Rabelais, figure averroïste - 4ème partie : toucher les masses par la vie quotidienne matérielle
Submitted by Anonyme (non vérifié)Rabelais, de par la forme de son ouvrage, tente d'atteindre les masses, de leur faire passer le message. La bourgeoisie a inversé la direction : elle a considéré Rabelais comme influencé par le style populaire, sans voir que Rabelais en part pour retourner aux masses...
7.Le but : toucher le peuple
Le grand problème de l'humanisme était qu'il était porté par quelques érudits, alors que la population était massivement non éduquée, une infime minorité sachant lire et étant de plus liée ou partie prenante à l'aristocratie.
La critique de la religion a cette dimension là également, d'où le côté « trash » afin de montrer que la vie quotidienne est connue, que l'hypocrisie chrétienne est réfutée. C'est une dimension idéologique très importante.
Voici une blague faite au sujet de la naissance de Gargantua, où l'on voit à la fin que le diable note ce que disent deux femmes respectant la religion, car elles-mêmes vivent finalement comme les autres...
« Aussitôt, des sages-femmes surgirent en foule de tous côtés; en la tâtant par en dessous elles trouvèrent quelques membranes de goût assez désagréable et elles pensaient que c'était l'enfant.
Mais c'était le fondement qui lui échappait, à cause d'un relâchement du gros intestin (celui que vous appelez le boyau du cul) dû à ce qu'elle avait trop mangé de tripes, comme nous l'avons expliqué plus haut.
Alors, une repoussante vieille de la troupe, qui avait la réputation d'être grande guérisseuse, et qui était venue de Brisepaille, près Saint-Genou, voilà plus de soixante ans, lui administra un astringent si formidable que tous ses sphincters en furent contractés et resserrés à tel point que c'est à grand-peine que vous les auriez élargis avec les dents, ce qui est chose bien horrible à imaginer; c'est de la même façon que le diable, à la messe de saint Martin, enregistrant le papotage de deux joyeuses commères, étira son parchemin à belles dents. »
La sexualité est évidemment une composante très importante de l'oeuvre, et elle est surtout décomplexée.
Voici comment Rabelais parle du premier habit de Gargantua, qui a presque deux ans...
« L'ouverture de la braguette était de la longueur d'une canne, dentelée comme les chausses, avec le damas bleu bouffant comme il est dit plus haut.
Et, en voyant sa belle broderie de canetille, ses jolis entrelacs d'orfèvrerie, garnis de fins diamants, de fins rubis, de fines turquoises, de fines émeraudes et d'unions du golfe Persique, vous l'auriez comparée à une belle corne d'abondance, comme on en voit sur les monuments antiques, comme celle que Rhéa donna aux deux nymphes Adrastée et Ida, nourrices de Jupiter: toujours galante, succulente, juteuse, toujours verdoyante, toujours florissante, toujours fructifiante, pleine de liqueurs, pleine de fleurs, pleine de fruits, pleine de toutes sortes de délices.
Dieu merci, il faisait bon la voir! Mais je vous en décrirai bien davantage dans le livre que j'ai écrit sur La Dignité des braguettes.
J'attire votre attention sur le fait que, si elle était bien longue et ample, elle était également bien garnie à l'intérieur et bien pourvue; elle ne ressemblait en rien aux trompeuses braguettes d'un tas de galants, qui ne sont pleines que de vent, au grand détriment du sexe féminin. »
8.La lecture bourgeoise d'une œuvre « carnavalesque »
La bourgeoisie a été incapable de voir que Rabelais a synthétisé la culture des masses face à la religion et la redonne aux masses. Pour cette raison, elle n'a vu et ne voit en Gargantua qu'un personnage délirant, dans une œuvre partant dans tous les sens.
Citons par exemple ce passage, qui décrit comment Gargantua bébé apprécie qu'on lui amène à boire :
« ses gouvernantes, pour le réjouir le matin, faisaient devant lui tinter des verres avec un couteau, ou des carafons avec leur bouchon, ou des pichets avec leur couvercle. A ce son, il s'épanouissait, tressaillait, se berçait lui-même en dodelinant de la tête, pianotant des doigts et barytonnant du cul. »
C'est éminemment délirant, mais prétexte à un message. Ce message, la bourgeoisie ne le voit pas et réduit l'oeuvre de Rabelais à une sorte de délire.
Cette vision réductrice, déjà largement diffusée, a été par la suite érigée en théorie par l'intellectuel bourgeois soviétique Bakhtine (1895-1975), avec une œuvre publiée dans la foulée du triomphe du révisionnisme en URSS : « L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance. »
Dans cette œuvre, Bakhtine exprime la théorie qu'il y aurait deux cultures : une qui serait classique, officielle, l'autre populaire. Selon lui, « Mille années de rire populaire extra-officiel se sont de la sorte engouffrées dans la littérature de la Renaissance. »
« Les hommes du Moyen Age participaient à titre égal à deux vies : la vie officielle et celle du carnaval, à deux aspects du monde : l’un pieux et sérieux, l’autre comique. Ces deux aspects coexistaient dans leur conscience. »
C'est en contradiction fondamentale avec le fait que la culture soit une superstructure. Bakhtine ne comprend pas la dimension populaire justement de la Renaissance, portée par la bourgeoisie liée aux masses, face à l'aristocratie et au clergé.
La Renaissance est l'affirmation de la bourgeoisie et donc de la nation, et ainsi (dans cette phase historique précise) du peuple. Auparavant, il n'y avait que le discours religieux qui prédominait, en latin qui plus est ! A ceci près qu'il avait une valeur populaire également, puisque la religion est aussi un moyen pour sortir culturellement de la barbarie, au départ...
Tout ce progrès, ce cheminement civilisationnel, Bakhtine ne le voit pas. Et à en suivre sa logique, il faudrait balancer toute la culture classique par-dessus bord, au profit d'une sorte d'anarchisme ultra-spontanéiste.
C'est en fait là le cœur de la théorie. Bakhtine a une démarche bourgeoise, qui met au centre de tout l'individu. Il ne peut donc pas reconnaître une valeur à la société et à ses progrès.
La seule chose qui l'intéresse, c'est la « subversion » individuelle. Voilà pourquoi Bakhtine a eu un immense succès universitaire en France, avec sa démarche équivalent à celle de Foucault, Deleuze, Derrida, etc.
Bakhtine met donc en avant dans son ouvrage le « carnaval », qui serait « le triomphe d’une sorte d’affranchissement provisoire de la vérité dominante et du régime existant, d’abolition provisoire de tous les rapports hiérarchiques, privilèges, règles et tabous. C’était l’authentique fête du temps, celle du devenir, des alternances et des renouveaux. Elle s’opposait à toute perpétuation, à tout parachèvement et terme. »
Les spontanéistes n'ont jamais dit autre chose, avec des apologies de l'émeute pour l'émeute, des « zones d'autonomie temporaire », etc.
C'est un rejet de la civilisation, comme si celle-ci était forcément autoritaire et opposée à l'épanouissement.
Voilà pourquoi Bakhtine explique que :
« Dans la culture classique, le sérieux est officiel, autoritaire, il s’associe à la violence, aux interdits, aux restrictions. Il y a toujours dans ce sérieux un élément de peur et d’intimidation. Celui-ci dominait nettement au Moyen Age. »
Bakhtine a raison d'expliquer que l'oeuvre de Rabelais appartient au peuple, mais il a tort d'opposer le peuple à la culture classique : c'est nier la dimension humaniste de l'oeuvre, c'est la réduire, comme Bakhtine le fait, à une simple apologie du rire collectif, au grotesque pour le grotesque.
En quelque sorte, Bakhtine réduit l'oeuvre de Rabelais au niveau des films des Bronzés ! Or, l'oeuvre de Rabelais n'est du « comique populaire » sans contenu autre que la subversion pour la subersion, mais une œuvre averroïste avec contenu idéologique-culturel très élevé !
Là où Bakhtine constate plusieurs voix partant dans tous les sens, avec la possibilité pour les personnes lisant de « piocher », il faut voir en réalité le principe de la double vérité, de deux choses dites afin de masquer celle qu'il est dangereuse de dire.
Bakhtine n'a pas compris que l'humanisme de la Renaissance, c'est le début du processus de fusion de l'épicurisme, matérialisme n'ayant pas pu lancer une démarche scientifique, et l'averroïsme, idéalisme d'Aristote ayant lancé un processus scientifique et se transformant en matérialisme.
Bakhtine voit ainsi du carnaval là où il y a l'épicurisme, la joie de vivre, et il efface purement et simplement toute la dimension scientifique (parler plusieurs langues, etc.) alors que justement le véritable matérialisme exige les deux en même temps !