9 mai 2013

L'importance de Jean-Jacques Rousseau - 3ème partie : critique radicale du théâtre français

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Une critique authentiquement bourgeoise de la féodalité ne pouvait pas ne pas remettre en cause le culte des apparences et le « style » retenu et posé d'une aristocratie masquant émotions et sentiments.

En Allemagne, la bourgeoisie lèvera donc son drapeau national avec une critique générale de la culture de l'absolutisme français, qui sera le romantisme. En France, c'est donc Rousseau qui s'est attelé à la tâche, en restant néanmoins minoritaire au sein de la bourgeoisie, pour de multiples raisons dont une est ici apparente.

S'il est en effet un domaine où la bourgeoisie française a directement repris les valeurs aristocrates, c'est bien dans celui des attitudes, dans le caractère posé, feutré, où l'habit fait le moine, surtout quand l'habit est composé des « bonnes manières. »

Voltaire, prétendu critique radical de l'oppression, célébrait la tragédie et les alexandrins, alors que justement Rousseau entend dynamiter les attitudes théâtrales propre à la culture française.

Plus tard, on prétendra que c'est Victor Hugo qui a briser le carcan théâtral formé par la « règle des trois unités » (temps, lieu, action). La « bataille d'Hernani » en est un épisode connu, avec le scandale de la première représentation de la pièce Hernani. Mais Hugo n'a pas rompu avec le théâtre de l'époque de l'absolutisme, bien au contraire il le transpose dans de nouvelles conditions.

Le fond n'est nullement changé : c'est le psychodrame.

Inversement, Rousseau a lui critiqué de fond en comble le psychodrame à la française issu du théâtre, dans sa fameuse Lettre à d'Alembert, connue par la suite sous le nom de « Lettre des spectacles. »

Sur le papier, il s'agit donc d'une simple réponse argumentée à l'article « Genève », de l'Encyclopédie. En pratique, les mécanismes du théâtre sont démontés et critiqués radicalement.

Pourquoi cela, et en quoi cela est-il conforme aux exigences de la bourgeoisie, alors progressiste dans sa lutte contre l'aristocratie ?

Pour une raison simple à comprendre : Rousseau veut l'établissement de la république. Il est contre des représentations pour quelques personnes, leur nombre serait-il d'une centaine : il croit en les fêtes réellement populaires, en plein été.

Pour lui, les individus doivent s'identifier avec la république, c'est-à-dire la res publica, la « chose publique. »

Mais cet idéal républicain n'est pas ici ce qui nous intéresse. Ce qui compte ici, c'est sa critique bourgeoise radicale du théâtre et de sa culture de psychodrame, à l'origine et expression tant de la frivolité que du pseudo comique à la française, de l'hypocrisie par ailleurs typiquement parisienne.

Voyons comment il formule sa critique, qui vise tant la tragédie, forme théâtrale propre à l'aristocratie s'auto-éduquant les valeurs de vertu et de tradition, que la comédie, forme théâtrale propre à la bourgeoisie cherchant à se représenter. Racine et Corneille étant bien entendu les représentants les plus connus de la tragédie, et Molière celui de la comédie.

Si Rousseau les critique pareillement, c'est déjà parce que les deux évitent de s'adresser à la raison. Tant à la comédie qu'à la tragédie, on ne pense pas, on n'est pas amené à réfléchir. On est censé être emporté. Il n'y a aucune place pour les gens raisonnables.

Il dit ainsi :

« Il n'y a que la raison qui ne soit bonne à rien sur la Scène. Un homme sans passions, ou qui les dominerait toujours, n'y saurait intéresser personne : et l'on a déjà remarqué qu'un Stoïcien, dans la Tragédie, serait un personnage insupportable : dans la Comédie, il ferait rire, tout au plus.

Qu'on n'attribue donc pas au théâtre le pouvoir de changer des sentiments ni des mœurs qu'il ne peut que suivre et embellir.

Un Auteur qui voudrait heurter le goût général composerait bientôt pour lui seul.

Quand Molière corrigea la Scène comique, il attaqua des modes, des ridicules ; mais il ne choqua pas pour cela le goût du public ; il le suivit ou le développa comme fit aussi Corneille de son côté. »

Pour Rousseau, les auteurs prennent les gens comme ils sont, et poussent dans une direction déjà tendancielle. Les œuvres ne font que favoriser les penchants, et l'être raisonnable, réfléchissant, se mettant à distance, n'a pas de place, à part comme sujet de moquerie.

C'est d'ailleurs le cas dans une œuvre très connue de Molière, Le misanthrope, que Rousseau critique de manière fort juste :

« Vous ne sauriez me nier deux choses : l'une, qu'Alceste, dans cette pièce, est un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien; l'autre, que l'auteur lui donne un personnage ridicule.

C'en est assez, ce me semble, pour rendre Molière inexcusable.

On pourrait dire qu'il a joué dans Alceste, non la vertu, mais un véritable défaut, qui est la haine des hommes. A cela je réponds qu'il n'est pas vrai qu'il ait donné cette haine à son personnage : il ne faut pas que ce nom de misanthrope en impose, comme si celui qui le porte était ennemi du genre humain.

Une pareille haine ne serait pas un défaut, mais une dépravation de la nature et le plus grand de tous les vices. Le vrai misanthrope est un monstre. S'il pouvait exister, il ne ferait pas rire, il ferait horreur (…).

Ce n'est donc pas des hommes qu'il est ennemi, mais de la méchanceté des uns, et du support que cette méchanceté trouve dans les autres. S'il n'y avait ni fripons ni flatteurs, il aimerait tout le monde. Il n'y a pas un homme de bien qui ne soit misanthrope en ce sens ; ou plutôt, les vrais misanthropes sont ceux qui ne pensent pas ainsi, car au fond je ne connais point de plus grand ennemi des hommes que l'ami de tout le monde qui, toujours charmé de tout, encourage incessamment les méchants, et flatte, par sa coupable complaisance, les vices d'où naissent tous les désordres de la Société.

Une preuve bien sûr qu'Alceste n'est point Misanthrope à la lettre, c'est qu'avec ses brusqueries et ses incartades, il ne laisse pas d'intéresser et de plaire. Les Spectateurs ne voudraient pas, à la vérité, lui ressembler, parce que tant de droiture est fort incommode, mais aucun d'eux ne serait fâché d'avoir affaire à quelqu'un qui lui ressemblât, ce qui n'arriverait pas s'il était l'ennemi déclaré des hommes. »

Le théâtre se moque de quiconque a une attitude « philosophe »n c'est-à-dire ne cédant pas aux tendances immédiates, à la mode.

Rousseau pare bien entendu les arguments des partisans de la tragédie, qui expliquent qu'inversement les tragédies montrent le chemin de la « vertu » qu'il faut assumer envers et contre tout. Car, finalement, leur démarche ne passe de même pas par la raison, on en reste aux émotions primitives :

« Il ne faut, pour sentir la mauvaise foi de toutes ces réponses [des partisans de la Tragédie comme purifiant les passions], que consulter l'état de son cœur à la fin d'une tragédie.

L'émotion, le trouble, et l'attendrissement qu'on sent en soi-même et qui se prolonge après la pièce, annoncent-ils une disposition bien prochaine à surmonter et régler nos passions ?

Les impressions vives et touchantes dont nous prenons l'habitude et qui reviennent si souvent, sont-elles bien propres à modérer nos sentiments au besoin ?

Pourquoi l'image des peines qui naissent des passions effacerait-elle celle des transports de plaisir et de joie qu'on en voit aussi naître, et que les Auteurs ont soin d'embellir encore pour rendre leurs pièces plus agréables ?

Ne sait-on pas que toutes les passions sont sœurs, qu'une seule suffit pour en exciter mille, et que les combattre l'une par l'autre n'est qu'un moyen de rendre le cœur plus sensible à toutes ?

Le seul instrument qui serve à les purger est la raison, et j'ai déjà dit que la raison n'avait nul effet au théâtre. »

Ce qui, par ailleurs, est une critique sagace du cinéma de type hollywoodien, qui utilise exactement les principes de la tragédie formulés par Aristote, faisant en sorte que l'on s'identifie aux personnages, que l'on ressente des émotions forcées.

Rappelons ici que Brecht, avec le principe de distanciation, pose les bases d'un théâtre qui au contraire correspond au réalisme socialiste, et Rousseau aurait été d'accord pour dire que le théâtre ne peut rien apporter, et au mieux seulement donner à réfléchir.

Rousseau constate bien effet que :

« Je voudrais bien qu'on me montra clairement et sans verbiage, par quels moyens il pourrait produire en nous des sentiments que nous n'aurions pas, et nous faire juger des être moraux autrement que nous n'en jugeons en nous-mêmes ? »

Et de manière intéressante, Rousseau le bourgeois ne voit pas (ce qui est logique historiquement) la possibilité pour une pièce de théâtre de simplement représenter, sans parti pris ou moquerie.

Ce qu'il ne peut que constater, c'est l'impossibilité pour le théâtre bourgeois, finalement, d'exister, car le citoyen bourgeois ne peut être formé que par la raison, et le théâtre exclut la raison.

Rousseau dit ainsi :

« On peut, il est vrai, donner un appareil plus simple à la Scène, et rapprocher dans la Comédie le ton du théâtre de celui du monde.

Mais de cette manière, on ne corrige pas les mœurs, on les peint, et un laid visage ne paraît point laid à celui qui le porte.

Que si l'on veut les corriger par leur charge, on quitte la vraisemblance et la nature, et le tableau ne fait plus d'effet. La charge ne rend pas les objets haïssables, elle ne les rend que ridicules ; et de là résulte un très grand inconvénient, c'est qu'à force de craindre les ridicules, les vices n'effrayent plus, et qu'on ne saurait guérir les premiers sans fomenter les autres.

Pourquoi, direz-vous, supposer cette opposition nécessaire ? Pourquoi, monsieur ? Parce que les bons ne tournent point les méchants en dérision, mais les écrasent de leur mépris, et que rien n'est moins plaisant et risible que l'indignation de la vertu. Le ridicule, au contraire, est l'arme favorite du vice. C'est par elle qu'attaquant dans le fond des cœurs le respect qu'on doit à la vertu, il éteint enfin l'amour qu'on lui porte. »

Ce qui revient à dire que, de fait, un citoyen bourgeois non seulement ne saurait apprécier le théâtre, mais doit même rejeter le « comédien » en tant que tel. Rousseau le rejette, tout comme Platon rejetait le poète de la cité : le comédien ment, et même si ce n'est pas pour son profit, c'est indigne.

Voici ce que dit Rousseau :

« Qu'est-ce que le talent du comédien ? L'art de se contrefaire, de revêtir un autre caractère que le sien, de paraître différent de ce qu'on est, de se passionner de sang-froid, de dire autre chose que ce qu'on pense aussi naturellement que si on le pensait réellement, et d'oublier enfin sa propre place à force de prendre celle d'autrui.

Qu'est-ce que la profession du comédien ?

Un métier par lequel il se donne en représentation pour de l'argent, se soumet à l'ignominie et aux affronts qu'on achète le droit de lui faire, et met publiquement sa personne en vente. J'adjure tout homme sincère de dire s'il ne sent pas au fond de son être qu'il y a dans ce trafic de soi-même quelque chose de servile et de bas. »

On comprend alors la radicalité de Rousseau, qui ne peut qu'attaquer violemment le principe du comique à la française, cette odieuse culture du persiflage propre à la France et absolument insupportable :

« Prenons-le dans sa perfection, c’est-à-dire, à sa naissance. On convient et on le sentira chaque jour davantage, que Molière est le plus parfait Auteur comique dont les ouvrages nous soient connus ; mais qui peut disconvenir aussi que le Théâtre de ce même Molière, des talents duquel je suis plus l’admirateur que personne, ne soit une école de vices et de mauvaises mœurs, plus dangereuse que les livres mêmes où l’on fait profession de les enseigner.

Son plus grand soin est de tourner la bonté et la simplicité en ridicule, et de mettre la ruse et le mensonge du parti pour lequel on prend intérêt ; ses honnêtes gens ne sont que des gens qui parlent, ses vicieux sont des gens qui agissent et que les plus brillants succès favorisent le plus souvent ; enfin l’honneur des applaudissements, rarement pour le plus estimable, est presque toujours pour le plus adroit.

Examinez le comique de cet Auteur : partout vous trouverez que les vices de ce caractère en sont l'instrument et les défauts naturels le sujet, que la malice de l'un punit la simplicité de l'autre, et que les sont les sont les victimes des méchants ; ce qui, pour n'être que trop vrai dans le monde, n'en vaut pas mieux à mettre au théâtre avec un air d'approbation, comme pour exciter les âmes perfides à punir, sous le nom de sottise, la candeur des honnêtes gens. »

Rousseau en arrive donc à une critique du comique comme divertissement – une critique d'une grande valeur quand on voit la France bourgeoise célébrer les comiques, les caricaturistes ou bien l'hebdomadaire « Le canard enchaîné » :

« Aussi voit-on constamment que l'habitude du travail rend l'inaction insupportable, et qu'une bonne conscience éteint le goût des plaisirs frivoles : mais c'est le mécontentement de soi-même, c'est le poids de l'oisiveté, c'est l'oubli des goûts simples et naturels, qui rendent si nécessaire un amusement étranger.

Je n'aime point qu'on ait besoin d'attacher incessamment son cœur sur la Scène, comme s'il était mal à son aise au dedans de nous.

La nature même a dicté la réponse de ce Barbare à qui l'on vantait les magnificences du Cirque et des Jeux établis à Rome. Les Romains, demanda ce bon homme, n'ont-ils ni femmes, ni enfants ?

Le Barbare avait raison. L'on croit s'assembler au Spectacle, et c'est là qu'on va oublier ses amis, ses voisins, ses proches, pour s'intéresser à des fables, pour pleurer les malheurs des morts, ou rire aux dépends des vivants. »

Le divertissement doit donc avoir une valeur sociale. C'est le seul critère de Rousseau qui, dans une intuition géniale, entrevoit déjà le principe réaliste socialiste comme quoi l'art est national dans sa forme, social dans son contenu :

« Les Spectacles sont faits pour le peuple, et ce n'est que par leurs effets sur lui qu'on peut déterminer leurs qualités absolues. Il peut y avoir des Spectacles d'une infinité d'espèces ; il y a de Peuple à Peuple une prodigieuse diversité de mœurs, de tempéraments, de caractères.

L'homme est un, je l'avoue ; mais l'homme modifié par les Religions, par les Gouvernements, par les lois, par les coutumes, par les préjugés, par les climats, devient si différent de lui-même qu'il ne faut plus chercher parmi nous ce qui est bon aux hommes en général, mais ce qui leur est bon dans tel temps ou dans tel pays. »

« Il s'ensuit de ces premières observations, que l'effet général du Spectacle est de renforcer le caractère national, d'augmenter les inclinations naturelles, et de donner une nouvelle énergie à toutes les passions. »

Mais donc Rousseau, ne saisissant pas le réalisme socialiste, ne pouvait que connaître le théâtre issu de l'absolutisme, et donc le rejeter comme poussant à l'abstraction :

« Plus j'y réfléchis, et plus je trouve que tout ce qu'on met en représentation au théâtre, on ne l’approche pas de nous, on l'en éloigne. »

Il n'empêche que sa critique est admirable et correcte. Le théâtre français historique célèbre le persiflage ou en tout cas le jeu d'émotions partant dans tous les sens, pour en plus exiger une attitude guindée, ce qui donne directement le cinéma français du psychodrame.

Rousseau a compris l'essence de ce phénomène, et le critique de manière adéquate.

Figures marquantes de France: