20 sep 2013

Egon Erwin Kisch et Bertolt Brecht - 4e partie : l'approche de Kisch

Submitted by Anonyme (non vérifié)

Kisch était d'une très grande curiosité, doublé d'un désir de faire face à l'injustice. Voilà pourquoi il avait d'un côté une démarche empirique, alors que de l'autre il arrivait à saisir la substance d'un fait-divers. En fait, il n'y a pas de fait-divers pour un reporter conséquent.

Il y a toujours quelque chose qui amène à quelque chose qui amène à une source, une réalité en mouvement. Expliquer ce chemin inextricable est le devoir du journaliste authentique.

Là où le pessimisme explique à la même époque que plus rien n'est authentique, plus rien n'est humain, tout est absurde, Kisch établit que rien n'est absurde et qu'il faut aller au fond des choses, donc plonger dans l'humain.

Voici un extrait où il présente sa rencontre avec des émigrants en partance pour les Etats-Unis, exprimant bien sa vision du monde et sa sensibilité dans cette oeuvre de jeunesse.

« Ils sont arrivés à Paris à 7 heures du matin, partis de Prague, ils sont passés par Nuremberg, Kehl et Strasbourg. Un long voyage dans un wagon bourré à craquer. A leur arrivée, on les a emmenés en voiture de la gare de l'Est à la gare de Lazare le saint (ce qui leur a coûté quatre francs), et maintenant ils attendent, accroupis sur les dalles, que la compagnie maritime leur rende les papiers, traduits en français, avec lesquels ils pourront aller jusqu'à Cherbourg ou au Havre.

Si l'un d'eux ose s'éloigner de la gare de quelques pas, c'est pour aller dans une boulangerie ou chez un marchand de quatre-saisons, où il montre quelque chose du doigt, tend un billet de dix francs, et s'assure qu'on lui rende la monnaie.

Mais les commerçants des alentours de la gare connaissent les émigrants et ne rendent pas énormément d'argent sur un billet. Les Slovaques sont alors d'autant plus méfiants face à quelqu'un qui, ici à Paris, parle leur propre langue, chose déjà plutôt inattendue, et qui en plus voudrait qu'ils lui racontent leur histoire.

Finalement, lorsqu'ils apprennent qu'il connaît leur pays et qu'il s'est rendu dans des villages slovaques, ils consentent à parler avec lui. Surtout quand il passe une nuit entière dans le même compartiment qu'eux. A 23 heures, le train part pour Le Havre.

Nous somme dix dans le coupé, plus neuf sacs à fleurs rouges, plusieurs miches de pain noir et quelques couettes en plume. Un vieux Slovaque, une vieille Slovaque, leur fils, leur fille, un autre garçon et quatre autres filles. Il y a généralement beaucoup de filles à faire la traversée.

En Slovaquie, quand on a 22 ans et qu'on a pas trouvé de mari, on part outre-Atlantique. Là-bas, il y a toujours des garçons slovaques qui cherchent à se marier. Elles en trouveront peut-être déjà un en train d'attendre à Ellis Island, et sinon, elles peuvent être sûres de se marier avant d'arriver au Wisconsin. « Vête citat po englicky ? » [Vous lisez l'anglais?]

Et avant d'entendre ma réponse, le vieux a déjà défait le nœud d'un mouchoir rouge autour de la lettre que tout oncle slovaque envoie des Etats-Unis dès qu'il a économisé quelques dollars. Il a lui aussi, à l'étranger, la nostalgie de son pays, de sa famille et de sa langue maternelle. Dans une situation pareille, un autre rentrerait chez lui ; mais le Slovaque, lui, fait venir pays, famille et langue maternelle. Ce n'est peut-être plus très slovaque et déjà américain.

Dans la lettre qu'il envoie à ses nièces et neveux au village, il écrit qu'il s'est déjà occupé de tout. La lettre est en anglais. C'est un slovaque qui l'envoie. En Tchécoslovaquie. A un autre Slovaque, qui a seulement fréquenté l'école hongroise. Celui qui la lit ici, en France, écrira à ce sujet un reportage en allemand. »
(Traversée de la France avec des émigrants)

Dans l'extrait suivant, on voit très bien que Kisch ne réduit pas un phénomène à une série de faits-divers, et on peut même dire que sa dénonciation réaliste est un modèle du genre, possédant une actualité partout où il y a exploitation et oppression. Il suffit de constater, de manière réaliste, de reconnaître la dignité du réel.

« Quand on habite au Quartier Latin et qu'on va dans la rue à différents moments de la journée, on peut observer les étudiants se livrer aux occupations les plus diverses.

Par exemple, le matin une étudiante aux cheveux tondus quasiment à ras achète pour son déjeuner un peu de chou-fleur et de pommes de terre chez le marchand de quatre-saisons et quelques moules chez le poissonnier ; tous les matins, un jeune homme se rend à l'une des grandes librairies de la rue de l'Ecole de médecine, il prend, comme s'il voulait l'acheter, un manuel de gynécologie dans les livres exposés sur les rayonnages à l'extérieur et l'apprend par cœur page après page en remuant les lèvres.

Deux garçons en promenade la nuit sur le Boul'Mich' [Boulevard Saint-Michel] se disputent à propos du Traité politique de Spinoza ; une fois arrivés à hauteur des cafés, ils interrompent leur discussion et se mettent à ramasser des mégots sous les tables.

Vers la fin du mois, sur le boulevard Saint-Germain, entre la place Maubert et Cluny, la jeune fille qui t'adresse la parole de façon un peu gauche et qui te prie de lui permettre de t'accompagner, te laissant le soin de fixer ton tarif, est une étudiante : elle n'a pas d'autre moyen de payer son loyer ou son abonnement au restaurant des étudiantes... »
(Angoisses d'examen)