Rabelais, figure averroïste - 7ème partie : l'averroïsme politique
Submitted by Anonyme (non vérifié)Rabelais ne pouvait pas espérer un soulèvement populaire, ni même l'acceptation par les masses de la pensée humaniste et de ses exigences.
Aussi, Gargantua devient au fur et à mesure de l'oeuvre un appel à l'averroïsme politique.
11.Le luxe aristocratique
Ce principe de fête et de bataille qui est mis en avant est en fait aristocratique, ou plus exactement chevaleresque. C'est un esprit pratiquement romantique qu'on a ici, plusieurs siècles en avance. On passe de la dimension populaire à la célébration du savoir-vivre chevaleresque : il y a une rupture très claire dans l'oeuvre.
Il est évident que Rabelais valorise ici un savoir-vivre « humaniste » à la française mis en avant par François Ier. Le véritable humanisme a un contenu et ne consiste pas en cette vision française « agréable », mais Rabelais s'y joint dans sa tentative de construction d'un programme humaniste dans les conditions françaises.
Voici comment il décrit le lieu idéal pour l'éducation, à la fin de Gargantua :
« Tout l'édifice comportait six étages en comptant les caves sous terre; le second était voûté en anse de panier et tout le reste était plaqué de gypse des Flandres, sculpté en culs-de-lampe; le toit, couvert d'ardoise fine, se terminait par un faîtage de plomb représentant de petits personnages et animaux, bien assortis et dorés.
Les gouttières saillaient du mur entre les croisées, peintes en diagonale d'or et d'azur, jusqu'à terre où elles aboutissaient à de grands chéneaux qui tous conduisaient à la rivière, en contrebas du logis.
Celui-ci était cent fois plus magnifique que Bonnivet, Chambord ou Chantilly, car il comptait neuf mille trois cent trente-deux appartements, chacun comportant arrière-chambre, cabinet, garde-robe, oratoire et vestibule donnant sur une grande salle. »
Dans cette même perspective, il y a un raffinement typiquement à la François Ier. On est alors loin de la simplicité épicurienne :
« Aux portes des appartements des dames, se tenaient les parfumeurs et les coiffeurs. Entre leurs mains passaient les hommes quand ils rendaient visite aux dames, et ils pourvoyaient chaque matin les chambres des dames d'eau de rose, d'eau de fleur d'oranger et d'eau de myrrhe; à chacune ils apportaient la précieuse cassolette, toute fumante de toute sorte de vapeurs aromatiques. »
Il y a même du « petit personnel », encore plus éloigné du genre de vie philosophe :
« Ne pensez pas qu'hommes et femmes perdissent de leur temps à se vêtir si élégamment ni à se parer si richement, car les maîtres des garde-robes tenaient chaque matin les habits tout prêts. Les femmes de chambre étaient si expertes qu'en un instant les dames étaient prêtes, habillées de pied en cap. »
12.Des citoyens aristocratiques
Tout comme chez More, Rabelais est prisonnier de son époque. Il ne peut pas appeler à une démocratie complète, c'est-à-dire en fait au socialisme, au communisme. Il n'y a pas encore la possibilité du matérialisme dialectique.
Il ne peut pas croire en le peuple. Voici ce qu'il dit sur le « peuple de Paris » :
« le peuple de Paris est tellement sot, tellement badaud et stupide de nature, qu'un bateleur, un porteur de reliquailles, un mulet avec ses clochettes, un vielleux au milieu d'un carrefour, rassembleront plus de gens que ne le ferait un bon prédicateur évangélique. »
Le seul moyen pour Rabelais de mettre en avant une personne humaniste consciente, maîtrisant sa propre réalité, est ainsi de transposer cette personne en aristocrate.
L'humaniste qui a les moyens de décider et d'être tout un chacun ne peut pas encore exister à l'époque de Rabelais. Alors, il en fait une sorte d'aristocrate choisissant la raison et la culture. C'est une illusion, et c'est celle de François Ier, mais cela permet une affirmation de civilisation.
Voici comment Rabelais parle des gens bien nés, qui ne sont obligés à rien, et ainsi choisissent la culture, parce que c'est la meilleure chose à faire, de manière naturelle :
« Toute leur vie était régie non par des lois, des statuts ou des règles, mais selon leur volonté et leur libre arbitre.
Ils sortaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, donnaient quand le désir leur en venait. Nul ne les éveillait, nul ne les obligeait à boire ni à manger, ni à faire quoi que ce soit. Ainsi en avait décidé Gargantua. Et toute leur règle tenait en cette clause
FAIS CE QUE VOUDRAS.
Parce que les gens libres, bien nés, bien éduqués, vivant en bonne société, ont naturellement un instinct, un aiguillon qu'ils appellent honneur et qui les pousse toujours à agir vertueusement et les éloigne du vice. »
Cela fait qu'inévitablement, Rabelais tombe dans le travers de l'élitisme, des « bonnes manières » : voici comment sont décrits les aristocrates – humanistes, bien loin du style populaire du début et de majorité de l'oeuvre :
« Grâce à cette liberté, ils rivalisèrent d'efforts pour faire, tous, ce qu'ils voyaient plaire à un seul.
Si l'un ou l'une d'entre eux disait:"buvons", tous buvaient; si on disait:"jouons", tous jouaient; si on disait:"allons nous ébattre aux champs", tous y allaient. Si c'était pour chasser au vol ou à courre, les dames montées sur de belles haquenées, avec leur fier palefroi, portaient chacune sur leur poing joliment ganté un épervier, un lanier, un émerillon; les hommes portaient les autres oiseaux.
Ils étaient si bien éduqués qu'il n'y avait aucun ou aucune d'entre eux qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d'instruments de musique, parler cinq ou six langues et s'en servir pour composer en vers aussi bien qu'en prose.
Jamais on ne vit des chevaliers si preux, si nobles, si habiles à pied comme à cheval, si vigoureux, si vifs et maniant si bien toutes les armes, que ceux qui se trouvaient là. Jamais on ne vit des dames si élégantes, si mignonnes, moins ennuyeuses, plus habiles de leurs doigts à tirer l'aiguille et à s'adonner à toute activité convenant à une femme noble et libre, que celles qui étaient là. »
On comprend alors très bien que Rabelais a fait le choix programmatique de pousser l'humanisme à soutenir le roi, contre le clergé, voire la religion, et voire l'aristocratie elle-même ; le roi devait porter l'universalisme, il devait faire passer à un nouveau cap.
Rabelais et François Ier représentent ainsi un moment important de l'histoire de France.