«Nuit de la détresse» des éleveurs français : symptome de l'emprise croissante des monopoles
Submitted by Anonyme (non vérifié)Depuis le mois de juin 2015, la France connaît une intense mobilisation dans le secteur de l'élevage qui a abouti hier soir le 2 juillet 2015 à une « nuit de la détresse ». La contestation est accentuée par le fait que le gouvernement français dirigé par le Parti Socialiste n'a pas tenu les engagements qu'il avait pris auprès des éleveurs durant le mois de juin.
Il y a eu de nombreuses mobilisations, particulièrement dans l'ouest et le nord de la France, avec de gros accès de colère comme à Quimper où des voitures de police ont été renversées et un supermarché saccagé. Il s'agit d'une mobilisation de type plébéienne dans le prolongement du mouvement des « bonnets rouges » en 2013, avec déversement de lisier, brûlage de pneus, etc.
Les éleveurs de vaches et de cochons (y compris les producteurs de lait) se mobilisent pour ne pas sombrer, alors que l'industrie agroalimentaire et la grande distribution leur imposent des prix toujours plus bas.
D'après la FNSEA, le principal syndicat agricole en France, le revenu des producteurs de viande bovine ne serait plus qu'en moyenne de 10 000€ à 12 000€ par an. Ce qui bien évidemment est très faible. Il est également considéré que les prix payés aux producteurs de lait ainsi qu'aux producteurs de viandes bovines et porcines ont baissé de 20 à 30 % en un an.
Le litre de lait qui leur est payé environ 30 centimes, le kilo de viande bovine 3€, et celui de porc 1,30€, ne leur permet plus de vivre décemment.
La situation actuelle dans le secteur de l'élevage est une expression très claire de la crise générale de mode de production capitaliste, qui accélère la monopolisation de la production.
Les animaux ont été massivement utilisés par l'agro-industrie pour se développer et assurer des taux de profit très élevés durant la seconde moitié du XXe siècle. De par la nature vivante des « matières premières», cela a forcément donné lieu à d'importants gains de productivité, comme cela a été expliqué en détail dans l'article Crise du capitalisme et intensification de la productivité : le rôle des animaux dans la chute tendancielle du taux de profit.
Les éleveurs en France ont été parties prenantes de ce processus et ils ont largement modernisé et agrandi leurs exploitations. Mais jusqu'à un certain seuil seulement. Malgré l'importance de la concentration, les éleveurs en France, et surtout dans l'ouest, sont principalement des capitalistes individuels avec des structures « familiales » et pas ou peu de salariés.
C'est une situation très différente de ce qui existe dans d'autre secteurs agricoles comme par exemple le maraîchage ou encore le secteur céréalier. A ce titre justement, il n'est pas du tout anodin que Xavier Beulin le président de la FNSEA, céréalier, ait été chahuté lors du rassemblement de Saint-Brieuc sous prétexte qu'il n'est pas du « même monde ». « Aujourd’hui, c’est le soir des éleveurs, pas des céréaliers », aurait alors affirmé un éleveur d'après la presse.
Aujourd'hui les éleveurs se retrouvent donc incapables de suivre le rythme imposé par les trusts de l’agroalimentaire et la grande distribution.
Ce qui se passes est simple. Les trusts de l'agroalimentaire et de la grande distribution ont besoin de faire circuler toujours plus de capital pour augmenter leur taux de profit. Ils ont ainsi besoin de produire et vendre toujours plus de marchandises et de plus en plus rapidement. Ils ont donc besoin d'un côté de plus de « matières premières » pour augmenter le nombre de marchandises, mais aussi de tirer les prix vers le bas pour que la circulation de ses marchandises puissent se faire malgré la surproduction.
Les trusts de l'agroalimentaire et de la grande distribution exercent ainsi une pression très importante sur les prix d'achat auprès des éleveurs, par l'intermédiaire des abattoirs et des coopératives laitières, en profitant d'une position de monopole vis-à-vis des producteurs et des consommateurs toujours croissante.
Ainsi, si Alain Bernier le président de la FDSEA de Loire-Atlantique tenait un discours populiste en affirmant hier que « Leclerc est l'un des plus gros bandits », il n'a néanmoins pas tort d'affirmer : « Il faut que les gens comprennent que se nourrir a un prix. Ça se joue parfois à des centimes ».
Lorsque l'on s'imagine pouvoir acheter en masse et pour « pas cher » des produits contenant de la viande, du lait ou des œufs, il y a en fait derrière cela toute une organisation économique, tournée vers la maximisation des profits, qui fait que la réalité des prix des marchandises n'est pas reconnue de manière véritable.
En effet, cette baisse des prix des marchandises ne peut se faire que parce qu'il existe tout un système de quotas et de subventions permettant de maintenir de manière artificielle la petite production tout en intensifiant et modernisant la production. Ainsi, une part importante de la production du marché de l'élevage est déjà totalement socialisée par le biais des impôts.
Cette pression monopoliste qui tire les prix à la baisse et la production à la hausse, ce sont d'abord les animaux qui la subissent, de par les contions d'élevage, d'exploitation et d’abattage qu'ils doivent subir. C'est la raison pour laquelle la condition animale est aujourd'hui une grande question démocratique
La colère des éleveurs bovins et producteurs de lait aujourd'hui en France est logique dans la mesure où ces gens sont exploités de manière insoutenable en travaillant dur et beaucoup, et qu'ils sont toujours plus sous la pression des monopoles qui leur imposent ces conditions difficiles.
Il est juste de leur part de vouloir résister à la pression monopoliste. Mais leur existence en tant que petits capitalistes n'est pas tenable et il est erroné de leur part de s'imaginer pouvoir s'en sortir seul, en tournant le dos aux masses populaires qui elles aussi sont dépendantes de l'industrie agroalimentaire et de la grande distribution.
En l’occurrence, puisqu'il s'agit de la production alimentaire, la question de la condition animale et donc de la consommation de viande, de lait et d’œufs est une question qui ne peut être esquivée. Quand on voit à quel point la bataille est difficile pour les éleveurs pour négocier ne serait-ce que quelque centimes au kilo, on comprend bien à quel point la pression est intense et à quel point les animaux sont obligés de subir toujours plus cette pression, au détriment de leur conditions de vie et de mort.
En ignorant cela, par exemple en affichant une banderole telle que celle-ci à Rennes : « Bien-être animal Doit-on mettre nos vaches dans nos lits et nous sur la paille ??? », les éleveurs ne se rangent pas du côté des masses, faisant de la lutte contre leurs difficultés un combat démocratique. En réagissant ainsi, les éleveurs montre leur nature de petits-bourgeois voulant préserver coûte que coûte leur place au sein du mode de production capitaliste.
Les anticapitalistes romantiques - qu'ils soient plus ou moins d'extrême-droite en mode pétainiste comme les « zadistes » ou alors qu'ils soient franchement dans une dynamique fasciste comme tout ce qui tourne autour de Marine Le Pen – prétendent pouvoir régler ces questions en faisant tourner le roue de l'histoire « à l'envers », en défendant un passé fantasmé.
On a là tout ce qui tourne autour de la défense du « local » et de la petite-production. Et forcément, puisqu’il s'agit d'un secteur totalement capitaliste malgré tout, il y a la question de la nation qui ressort, comme une prétendue solution.
Les éleveurs apparaissent en partie comme démocratiques quand hier soir ils arrêtaient des camions frigorifiques pour détruire les produits qui ne sont pas issus de l'élevage français. C'est vrai qu'il est injuste de faire jouer la concurrence de pays où les normes environnementales et sociales sont beaucoup plus légères qu'en France - ce qui a en plus tendanciellement pour effet de tirer les normes environnementales et sociales vers le bas en France.
Mais ce qu'il faut bien voir, c'est que le capitalisme français a une solution pour contourner cela : c'est d’augmenter encore un peu plus la productivité des élevages en passant une nouvelle étape dans la concentration et la modernisation des exploitations. S'il y avait encore 665 000 exploitations agricoles en 2000 en France, elles n'étaient plus que 515 000 en 2010 et encore moins en 2015. Deux exemples récents de cette concentration du secteur sont la ferme des milles vaches en Picardie et le projet de porcherie industrielle à Poiroux en Vendée, deux « fermes-usines » qui mettront forcément encore plus sur la touche les « petits » producteurs.
D'autre part, et c'est là où le nationalisme est forcément un piège au service du capitalisme, la mise en avant de la production française s'accompagne aussi de la mise en avant de l'exportation, ce qui revient à faire aux autres ce que l'on critique ici.
Voici ce qu'expliquait un article du Figaro lors des négociations mi-juin entre le FNSEA et le ministère de l'Agriculture :
« Dans une réunion «très difficile, un vrai champ de bataille», les différents acteurs ont également essayé de dégager des moyens pour mieux valoriser la production française. Le logo «Viande de France» va ainsi être généralisé par la grande distribution.
Autre avancée, la présentation d'un projet de plate-forme d'aide à l'exportation des viandes françaises, par Stéphane Le Foll, le ministre de l'Agriculture. Il s'agira d'un partenariat public-privé pour promouvoir l'ensemble des produits du marché (porcin, bovin et volaille). L'idée est de «rassembler tous les opérateurs pour répondre à des appels d'offres» comme le font déjà les grands pays exportateurs de viande. Un retard que la France compte rattraper. »
La situation des éleveurs dans ce qui est dénommée la « crise de la filière bovine » (et dans une moindre mesure pour la « filière porcine ») est une expression du mode de production capitaliste avançant dans sa crise, avec des monopoles de plus en plus réactionnaires, mettant en avant des solutions toujours plus agressives.
Cela se fait au détriment des masses populaires, de la condition des animaux et de la situation de la biosphère.