaient déjà été abattus.

En 1905, 30 000 ouvriers travaillaient aux Union Stock Yards, en faisant sans doute la plus grande installation capitaliste du monde.

C'est dans ce cadre que l'enquête de Sinclair a eu lieu. Il décrit l'endroit comme arrière-plan de l'histoire d'une famille d'ouvriers immigrés exploités, endettés, mis à la rue, la femme étant violée puis perdant son enfant en couches par impossibilité de payer le médecin, avec finalement la compréhension de la réalité capitaliste grâce à un meeting socialiste.

5 éditeurs furent intéressés par l'édition du feuilleton publié dans le quotidien socialiste, mais les pressions capitalistes les firent reculer, jusqu'à une mobilisation de 1200 personnes payant le roman avant même sa publication, montrant ce qui était en jeu.

Ce que révèle Upton Sinclair a terrifié son époque, une prise de conscience d'un phénomène a eu lieu ; Brecht a ainsi écrit une pièce de théâtre où une grève se déroule dans les abattoirs de Chicago, Sainte Jeanne des Abattoirs.

Pourtant c'était alors encore sous-estimé de par sa dimension historique. Ce sont les conditions de travail et l'insalubrité massive qui sont devenus les thèmes principaux de ce « reportage » romanesque, mais la réalité de l'activité sociale n'a pas alors été saisi de manière complète, malgré des évidences terrifiantes :

« Au fur et à mesure qu'un nouveau cochon est attaché par la patte, les cris qui s'accumulent deviennent si sonores que le tumulte est assourdissant. Il y a les cris aigus et les cris rauques, les grognements et les couinements de douleur ; parfois, une accalmie temporaire avant un éclat renouvelé, plus fort que jamais, s'élevant à des sommets insoutenables.

Ce fut trop pour certains visiteurs – les hommes se regardaient, riaient nerveusement, les femmes se tenaient les mains serrées, le sang montant au visage, les larmes coulant de leurs yeux. »

L'ouvrier aliéné est frappé par la dignité du réel, par le travail à la chaîne d'un « crime horrible commis dans un donjon, sans que personne ne le voie ni ne le soupçonne, enfoui hors de vue et de mémoire. »

La réalité ne peut pas être niée : « la personne la plus terre à terre ne pouvait éviter de penser aux cochons, si innocents, qui venaient en toute confiance ; et ils étaient si humains dans leurs protestations – et tellement dans leur droit ! »

Ici, La Jungle relève de l'expressionnisme car elle souligne la dimension de l'aliénation. L'ouvrier n'est pas qu'une marchandise au service de l'usine, il est un être subissant une torture terrible.

La fuite est une nécessité, mais elle n'est pas possible :

« Il n'y a pas de vie sauvage de désert où je peux me cacher de ces choses, il n'y a pas de refuge où je peux leur échapper, quoique je voyage jusqu'aux extrémités de la terre, je trouve le même système maudit - je trouve que toutes les impulsions justes et nobles de l'humanité, les rêves des poètes et les angoisses de martyrs, sont enchaînés et liés au service de la cupidité organisée et prédatrice ! »

Le capitalisme américain réussit à s'en sortir, après l'impact de La Jungle, grâce à deux nouvelles lois sur l'inspection de la viande - le Pure Food and Drug Act et le Beef Inspection Act - jouant ainsi sur le « consommateur » pour empêcher une réflexion sur le « producteur. »

Cela fit dire à Upton Sinclair :

« Je visais le cœur des gens et j'ai malheureusement touché leur estomac. »

On retrouve là, bien entendu, l'une des grandes faiblesses de l'expressionnisme, qui joue tellement sur la forme que le contenu peut être relativement neutralisé.

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