20 mai 2013

Rabelais, figure averroïste - 2ème partie : la question du corps

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Rabelais étant averroïste pour nous, alors il doit être tourné vers la réalité matérielle et non la spiritualité abstraite. Il doit valoriser la réalité sensible, et la considérer comme éternelle. Voyons si c'est bien le cas.

3.La mise en avant du corps par le médecin Rabelais

La principale caractéristique de « Gargantua » est que l'auteur y met en avant le corps, en tant que matière. Cela passe par tout un jeu comique et populaire ouvertement trash. Cela a donné naissance à un discours qui a fasciné les littéraires de par son côté assumé, osé, pittoresque, etc.

Pour autant et par rapport à ce qui a été dit par Rabelais dans le prologue (et qui est clair pour nous de par la compréhension de l'averroïsme), on voit surtout que pour la première fois en France, Rabelais met en avant le corps en tant que forme matérielle.

Rabelais avait fait des études de médecine à Montpellier, dont la faculté de médecine profite directement de la falsafa arabo-persane, par l'intermédiaire de l'Andalousie. Et face à la spiritualité typique du Moyen-Âge avec tout son obscurantisme, il met en avant les réalités corporelles essentielles.

Parlant d'un repas composé de tripes, il amène le thème de la digestion, avec le père de Gargantua conseillant à sa femme de ne pas trop en manger :

« Le bonhomme Grandgousier y prenait grand plaisir et commandait qu'on y aille à pleines écuelles.

Il disait toutefois à sa femme d'en manger le moins possible, vu qu'elle approchait de son terme et que cette tripaille n'était pas une nourriture très recommandable: "On a, disait-il, grande envie de mâcher de la merde, si on mange ce qui l'enveloppe."

En dépit de ces remontrances, elle en mangea seize muids, deux baquets et six pots. Oh! la belle matière fécale qui devait boursoufler en elle! »

On peut regretter cette question de la viande, qui n'est pas du tout adéquat avec l'esprit de compassion traditionnelle de la philosophie. Il n'y a aucune considération pour les animaux en tant qu'êtres vivants.

On a ainsi donc une influence chrétienne très forte dont Rabelais ne s'est pas départi, surtout qu'il met en avant la viande afin de montrer le caractère lui-même matériel, en tant que viande, de l'être humain.

La passion pour la chair fraîche à manger s'assimile par conséquent à celle de la chair fraîche pour les rapports sexuels (« se frotter le lard », « la bête à deux dos ») :

« Grandgousier était en son temps un fier luron, aimant boire sec aussi bien qu'homme qui fût alors au monde, et il mangeait volontiers salé.

A cette fin, il avait d'ordinaire une bonne réserve de jambons de Mayence et de Bayonne, force langues de boeuf fumées, des andouilles en abondance, quand c'était la saison, du boeuf salé à la moutarde, une quantité de boutargues, une provision de saucisses, non pas de Bologne, car il redoutait le bouillon du Lombard, mais de Bigorre, de Longaulnay, de la Brenne et du Rouergue.

A l'âge d'homme, il épousa Gargamelle, fille du roi des Parpaillons, un beau brin de fille de bonne trogne, et souvent, tous les deux, ils faisaient ensemble la bête à deux dos, se frottant joyeusement leur lard, tellement qu'elle se trouva grosse d'un beau fils qu'elle porta jusqu'au onzième mois. »

Enfin, Rabelais aborde la question de l'enfantement. Il le fait de manière très intelligente, en expliquant que les femmes une fois enceintes n'ont plus besoin de trouver une pratique de contraception et peuvent donc avoir des rapports sexuels comme elles l'entendent, puisqu'il n'y aura pas de conséquences comme « preuves » pour les accuser.

C'est une manière de nier la spiritualité et de montrer que le corps est de la matière répondant à des principes physiques très concrets. Voici ce qu'on lit :

« Grâce à ces lois, les femmes veuves peuvent librement jouer du serrecroupière, en misant ferme et en assumant tout risque, deux mois après le trépas de leur mari.

Je vous en prie, de grâce, vous autres, mes bons lascars, si vous en trouvez qui vaillent le débraguetter, montez dessus et amenez-les-moi.

Car si elles se trouvent engrossées au troisième mois, leur fruit sera héritier du mari défunt; et, leur grossesse connue, qu'elles poussent hardiment plus loin, et vogue la galère puisque la panse est pleine!

Ainsi, Julie, fille de l'empereur Octave Auguste, ne s'abandonnait à ses tambourineurs que quand elle se sentait grosse, de la même façon que le navire ne reçoit son pilote que lorsqu'on l'a calfaté et chargé.

Et si quelqu'un les blâme de se faire rataconniculer de la sorte sur leur grossesse, vu que les bêtes quand elles sont pleines ne supportent jamais les assauts du mâle, elles répliqueront que ce sont des bêtes, mais qu'elles sont, elles, des femmes qui saisissent par le bon bout les beaux et joyeux petits droits de superfétation.

C'est le sens d'une réplique que, jadis, fit Populie selon le témoignage de Macrobe au livre II des Saturnales. Si le diable ne veut pas qu'elles engrossent, il faudra tordre le fausset et... bouche cousue ! »

4.Cause et conséquence : encore Aristote

Le fait de parler de la matière ramène inévitablement à Aristote. On le retrouve en effet, avec deux thèmes. Tout d'abord, la question de la cause et de la conséquence (le fameux « l'oeuf ou la poule » d'Aristote), avec aussi le principe action – réaction, et ensuite celle de l'éternité.

Voici un passage qui traite du fait de se saouler – apologie du plaisir matériel (même si véritablement relevant du matérialisme vulgaire), où l'on retrouve ces deux questions, ainsi que de la moquerie pour le personnel religieux (c'est nous qui soulignons):

« Tire!

- Donne!

- Tourne!

- Baptise-le!

-Verse-m'en sans eau! Comme ça, mon ami!

-Calotte-moi, ce verre proprement!

- Produis-moi du clairet, que le verre en pleure.

- Trêve de soif!

- Ah! mauvaise fièvre, ne passeras-tu pas?

- Ma foi, ma commère, je n'arrive pas à me mettre en train.

- Vous avez des frissons, m'amie?

- A foison! - Ventre saint Quenet, parlons boisson.

- Je ne bois qu'à mes heures, comme la mule du pape.

- Je ne bois qu'à mon livre d'heures, en bon père supérieur.

- Qu'est-ce qui vint en premier lieu, avoir soif ou bien boire?

- Avoir soif: qui aurait bu sans soif à l'Age d'innocence?

Bien boire, car privation suppose possession, je suis clerc en la matière.

-Une coupe féconde a toujours aux mortels donné grande faconde. - Nous autres, innocents, ne buvons que trop sans soif.

- Moi, pauvre pécheur, ce n'est pas mon cas: faute de boire pour la soif du moment, je préviens celle à venir, vous saisissez? Je bois pour les soifs de demain. Je bois éternellement. C'est pour moi une éternité de beuverie et une beuverie de toute éternité.

- Mouillez-vous pour sécher ou vous séchez-vous pour mouiller?

- Je n'entends point la théorie, en la pratique je trouve quelque peu d'aide.

- Dépêche-toi!

- Je mouille, j'humecte, je bois, tout ça de peur de mourir.

- Buvez toujours, vous ne mourrez jamais.

- Si je ne bois pas, je suis à sec et me voilà mort. Mon âme s'enfuira vers quelque marc aux grenouilles: l'âme n'habite jamais en un lieu sec.

- Sommeliers, ô créateurs de nouvelles entités, de non-buvant rendez-moi buvant!

- Un arrosage perpétuel à travers ces boyaux tendineux et secs! »

Il faut bien noter qu'ici, le scandale pour l'époque n'est pas tant la beuverie que la prétention à l'éternité.

Parler d'éternité, c'est faire preuve d'averroïsme, dans une évidence remarquable par absolument tout un chacun ayant un certain niveau culturel.

Les sommeliers, c'est le phénomène où les formes façonnent la matière en humains, qui en tat qu'espèce sont éternels chez Aristote. L'être humain, se reproduisant, reproduit éternellement son plaisir de boire.

Et ce plaisir de boire étant éternel, correspond au souverain bien correspondant à la nature de l'être humain, et donc à l'intellect divin commun à tous les êtres humains.

La boisson est même propre à l'intellect et arrose une matière humaine qui est des « boyaux tendineux et secs », sans l'intellect il n'y a pas d'existence humaine, et la boisson rendant joyeux est la démonstration du caractère bon de l'intellect, lui-même permis par la bonté du moteur premier, Dieu mécanique.

Voilà pourquoi plus loin on lit

« - Dieu tout-puissant a fait les planètes, et nous, nous faisons les plats nets. »

Le Dieu mécanique – moteur premier – d'Aristote a créé les planètes divines, et nous sur la planète Terre nous vivons conformément à notre nature, et mangeons des plats nets, pour trouver satisfaction, pour vivre bien !

Rabelais est bien une figure averroïste.

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