Rabelais, figure averroïste - 5ème partie : la connaissance et la logique universelle
Submitted by Anonyme (non vérifié)Rabelais a tenté de présenter les choses de manière systématique ; Gargantua est un prétexte pour en arriver à une présentation synthétique de la réalité.
C'est là le grand objectif de Rabelais...
9.La recherche d'une science logique (avec l'analogie d'Aristote en toile de fond)
Rabelais est un humaniste : c'est un scientifique qui s'oppose à la théocratie et qui se tourne vers le peuple.
Cela aboutit à une position paradoxale : d'un côté, il a des références intellectuelles très avancées, de l'autre il tente de contribuer dans le peuple à l'émergence d'une « logique » universelle et rationnelle.
On a le même souci qu'Aristote avec ses raisonnements, donc le plus connu est le syllogisme (les hommes sont mortels, Socrate est un homme, donc Socrate est mortel).
Mais Rabelais ne peut pas le dire ouvertement, tout d'abord car politiquement, il ne le peut pas. Nous verrons que cela l'amènera à l'averroïsme politique (l'espoir en un roi éclairé mettant de côté les abus et excès de la religion). Et aussi, parce que le peuple n'a pas le niveau encore.
D'où les formes délirantes de l'expression. Voici une célèbre caricature de la « science » des docteurs en Sorbonne (qui utilisaient de manière caricaturale le syllogisme), le très jeune Gargantua arrivant à exprimer une pensée « logique » vue comme admirable par son père :
« - Il n'est, dit Gargantua, pas besoin de se torcher le cul s'il n'y a pas de saletés.
De saletés, il ne peut y en avoir si l'on n'a pas chié.
Il nous faut donc chier avant que de nous torcher le cul!
- Oh! dit Grandgousier, que tu es plein de bon sens, mon petit bonhomme; un de ces jours prochains, je te ferai passer docteur en gai savoir, pardieu! »
On retrouve souvent ce genre de démarche intellectuelle à mi-chemin entre logique et délire :
« Voici ma thèse: Toute cloche clochable clochant dans un clocher, en clochant fait clocher par le clochatif ceux qui clochent clochablement. A Paris, il y a des cloches. Par conséquent CQFD [ce qu'il fallait démontrer], etc. »
En fait, on retrouve cela si on se fonde sur le principe de l'analogie développé par Aristote. La science est le fruit de la raison qui rapproche ce qui se ressemble, en en cherchant la « substantifique moelle. »
On a ainsi des choses apparemment religieuses, et en fait plus dans la logique d'Aristote, ce que Rabelais « révèle » même au fur et à mesure :
« Les couleurs de Gargantua étaient le blanc et le bleu, comme vous avez pu le lire ci-dessus, et son père, par ce choix, voulait donner à entendre que son fils lui apportait une joie céleste. Car pour lui le blanc signifiait joie, plaisir, délices et réjouissance, et le bleu, choses célestes. »
Plus tard, on peut alors lire l'explication :
« Le blanc signifie donc joie, bonheur, allégresse et ce n'est pas à tort, mais à bon droit et à juste titre qu'il le signifie; vous pourrez le vérifier si, abandonnant vos préventions, vous consentez à écouter ce que je vais maintenant vous exposer.
Aristote dit que si l'on considère deux choses contraires en même champ notionnel, comme le bien et le mal, la vertu et le vice, le froid et le chaud, le blanc et le noir, la volupté et la douleur, la joie et le deuil, ou d'autres encore, et qu'on les accouple de telle sorte que le contraire dans un champ corresponde logiquement au contraire d'un autre, il s'ensuit que l'autre terme de l'opposition correspond au concept restant. Par exemple, la vertu et le vice sont contraires dans un même ordre d'idées. Pour le bien et le mal, c'est la même chose. Si l'un des termes du premier couple d'opposés correspond à l'un du second, comme la vertu au bien, puisqu'on sait que la vertu est bonne, il en va de même pour les deux termes restants, le mal et le vice, puisque aussi bien le vice est mauvais."
Cette règle de logique admise, prenez ces deux contraires la joie et la tristesse, puis ces deux autres: le blanc et le noir, qui sont opposés de par leur nature; s'il est convenu que le noir symbolise le deuil, c'est à bon droit que le blanc symbolise la joie.
Cette signification n'a pas été décrétée arbitrairement par les hommes, mais acceptée d'un commun accord par ce que les philosophes appellent le droit des gens, ce droit universel valable sous tous les cieux. »
Et ce « droit universel » a comme base non pas Dieu, mais... la Nature. On retombe encore une fois sur Aristote :
« Vous savez bien que tous les peuples, toutes les nations (à l'exception des anciens Syracusains et de quelques Argiens qui avaient l'esprit mal tourné), les gens de toutes langues, quand ils veulent porter témoignage manifeste de leur tristesse, s'habillent de noir et que tout deuil se traduit par le noir.
Cet accord universel ne s'est pas fait sans que la Nature ne le justifie d'un argument ou d'une raison que chacun puisse comprendre d'emblée sans y être préparé par qui que ce soit. C'est ce que nous appelons le droit naturel.
Pour les mêmes raisons fondées en nature, tout le monde a été amené à traduire le blanc par joie, liesse, bonheur, plaisir et délices. »
10.La recherche de la connaissance universelle
Ce qui fait la force de l'oeuvre de Rabelais, c'est sa tendance au systématique. Bien entendu, ce côté systématique peut aller jusqu'au burlesque :
« Il pissait sur ses chaussures, chiait dans sa chemise, se mouchait sur ses manches, morvait dans sa soupe, pataugeait n'importe où, buvait dans sa pantoufle »
Mais ce n'est qu'un masque : il ne s'agit pas d'énumérer jusqu'au délire, mais d'en arriver à l'esprit de synthèse. Rabelais est un des nôtres, c'est la totalité qu'il veut présenter.
Voici par exemple comment est présenté l'éducation de Gargantua :
« Et non seulement il prit goût à cette discipline, mais aussi aux autres sciences mathématiques, comme la géométrie, l'astronomie et la musique; car en attendant la digestion et l'assimilation de son repas, ils faisaient mille joyeux instruments et figures de géométrie et, de même, ils vérifiaient les lois astronomiques.
Après, ils se divertissaient en chantant sur une musique à quatre ou cinq parties ou en faisant des variations vocales sur un thème. Côté instruments de musique, il apprit à jouer du luth, de l'épinette, de la harpe, de la flûte traversière et de la flûte à neuf trous, de la viole et du trombone. »
Voici un autre exemple, avec la nage et un bateau, où l'on a clairement l'esprit au systématique :
« Il nageait en eau profonde, à l'endroit, à l'envers, sur le côté, de tous les membres, ou seulement des pieds; avec une main en l'air, portant un livre, il traversait toute la Seine sans le mouiller, en traînant son manteau avec les dents comme faisait Jules César. Puis, à la force d'une seule main, il montait dans un bateau en se rétablissant énergiquement; de là il se jetait de nouveau à l'eau, la tête la première, sondait le fond, explorait le creux des rochers, plongeait dans les trous et les gouffres.
Puis il manoeuvrait le bateau, le dirigeait, le menait rapidement, lentement, au fil de l'eau ou à contre-courant, le retenait au milieu d'une écluse, le guidait d'une main, ferraillant de l'autre avec un grand aviron, hissait les voiles, montait au mât par les cordages, courait sur les vergues, réglait la boussole, tendait les boulines, tenait ferme le gouvernail. »
Ce que tente de faire Rabelais, c'est d'en arriver à une présentation d'une situation qui soit synthétique. Cette dimension synthétique est ce qui manque à son époque ; de fait, ce n'est qu'avec le matérialisme dialectique qu'apparaîtra la démarche correcte.
Mais ce que Rabelais a pu faire, c'est une tentative d'aller dans le sens du systématique, pour présenter les choses de manière complète. Naturellement, cela peut avoir l'air boursouflé, allant trop loin, exténuant parfois à lire, etc.
Mais c'est le prix à payer pour la tentative faite par Rabelais à son époque.