L'importance de Jean-Jacques Rousseau - introduction : le chaînon entre Spinoza et Marx
Submitted by cavia« Il [L'humain] force une terre à nourrir les productions d'une autre, un arbre à porter les fruits d'un autre. Il mutile son chien, son cheval, son esclave, il bouleverse tout, il défigure tout, il aime la difformité, les monstres... »
Le communisme puise dans la tradition épicurienne ; comme Épicure et Spinoza, il pense que le bonheur est naturel, logique, à moins bien entendu que des formes non conformes viennent s'imposer.
C'est tout le sens du Parti Communiste que de corriger les tendances erronées, de les rectifier, et on voit bien que le réalisme socialiste dans les arts et la littérature a comme but d'amener l'individu à aller dans le sens correct, logique, menant à l'unité avec la nature de sa propre nature, élément d'ailleurs naturel.
En France, Rousseau a porté la tradition épicurienne, pour cette raison il a subi à son époque la haine la plus farouche de la bourgeoisie consciente de cela, et dont le pire représentant est bien entendu Voltaire.
Voltaire rejetait la simplicité de Rousseau, en apparence ; concrètement, il rejetait son économie politique.
Car si l'on prend par exemple ouvrage l'Émile, on voit que Rousseau le définissait comme « un traité de la bonté originelle de l'homme, destiné à montrer comment le vice et l'erreur, étrangers à sa constitution, s'y introduisent du dehors, et l'altèrent insensiblement. »
Tout cela est fort épicurien. Et intolérable pour une bourgeoisie française formelle, refusant la dignité du réel.
Le point de départ de l'Émile est d'ailleurs totalement matérialiste. Elle est même surprenant de par sa profondeur. Il constate de l'existence dans la nature d'une étape particulière, et forcément, il se demande quel est son sens.
Voici les premières lignes du manuscrit de l'Émile dans sa première version :
« Les hommes, les animaux, les plantes, tous les corps organisés naissent petits, délicats, flexibles, et prennent avec un accroissement insensible plus de force et de solidité. Durant ce premier accroissement à peine leur espèce est-elle déterminée, ils n'engendrent point, ils donnent point de fruits, ils ne sont bons à rien, ils semblent occuper sur terre une place inutile. Qu'en eut-il coûté de plus à la nature pour les produire tout formés et leur donner dès leur naissance la force et la maturité qu'ils atteignent si lentement ? »
Voilà qui est bien matérialiste : Rousseau ne sépare pas les humains – matière – des animaux, des plantes, et même des « corps organisés » en général. Ils les distinguent, mais pas dans leur fondement.
Mais il y a plus : regardons la phrase juste après le passage cité. Rousseau ajoute, dans ce qui apparaît comme une expression religieuse, mais est en réalité une vision du monde équivalente à celle de Spinoza :
« Irons-nous avec plus d'ineptie encore que de témérité rabaisser jusqu'à nous l'auteur des choses et lui prêter nos petites vues ? Non. Mais nous élever quelques fois aux siennes, dans l'usage de nos facultés, c'est remplir un des devoirs qu'il nous prescrit, sans chercher dans ses œuvres les fins qu'il se propose, c'est voir celles qu'il veut nous montrer. »
On a ici une expression apparemment religieuse, puisqu'on a l'impression que Rousseau est déiste, parle d'un Dieu vaguement défini. Mais en réalité l'auteur des choses peut être le mouvement des choses lui-même, d'ailleurs le devoir de la matière est d'être conforme à elle-même !
Le passage suivant le précèdent est on ne peut plus clair dans sa démarche spinoziste :
« Ce qui est le que la nature l'a fait est offert par elle à l'homme qu'elle a formé comme ce qui lui est le plus convenable.
Mais à mesure que l'homme s'éloigne de son état naturel ses besoins se multiplient, ses goûts changent, l'empire de l'opinion bouleverse tout l'ordre du monde, rien ne nous est plus bon comme il est, il faut que tout prenne de nouvelles formes pour se plier à nos caprices et à nos nouveaux besoins.
Il nous faut des jeunes plantes pour les transplanter dans nos jardins, de jeunes arbres pour les greffer, les contourner à notre mode, de jeunes animaux pour les dresser à notre service, pour les apprivoiser sous nos mains. »
Et là Rousseau affirme sa thèse connue : l'homme a détourné le cour naturel (des végétaux, des animaux, de lui-même), il a perdu son innocence pour devenir un être social et donc aliéné.
Rousseau est très clair sur cette aliénation : « Ainsi parmi nous chaque homme est un être double ; la nature agit en dedans, l'esprit social se montre en dehors. »
On a ici une préfiguration parfaite des thèses de Karl Marx dans les Manuscrits de 1844.
Chez Rousseau, l'homme est « perturbé », mais Rousseau n'est pas un pré-romantique idéaliste et réactionnaire. Il a compris au contraire que l'être humain s'était arraché à la nature, alors qu'il est naturel. Il ne peut qu'en souffrir.
Et il doit donc y revenir : c'est ce qu'expliquera Marx dans les Manuscrits de 1844.
La transition entre l'épicurisme et le socialisme est donc assuré par Rousseau (auquel il faudra associer Feuerbach et Hegel, deux autres penseurs bourgeois les plus avancés).