20 mai 2013

Rabelais, figure averroïste - 1ère partie : la signification de Gargantua

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Rabelais est avec Montaigne la grande figure de l'humanisme français. Il joue un rôle très important dans l'affirmation des valeurs progressistes de la Renaissance en France. Voyons déjà comment il présente Gargantua, qui a une signification profonde...

1.Un contenu réel qui est masqué

De fait, l'ouvrage s'appelle non pas simplement Gargantua, mais « La vie très horrifique du grand Gargantua. » L'adresse au lecteur explique immédiatement que « rire est le propre de l'homme » : le ton est donné, la dimension loufoque est mise en avant comme étant la clef.

Le sous-titre de l'oeuvre en rajoute d'ailleurs dans le genre ; on y lit donc à côté du titre :

« La vie très horrifique du grand Gargantua

père de Pantagruel

Jadis composée par M. Alcofribas

abstracteur de quinte essence

Livre plein de Pantagruélisme »

Seulement, nous ne savons pas ce qu'est le pantagruélisme. Et nous n'avons aucune raison de penser raisonnablement que l'ouvrage s'adresse, comme dit dans le prologue, aux « buveurs » et aux « vérolés. »

Et justement si l'on regarde le prologue plus attentivement, on voit qu'il y est annoncé de manière ouverte que l'ouvrage a un contenu masqué. Il y est expliqué que des choses ont une apparence frivole ou ridicule, mais que leur contenu est très utile !

On l'aura compris, c'est le cas pour « La vie très horrifique du grand Gargantua. » Voici donc le prologue (c'est nous qui soulignons) :

« Buveurs très illustres et vous très précieux vérolés, car c’est à vous que je dédie mes écrits et non à personne d’autre, Alcibiade, ou le dialogue de Platon intitulé le Banquet, louant son précepteur Socrate, qui est sans controverse le Prince des philosophes, dit entre autres mots qu’il est semblable à Silènes.

Silènes était jadis de petites boites, que nous voyons aujourd’hui présentes dans la boutique des apothicaires, peintes au dessus de joyeuses et frivoles figures, comme les harpies, les satyres, les oisons bridés, les lièvres cornus, les canes bâtées, les boucs volants, les cerfs limoniers et autres figures  ou images peintes à plaisir pour exciter le monde à rire. (comme le fut Silène, maître du bon Bacchus): mais au dedans, on y tenait de fins remèdes comme les baumes, l’ambre gris, l’amomon, le musc, la civette, les pierreries, et autres choses précieuses.

Aussi précieux que l’on disait être Socrate, parce que le voyant d’apparence extérieure, et l’estimant par cette apparence, vous n’en auriez donné une pelure d’oignon, tant il était laid de corps et ridicule de son maintien, le nez pointu, le regard d’un taureau, le visage d’un fou, simple de manières et ridicule de maintien, pauvre de bien, infortuné avec les femmes, inapte à tous offices de la République, toujours riant, toujours buvant d’autant avec l’un ou avec l’autre, toujours se réjouissant, toujours dissimulant son divin savoir, mais ouvrant cette boîte, vous auriez alors trouvé une céleste et appréciable drogue. »

« La vie très horrifique du grand Gargantua » est donc bien plus qu'une histoire faite pour amuser, même si elle se présente ainsi. Rabelais finit le prologue en disant justement que :

« C’est pourquoi il faut ouvrir le livre et soigneusement peser ce qui s’en dégage. Alors vous constaterez (comprendrez) que la drogue qui y est contenue et de bien d’autre valeur que ce qu’en promettait la boite, c’est à dire que les matières qui y sont traitées ne sont pas aussi fantaisistes que le titre l’annonçait. »

Les derniers mots sont d'ailleurs la métaphore de l'os, qu'il faut rompre pour pouvoir sucer la « substantifique moelle. »

2.Où est Aristote ?

Dès le début, Rabelais cite de très nombreux auteurs de l'antiquité gréco-romaine. Mais il ne cite pas Aristote. Il va même plus loin, en faisant de Socrate le « prince des philosophes », notamment pour avoir été le précepteur de Platon.

Or, la question qui tourmente les personnes s'intéressant à la philosophie n'est pas l'apport de Socrate, voire même pas de Platon, mais bien d'Aristote. Socrate n'a rien écrit, Platon a écrit ce que Socrate a dit tout en ajoutant des choses, mais c'est Aristote qui a été considéré comme le plus grand, et même chez ceux appréciant Platon, puisque les contradictions entre les deux n'étaient pas apparentes à l'époque, en raison de textes diffusés avec des noms d'auteurs erronés.

Rabelais parle pourtant bien d'Aristote, quelques pages plus loin. Il attribue même à Aristote l'enseignement à déchiffrer, à lire entre les lignes. Or, Aristote n'a jamais fait un tel enseignement, même s'il est possible que certaines de ses œuvres aient été réservées à ses disciples. En tout cas, une telle démarche est celle de l'averroïsme, et celle du prologue de « La vie très horrifique du grand Gargantua. »

Voici ce que dit Rabelais :

« On y trouva la généalogie en question, écrite non pas sur du papier, du parchemin ou de la cire, mais sur de l'écorce d'ormeau, rédigée tout du long en lettres de chancellerie, mais tellement altérées par le temps que c'est à peine si on pouvait en reconnaître trois de suite.

Bien que je ne sois pas qualifié, on fit appel à moi et, appliquant à grand renfort de besicles l'art de lire les lettres non apparentes tel que l'enseigne Aristote, je la transcrivis, comme vous pourrez le voir en pantagruélisant, c'est-à-dire en buvant tout votre saoul et en lisant les horrifiques exploits de Pantagruel. »

Et justement, plus loin dans l'oeuvre, on a un passage très important où Rabelais se revendique ouvertement d'Aristote.

Le père de Gargantua explique en effet quelque chose au sujet de l'éducation d'Alexandre (le grand), et il fait une analogie – chose typique d'Aristote – avec son propre fils.

De la même manière qu'Alexandre le grand a été éduqué par Aristote, donc, le père de Gargantua veut un équivalent pour son fils.

Mais ce n'est pas tout ! Il y a également d’expressément formulé le principe aristotélicien – averroïste de l'intellect divin, qui vient se poser sur les esprits.

Le père de Gargantua explique même que l'intelligence de son fils « participe » à l'intellect, ce qui est un concept totalement conforme à l'interprétation faite des enseignements d'Aristote à l'époque (on sait désormais que le terme « participation » n'est pas d'Aristote, mais de Plotin, l'averroïsme fusionnant, de manière erronée, les deux).

Il est même dit – cerise philosophique sur le gâteau averroïste – qu'en suivant cet intellect divin, son fils, Gargantua, peut atteindre « un souverain degré de sagesse. »

Cela est absolument conforme à l'averroïsme, qui affirme que le bonheur est la sage contemplation de la réalité du monde telle qu'elle est exprimée par l'intellect (c'est-à-dire, pour nous, le reflet dans la matière grise du mouvement de la matière éternelle).

Voici ce qu'on lit :

« Après avoir entendu ces propos, le bonhomme Grandgousier fut saisi d'admiration en considérant le génie et la merveilleuse intelligence de son fils Gargantua.

Il dit à ses gouvernantes:

"Philippe, roi de Macédoine, découvrit le bon sens de son fils Alexandre en le voyant diriger un cheval avec dextérité: ce cheval était si terrible et indomptable que nul n'osait le monter parce qu'il faisait vider les étriers à tous ses cavaliers, rompant à l'un le cou, à un autre les jambes, à un autre la cervelle, à un autre les mâchoires.

Alexandre, observant la chose à l'hippodrome (c'était l'endroit où l'on faisait évoluer et manoeuvrer les chevaux), se rendit compte que la nervosité du cheval n'était due qu'à la frayeur que lui causait son ombre.

L'ayant donc enfourché, il le fit galoper contre le soleil de telle sorte que l'ombre tombait derrière lui et, par ce moyen, il rendit le cheval aussi docile qu'il le désirait. C'est ce qui amena son père à prendre conscience de l'intelligence divine que son fils portait en lui, et il le fit très bien instruire par Aristote qui était alors le plus prisé de tous les philosophes grecs."

"Et moi, je vous assure qu'à la seule conversation que j'ai eue tout à l'heure, en votre présence, avec mon fils Gargantua, je comprends que son intelligence participe de quelque puissance divine tant je la trouve aiguë, subtile, profonde et sereine; il atteindra un souverain degré de sagesse s'il est bien éduqué.

C'est pourquoi, je veux le confier à quelque sage pour qu'il soit instruit selon ses capacités, et je ne regarderai pas à la dépense." »

Le personnage de Gargantua est bien une construction averroïste...

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