15 juin 1943

Homère - L'Odysée - Chants XVI à XX

Submitted by Anonyme (non vérifié)

CHANT XVI

   Cependant tous les deux sous la hutte, Ulysse et le divin porcher, préparaient le repas du matin ; ils avaient allumé du feu et envoyé les gardiens accompagner les porcs rassemblés en troupeaux. Télémaque arrivait, lorsque les chiens prompts à japper l'entourèrent en agitant leurs queues, sans pourtant aboyer. Le divin Ulysse aperçut les chiens qui remuaient la queue, et entendit venir un bruit de pas. Aussitôt il adressa à Eumée ces paroles ailées :

 

    — Eumée, voici qu arrive ici un de tes compagnons ou de tes familiers, car les chiens remuent la queue sans aboyer ; j’entends d'ailleurs un bruit de pas. »

 

    Il n'avait pas achevé de parler, que son fils se dressait sur le pas de la porte. Stupéfait, le porcher se leva, et laissa échapper de ses mains les vases qu il tenait pour mélanger un vin couleur de feu. Il se porta au-devant de son maître, lui baisa le front, baisa ses deux beaux yeux ainsi que ses deux mains, en laissant tomber un flot de larmes. De même qu'un père accueille de toute sa tendresse son enfant qui revient, après dix ans d'absence, d'une terre lointaine, son fils unique et tendrement choyé, pour lequel il souffrit d'innombrables tourments ; de même, le divin porcher étreignit Télémaque semblable à un dieu, le couvrit de baisers, comme s'il venait d'échapper au trépas, puis, tout en sanglotant, lui adressa ces paroles ailées :

 

    — Te voici revenu, Télémaque, ô ma chère lumière ! Non, je ne croyais plus te revoir, depuis le jour où ta nef t’emmena vers Pylos. Mais allons ! entre à présent, cher enfant, afin que mon coeur se rassasie de te voir, toi qui, à peine arrivé d'une terre étrangère, te présentes chez moi. Tu ne viens pas visiter souvent les champs et les gardiens ; mais tu séjournes en ville, comme si ton cœur trouvait un plaisir à contempler l'abominable troupe de tous ces prétendants. »

 

    Le prudent Télémaque lui répondit alors :

 

     — Il en sera, mon vieux père, comme tu le voudras. C'est pour toi qu'ici je suis venu, pour te voir de mes yeux, pour t'en­tendre parler et savoir si ma mère reste encore au palais, si quelque autre homme l'a déjà épousée, et si le lit d'Ulysse, manquant de garnitures, est abandonné et n'a pour ornement que les toiles que filent les odieuses araignées. »

 

    Eumée, l'intendant des porchers, lui répondit alors :

 

    — Oui, certes, elle reste encore, le coeur plein de courage, au fond de sa demeure. Mais ses jours et ses nuits lamentables se consument sans répit dans les larmes. »

 

    Ayant ainsi parlé, il reçut le javelot de bronze que portait Télémaque, et celui-ci franchit le seuil de pierre et entra dans la hutte. Comme il avançait, Ulysse, son père, se leva de son siège pour lui céder la place. Mais Télémaque le retint et lui dit :

 

    — Reste assis, étranger ; nous trouverons ailleurs un siège en notre étable. Cet homme que voilà, m'en disposera un. »

 

    Ainsi parla-t-il, et Ulysse alla se rasseoir à sa place. Le porcher alors étendit par terre des broussailles vertes qu'il recouvrit de peaux de moutons, et ce fut là que s'assit le fils chéri d'Ulysse. Le porcher leur servit des plateaux chargés de viandes rôties, restes du repas qu'ils avaient fait la veille. Il se hâta d'entasser le pain dans les corbeilles, mêla dans une seille un vin d'une douceur de miel, puis il s'assit lui-même, face au divin Ulysse. Les convives alors, sur les mets préparés et servis devant eux, étendirent les mains. Lorsqu'ils eurent chassé le désir de boire et de manger, Télémaque adressa la parole au divin porcher :

 

    — Mon vieux père, d'où vient l'étranger que voici ? Comment les matelots l'ont-ils amené dans Ithaque ? D'où prétend-il être ? Car ce n'est point à pied, je le suppose, qu'il nous arrive ici. »

 

    Mais toi, porcher Eumée, tu répondis et dis :

 

     — Je vais donc, mon enfant, te dire toute la vérité. Il se glorifie d'être originaire de la vaste Crète, et il assure qu il a roulé en ses errances à travers maintes cités des hommes, car tel  est le destin que lui a filé une divinité. Pour le moment, après s'être échappé d'un vaisseau des Thesprotes, c'est en mon étable qu'il s'est réfugié. Je le remets d'ailleurs entre tes mains. Fais-en ce que tu veux, car il se glorifie d'être ton suppliant.»

 

    Le prudent Télémaque lui répondit alors :

 

     — Eumée, le propos que tu viens de tenir me déchire le cœur. Comment pourrais-je recevoir cet hôte en mon foyer ? Je suis jeune, et incapable encore de compter sur mes bras, pour me défendre d'un homme qui, le premier, viendrait à m'assaillir. Le cœur de ma mère s'inquiète et :  se partage au fond de sa poitrine entre deux sentiments : ou rester près de moi et garder sa demeure en respectant le lit de son époux et l'opinion du peuple, ou suivre celui qui, parmi les Achéens qui recherchent sa main et fréquentent chez elle, est l'homme le plus noble, et celui qui lui fait de plus nombreux cadeaux. Quant à cet étranger, puisqu il est venu dans ta demeure, je le couvrirai de beaux vêtements, d'une tunique ainsi que d'un manteau ; je lui donnerai un glaive à deux tranchants, des sandales pour ses pieds, et je le ferai reconduire là où son coeur et son esprit le poussent à se rendre. En attendant, si tu le veux, soigne-le bien, et garde-le au sein de ton étable. J'enverrai des vêtements ici, toutes sortes de vivres pour sa nourriture, afin qu il ne soit point à ta charge, ni à celle de tes compagnons. En tout cas, je ne permettrai point qu'il aille là-bas parmi les prétendants. Ils sont possédés par une telle insolence qu'elle tient de la folie ; ils l’insulteraient et j’en aurais un chagrin affreux. Il est difficile, si vaillant soit-il, qu'un seul homme aboutisse, lorsqu'il se trouve aux prises avec de plus nombreux, car ils sont de beaucoup les plus forts.»

 

    Le divin et endurant Ulysse lui répondit alors :

 

    — Ami, puisqu'il m'est permis de répondre à mon tour, vous me rongez le cœur, lorsque je vous entends dire quelles abomina­tions les prétendants commettent en ta demeure, et ce que doit malgré lui supporter un homme tel que toi. Dis-moi d'abord si c'est de plein gré que tu te laisses asservir, ou si, dans ton pays, les peuples te baissent pour obéir à 1'oracle d'un dieu. As-tu à faire des reproches à des frères sur lesquels on compte pour sou­tenir une attaque, même quand il s élève une grande discorde ? Ah ! que ne suis-je aussi jeune que toi, tout en ayant le coeur que je possède ! Que ne suis-je le fils de l'irréprochable Ulysse, ou Ulysse lui-même revenu de l'exil, car il reste encore la part de l’espérance ! Que ma tête aussitôt soit coupée par un bras étranger, si je ne devais pas, dès mon arrivée dans le palais d'Ulysse fils de Laërte, devenir un fléau pour tous ces misérables ! Mais si, seul contre tous, j'étais dompté par leur nombre, j'aimerais mieux mourir assassiné au fond de mon palais, que de voir tous les jours ces ignobles forfaits, des notes maltraités, des servantes odieusement violentées dans mes belles demeures, mon vin puisé jusqu'à la lie, mes vivres dévorés sans profit et sans fin, en un gaspillage qui n'aboutit à rien. »

 

    Le prudent Télémaque lui répondit alors :

 

    — Je vais donc, étranger, te parler en toute sincérité. Ce n'est pas tout mon peuple qui me fait et m'outrage, je n'ai pas de reproches à faire à des frères, sur lesquels on compte pour soutenir une attaque, même quand il s'élève une grande discorde. Le fils de Cronos, en effet, n'a voulu donner à notre race que des fils uniques. Arkésios n'engendra qu'un fils, Laërte. Laërte ne fut le père que du seul Ulysse. Et Ulysse enfin, après m'avoir engendré, ne laissa que moi seul au sein de son palais, et il n a pas joui de cet unique fils. Voilà pourquoi des ennemis en nombre incalculable, ont aujourd'hui envahi ma demeure. Tous ceux des chefs qui règnent sur nos îles : Doulichion, Samé et Zacynthe boisée, tous ceux qui commandent sur la rocheuse Ithaque, tous, autant qu'ils sont, courtisent ma mère et ruinent ma maison. Quant à Pénélope, elle ne peut se résoudre, ni à repousser un hymen qu'elle abhorre, ni à s'y décider. Et eux, entre temps, consument en festins l'avoir de ma maison. On les verra bientôt me déchirer moi-même. Mais tout cela repose sur les genoux des dieux. Quant à toi, mon vieux père, va trouver au plus vite la sage Pénélope ; dis-lui que je suis sain et sauf et que je viens d'arriver de Pylos. Moi, je vais rester ici ; toi, reviens en ces lieux, après avoir annoncé la nouvelle à elle seule. Qu'aucun. autre Achéen ne l'apprenne, car ils sont nombreux ceux qui contre moi machinent des malheurs. »

 

    Mais toi, porcher Eumée, tu répondis et dis :

 

    — Je comprends, je sais et tu as parlé à quelqu'un d'averti. Mais allons ! dis-moi ceci, et explique-toi en toute sincérité. Faut-il que j'aille aussi, de ce même chemin, annoncer la nouvelle au malheureux Laërte ? Jusqu'à ce jour, bien que très affligé au sujet d’Ulysse, il surveillait cependant ses travaux, buvait et mangeait au foyer avec ses serviteurs, lorsque son cœur au fond de sa poitrine l'y invitait. Mais à présent, depuis que tu partis sur un vaisseau pour Pylos, on dit qu'il ne mange plus et qu'il ne boit plus comme à son habitude. Il ne vient plus visiter ses travaux, car il reste assis à pleurer, gémir et sangloter, et sa peau se flétrit tout autour de ses os. »

 

    Le prudent Télémaque lui répondit alors :

 

     — Rien ne m'est plus amer ; mais, quelle que soit notre peine, laissons-le toutefois. Si tout arrivait selon le choix des mortels, c'est tout d'abord le jour du retour de mon père que je demanderais. Aussi, dès que tu auras porté ton message, reviens sur tes pas, et ne va pas errer à travers champs pour rechercher Laërte. Dis pourtant à ma mère de lui dépêcher en secret son intendante au plus vite, car cette femme est à même d informer le vieillard. »

 

    Il dit et pressa le porcher. Eumée prit en mains ses sandales, les attacha sous ses pieds, et partit vers la ville. Le porcher Eumée, comme il quittait l'étable, ne passa point inaperçu d'Athéna. Celle-ci s’approcha donc, après avoir pris les traits  d'une femme, d’une grande et belle femme experte en superbes travaux. Elle s'arrêta sur le seuil de la hutte, ne se laissant voir que du seul Ulysse. Bien qu'elle fût sous ses yeux, Télémaque en effet ne l'aperçut point, ne soupçonna pas sa présence, car les dieux ne se rendent pas visibles aux yeux de tous. Mais Ulysse et les chiens avaient vu la déesse ; ceux-ci, sans aboyer, s'enfuirent en grognant dans un coin de l'étable. Athéna fit alors un signe des sourcils. Le divin Ulysse le comprit, sortit de la cabane, traversa la cour en longeant le grand mur et s'arrêta devant la déesse. Athéna dès lors lui adressa ces mots :

 

    — Descendant de Zeus, fils de Laërte, artificieux Ulysse, voici le moment d'informer ton enfant ; ne lui cache rien, afin qu'après avoir concerté tous les deux le trépas et la mort des prétendants, vous puissiez vous rendre dans l’illustre cité. Pour moi, je ne serai point longtemps sans vous rejoindre, car je brûle de combattre. »

 

     Elle dit, et Athéna toucha Ulysse de sa baguette d'or. Elle rendit d'abord, autour de ses épaules, son manteau frais lavé ainsi que sa tunique, puis elle accrut sa jeunesse et sa taille. Il reprit aussitôt sa peau brune ; ses joues se remplirent, et son menton recouvra son collier de barbe d'un bleu sombre. Ce changement opéré, elle s'en retourna, pendant qu'Ulysse revenait vers la hutte. Son fils alors fut frappé de stupeur ; saisi d'effroi, il détourna les yeux, craignant que ce ne fût un dieu. Prenant alors la parole, il dit ces mots ailés :

 

    — Étranger, tu me parais tout autre que tu n'étais naguère, car tu portes d'autres vêtements, et ta peau n'a plus le même teint. Serais-tu l'un des dieux, maîtres du vaste ciel ? Sois-nous donc propice, afin que nous t'offrions des sacrifices agréables, des coupes d'or façonnées avec art ; épargne-nous ! »

 

    Le divin et endurant Ulysse lui répondit alors :

 

    — Je ne suis pas un dieu. Pourquoi me comparer à l'un des Immortels ? Je suis ton père pour lequel tu gémis, tu souffris tant de maux, en supportant les violences des hommes.»

 

    Ayant ainsi parlé, il embrassa son fils, et laissa de ses joues s'épancher sur la terre, le flot de larmes qu'il avait jusqu'ici constamment retenu. Télémaque, qui ne croyait pas encore que ce fût là son père, lui adressa de nouveau la parole en proférant ces mots :

 

    — Non, tu n'es pas Ulysse, mon père ; c'est un dieu qui m'abuse pour accroître encore mes sanglots et mes pleurs. Un simple mortel n'aurait point, par sa volonté seule, opéré ces pro­diges, à moins qu'un dieu lui-même ne vînt l'assister et le rendre aisément jeune ou vieux à son gré. Tu n'étais tout à 1’heure qu un vieillard recouvert de vêtements sordides, et te voici semblable à l'un des dieux, maîtres du vaste ciel.»

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit alors :

 

     — Télémaque, il ne convient pas, lorsque ton père est ici, que tu sois étonné ni surpris à l'extrême, car il ne viendra pas d'autre Ulysse en ce lieu. Je suis Ulysse, en effet, et c'est moi qui, après avoir souffert de bien des maux et longuement erré, suis revenu, après vingt ans d'absence, dans la terre de mes pères. De tout ceci, c'est Athéna meneuse de butin qui en est l'artisane ; c'est elle qui m'a rendu, car elle en a le pouvoir, tel qu'elle le voulait, en me donnant les traits, tantôt d'un mendiant, tantôt d'un homme jeune ayant autour du corps un bel accoutrement.

 

    Les dieux, maîtres du vaste ciel, peuvent aisément rehausser un mortel, ou tien le ravaler. »

 

    Ayant ainsi parlé, Ulysse se rassit. Télémaque, jetant les bras autour de son noble père, se mit à gémir en répandant des larmes. Un besoin de sanglots les saisit l'un et l'autre ; ils se lamentèrent avec des cris perçants, à sanglots plus pressés que les cris des oiseaux, orfraies ou vautours aux serres recourbées, à qui des paysans ont ravi leurs petits, avant qu'ils ne fussent en état de voler. C'est ainsi qu'ils versaient, coulant sous leurs paupières, de pitoyables larmes. Dès lors, ils se seraient lamentés jusqu'au moment où s'enfonce la clarté du soleil, si Télémaque n'eût adressé soudain la parole à son père :

 

    — Sur quelle nef en ce jour, père chéri, les matelots t'ont-ils amené dans Ithaque ? D'où prétendaient-ils être ? Car ce n'est point à pied, je le suppose, qu'ici tu nous arrives. »

 

    Le divin et endurant Ulysse lui répondit alors :

 

    — Je vais donc, mon enfant, te détailler toute la vérité. Ce sont des Phéaciens qui m'ont amené. Ces illustres marins, qui convoient tous les bommes qui arrivent chez eux, m'ont conduit sur la mer pendant que je dormais à bord d'une nef rapide. Ils m'ont déposé dans le pays d'Ithaque, et ils m'avaient offert de merveilleux présents : du bronze, de l'or à profusion, des étoffes tissées. Tous ces trésors, par la volonté des dieux, ont été déposés au fond d'une caverne. D'autre part, si je suis venu présentement ici sur le conseil d'Athéna, c'est afin de concerter avec toi le meurtre de nos ennemis. Mais allons ! détaille-moi le nombre de tous ces prétendants. Je veux savoir combien ils sont et ce que valent ces hommes. Réfléchissant ensuite en mon cœur sans

 

 

 

 

reproche, je verrai si nous pourrons tout seuls et sans l'aide d'autrui les combattre à nous deux, ou bien si nous devrons chercher d'autres soutiens. »

 

    Le prudent Télémaque lui répondit alors :

 

    — J'avais toujours, ô mon père, entendu vanter ta grande gloire ; on te disait d'un bras intrépide au combat, et d'une sagesse excellente au conseil. Mais tu viens de tenir un propos excessif. J'en suis tout étonné, car il est impossible à deux hom­mes de lutter contre des adversaires si nombreux et si forts. Les prétendants ne sont pas seulement une douzaine ou deux. Mais ils sont de beaucoup plus nombreux. Bientôt, ici-même, tu en sauras le nombre. De Doulichion sont venus cinquante-deux jeunes gens d'élite, que suivent six domestiques ; de Samé, vingt-quatre hommes ; de Zacynthe, vingt fils d'Achéens. D'Ithaque même, il en est venu douze, tous des plus nobles ; parmi ceux-ci se trouve le héraut Médon, l'aède divin, et deux serviteurs, tous deux habiles à découper les viandes. Si nous attaquons tous ces hommes quand ils sont au palais, j'ai peur que tu ne viennes châtier leurs violences que pour subir un sort cruel et très amer. Réfléchis donc, et vois si tu peux trouver quelque soutien capable, d'un cœur bien décidé, de nous prêter secours. »

 

    Le divin et endurant Ulysse lui répondit alors :

 

    — Je vais donc m'expliquer ; entends et comprends bien. Crois-tu qu'il suffira d'avoir avec nous deux Zeus Père et Athéna, ou dois-je songer à quelque autre soutien ? »

 

    Le prudent Télémaque lui répondit alors :

 

    — En vérité, ceux que tu as nommés sont d'excellents appuis, bien qu'ils soient assis là-haut dans les nuages ; ils règnent sur les hommes et les dieux immortels. »

 

    Le divin et endurant Ulysse lui répondit alors :

 

    — Ces deux soutiens ne seront pas longtemps à l'écart de la rude mêlée, lorsque, dans mon palais, la fureur d'Arès décidera entre les prétendants et nous. Pour l'instant, dès que poindra l'aurore, retourne à la maison et mêle-toi à la foule arrogante de tous ces prétendants. Pour moi, c'est un peu plus tard que le porcher Eumée me conduira vers la ville sous les traits d'un mendiant misérable et âgé. S'ils m'outragent au sein de ma demeure, que ton coeur supporte au fond de ta poitrine de me voir indignement traité. Même si, pour me jeter à la porte, ils me traînent par les pieds à travers ma demeure, ou me frappent de traits, regarde et laisse faire. Invite-les seulement à cesser leurs folies, en ne leur adressant que de douces paroles. Ils ne t'écouteront pas, car le jour du destin est arrivé pour eux. Mais j'ai encore un autre mot à dire : jette-le bien au fond de ton esprit. Lorsque Athéna, la sage conseillère, inspirera mon cœur, je te ferai un signe de ma tête. Dès que tu l'auras perçu, ramasse aussitôt tous les outils d'Arès qui sont en la grande salle, et va les remiser au fond de la chambre haute, sans en laisser aucun ; puis, par de calmes paroles, leurre les prétendants, lorsque, regrettant leur disparition, ils t'interrogeront : « J'ai mis ces armes à l'abri des fumées. Elles ne ressemblent plus à ce qu'elles étaient jadis, quand, partant pour la Troade, Ulysse les laissa. Elles ont été ternies partout où les toucha la vapeur du foyer. Le fils de Cronos m'a mis d'ailleurs en l'esprit une raison plus valable. Je crains, un jour d'ivresse, qu'il ne s'élève une rixe entre vous, et que vous n'en veniez à vous blesser entre vous et à jeter la honte sur vos repas et vos projets d'hymen. De lui-même, n'effet, le fer attire l’homme. » Pour nous deux seulement, laisse deux épées, deux piques, deux boucliers de cuir à portée de la main, afin que nous puissions les prendre quand nous fondrons sur eux. Pallas Athéna et Zeus aux conseils avisés les frapperont ensuite de démence. Mais j'ai encore un autre mot à dire : jette-le bien au fond de ton esprit. Si tu es vraiment mien, et si tu as du sang de notre race, que personne n'apprenne qu'Ulysse est dans Ithaque ; que ni Laërte, ni le porcher, ni aucun serviteur, ni Pénélope elle-même, n'en soient instruits. Soyons seuls, toi et moi, à pressentir la droiture des femmes. Éprouvons aussi chacun des serviteurs, cherchant qui nous estime et nous craint en son cœur, qui nous  manque  d'égards,  et qui te méprise  en  dépit  de  ton rang. »

 

     Le noble fils d'Ulysse lui répondit et dit :

 

    — Père, tu connaîtras, j'espère, mon âme par la suite, car

 

 

 

aucune faiblesse ne s'en est emparée. Je ne crois pas pourtant que ce que tu nous proposes nous soit avantageux. Réfléchis, je t'en prie. Tu vas longtemps marcher à travers nos domaines, si tu veux éprouver chacun des serviteurs, tandis qu'en ton palais, sans ombre d'inquiétude, les prétendants dévoreront impudemment nos biens, sans rien se refuser. Je t'exhorte pourtant à t'enquérir des femmes, afin que tu saches celles qui te déshonorent, celles qui sont sans reproche. Quant aux hommes, je ne suis pas d'avis d'aller les éprouver à travers les étables ; nous nous occuperons plus tard de ce soin, s'il est vrai que Zeus porte-égide t'ait fait connaître un signe.»

 

    Tels étaient les propos qu'ils échangeaient entre eux. Pendant ce temps, cinglait vers Ithaque, le vaisseau bien construit qui avait ramené de Pylos Télémaque et tous ses compagnons. Lorsqu'ils furent arrivés dans les eaux très profondes du port, ils tirèrent le vaisseau sur la grève. De zélés serviteurs remisèrent les agrès, et portèrent aussitôt chez Clytios les présents magnifiques. Ils envoyèrent ensuite un héraut dans la maison d'Ulysse, pour annoncer à la très sage Pénélope que Télémaque était resté aux champs, et qu'il avait ordonné au navire de voguer vers la ville, car il ne fallait pas que la vaillante reine eût des craintes en son cœur et répandît un flot de tendres larmes. Or, le héraut et le divin porcher se rencontrèrent, tous deux porteurs du même message à la femme du roi. Dès qu'ils eurent pénétré dans la demeure du divin Ulysse, le héraut s'écria au milieu des servantes : Reine, ton cher fils est déjà revenu de Pylos. » Quant au porcher, se tenant debout auprès de Pénélope, il lui raconta tout ce qu'il avait mandat de lui rapporter de la part de son fils. Lorsqu'il eut achevé de dire son message, il s'en retourna vers ses troupeaux de porcs, après avoir quitté le palais et la cour.

 

    Les prétendants furent décontenancés et consternés jusques au fond du cœur. Ils sortirent de la salle, traversèrent la cour en longeant le grand mur, et vinrent siéger là, sur le devant des portes. Eurymaque fils de Polybe fut le premier à prendre la parole :

 

    — Amis, cet exploit d'insolence, ce grand voyage a donc été par Télémaque accompli ! Nous lui avions pourtant interdit de le faire. Mais allons ! tirons un vaisseau noir dans la mer divine, un vaisseau des plus prompts ; rassemblons-y des rameurs habitués à la mer, et qu'ils aillent dire à ceux qui sont là-bas, de revenir au plus vite chez eux. »

 

    Tout n'était pas encore dit, qu'Amphinomos, se retournant de sa place, aperçut un navire à l'intérieur des eaux très profondes du port ; les marins en amenaient les voiles et avançaient à la rame. Riant alors de bon cœur, il dit à ses amis :

 

    — N'envoyez plus personne leur porter un message, car les voici au port. Un dieu les a sans doute prévenus, ou bien ont-ils aperçu par eux-mêmes le vaisseau qui passait, sans qu'ils aient pu l'atteindre ? »

 

    Ainsi parla-t-il. Mais les rameurs, s'étant levés de leurs bancs, marchaient déjà sur le bord de la mer. Aussitôt, ils tirèrent la nef noire sur la grève, et de zélés serviteurs remisèrent les agrès. Quant aux prétendants, ils se rendirent en troupe compacte vers l'agora, sans permettre à personne, ni jeune ni vieux, de siéger auprès d'eux. Antinoos, le fils d'Eupithès, prit alors la parole :

 

    — Malheur ! il est donc vrai que les dieux ont sauvé cet homme du désastre ! Tout au long du jour, des observateurs allaient se poster sur les sommets battus par les vents, et sans interruption ils étaient relayés. Dès que le soleil s'était enfoncé, nous ne passions jamais la nuit sur le rivage, mais c'était en mer, sur notre nef rapide, que nous restions à croiser jusqu'à l'aube divine, guettant Télémaque, pour le saisir et le perdre. Or, pendant ce temps, une divinité le conduisait chez lui. Nous donc, songeons à préparer ici un rigoureux trépas à ce Télémaque, et veillons à ce qu'il ne nous échappe point. Je ne crois pas, en effet, tant qu'il sera vivant, que nous puissions faire aboutir nos projets. Car c'est un homme avisé, plein de conseil et de sens, et la faveur du peuple nous fait aujourd'hui totalement défaut. Mais allons ! n’attendons pas qu'il rassemble les Achéens dans l'agora. Il ne va pas, je crois, s'abandonner ; mais, gardant sa colère, il se lèvera et dira devant tous que nous tramions un meurtre abrupt contre lui, et que nous avons raté notre coup. Le peuple, en apprenant ce complot criminel, ne l'approuvera point. Je crains que nous ne soyons maltraités et que, chassés de notre terre, nous ne soyons forcés de nous réfugier chez un peuple étranger. Prenons donc les devants ; surprenons-le dans les champs, en dehors de la ville, ou le long de sa route. Approprions-nous ses ressources et ses biens, et faisons entre nous un partage équitable. Quant à sa maison, laissons-la en avoir à sa mère et à celui qui l'aura pour épouse. Si cette proposition ne vous agrée pas, si vous voulez qu'il vive et qu'il jouisse de tout son patrimoine, cessons désormais de nous rassembler ici, pour dévorer à foison ses agréables richesses, et que chacun de nous, sans quitter sa demeure, brigue par des présents la main de Pénélope. Dès lors, la reine épousera celui qui lui fera les plus nombreux cadeaux, et dont le destin sera de l'obtenir. »

 

    Ainsi parla-t-il, et tous restèrent silencieux et cois. Amphinomos enfin discourut et parla. Noble fils de Nisos et petit-fils d'Arêtes roi, il était à la tête des prétendants venus de l’île fertile en blé, riche en pâturages, de Doulichion, et c'était lui dont les discours plaisaient le plus à Pénélope, car son âme était propre. Plein de bons sentiments, il leur parla et dit :

 

    — Amis, je ne saurais, quant à moi, consentir à ce qu'on tue Télémaque, car tuer le rejeton d'une race royale est une chose horrible. Cherchons d'abord à connaître les volontés des dieux. Si les arrêts du grand Zeus nous approuvent, je serai le premier à vouloir le tuer et à pousser tous les autres à le faire. Mais si les dieux s'y opposent, je vous exhorte à ne plus y songer.»

 

    Ainsi parla Amphinomos, et sa proposition fut agréée par tous. Aussitôt alors, les prétendants se levèrent, se rendirent dans le palais d'Ulysse, et s assirent, une fois arrivés, sur des sièges polis.

 

    A ce moment, la sage Pénélope prit un autre parti ; elle voulut paraître devant les prétendants qu'une violence effrénée possédait. Car elle avait appris que la mort de son fils se tramait au palais, et le héraut Médon, qui était informé de cette résolu­tion, l'en avait instruite. Elle se dirigea donc, suivie de ses ser­vantes, vers la salle du palais. Lorsqu'elle fut arrivée devant les prétendants, Pénélope, divine entre les femmes, s'arrêta près du pilier du toit solidement construit, et rabattit sur ses joues le voile éclatant qui tombait de sa tête. Interpellant alors Antinoos, elle prit la parole et dit en le nommant :

 

    — Antinoos, âme de forcené, machinateur de crimes, tu passes dans le pays d'Ithaque pour le plus sage et le plus éloquent de tous ceux de ton âge ; mais tu n'es point tel qu'on va le rapportant. Insensé ! pourquoi trames-tu contre Télémaque la

 

 

 

mort et le trépas ? Tu n'as aucun égard pour les suppliants dont Zeus est le témoin, et il n est pas conforme aux lois divines que les hôtes trament de funestes desseins les uns contre les autres. Ne sais-tu donc pas que ton père est venu se réfugier ici, par crainte de son peuple ?  Tous étaient à l'extrême irrités contre lui, car il s était associé aux pirates taphiens pour molester les Thesprotes, qui étaient nos alliés. Ils voulaient le tuer, lui arracher le coeur et dévorer ses innombrables richesses qui excitaient l‘envie. Mais Ulysse les retint et les en empêcha, malgré leur grand désir. Et voici qu'aujourd'hui tu dévores gratis la demeure d'Ulysse, tu courtises sa femme, tu assassines son fils, et tu accumules les chagrins en mon cœur. Je t'adjure donc de cesser tes méfaits et d inciter les autres à le faire. »

 

    Eurymaque fils de Polybe lui répondit alors :

 

    — Fille d'Icare, très sage Pénélope, rassure-toi, et que ton cœur écarte ces soucis. Il n'est point, il ne sera pas et il ne saurait être, tant que je vivrai et que je verrai la lumière sur la terre, l’homme qui portera les mains sur Télémaque, ton fils, car je vais te dire ce qui s'accomplira : son sang noir aussitôt jaillira autour de notre lance. Que de fois, en effet, Ulysse saccageur de cités m'a fait asseoir sur ses genoux, m a mis dans les mains de la viande rôtie et dirigé vers ma bouche la coupe de vin rouge ! Voilà pourquoi Télémaque est celui qui, de tous les hommes, me reste le plus cher. Je l'engage donc à ne pas craindre la mort, celle du moins que les prétendants lui apporteraient, car nul ne peut éviter ce que les dieux envoient. »

 

    Ainsi parla-t-il, pour rassurer Pénélope ; mais il tramait lui-même la mort de Télémaque. La reine regagna son reluisant étage ; là, elle se mit alors à pleurer sur Ulysse, son cher époux, jusqu'à ce que la déesse Athéna aux yeux pers lui jetât sur les yeux la douceur du sommeil.

 

    Or, le soir venu, le divin porcher revint auprès d'Ulysse et de son fils, ils apprêtaient chacun de son côté le repas du soir, après avoir immolé un porcelet d'un an. Mais Pallas Athéna, s'étant approchée d’Ulysse fils de Laërte, l'avait déjà touché de sa baguette ; elle le transforma derechef en vieillard, et revêtit son corps de vêtements en loques. La déesse en effet craignait que le porcher ne reconnût son maître en le voyant face à face, et que, ne pouvant retenir ce secret en son cœur, il n'allât prévenir la sage Pénélope. Télémaque, le premier, lui adressa la parole :

 

    — Te voilà de retour, divin Eumée. Quels bruits circulent en ville ? Les fougueux prétendants sont-ils déjà rentrés de l'em­buscade, ou bien sont-ils là-bas à me guetter encore et à attendre que je rentre au foyer ? »

 

    Mais toi, porcher Eumée, tu répondis et dis :

 

    — Je n'avais pas à m'enquérir de ces choses, ni à m'en informer, en traversant la ville. Tout mon cœur me portait, après avoir annoncé mon message, à revenir au plus vite en ces lieux. J'ai rencontré un messager rapide, que tes compagnons avaient envoyé, un héraut qui a été le premier à donner la nouvelle à ta mère. Mais je sais toutefois autre chose ; car voici ce que mes yeux ont vu. Je revenais et j'étais déjà au-dessus de la ville, là où s'élève la colline d’Hermès, quand je vis un rapide navire entrer dans notre port. Il avait à son bord de nombreux matelots, et il était chargé de boucliers et de piques à deux pointes. J'ai présumé que c'étaient des prétendants, mais je ne le sais pas. »

 

    Ainsi parla-t-il. Le saint et vaillant Télémaque sourit en jetant un coup d'oeil à son père, mais il évita que le porcher ne le vît. Dès lors, ayant fini leur tâche et apprêté le festin, ils festoyèrent, et l'appétit ne fit point défaut à ce repas également partagé. Lorsqu'ils eurent chassé le désir de boire et de manger, ils songèrent au repos et se laissèrent gagner par le don du sommeil.

CHANT XVII

  Dés que parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de  rose, Télémaque, le fils chéri du divin Ulysse, attacha  sous ses pieds de belles sandales, prit une pique solide qui s'adaptait à sa main, et, prompt à partir en ville, il dit à son porcher :

 

    —Mon vieux père, je vais aller en ville, pour me montrer à ma mère, car je ne pense pas que ses cris gémissants, ses sanglots et ses pleurs puissent cesser avant qu'elle ne m'ait revu. Mais voici ce que je te commande. Conduis vers la ville ce malheureux étranger, afin qu'il y puisse mendier sa nourriture. Là, lui donnera qui voudra, une tasse et une croûte de pain. Je ne puis prendre tout le monde à ma charge, moi qui ai déjà tant de chagrins au cœur. Si cet étranger s'en irrite par trop, tant pis pour lui ; j'aime mieux, quant à moi, dire la vérité.»

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

    — Moi-même, ami, je ne désire pas qu'on me retienne ici. Mieux vaut pour un mendiant mendier sa nourriture à la ville qu'aux champs ; me donnera qui voudra. Je ne suis plus d'âge à rester aux étables, pour exécuter tous les ordres d'un maître. Va donc, cet homme me conduira, ainsi que tu l'ordonnes, dès que le feu m'aura réchauffé et que le soleil se fera sentir. Je n'ai que ces vêtements terriblement loqueteux ; je crains d'être saisi par le froid du matin, et ce n'est pas tout près, à vous entendre, que se trouve la ville.»

 

    Ainsi parla-t-il. Télémaque sortit en traversant l'étable ; impétueux était le pas de son avance, car il couvait la mort de tous les prétendants. Quand il fut arrivé au palais bien bâti, il dressa la pique qu'il portait contre une haute colonne, franchit le seuil de pierre et entra dans la salle. La nourrice Euryclée, qui étendait des peaux sur les sièges ouvragés, l'aperçut la première. Alors, tout en pleurant, elle fondit droit sur lui. Les autres servantes d'Ulysse au cœur plein d'endurance se portèrent aussi autour de Télémaque, et, lui faisant tendre accueil, baisaient sa tête et ses épaules. La sage Pénélope descendit de sa chambre ; on eût dit Artémis ou Aphrodite d'or. Autour de son cher fils, elle jeta ses deux bras en pleurant, le baisa sur le front et sur ses deux beaux yeux. Puis, tout en sanglotant, elle lui adressa ces paroles ailées :

 

    — Te voici revenu, Télémaque, ô ma chère lumière ! Non, je ne croyais plus te revoir depuis le jour où ta nef, en secret, contre ma volonté, t'emmena vers Pylos t'enquérir de ton père. Mais allons ! raconte-moi tout ce que tes yeux ont vu.»

 

    Le prudent Télémaque lui répondit alors :

 

    — Ma mère, n'excite point mes plaintes, ne trouble pas mon cœur au fond de ma poitrine, puisque je viens d'échapper à un abrupt trépas. Allons ! baigne-toi, revêts ton corps de vêtements sans tache et monte à ton étage avec ta suite de femmes. Pro­mets à tous les dieux de leur immoler des hécatombes parfaites, si Zeus accomplit quelque jour des oeuvres vengeresses. Je vais, quant à moi, me rendre à l'agora, afin d'y inviter un hôte qu'en rentrant de Pylos je ramenai ici. Je l'ai fait partir avant moi avec des compagnons semblables à des dieux, et j'ai donné l'ordre à Pirée de le mener chez lui, de le traiter avec sollicitude et de l'honorer jusqu'à ce que je revienne.»

 

     Ainsi s'exprima-t-il, et Pénélope ne laissa pas s'envoler ces paroles. Elle se baigna, revêtit son corps de vêtements sans tache, promit à tous les dieux de leur immoler des hécatombes parfaites, si Zeus accomplissait quelque jour des œuvres vengeresses. Télémaque en sortant traversa le palais ; il portait une pique et deux chiens agiles s'attachaient à ses pas. Sur toute sa personne Athéna répandit une grâce divine, et tous les yeux du peuple le regardaient passer avec admiration. Les altiers prétendants l'entouraient, lui adressaient des compliments heureux, tandis qu'au fond du cœur ils bâtissaient sa perte. Télémaque évita leur nombreuse cohue, et il alla s'asseoir là où étaient assis Mentor, Antiphos et Halithersès, ces amis que son père avait de toute date. Ils l'interrogeaient sur tout son voyage. Pirée illustre par sa lance arriva tout près d'eux, ayant conduit en traversant la ville son hôte à l'agora. Télémaque ne resta pas longtemps loin de cet étranger ; il vint à ses côtés, et Pirée fut le premier à lui adresser la parole :

 

    — Télémaque, mande sans retard tes femmes en ma demeure, afin que je puisse te faire parvenir les présents que t'offrit Ménélas.»

 

    Le prudent Télémaque lui répondit et dit :

 

    — Pirée, nous ne savons pas comment tout cela finira. Si les altiers prétendants me tuent par surprise au palais et se partagent tous les biens de mon père, j'aime mieux que tu aies ces présents et que tu en jouisses, plutôt que l'un d'entre eux. Mais si c'est moi qui leur plante la mort et le trépas, tu seras heureux de les apporter sous le toit d'un heureux. »

 

    Ayant ainsi parlé, il conduisit au palais cet étranger qui avait tant souffert. Lorsqu'ils furent arrivés dans la maison noblement habitée, ils déposèrent leurs manteaux sur chaises et fauteuils, et allèrent se baigner dans des cuves polies. Dès que les femmes les eurent baignés, frottés d'huile et revêtus de tuniques et de manteaux laineux, ils vinrent s'asseoir, au sortir de leurs cuves, dans des fauteuils. Une servante alors, apportant une belle aiguière en or, leur versa de l'eau sur un bassin d'argent pour se laver les mains, et allongea près d'eux une table polie. La vénérable intendante apporta le pain, le mit auprès d'eux et plaça sur la table toutes sortes de mets, faisant largesse de toutes ses réserves. La mère de Télémaque, près du pilier de la salle, vint s'asseoir en face de son fils. Elle se tenait allongée sur son siège, et enroulait les fils légers de sa quenouille. Les convives alors, sur les mets préparés et servis devant eux, étendirent les

 

 

 

 

 

mains. Lorsqu'ils eurent chassé le désir de boire et de manger, la sage Pénélope fut la première à leur adresser la parole :

 

    — Télémaque, je vais regagner mon étage, et m'étendre sur ce lit qui n'est plus que le lit de mes gémissements, et que mes larmes ne cessent de mouiller, depuis qu'Ulysse partit pour Ilion avec les Atrides. Tu n'as pas jugé bon, avant que ne rentrent au palais les altiers prétendants, de me parler clairement du retour de ton père, si tu as pu quelque part en avoir des nouvelles. »

 

    Le prudent Télémaque lui répondit alors :

 

    — Je vais donc, ô ma mère, te raconter toute la vérité. Nous étions partis pour Pylos, chez Nestor, le pasteur de ses peuples. Il me reçut sous le toit de sa baute demeure, m'accueillit avec soin, comme un père accueille son fils, lorsqu il vient d'arriver, après une longue absence, d'une terre étrangère. Je fus donc traité avec autant de soin par Nestor et ses illustres fils. Mais, au sujet d'Ulysse au coeur plein d'endurance, il m'assura qu'il n'avait jamais entendu dire par aucun de ceux qui vivent sur la terre, qu'il fût mort ou vivant. Il m'envoya donc chez le fils d'Atrée, Ménélas illustre par sa lance, en me prêtant chevaux et char solidement ajusté. Là, je vis Hélène d'Argos, celle pour qui Troyens et Achéens eurent tant à souffrir par volonté des dieux. Ménélas vaillant au cri de guerre me demanda sans retard quel besoin m'amenait dans la divine Lacédémone. Je lui ai raconté toute la vérité. Il répondit alors en me disant ces mots : « Grands dieux ! c'est dans le lit d'un homme si vaillant que voudraient se coucher ces nommes sans vaillance ! De même que, lorsqu'une biche, après avoir hébergé ses deux faons nouveau-nés qui la tètent encore dans la tanière d'un vigoureux lion, va explorer en broutant les collines boisées et les ravins herbus ; le lion revient coucher sur sa litière et inflige aux deux faons un trépas sans pitié ; de même, Ulysse infligera à tous ces prétendants un trépas sans pitié. Ah ! Zeus Père, Athéna, Apollon ! si jamais Ulysse pouvait revenir tel qu'il était jadis, quand, sous les murs bien bâtis de Lesbos, il releva le défi de Philomélide, lutta contre lui et l'abattit de son bras vigoureux, à la grande joie de tous les Achéens ! Oui, s'il était ce qu'il fut et s'il se rencontrait avec ces prétendants, tous auraient prompte mort et des noces amères. Pour ce que tu demandes et ce dont tu me pries, je ne te dirai rien qui puisse s’écarter de la stricte vérité, et je ne t'abuserai pas. Mais, de tout ce que m'a dit le Vieillard de la mer au parler véridique, je ne veux t'en omettre ni t'en cacher un mot. Il m'a dit qu il avait aperçu dans une île, Ulysse en proie à de violents chagrins, dans le palais d'une Nymphe, de Calypso, qui le retient de force. Il ne peut revenir dans la terre de ses pères, car il n'a ni vaisseaux à rames, ni matelots pour l’accompagner sur le vaste dos de la plaine marine. » Ainsi parla l'Atride Ménélas illustre par sa lance. Ma tâche ainsi remplie, je remis à la voile. Les Immortels m’envoyèrent un bon vent, et me ramenèrent prestement sur la terre de ma douce patrie. »

 

     Ainsi parla-t-il, et le cœur de la reine s'émut en sa poitrine. Théoclymène beau comme un dieu prit alors la parole :

 

    — Digne épouse d'Ulysse fils de Laërte, puisque Ménélas ne sait rien de précis, entends bien mes paroles. Je vais exactement t'annoncer l'avenir et ne rien te cacher. Aujourd'hui donc, que Zeus le sache avant tous les dieux, et que soient mes témoins cette table hospitalière et ce foyer d'Ulysse sans reproche ! oui, Ulysse est déjà dans la terre de ses pères, assis ou en marche ; il est informé de ces honteux forfaits, et il couve la mort de tous les prétendants. Tel est le sens de l'augure que j'ai observé, assis sur le navire solidement charpenté, et que j'ai fait connaître à Télémaque.»

 

    La sage Pénélope lui répondit alors :

 

    — Puisse, étranger, s'accomplir ta parole ! Pour lors, tu con­naîtrais bientôt mon amitié, en recevant de moi des présents si nombreux que tous ceux qui te rencontreraient t'estimeraient heureux. »

 

    Tels étaient les propos qu'ils échangeaient entre eux. Quant aux prétendants, face au palais d'Ulysse, ils se divertissaient à lancer disques et javelots, sur une esplanade soigneusement nivelée, où ils avaient coutume d'exercer leur morgue insolente. Mais, lorsque vint l'heure du repas, et que, de tous côtés, arriva des champs le bétail que, suivant leur habitude, les bergers amenaient, Médon, celui des hérauts qui leur plaisait le plus et partageait leurs repas, prit alors la parole :

 

    — Jeunes gens, maintenant que vous vous êtes tous divertis à ces jeux, entrez au palais, afin que nous préparions le repas, car il n'est rien de mieux que de prendre un repas au moment favorable. »

 

    Ainsi parla-t-il. Les prétendants alors se levèrent et partirent, obéissant à l'ordre. Lorsqu'ils furent arrivés dans la demeure noblement habitée, ils déposèrent leurs manteaux sur chaises et fauteuils, immolèrent de grands béliers et des chèvres replètes, sacrifièrent des porcs engraissés et une génisse agreste pour ap­prêter leur repas.

 

    Cependant, Ulysse et le divin porcher s'empressaient de quitter les champs pour se rendre à la ville. Eumée, l'intendant des porchers, fut le premier à prendre la parole :

 

    — Étranger, puisque tu brûles de te rendre à la ville aujour­d'hui, comme mon maître te l'a recommandé, partons. J'aurais mieux aimé, quant à moi, te laisser ici comme gardien des étables. Mais je respecte mon maître, et je crains qu'il ne s'irrite par suite contre moi, car les reproches des maîtres sont pénibles. Mais allons ! dès à présent, mettons-nous en chemin. La plus grande partie du jour est écoulée, et bientôt, vers le soir, le temps sera plus frais. »

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

    — Je comprends, je sais, et tu parles à quelqu’un d'averti. Partons donc, et conduis-moi dès lors tout au long du trajet. Mais donne-moi un bâton, si tu en as un de coupé ; il faut que je m'appuie, puisqu'à vous entendre la route est très glissante. »

 

    Il dit, et il jeta sur ses épaules son ignoble besace, toute pleine de trous ; une corde s'y fixait, servant de bandoulière. Eumée lui donna le bâton désiré. Ils partirent tous les deux ; les chiens et les bergers restèrent derrière eux pour garder les étables. Eumée conduisait donc son maître vers la ville, sous les traits d’un mendiant misérable et âgé ; il appuyait ses pas sur un bâton, et n'avait sur la peau que vêtements en loques.

 

    Or, après avoir suivi un chemin rocailleux, comme ils étaient tout proche de la ville, ils arrivèrent au bord de la fontaine aux telles eaux courantes, au bassin bien construit, où les citoyens venaient puiser de l'eau, et qu'Ithacos, Nérite et Polyctor avaient fait édifier. Un bois de peupliers que nourrissaient les eaux, l'entourait d'un cercle fermé de tous côtés, et, du haut d'un rocher, son onde glacée tombait et ruisselait. Un autel consacré aux Nymphes s'élevait au-dessus, et chaque voyageur avait coutume d'y faire des offrandes. C'est là que Mélanthios, le fils de Dolios, les rencontra ; il amenait des chèvres, les plus belles de celles qu'avaient tous ses troupeaux, pour le repas des prétendants ; deux bergers le suivaient. Aussitôt qu'il les vit, il prit la parole, les interpella et les couvrit de violentes injures ignominieuses. Le cœur d'Ulysse se révolta :

 

    —Voilà donc à coup sûr un gueux qui mène un gueux, tant il est vrai qu'un dieu conduit toujours le semblable au semblable ! Où donc conduis-tu ce glouton, misérable porcher, ce mendiant importun, nettoyeur de festins ? A force de se tenir auprès des jambages des portes, il va s'user les épaules, ne quémandant ni chaudrons, ni trépieds, mais des croûtes de pain. Si tu me le donnais pour garder les étables, nettoyer le fumier et apporter du feuillage aux chevreaux, à boire du petit-lait il aurait grasses cuisses. Mais, puisqu’il n’a jamais su qu un métier détestable, il ne voudra pas s’adonner au travail ; il aime mieux errer à travers le pays et mendier pour repaître son ventre insatiable. Mais je vais te dire ce qui s'accomplira. S'il entre au palais du divin Ulysse, de nombreux escabeaux, lancés par des mains d'hommes tout autour de sa tête, s'useront sur ses côtes, lorsqu'il sera frappé à travers la demeure. »

 

    Ainsi parla-t-il, et, en passant près d'Ulysse, ce forcené lui lança un coup de pied dans la hanche. Ulysse resta sans être ébranlé. Il se demanda s'il devait s'élancer sur lui et lui ôter la vie d'un coup de son bâton, ou l'enlever du sol et lui frapper la tête contre terre. Mais son cœur se contint et supporta l'outrage. Ce fut le porcher qui, en le toisant des yeux, rendit à Mélanthios injures pour injures ; puis, levant les mains au ciel, à voix baute il pria :

 

    — Nymphes des fontaines, filles de Zeus, si jamais Ulysse fit brûler pour vous, en les recouvrant d'une couche de graisse, des cuisses d'agneaux et de chevreaux, exaucez ce vœu ! Que ce héros revienne, et qu'un dieu le ramène ! Il aura bientôt fait de disperser toutes les jactances que tu étales aujourd'hui en nous couvrant d'insultes, toi qui ne cesses de rôder en ville, tandis que tes troupeaux dépérissent, abandonnés à de mauvais bergers.»

 

    Mélanthios, le gardeur de chèvres, lui répondit alors :

 

    — Grands dieux ! quels mots vient de dire ce chien pernicieux! Un jour viendra où, loin d'Ithaque, je le conduirai sur une nef noire solidement charpentée, afin qu'il me rapporte d'abondantes ressources. Quant à Télémaque, puisse Apollon, dieu dont l'arc est d'argent, le frapper aujourd'hui en son propre palais, ou puisse-t-il succomber sous les coups des prétendants d'une manière aussi sûre que le jour du retour est perdu pour Ulysse, qui est bien loin de nous ! »

 

    Ayant ainsi parlé, il les laissa tout près de la fontaine, car ils allaient lentement. Pour lui, continuant sa route, il eut bien vite atteint la demeure de son maître. Entrant aussitôt dans la salle, il vint s'asseoir parmi les prétendants, en face d'Eurymaque, car c'était celui qu'il chérissait le plus. Les serviteurs placèrent auprès de lui une portion de viande ; la vénérable intendante apporta le pain pour le repas et le mit devant lui.

 

    Cependant, Ulysse et le divin porcher arrivaient au palais. Ils s’arrêtèrent, car le son d'une cithare évidée arriva jusqu'à eux. C'était Phémios qui préludait à son chant parmi les prétendants Prenant alors la main du porcher, Ulysse lui dit :

 

    — Eumée, c'est là sûrement le beau palais d'Ulysse. Il est facile à reconnaître, même entre beaucoup d'autres. Les corps de bâtiments s'allongent à la file ; la cour est munie d'un mur et d'une frise, et les solides portes sont fermées par deux barres ; nul homme ne saurait forcer cette demeure. Je m’aperçois aussi que de nombreux convives y prennent leur repas, car il s'en élève une odeur de rôti, et la cithare retentit dans ses murs, la cithare que les dieux ont donnée pour compagne aux festins. »

 

    Mais toi, porcher Eumée, tu répondis et dis :

 

    — Tu as facilement reconnu ce palais, car tu n'es pas d'ailleurs dénué d'intelligence. Mais allons ! réfléchissons comment tout cela finira. Entre le premier dans la demeure noblement habitée, glisse-toi parmi les prétendants, tandis que moi je vais rester ici. Mais, si tu préfères, attends, et c'est moi qui vais d'abord entrer. Décide-toi sans retard, car je crains pour toi, si l’on te voit dehors, les coups portés de loin ou bien lancés de près. Je t’engage à songer à ce que je te dis. »

 

    Le divin et endurant Ulysse lui répondit alors :

 

    — Je comprends, je sais, et tu parles à quelqu'un d'averti. Marche donc le premier ; c'est moi qui vais rester ici. Je ne suis pas, en effet, sans expérience des coups portés de loin ou bien lancés de près. Mon âme est aguerrie, car j'ai tant souffert des flots et de la guerre ! Que cette épreuve encore à tant d'autres s'ajoute ! Il n'est pas possible de dissimuler un ventre affamé, ce ventre maudit qui suscite tant de tourments aux hommes. C'est pour lui que les nefs aux beaux bancs de rameurs sont armées et s'en vont sur la mer sans récolte porter le ravage en pays ennemis.»

 

    Tels étaient les propos qu'ils échangeaient entre eux. Or, un chien couché leva la tête et les oreilles ; c'était Argos, le chien qu'Ulysse au coeur plein d'endurance avait nourri lui-même, mais dont il n'avait tiré aucun profit, car il partit trop tôt pour la sainte Ilion. Autrefois, des jeunes gens l'emmenaient courre les chèvres sauvages, les daims et les lièvres. Mais depuis le départ de son maître, il gisait, abandonné de tous, sur un tas de fumier de mulet et de bœuf, qui s'accumulait devant le portail, en attendant que les serviteurs d'Ulysse vinssent l'enlever pour en fumer son domaine étendu. C'était donc là que gisait Argos, tout couvert de vermine. Toutefois, dès qu'il sentit qu'Ulysse était auprès de lui, il remua la queue, baissa les deux oreilles, mais il n'eut pas la force d'aller jusqu'à son maître. Ulysse, en le voyant, détourna la tête pour essuyer une larme qu'il put facilement cacher aux yeux d'Eumée. Puis, prenant aussitôt la parole, il lui demanda :

 

    — Eumée, je m'étonne que ce chien soit ainsi couché sur du fumier ; son corps est beau, mais je ne sais pas clairement si sa vitesse à courre égalait sa beauté, ou s'il n'était simplement qu un de ces chiens de table, que leurs maîtres ne soignent que par ostentation. »

 

    Mais toi, porcher Eumée, tu répondis et dis :

 

    — C'est le chien d'un homme qui mourut loin d'ici. S'il était tel, pour les prouesses et l'allure, qu'Ulysse le laissa lorsqu'il partit pour Troie, tu admirerais, aussitôt aperçues, sa vitesse et sa fougue. Dans les profondeurs de l'épaisse forêt, aucune bête sauvage ne lui échappait, dès qu'il l'avait lancée, car il excellait à la suivre à la trace. Mais aujourd'hui, il est devenu la proie de la misère. Son maître a péri loin du pays natal ; les femmes négligentes n'en prennent aucun soin, et les serviteurs, aussitôt que les maîtres ne les commandent plus, ne veulent plus décem­ment s'acquitter de leurs charges. Zeus au vaste regard ravit à l'homme la moitié de son autorité, dès que vient le saisir le jour de servitudes. »

 

    Ayant ainsi parlé, le porcher entra dans la demeure noblement habitée, marcha droit vers la salle et pénétra parmi les brillants prétendants. Quant à Argos, le destin ténébreux de la mort s'empara de lui, aussitôt qu'il eut revu son maître, après vingt ans d'absence.

 

    Bien avant tous les autres, Télémaque semblable à un dieu aperçut le porcher entrer dans la demeure. Aussitôt, d'un signe de sa tête, il le manda près de lui. Le porcher alors, jetant les yeux de tous côtés, prit un tabouret qu'il vit inoccupé, le siège sur lequel s'asseyait d'habitude l'écuyer tranchant qui partageait les viandes abondantes entre les prétendants qui mangeaient au palais. Portant ce tabouret, il alla le placer en face de Télémaque, tout auprès de sa table. Ce fut là qu'il s’assit. Un héraut choisit une portion, la servit devant lui, avec du pain qu il prit dans la corbeille. Peu de temps après, Ulysse à son tour entra dans la demeure, sous les traits d'un mendiant misérable et âgé ; il appuyait ses pas sur un bâton, et n'avait sur la peau que vêtements en loques. Il vint s'asseoir sur le seuil de frêne, dans l'embrasure de la porte, en s'appuyant au montant de cyprès, qu'un charpentier avait autrefois adroitement poli et dressé au cordeau. Télémaque appela le porcher, prit un pain entier dans la plus belle corbeille et autant de viande que le creux de ses mains pouvait en contenir, puis il dit à Eumée :

 

    — Donne, en les lui portant, ces mets à l'étranger, et convie-le de solliciter, en les abordant les uns après les autres, tous les prétendants, car il n’est pas bon que la honte se trouve chez un homme indigent. »

 

    Ainsi parla-t-il, et le porcher se rendit vers Ulysse, aussitôt qu'il eut entendu ces mots. S'arrêtant près de lui, il lui adressa ces paroles ailées :

 

    — Télémaque, étranger, te donne ces mets, et il te convie à solliciter, en les abordant les uns après les autres, tous les pré­tendants, car il n'est pas bon, dit-il, que la honte habite chez un nomme réduit à la mendicité. »

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

    — Zeus Roi ! fais, je t'en prie, que Télémaque soit heureux parmi les hommes, et qu'il voie s'accomplir tous les vœux de son cœur ! »

 

    Il dit, et il reçut des deux mains les mets qu'on lui offrait, les mit devant ses pieds, sur l'ignoble besace. Ulysse les mangea, tandis que l'aède chantait en la grande salle. Il finit son repas, à l'instant même où l'aède se tut. Les prétendants remplirent la salle de vacarme. Athéna, s'arrêtant près d'Ulysse fils de Laërte, vint alors l'inciter à recueillir des croûtes de pain parmi les pré­tendants, afin qu'il discernât quels étaient parmi eux les justes et les iniques. Mais aucun d'eux ne devait échapper au malheur. Il alla donc, en commençant par la droite, solliciter chaque homme, tendant partout les mains, comme s'il eût été mendiant de longue date. Émus de pitié, les prétendants lui donnaient, mais ils le regardaient avec étonnement, se demandant entre eux quel était cet intrus, et d'où il arrivait. Mélanthios, le gardeur de chèvres, prit alors la parole :

 

    — Écoutez, prétendants de la très noble reine, ce que je sais touchant cet étranger, car je l’ai déjà vu. C’était alors le porcher qui le menait ici, mais je ne sais pas clairement de quelle race il prétend être issu. »

 

    Ainsi parla-t-il. Antinoos fit alors en ces termes des reproches au porcher :

 

    — Pourquoi donc, porcher fameux, as-tu conduit cet homme en ville ? N'avons-nous pas assez de vagabonds sans lui, de men­diants importuns, de nettoyeurs de festins ? Trouves-tu donc qu'il est insuffisant le nombre de ceux qui se rassemblent ici pour dévorer les biens de ton maître, sans que tu ailles encore convier ce misérable ? »

 

     Mais toi, porcher Eumée, tu répondis et dis :

 

    — Antinoos, si noble que tu sois, tu ne parles pas bien. Qui donc s'avise d'aller chercher lui-même un hôte à l'étranger, à moins qu'il ne s'agisse d'appeler des ouvriers, un devin, un gué­risseur de maux, un dresseur de charpentes, un merveilleux aède dont les chants nous ravissent ? Voilà ceux d'entre les mortels que l'on va chercher sur la terre infinie, mais personne ne songe à chercher un mendiant qui le dévorerait. Quant à toi, de tous les prétendants, tu es toujours le plus dur à l'égard des serviteurs d'Ulysse, et surtout envers moi. D'ailleurs, je ne m'en soucie pas, tant que survivent au palais la sage Pénélope et Télémaque semblable à un dieu. »

 

    Le prudent Télémaque lui répondit alors :

 

    — Tais-toi, et ne réponds pas, je t'en prie, à cet homme, en lui disant de plus longues paroles. Antinoos a coutume de nous exciter méchamment et toujours par de blessants propos, et il pousse les autres à faire comme lui. »

 

    Il dit, puis il adressa vers Antinoos ces paroles ailées :

 

    — Antinoos, en vérité tu t'intéresses à moi comme un père à son fils, toi qui m'exhortes par de rudes paroles à repousser cet étranger du palais. Puisse un dieu ne jamais accomplir ta requête ! Prends et donne-lui ; je ne m'y refuse pas, je t'y engage même. Ne crains à ce sujet, ni ma mère, ni aucun des autres serviteurs qui sont dans le palais du divin Ulysse. Mais ce n'est point un sentiment pareil qui est dans ta poitrine. Tu préfères de beaucoup manger toi-même que de donner à d'autres.»

 

    Antinoos lui répondit et dit :

 

    — Télémaque, véhément discoureur à l'ardeur effrénée, quelle parole as-tu dite ? Si tous les prétendants donnaient autant que moi, ce mendiant serait durant trois mois retenu loin d’ici dans son propre logis.»

 

 

 

 

 

 

    Ayant ainsi parlé, il prit sous la table le tabouret sur lequel ses pieds luisants se posaient au cours de ses repas, et le brandit en l'air. Les autres prétendants donnèrent tous à Ulysse, et rem­plirent sa besace de viandes et de pain. Ulysse regagnait déjà sa place sur le seuil pour y goûter les dons des Achéens, quand il s'arrêta auprès d'Antinoos et lui dit ces paroles :

 

    — Donne, ami. Tu ne me parais pas le plus vil de tous les Achéens, mais le plus remarquable, car tu sembles être un roi. Il faut donc que tu me donnes du pain, et d'une façon plus large que les autres. Je te célébrerai sur la terre infinie. Car moi aussi, j'étais riche autrefois ; j'habitais chez les hommes une opulente demeure, et je donnais souvent au vagabond, quel qu'il fût, et de quelque lieu que le besoin amenât. Je possédais foule de serviteurs et tous les biens qui font la vie heureuse et qui nous font passer pour opulents. Mais Zeus fils de Cronos a tout anéanti, car telle était sa volonté sans doute. C'est lui qui me poussa à passer en Égypte avec des pirates errants de tous côtés, à entreprendre un long voyage où je devais périr. Je mouillai dans les eaux du fleuve Égyptos mes vaisseaux roulant d'un bord à l'autre. Parvenu là, j'ordonnai à mes fidèles compagnons de rester auprès de leurs navires et de garder les nefs, et j'envoyai des observateurs sur les points culminants. Mes gens alors, cédant à leur violence et se laissant guider par leur envie, se mirent aussitôt à ravager les riantes campagnes de ce peuple d'Égypte, à emmener les femmes et les enfants, à massacrer les bommes. Le cri du combat parvint vite à la ville. Les Égyptiens, entendant ces clameurs, arrivèrent au moment où l'aube apparaissait. Toute la plaine était remplie de fantassins, de conducteurs de chars et des éclairs du bronze. Zeus lance-foudre déchaîna sur mes gens une funeste panique ; nul n'osait tenir et faire face, car de toutes parts le malheur les forçait. Les Égyptiens alors tuèrent nombre des nôtres avec le bronze aigu, et emmenèrent les vivants pour les contraindre à travailler pour eux. Quant à moi, ils me donnèrent, arrivés dans Chypre, à un étranger qu'ils avaient rencontré, au fils d'Iasos, à Dmétor, qui régnait en souverain sur Chypre. C'est de là que je suis aujourd'hui parvenu dans Ithaque, souffrant de bien des maux.»

 

   Antinoos lui répondit alors en élevant la voix :

 

    — Quel dieu nous amena cette peste, ce fléau des repas ? Reste où tu es, au milieu des convives, à l'écart de ma table, si tu ne veux bientôt retrouver l'amertume de Chypre et de l'Égypte, car tu n'es qu'un mendiant impudent et hardi. Tu vas, les uns à la suite des autres, t'arrêter devant tous, et c'est sans compter qu'ils te donnent, car ils n'ont aucune retenue ni aucun scrupule à faire des largesses avec le bien d'autrui ; chacun n'a qu'à prendre dans l'abondance qui est à sa portée. »

 

    L'ingénieux Ulysse dit en se retirant :

 

    — Malheur ! les nobles sentiments ne sont donc pas en toi unis à la beauté ! En le prenant sur ton bien, tu ne donnerais pas même un grain de sel à ton suppliant, toi qui, assis aujourd'hui à la table des autres, n'as pas eu le cœur de me donner le pain que tu n'avais qu'à prendre, puisque l'abondance se trouve à ta portée.»

 

    Ainsi parla-t-il, et la colère s’accrut dans le cœur d’Antinoos. Toisant alors Ulysse d'un regard de travers, il lui adressa ces paroles ailées :

 

    — Je ne crois pas que tu puisses aujourd'hui sortir de ce palais en un brillant état, puisque tu vas jusqu'à proférer des injures. »

 

    Ayant ainsi parlé, il prit un tabouret, le lança contre Ulysse, qui fut atteint en pleine épaule droite, sur le sommet du dos. Mais le maître resta ferme comme un rocher, et le coup d'Antinoos ne le fit point broncher. Toutefois, sans mot dire, il hocha la tête en bâtissant des maux dans le fond de son cœur. Il retourna sur le seuil, s'assit à la place, déposa par terre sa besace bourrée, et dit aux prétendants :

 

    — Écoutez, prétendants de la très noble reine, afin que je dise ce que mon cœur me dicte au fond de ma poitrine. Il peut n'avoir au cœur ni regret ni chagrin, l'homme qui est frappé en luttant pour ses biens, pour ses génisses ou ses blanches brebis. Mais Antinoos m'a frappé à cause de ce ventre affamé, de ce ventre maudit qui suscite tant de tourments aux hommes. Mais, s'il est quelque part, même pour les mendiants, des Érinyes et des dieux, puisse Antinoos arriver, avant son mariage, au terme de la mort !»

 

    Antinoos, le fils d'Eupithès, lui répondit alors :

 

    — Mange tranquille, étranger, reste assis, ou cherche un autre gîte, de crainte que, en entendant ce que tu dis, nos jeunes gens ne te traînent à travers le palais par les pieds ou les mains, et ne te déchirent toute la peau du corps. »

 

    Ainsi parla-t-il ; tous les prétendants violemment s'indignèrent, et chacun de ces jeunes présomptueux s'exprimait en ces termes :

 

    — Antinoos, tu as eu tort de frapper ce pauvre vagabond. Qui sait, malheureux, si ce n'est pas quelqu'un des dieux du  ciel ? Les dieux, en effet, sous les traits de lointains étrangers et sous toutes les formes, s'en vont de ville en ville s'enquérir des vertus et des crimes des hommes. »

 

   Ainsi  parlaient les  prétendants.

 

    Mais Antinoos ne se mit point en peine de ces mots. Télémaque, à voir frapper son père, sentait croître en son âme une grande affliction, et, sans laisser tomber un pleur de ses paupières, il secoua la tête sans mot dire, en bâtissant des maux dans le fond de son coeur. Lorsque la sage Pénélope apprit qu'un mendiant avait été frappé dans la grande salle, elle dit à ses servantes :

 

    — Puisse Apollon, dieu dont l'arc est d'argent, te frapper toi-même comme tu as frappe ! »

 

    De son côté, l'intendante Eurynome lui adressa ces mots :

 

    — Ah ! si nos malédictions se trouvaient accomplies, aucun d'eux ne verrait l'Aurore au trône d'or. »

 

    La sage Pénélope lui répondit alors !

 

— Nourrice, tous me sont odieux, car ils ne font que concerter des maux. Mais plus que tous, Antinoos est semblable au ténébreux trépas. Un malheureux étranger erre dans le palais et sollicite les hommes, car l'indigence le presse. Tous les autres lui donnent et bourrent sa besace. Mais Antinoos lui lance un tabouret en pleine épaule droite ! »

 

    C'est ainsi que la reine, assise dans sa chambre, parlait à ses servantes, tandis que le divin Ulysse achevait son repas. Pénélope alors fit appeler le porcher et lui dit :

 

    — Va, divin Eumée, va trouver l'étranger et dis-lui de venir ; je voudrais lui parler, et lui demander s'il n'a point par hasard des nouvelles d'Ulysse au cœur plein d'endurance, ou s’il ne l’a pas aperçu de ses yeux, car il me semble avoir beaucoup erré. »

 

    Mais toi, porcher Eumée, tu répondis et dis :

 

    — Ah ! reine, si les Achéens pouvaient faire silence, ton cœur serait charmé par les récits qu'il fait. Je l'ai gardé trois nuits, et, trois jours durant, je l'ai retenu dans ma hutte, car ce fut chez moi d'abord qu'il arriva, en fuyant d'un vaisseau. Mais il n'a pas encore achevé de me narrer ses peines. De même qu'un auditeur ne quitte pas des yeux l'aède qui, inspiré par les dieux, chante aux mortels de captivants récits ; chacun, sans se lasser, désire l'entendre aussi longtemps qu'il chante ; de même, l'étranger assis à mon côté me charmait sous mon toit. Il m'a dit qu'il est l'hôte d'Ulysse du côté paternel, et qu'il habite en Crète, là où réside la race de Minos. C'est de là qu'il est aujourd'hui parvenu dans Ithaque, souffrant de bien des maux et se traînant aux pieds de tous ceux qu'il implore. Il affirme qu'il a, non loin d'ici, dans le gras pays des Thesprotes, entendu dire qu'Ulysse est vivant, et qu'il ramène de nombreux trésors en rentrant au sein de son foyer. »

 

    La sage Pénélope lui répondit alors :

 

    — Va, fais-le venir ici, afin qu'il s'explique lui-même devant

 

 

 

moi. Quant à ces autres, assis sur les portes ou dans le palais même, qu'ils se avertissent, puisque leur cœur en est à la gaieté ! Leurs biens restent intacts au sein de leurs demeures ; leur pain, leur vin délicieux ne sont consommés que par leurs serviteurs. Mais eux, c'est en notre maison qu'ils passent leurs journées, immolant boeufs, moutons et chèvres grasses, festoyant et buvant sans profit mon vin couleur de feu. La plus grande partie de nos richesses est déjà consommée. Car il n'y a pas d'homme, tel qu’était Ulysse, pour écarter la ruine loin de notre palais. Ah ! si Ulysse arrivait, s'il revenait dans la terre de ses pères, il aurait bientôt, secondé par son fils, fait payer leurs violences à ces hommes ! »

 

    Ainsi parla-t-elle. Télémaque alors éternua si fort que toute la demeure en retentit d'une façon terrible. Pénélope sourit, puis adressa aussitôt à Eumée ces paroles ailées :

 

    — Va, et fais venir ici l'étranger devant moi. Ne vois-tu pas que mon fils vient d'éternuer à toutes mes paroles ? Par là, la mort des prétendants paraît inéluctable, et tous, sans exception, ne sauront éviter la perte et le trépas. Mais j'ai encore un autre mot à dire : jette-le bien au fond de ton esprit. Si je reconnais qu'il dit en tout la pure vérité, je le couvrirai de beaux vêtements, d'une tunique ainsi que d'un manteau. »

 

    Ainsi parla-t-elle, et le porcher se rendit vers Ulysse, aussitôt qu'il eut entendu ces mots. S'arrêtant près de lui, il lui adressa ces paroles ailées :

 

    — Vénérable étranger, la sage Pénélope, mère de Télémaque, te fait appeler. Son cœur l'engage à s'enquérir du sort de son époux, malgré les maux qu'elle a dû supporter. Si elle reconnaît que tu dis en tout la pure vérité, elle te couvrira de beaux vêtements, d’une tunique ainsi que d'un manteau, dont tu as grand besoin. Pour ton pain, tu le mendieras dans la ville pour repaître ton ventre ; te donnera qui voudra. »

 

    Le divin et endurant Ulysse lui répondit alors :

 

    — Eumée, je pourrais sur-le-champ dire en tout la pure vérité à la fille d'Icare, la sage Pénélope, car je suis bien renseigné sur Ulysse, et nous avons tous deux subi mêmes détresses. Mais je crains la cohue de ces durs prétendants, dont l'insolence et l'audace vont jusqu'au ciel de fer. Tout à l'heure en effet, tandis que je parcourais la salle sans rien faire de mal, cet bomme m'a frappé et m'a remis aux souffrances, sans que ni Télémaque, ni aucun autre, n'aient paré à cette violence. Aussi, conseille à Pénélope, malgré son impatience, d'attendre au palais jusqu'au soleil couché. Qu'elle m'interroge alors sur le jour du retour de l’époux qui est sien, après m’avoir assis plus près du feu, car je n'ai que des vêtements misérables ; tu le sais toi-même, puisque c'est toi que j'ai tout d'abord imploré. »

 

    Ainsi parla-t-il, et le porcher se rendit vers la reine, aussitôt qu il eut entendu ces mots. Comme il venait de franchir le seuil, Pénélope lui dit :

 

    — Eh quoi ! Eumée, tu ne l'amènes pas ? Qu'est-ce donc que pense ce mendiant ? A-t-il de quelqu'un une crainte excessive, ou bien a-t-il honte pour une autre raison de traverser la salle ? Un mendiant qui a honte n'est rien qu'un maladroit. »

 

    Mais toi, porcher Eumée, tu répondis et dis :

 

    — Il parle sagement, et comme penserait tout autre qui voudrait se soustraire aux violences de ces présomptueux. Il t'engage donc à attendre jusqu'au soleil couché. Et pour toi-même, ô reine, cela vaut beaucoup mieux d'être seule à parler avec cet étranger et seule à l’écouter. »

 

     La sage Pénélope lui répondit alors :

 

    — L'étranger, quel qu'il soit, ne pense pas sans prudence, car on ne voit nulle part, parmi les mortels, des hommes dont l'insolence puisse ainsi concerter tant d'actes insensés. »

 

    Elle parla donc ainsi. Le divin porcher, puisqu'il avait tout dit, s'en revint dans la foule des prétendants. Aussitôt alors, penchant la tête vers Télémaque pour ne pas être entendu par les autres, il lui adressa ces paroles ailées :

 

    — Ami, je m'en vais veiller sur mes pourceaux et sur tous ces biens qui constituent tes ressources et les miennes. Ici, prends soin de toutes choses ; songe avant tout à ton propre salut, et songe en ton cœur à te garder du péril. Nombreux sont ceux des Achéens qui pensent à de mauvais desseins. Que Zeus les perde, avant que le malheur ne vienne fondre sur nous ! »

 

    Le prudent Télémaque lui répondit alors :

 

    — Il en sera, mon vieux père, ainsi que tu le dis. Pars donc aussitôt qu'arrivera le soir. Mais demain, dès l'aurore, reviens et amène de belles victimes. Pour ce qui est d'ici, les Immortels et moi, nous aurons soin de tout.»

 

    Ainsi parla-t-il. Le porcher s'en alla se rasseoir sur son siège poli. Dès que son cœur se sentit rassasié de boire et de manger, il s'en retourna vers ses troupeaux de porcs, après avoir quitté la cour et le palais encore plein de convives, qui se livraient au plaisir de la danse et du chant. L'heure du soir, en effet, était déjà venue.

CHANT XVIII

  A ce moment survint un mendiant bien connu, qui quémandait dans la ville d’Ithaque. Il était fameux par la voracité d'un ventre qui mangeait et buvait sans répit. Sans force et sans vaillance, il était à le voir de la plus haute taille. Il s'appelait Arnée. Au jour de sa naissance, sa vénérable mère l’avait ainsi nommé ; mais tous les jeunes gens le surnommaient Iros, parce qu'il se chargeait de porter les messages, quand on le lui disait. Or donc, Iros en arrivant voulut chasser Ulysse de sa propre demeure ; il le couvrit d'insultes, en lui adressant ces paroles ailées :

 

    — Hors d'ici, vieillard ! Sors de ce vestibule, si tu ne veux qu'on te traîne par les pieds et les mains. Ne vois-tu pas que tous me font signe des yeux, pour m'inviter à te traîner dehors ? Moi, de toute façon, j'en rougirais de honte. Allons ! lève-toi, de peur que bientôt notre querelle ne passe des paroles aux coups. »

 

    L’ingénieux Ulysse, en le toisant d'un regard de travers, lui répondit alors :

 

    — Malheureux ! je ne te fais aucun tort ; je ne dis rien de mal, et je ne récuse à personne le droit de te donner, même en prenant beaucoup. Ce seuil est assez grand pour deux. Tu n'as pas besoin d'être jaloux des biens qui ne sont pas à toi, et les dieux nous doivent le bonheur à tous deux. Que ton bras pourtant ne me provoque pas trop ; crains de m'irriter, de peur que, tout vieillard que je suis, je ne souille de sang ta poitrine et tes lèvres. Je n'en serais demain que plus tranquille, car je crois bien que tu ne pourrais pas revenir de nouveau dans le palais d'Ulysse fils de Laërte. »

 

    Enragé de colère, le mendiant Iros lui répondit alors :

 

    — Grands dieux ! avec quelle volubilité pérore ce glouton  ! On dirait une vieille assise au coin du feu. Je suis tout disposé, en le frappant des deux mains, à le mettre à mal, et j'entends faire tomber à terre toutes les dents de ses mâchoires, comme celles d'une truie qui ravage les champs. Allons ! retrousse-toi, afin que tous ceux-ci soient témoins du combat. Mais comment pourrais-tu lutter contre un plus jeune ?  »

 

    C'est ainsi que devant les portes élevées, sur le seuil poli, les deux mendiants furieusement s'excitaient. Lorsque le saint et vaillant Antinoos entendit leur dispute, il rit de tout cœur et dit aux prétendants :

 

    — Amis, jamais on n'a rien vu jusqu'ici de semblable au divertissement qu'un dieu nous ménage dans cette maison. L'étranger et Iros se sont pris de querelle et en arrivent aux mains. Allons ! mettons-les vite aux prises. »

 

    Ainsi parla-t-il, et tous en riant se levèrent, et s'assemblèrent autour des mendiants loqueteux. Antinoos, le fils d'Eupithès, prit alors la parole :

 

    — Écoutez, prétendants altiers, ce que j'ai à vous dire. Il y a sur le feu des panses de chèvres que nous y avons mises pour notre souper ; elles sont farcies de graisse et de sang. Quel que soit celui qui l'emportera et sera le plus fort, qu'il aille et qu'il choisisse la part qui lui plaira. Le vainqueur, en outre, participera toujours à nos repas, et nous ne permettrons pas qu’un autre mendiant vienne ici quémander en se mêlant à nous. »

 

    Ainsi parla Antinoos, et sa proposition fut agréée par eux. L'ingénieux Ulysse, méditant une ruse, prit alors la parole :

 

    — Amis, il n'est pas possible qu'un homme déjà vieux, excédé de misères, lutte contre un plus jeune. Mais ce ventre maudit me pousse à m'engager, et à me faire terrasser par les coups. Soit ! mais jurez-moi, par le plus fort des serments, qu'aucun d'entre vous, pour seconder Iros, n'aura l'iniquité de me porter un coup de sa pesante main, et de me soumettre par violence à cet homme. »

 

    Ainsi parla-t-il, et tous lui jurèrent le serment demandé. Dès qu'ils eurent juré et scellé leur serment, le saint et vaillant Télémaque leur adressa de nouveau la parole :

 

    — Étranger, si ton coeur et ton âme vaillante t'incitent à repousser cet nomme, ne crains aucun des autres Achéens, car celui qui voudrait te frapper aurait à lutter contre plusieurs d'entre nous. Je suis ton hôte, et ces deux rois, Antinoos et Eurymaque, tous deux pleins de sagesse, sont de mon sentiment.»

 

    Ainsi parla-t-il, et tous l'approuvèrent. Ulysse alors retroussa ses haillons sur sa virilité, découvrit ses fortes et belles cuisses, et mit à nu ses épaules, sa poitrine et ses robustes bras. Athéna,

 

 

 

s'arrêtant près d’Ulysse, revigora les membres de ce pasteur des peuples. Tous les prétendants furent frappés de stupeur, et chacun d'eux disait en regardant son voisin :

 

    — Bientôt Iros ne sera plus Iros, et se ressentira du mal qu'il a cher-ché. Voyez les cuisses que ce vieillard nous sort de ces haillons ! »

 

    Ainsi parlaient-ils, et le cœur d'Iros palpitait d'épouvanté. Les serviteurs néanmoins le retroussaient de force et l'amenaient tremblant ; ses chairs frissonnaient tout autour de ses membres. Antinoos alors prit la parole, l'interpella et dit en le nommant :

 

    — Il vaudrait mieux pour toi, vantard, ne pas vivre aujourd'hui et n'être jamais né, si tu trembles à ce point et si tu redoutes aussi terriblement cet homme déjà vieux, ravagé par le malheur qui l'atteint ! Mais je vais te dire ce qui s'accomplira. S'il l'emporte sur toi et s'il est le plus fort, je te jetterai dans une nef noire, et t'enverrai sur le continent, chez le roi Échétos, le plus cruel de tous les mortels. Il te coupera d'un bronze sans pitié les oreilles et le nez, t'arrachera les signes de ta virilité, pour les jeter tout crus en pâture à ses chiens. »

 

    Ainsi parla-t-il, et les membres d'Iros tremblèrent davantage. On le conduisit au milieu du cercle, et les deux adversaires mirent leurs bras en position de garde. A ce moment, le divin et endurant Ulysse hésita. Allait-il le frapper de façon à l'étendre sur place et lui ôter la vie, ou bien devait-il frapper plus doucement et se contenter de l'allonger par terre ? Tout bien pesé, voici le parti qui lui parut le plus avantageux : frapper doucement pour ne point se trahir aux yeux des Achéens. Tous deux alors détendirent les bras. Iros atteignit Ulysse en pleine épaule droite, mais Ulysse atteignit Iros sur le cou, au-dessous de l'oreille, et lui broya les os. Aussitôt un sang pourpre lui sortit par la bouche ; Iros, en mugissant, tomba dans la poussière, claqua des dents et battit des talons contre terre. A cette vue, les brillants prétendants levèrent les bras et moururent de rire. Ulysse alors le prit par un pied, le traîna hors du vestibule, jusque dans la cour et à la porte d'entrée. Là, il l’adossa contre le mur de la cour, lui mit un bâton dans la main, prit la parole et dit ces mots ailés :

 

    — Reste ici désormais, pour écarter les pourceaux et les chiens ; ne prétends plus, toi qui n'es qu'un pauvre hère, être le roi des hôtes et des mendiants, si tu ne veux t'attirer un plus grand mal encore. »

 

    Il dit. Ulysse lui jeta sur l'épaule son ignoble besace, toute pleine de trous ; une corde s'y fixait, servant de bandoulière. Puis, retournant sur le seuil, il s'assit à sa place. Les prétendants rentrèrent en riant de tout cœur, et ils félicitèrent le vainqueur en ces termes :

 

    — Que Zeus, étranger, et tous les dieux immortels t'accordent tout ce qui fait l'objet de ton plus grand désir et ce qui est agréable à ton cœur, pour avoir arrêté ce glouton d'errer dans le pays. Nous allons l'envoyer sans tarder sur le continent, chez le roi Échétos, le plus cruel de tous les mortels. »

 

    Ainsi parlaient-ils, et le divin Ulysse se réjouit du présage que contenait ce vœu. Antinoos lui servit alors une grosse panse de chèvre pleine de graisse et de sang. Amphinomos choisit deux pains dans la corbeille et les plaça près de lui ; puis, une coupe d'or à la main, il le salua en proférant ces mots :

 

    — Sois heureux, vénérable étranger ! Puisse le bonheur t'échoir dans l'avenir, car tu es aujourd'hui la proie de bien des maux ! »

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

    — Amphinomos, tu me parais être un homme plein de sens et digne de ton père, car j'ai entendu vanter son grand renom, et je sais que Nisos de Doulichion fut opulent et bon. On dit que tu es né de lui, et tu as tout d un homme bienveillant. Aussi, je vais te parler ; sois attentif et écoute-moi bien. Entre tous les êtres qui souffrent et rampent sur la terre, la terre ne nourrit rien de plus frêle que l’homme. Il pense, en effet, qu il ne sera jamais sujet à l'infortune, tant que les dieux lui gardent sa vaillance et que ses genoux peuvent se remuer. Mais, dès que les dieux bienheureux lui envoient des revers, ce n'est qu'à contre-gré qu'il les supporte avec une âme résignée. L'esprit des hommes qui vivent sur la terre varie comme le jour qu'amène le Père des hommes et des dieux. Moi aussi jadis, j'ai dû être compté parmi les gens heureux, mais j'ai commis bien des actes insensés, cédant à ma vigueur ainsi qu'à ma puissance et comptant sur l’appui de mon père ainsi que de mes frères. Que jamais donc un homme n'en vienne à être inique, mais qu'il goûte en silence les dons que font les dieux, quoi que soit ce qu'ils offrent. Ici pourtant, je vois à quels actes insensés les prétendants se portent ; ils dévorent les liens et outragent l'épouse d'un homme qui, je l'affirme, ne restera plus longtemps éloigné des siens et de la terre de ses pères. Il est tout près d'ici. Puisse une divinité te ramener secrètement chez toi, et puisses-tu ne pas te trouver devant lui, lorsqu'il reviendra sur la terre de sa douce patrie ! Car je ne crois pas que ce soit sans effusion de sang, que la lutte entre Ulysse et les prétendants pourra se décider, lorsque le maître rentrera sous son toit. »

 

    Ainsi parla-t-il. Ulysse alors, après avoir offert sa libation, but le vin d'une douceur de miel et remit la coupe entre les mains de ce conducteur de peuples. Amphinomos traversa la salle, le cœur plein de tristesse et secouant la tête, car son cœur pressentait un malheur. Mais il ne put néanmoins échapper au trépas, car Athéna le retint, afin qu'il rut, lui aussi, abattu par les bras et la lance du vigoureux Télémaque. Amphinomos alla donc se rasseoir sur le fauteuil d'où il s'était levé.

 

    A ce moment, Athéna, la déesse aux yeux pers, fit naître en l’esprit de la fille d’Icare, la sage Pénélope, le désir de paraître devant les prétendants ; car elle voulut charmer au plus haut point le cœur des prétendants, et devenir plus honorée qu'elle ne l'était déjà de son époux ainsi que de son fils. Elle feignit de sourire, prit la parole et dit en la nommant :

 

    — Eurynome, mon cœur sent le désir, que je n'ai jamais eu, de paraître devant les prétendants, bien qu'ils me soient profon­dément odieux. Je voudrais dire à mon fils le mot qui lui serait le plus avantageux, en l'engageant à ne pas constamment se mêler à ces prétendants à l'orgueil excessif, qui certes parlent bien, mais qui par derrière ne songent qu'à mal faire. »

 

     La vénérable intendante lui répondit alors en lui disant ces mots :

 

    — Oui, mon enfant, tout ce que tu dis est conforme à ce qu'il faut que tu dises. Va donc, parle à ton fils, et ne lui cache rien. Mais lave-toi la face et farde aussi tes joues ; ne descends pas ainsi, le visage tout détrempé de larmes ; car il n'est pas bon de s'affliger sans mesure et sans fin. Voici que ton fils en effet est un adolescent, et qu'il a cette première barbe, que tu as tant demandé aux dieux de lui voir à la joue.»

 

    La sage Pénélope lui répondit alors :

 

    — Eurynome, ne me conseille pas, par intérêt pour moi, de baigner mon visage et de m'oindre de fard. L'éclat de ma beauté, les dieux qui habitent l’Olympe me l'ont ravi, depuis le jour où Ulysse s'est embarqué sur ses vaisseaux creux. Mais va dire à Autonoé et à Hippodamie de venir me trouver, afin qu'elles soient à mes côtés, en rentrant dans la salle. Seule, je n'irai point là-bas, au milieu de ces hommes, car j'en aurais honte. »

 

    Ainsi parla-t-elle. La vieille Eurynome traversa la grande salle, pour avertir les servantes et les presser d'accourir.

 

    Cependant Athéna, la déesse aux yeux pers, prit un autre parti ; elle répandit un doux sommeil sur la fille d’Icare. Sur son lit de repos, Pénélope s'endormit allongée sur le dos, les membres détendus. Pendant ce temps, la divine déesse la para de grâces immortelles, afin que les Achéens la contemplassent avec admiration. Elle purifia d'abord son beau visage au moyen de ce nard immortel dont s'enduit Cythérée à la belle couronne, lorsqu'elle se rend au chœur des aimables Charités ; elle la fit paraître et plus grande et plus forte, et la rendit plus blanche que l'ivoire tout fraîchement scié. Sa tâche terminée, la divine déesse s'en alla. Deux servantes aux bras blancs arrivèrent du palais ; elles entrèrent en parlant bruyamment, et le doux sommeil abandonna la reine. Se passant alors les deux mains sur les joues, elle s'écria :

 

    — Dans ma grande détresse, une douce torpeur était venue m'envelopper tout entière. Ah ! puisse la chaste Artémis me donner à l'instant une mort aussi douce, afin que, le cœur plein de sanglots, je cesse enfin de consumer mes jours à regretter l'indéfectible vaillance de mon époux bien-aimé ; car il l'emportait sur tous les Achéens ! »

 

    Ayant ainsi parlé, elle descendit de son brillant étage. Elle n'était pas seule ; avec elle aussi deux servantes suivaient. Lors­qu'elle fut arrivée devant les prétendants, Pénélope, divine entre les femmes, s'arrêta sur la porte, près du pilier du toit solidement construit, et rabattit sur ses joues le voile éclatant qui tombait de sa tête. Ses fidèles servantes se tenaient l'une et l'autre debout à ses côtés. Dès qu'ils la virent, les prétendants sentirent se délier leurs genoux, et le désir d amour leur fascina le cœur. Tous avaient grand désir de s’étendre auprès d’elle en son lit. A son fils chéri, à Télémaque, Pénélope alors adressa la parole :

 

    — Télémaque, ton cœur et ton esprit n’ont plus de fermeté. Lorsque tu étais encore un enfant, tu gardais en l'esprit de plus sages pensées. Mais aujourd'hui que tu es grand, que tu atteins l'âge mûr, et qu'un étranger, en voyant ta taille et ta beauté, assurerait que tu es le fils d'un homme heureux, tu n'as plus l'esprit juste ni le cœur équitable. Que vient-il donc d'arriver au palais ? Tu as permis qu'on y malmène un bote d'une indigne façon. Que nous adviendrait-il, si l'étranger assis en nos demeures devait ainsi subir d'aussi violents outrages ? L'opprobre et l'infamie en retomberaient sur toi parmi les hommes. »

 

    Le prudent Télémaque lui répondit alors :

 

    — Ma mère, je ne m'irrite point de ton emportement. Je réfléchis toutefois en mon cœur, et je sais distinguer ce qui est bien comme ce qui est mal, car je ne suis plus l'enfant qu'aupa­ravant j'étais. Mais je ne puis toujours penser en tout au meilleur des partis. Je suis en effet déconcerté par ces gens qui, ne songeant qu'à mal faire, m'assiègent de toutes parts, tandis que je n'ai aucun défenseur. Au reste, la lutte qui mit aux prises l'étranger et Iros n'est pas arrivée du fait des prétendants, et c'est l'étranger qui a vaincu par sa force. Ah ! Zeus Père, Athéna,

 

 

 

Apollon ! puisse-je voir aujourd'hui, au sein de nos demeures, les prétendants branler du chef, les uns dans la maison, les autres dans la cour, gémir sur leurs membres rompus, tout comme à présent cet Iros qui, pareil à un homme ivre, ne peut plus se dresser sur ses pieds, ni regagner le gîte où il faut qu'il retourne, car ses membres se trouvent être rompus ! »

 

    Tels étaient les propos qu'ils échangeaient entre eux. Eurymaque adressa ces mots à Pénélope :

 

    — Fille d'Icare, très sage Pénélope, si tous les Achéens de l'Argos ionienne pouvaient t'apercevoir, de plus nombreux pré­tendants viendraient en ton palais festoyer dès l'aurore, car tu l'emportes sur toutes les femmes par ta beauté, ta taille et cet esprit pondéré qui t'anime.»

 

    La sage Pénélope lui répondit ensuite :

 

    — Eurymaque, ma distinction, ma taille et ma beauté, les Immortels me les ont ravies, lorsque les Achéens s'embarquèrent pour Ilion, emmenant avec eux Ulysse, mon époux. S’il était revenu pour protéger ma vie, ma gloire serait alors et plus grande et plus belle. Mais aujourd'hui la tristesse m'accable, tant sont nombreux les maux qu'une divinité a fait fondre sur moi. Au moment de partir et de quitter la terre de sa patrie, il me prit la main droite au poignet et me dit: « Femme, je ne crois pas que tous les Achéens aux belles cnémides reviennent sains et saufs de ce pays de Troie. On dit, en effet, que les Troyens sont de vaillants guerriers, aussi habiles à manier la pique, à lancer des flèches, qu à monter de ces chevaux rapides qui ont tôt fait, dans la guerre aux communes épreuves, de décider du sort d'une grande bataille. Je ne sais donc pas si un dieu me laissera revenir, ou si c'est là-bas, dans ce pays de Troie, que je devrai mourir. Prends soin de tout ici. Souviens-toi de mon père et de ma mère qui sont en ce palais ; tu l'as déjà fait, fais-le davantage au cours de mon absence. Puis, lorsque tu verras de la barbe à ton fils, épouse celui que tu voudras, et quitte ta maison.» Voilà ce qu'il m'a dit, et voici que tout s’accomplit aujourd’hui. Proche est la nuit où un hymen abhorré s'offrira devant moi, infortunée, à qui Zeus enleva tout bonheur ! Mais une grande douleur m'envahit cœur et âme. Les prétendants ne suivent plus aujourd'hui les usages d'antan. Ceux qui veulent rechercher en mariage une femme distinguée, fille d'un père opulent, se disputer sa main, amènent eux-mêmes bœufs et grasses brebis pour offrir des repas aux amis de la fiancée ; ils lui offrent des cadeaux magnifiques, mais ils ne viennent point impunément dévorer les ressources d'autrui.  »

 

    Ainsi parla-t-elle, et le divin et endurant Ulysse se réjouit de l'entendre s'attirer des cadeaux, amadouer par de douces paroles le coeur des prétendants, tandis que son esprit avait d'autres pensées. Antinoos, le fils d'Eupithès, lui répondit alors :

 

    — Fille d’Icare, très sage Pénélope, quel que soit celui des Achéens qui voudra ici t'apporter des cadeaux, accepte-les, car il n'est pas beau de refuser un don. Quant à nous, nous n'irons pas sur nos biens, ni ailleurs, avant que tu n'aies pris parmi les Achéens l'époux qui te paraît le plus digne de toi. »

 

    Ainsi parla Antinoos, et sa proposition fut agréée par eux. Chacun dépêcha son héraut pour apporter des présents. Celui d'Antinoos apporta un grand voile brodé, un voile magnifique ; il était garni de douze agrafes d'or, s'adaptant à des portes soigneusement arquées. Celui d'Eurymaque revint aussitôt en apportant un collier d'or habilement ouvré, parsemé de grains d'ambre : on eût dit un soleil. Les serviteurs d'Eurydamas lui apportèrent deux pendants d'oreille à trois chatons, de la grosseur des mûres ; une grâce infinie brillait en ce joyau. De chez Pisandre, fils du roi Polyctor, un serviteur apporta un tour de cou, somptueuse parure. Chacun des autres messagers apporta un beau présent des Achéens. Pénélope alors, divine entre les femmes, regagna son étage, et les deux suivantes qui l’accompagnaient emportaient les somptueux cadeaux. Les prétendants s'adonnèrent ensuite au plaisir de la danse et aux charmes du chant, en attendant que le soir arrivât. Ils s'ébattaient encore, lorsque survint l'obscurité du soir. Aussitôt, trois trépieds à feu furent dressés dans la salle, afin de l’éclairer. On les chargea d'un bois sec, depuis longtemps sans sève, brûlé par le soleil, et fendu depuis peu par le bronze. A ce bois se mêlaient des bûches résineuses, et les servantes d'Ulysse au cœur plein d'endurance, à tour de rôle entretenaient la flamme. Le descendant de Zeus, l'ingénieux Ulysse, dit alors à ces femmes :

 

    — Servantes d'Ulysse, de ce maître absent depuis si long­temps, montez dans les appartements de votre auguste reine. Tournez vos fuseaux auprès d'elle, et, restant assises dans sa chambre, tâchez de l'égayer, ou bien cardez la laine avec vos mains. Je me chargerai de fournir ici de la lumière à tous. Même s'ils veulent attendre l'Aurore au trône d'or, ils ne m'abattront pas, car je suis trop endurci à la peine. »

 

    Ainsi parla-t-il, et les servantes se mirent à rire en regardant les unes vers les autres. L'une, Mélantho aux belles joues, lui répondit avec indignité. Fille de Dolios, elle avait été élevée par Pénélope, qui la choyait comme sa propre fille et la comblait de tout ce qui charmait son cœur. Mais elle n'avait pourtant au fond de l'âme aucun chagrin du sort de Pénélope. Elle aimait Eurymaque et s'unissait à lui. Cette servante donc répondit à Ulysse par ces mots outrageants :

 

    — Misérable étranger, tes esprits sont-ils abasourdis ? Au lieu d'aller dormir dans une forge ou dans quelque autre asile, tu restes à pérorer effrontément ici, dans une foule d'hommes, sans que ton cœur éprouve aucune crainte. Il faut que le vin ait troublé ta raison, ou que ton esprit soit constamment égaré, car tu ne tiens que des propos en l'air. Serais-tu grisé d'avoir vaincu ce mendiant d'Iros ? Prends garde que bientôt ne se lève un plus robuste qu’Iros ; il pourrait bien alors, en te frappant la tête de ses poings résistants, te chasser du palais, tout barbouillé de sang.»

 

    L'ingénieux Ulysse, en la toisant d'un regard de travers, lui répondit alors :

 

    — Chienne, je vais là-bas, je vais sur-le-champ dire à Télémaque les propos que tu tiens, afin qu'il te fasse, membre par membre, dépecer ici-même. »

 

    En parlant ainsi, il jeta par ces mots la terreur en ces femmes ; elles se dispersèrent à travers le palais. L'effroi dénoua les genoux de chacune, car elles pensaient qu'Ulysse avait dit vrai. Mais il resta debout près des trépieds en feu, entretenant la clarté de la flamme ; il les surveillait tous, mais son cœur roulait d'autres desseins, qui ne devaient pas rester inaccomplis.

 

    Athéna cependant ne permit en aucune façon que les altiers prétendants vinssent à s abstenir de leurs cuisants outrages, afin que l'affliction pénétrât plus à fond dans le cœur d'Ulysse fils de Laërte. Eurymaque fils de Polybe fut le premier à prendre la parole, pour bafouer Ulysse ; il fit naître le rire chez tous ses compagnons :

 

    — Écoutez, prétendants de notre illustre reine, ce que mon cœur me dicte au fond de ma poitrine. Cet homme n'est pas venu sans que le veuille un dieu dans la maison d'Ulysse, car la lumière me paraît à la fois sortir des torches ainsi que de son crâne, qui n'a pas même un poil ! »

 

    Il dit ; puis, s'adressant à Ulysse saccageur de cités, il ajouta :

 

    — Étranger, voudrais-tu entrer à mon service, si je te prenais sur mon lointain domaine — ton salaire serait satisfaisant — pour ramasser des buissons et planter de grands arbres ? Là, je te fournirais des vivres en abondance, des vêtements pour te couvrir et des souliers pour te chausser. Mais, puisque tu n'as jamais su qu'un métier détestable, tu ne voudras pas t'adonner au travail, et tu préfères errer à travers le pays, afin d'y quémander de quoi repaître ton ventre insatiable. »

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

    — Eurymaque, ah ! si je pouvais, à la saison printanière, au moment des longs jours, rivaliser avec toi de besogne en un pré ! J’aurais une faux bien recourbée ; tu aurais la pareille, et nous ferions sans manger, jusqu à la nuit venue et tant qu'il y aurait d'herbe, l'épreuve du travail. Ah !  si j'avais aussi à pousser des bœufs, des animaux de choix, de grands bœufs roux, tous deux saturés d'herbe, des bêtes du même âge, de la même force et tous deux d'une vigueur inlassable ; si j'avais quatre arpents devant moi, et si la glèbe cédait à la charrue, tu verrais alors si je sais fendre un sillon continu ! Enfin, si le fils de Cronos pouvait aujourd'hui susciter une guerre, et si j'avais un bouclier, deux javelots et un casque de bronze s'ajustant à mes tempes, tu me verrais alors mêlé aux premiers rangs de tous ceux qui combattent, et tu ne me raillerais pas en me reprochant ma voracité.

 

    Mais tu n'es qu'un parfait insolent, et ton âme est cruelle. Tu te crois grand et fort, parce que tu vis parmi des lâches et des rustres. Ah ! si Ulysse arrivait, s'il revenait dans la terre de ses pères, aussitôt ces portes, si larges qu'elles soient, te seraient trop étroites pour traverser le vestibule et assurer ta fuite en dehors du palais. »

 

    Ainsi parla-t-il, et la colère s'accrut dans le cœur d'Eurymaque. Toisant alors Ulysse d'un regard de travers, il lui adressa ces paroles ailées :

 

     — Misérable, instantanément je vais te mettre à mal, toi qui pérores effrontément ici, dans une foule d'hommes, sans que ton coeur éprouve aucune crainte. Il faut que le vin ait troublé ta raison, ou que ton esprit soit constamment égaré, car tu ne tiens que des propos en l'air. Serais-tu grisé d'avoir vaincu ce mendiant d’Iros  ? »

 

    Ayant ainsi parlé, il prit un tabouret. Mais Ulysse, par crainte d'Eurymaque, s'assit aux genoux d'Amphinomos de Doulichion. Le tabouret atteignit l'échanson au bras droit ; sa cruche retentit en roulant sur le sol, et l'échanson lui-même en gémissant tomba dans la poussière, renversé sur le dos. Les prétendants alors s'agitèrent en tumulte dans la salle assombrie, et chacun d'eux disait, regardant son voisin :

 

    — Plût au ciel que cet étranger eût péri ailleurs, au cours de ses errances, avant que d'être arrivé jusqu'ici ! Il n'aurait pas suscité parmi nous un aussi grand vacarme. Et maintenant, voici que pour des gueux nous sommes en querelle ; il n'aura plus de charme à nos sages festins, si le pire l’emporte.»

 

    Le saint et vaillant Télémaque leur adressa ces mots :

 

    —Malheureux ! vous perdez le sens, et vous ne cachez plus que votre cœur s'est gorgé de vivres et de boisson. Quelque dieu vous excite. Allons ! vous avez tien mangé, allez dormir chez vous, si le cœur vous y pousse, car de mon chef je ne chasse personne. »

 

     Ainsi parla-t-il, et tous s'étonnèrent, en se mordant les lèvres, que Télémaque osât les haranguer avec autant d'audace. Amphinomos, noble fils de Nisos et petit-fils d’Arétos roi, leur déclara et dit :

 

    — Amis, qu'aucun de vous ne s'irrite et ne riposte par de blessants propos à ces justes paroles. Ne rudoyez, ni cet étranger, ni aucun des autres serviteurs qui sont dans le palais du divin Ulysse. Mais allons ! que l'échanson nous présente des coupes, afin qu'après avoir offert des libations, nous puissions aller dormir en nos demeures. Laissons cet étranger dans le palais, aux mains de Télémaque, puisque c'est sous son toit qu'il s'est réfugié. »

 

    Ainsi parla-t-il, et son langage fut agréable à tous. Le héros Moulios, ce héraut venu de Doulichion et qui était servant d'Amphinomos, mélangea le cratère, et, allant de l'un à l'autre, répartit le vin entre tous les convives. Lorsqu'ils eurent achevé leurs offrandes, et bu au gré du désir de leur cœur, ils allèrent se coucher chacun dans sa demeure.

CHANT XIX

   Cependant le divin Ulysse restait après eux dans la salle, méditant avec Athéna la mort des prétendants. Soudain, il dit à Télémaque ces paroles ailées :

 

    — Télémaque, il faut remiser dans l'intérieur du palais tous ces outils d'Arès, sans en laisser aucun ; puis, par de calmes paroles, leurrer les prétendants, lorsque, regrettant leur disparition, ils t'interrogeront : « J'ai mis ces armes à l'abri des fumées. Elles ne ressemblent plus à ce qu'elles étaient jadis, quand, partant pour la Troade, Ulysse les laissa. Elles ont été ternies partout où les toucha la vapeur du foyer. Un dieu d'ailleurs m'a mis en l'esprit une raison plus valable. Je crains, un jour d'ivresse, qu'il ne s'élève une rixe entre vous, et que vous n'en veniez à vous blesser entre vous et à jeter la honte sur vos repas et vos projets d'hymen. De lui-même, en effet, le fer attire l'homme. »

 

    Ainsi parla-t-il, et Télémaque obéit à son père. Appelant alors sa nourrice Euryclée, il lui dit ces paroles :

 

    — Nourrice, enferme les servantes dans leurs appartements, pendant que j'irai remiser au dépôt les belles armes que me laissa mon père. Laissées à l'abandon à travers la demeure, la fumée les ternit depuis qu'Ulysse est parti. J’étais alors un enfant, et je veux aujourd'hui les remiser en un lieu où ne les atteindra pas la vapeur du foyer. »

 

    Euryclée, sa nourrice, lui répondit alors :

 

    — Fassent les dieux, mon enfant, que tu aies assez pris de sagesse pour gérer ta maison et veiller sur tout ton patrimoine ! Mais allons ! qui donc alors va t’accompagner en portant la lumière, puisque tu ne veux pas que sortent les servantes qui auraient pu t'éclairer ? »

 

    Le prudent Télémaque lui répondit alors :

 

    — L'étranger que voici. Car je n'entends pas qu'il reste ici à ne rien faire, celui qui croit, d'aussi loin qu'il arrive, puiser à mon boisseau. »

 

    Ainsi s’exprima-t-il, et Euryclée ne laissa point s’envoler ces paroles. Elle ferma les portes des appartements noblement habités. Tous deux alors, Ulysse et son illustre fils, s'empressèrent d'emporter les casques, les boucliers bombés et les lances pointues. Devant eux, Pallas Athéna, tenant un flambeau d'or, faisait resplendir une lumière éclatante. Télémaque alors adressa soudain la parole à son père :

 

    — Père, je vois de mes yeux un prodige étonnant. Les murs de la maison, les panneaux, les poutres de sapin, les colonnes élancées, tout brille à mes regards comme la flamme du feu. Un dieu sans doute se trouve en ce palais, un de ces dieux, maîtres du vaste ciel. »

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

    — Tais-toi, refrène ta pensée et ne demande rien ; les dieux qui habitent l'Olympe se comportent ainsi. Mais toi, va dormir, tandis que moi, je resterai ici, afin de mettre à l'épreuve les servantes et ta mère, car elle va en pleurant m'interroger sur tout. »

 

    Ainsi parla-t-il. Télémaque alors traversa la grande salle et regagna, à la lueur des torches, la chambre où il dormait d'habi­tude, lorsque le doux sommeil venait à lui. C'est là qu'il s'étendit encore, et qu'il attendit l’aurore divine. Quant au divin Ulysse, il resta dans la salle, méditant avec Athéna la mort des prétendants.

 

    Or la sage Pénélope descendit de sa chambre : on eût dit Artémis ou Aphrodite d'or. Pour elle, auprès du feu, les suivantes placèrent le fauteuil garni d'ivoire et d'argent, où leur maîtresse s'asseyait d'ordinaire. C'était une œuvre que jadis Icmalios avait faite ; l'artisan y avait ajusté pour les pieds un tabouret adhérant à ce siège, sur lequel on jetait une grande peau de brebis. Ce fut là que s’assit la sage Pénélope. Les servantes aux bras blancs arrivèrent du palais. Elles enlevèrent une quantité de pain, les tables et les coupes dans lesquelles avaient bu ces hommes arrogants ; puis, versant à terre la braise des trépieds, elles les rechargèrent d'un tas de bois nouveau, pour éclairer la salle et la chauffer. Mélantho prit Ulysse à partie pour la seconde fois :

 

    — Vas-tu donc continuer ici à nous importuner durant toute la nuit, rôdant à travers la demeure et espionnant les femmes ? Sors d’ici, misérable, et contente-toi d’avoir pris ton repas, si tu ne veux bientôt, frappé de ce tison, être mis à la porte ! »

 

    L'ingénieux Ulysse, en la toisant d'un regard de travers, lui répondit alors :

 

    — Malheureuse ! pourquoi me harceler ainsi d’un cœur plein de fureur ? Est-ce parce que je suis sale, que je n'ai au corps que vêtements en loques, et que je mendie à travers le pays ? La nécessité en effet m'y contraint. Mendiants et vagabonds ne sont pas autrement. Au reste, moi aussi, j’étais riche autrefois ; j'habitais chez les hommes une opulente demeure, et je donnais fréquemment au vagabond, quel qu'il fût, et de quelque lieu que le besoin l'amenât. Je possédais foule de serviteurs, et tous les autres biens qui font la vie heureuse et qui nous font passer pour opulents. Mais Zeus fils de Cronos a tout anéanti ; car telle était sa volonté sans doute. Aussi, femme, crains à ton tour que tu ne viennes un jour à perdre tout cet éclat, qui te fait resplendir aujourd'hui parmi les autres servantes ; crains que ta maîtresse irritée contre toi ne sévisse, ou qu'Ulysse ne revienne, car il existe encore la part de l'espérance. Mais, s'il est vrai qu'il soit mort et qu'il ne doive plus revenir, il reste Télémaque, un fils qui déjà lui ressemble, par faveur d'Apollon. Les femmes en ce palais ne font aucune faute sans qu'il s'en aperçoive, car il n'est plus à l'âge où rien ne se remarque. »

 

    Ainsi parla-t-il. La sage Pénélope entendit ce que disait Ulysse. Prenant alors la parole, elle blâma la servante et dit en la nommant :

 

    — Sache, effrontée, chienne impudente, que ton grand méfait ne m'a point échappé, et que tu vas l'essuyer de ta tête. Tu savais pourtant bien, pour l'avoir entendu de ma bouche, que je voulais au fond de mon palais interroger l'étranger sur le sort de mon époux, car je suis accablée du plus profond chagrin.»

 

    Elle dit ; puis, adressant la parole à Eurynome, elle ajouta :

 

    — Eurynome, apporte un siège, et recouvre-le d'une peau de brebis, afin qu’assis auprès de moi, l’étranger puisse me parler et m'entendre ; je veux l'interroger. »

 

    Ainsi parla-t-elle, et Eurynome en toute hâte apporta un siège bien poli, sur lequel elle jeta une peau de brebis. Le divin et endurant Ulysse s'y assit aussitôt, et ce fut la sage Pénélope qui, la première, prit entre eux la parole:

 

    — Étranger,  je veux d'abord t'interroger  sur ceci.  Quel homme es-tu ? Quel est ton pays, et quels sont tes ancêtres ? »

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

    — Femme, aucun des mortels sur la terre infinie ne saurait te blâmer, car ta gloire s'élève jusques au vaste ciel. On parle de toi comme d'un roi sans reproche, qui, redoutant les dieux et régnant sur un peuple nombreux et courageux, exalte la justice. Grâce à lui, la terre noire produit du froment et de l'orge, les arbres se chargent de fruits, les brebis mettent bas d'une façon régulière, la mer apporte ses poissons, et, par le fait du bon gouvernement, les peuples sous son règne ont une vie prospère. Puisqu'il en est ainsi, aujourd'hui donc, au sein de ta demeure, interroge-moi sur tout autre sujet, mais ne me questionne pas, ni sur ma naissance, ni sur ma patrie, si tu ne veux point, par ces souvenirs, saturer davantage mon âme de chagrins ; j'ai déjà trop de raisons de pleurer. Au reste, il ne sied pas, dans la maison d'autrui, que je reste à gémir et à me lamenter, car il n'est pas bon de s'affliger sans mesure et sans fin. Je crains qu'une servante, ou toi-même, contre moi ne s'indigne, et qu'elle ne dise que ce flot de larmes est un effet du vin qui alourdit mes sens. »

 

    La sage Pénélope lui répondit alors :

 

    — Étranger, ma distinction, ma taille et ma beauté, les Immortels me les ont ravies, lorsque les Achéens s'embarquèrent pour Ilion, emmenant avec eux Ulysse, mon époux. S'il était revenu pour protéger ma vie, ma gloire serait alors et plus grande et plus belle. Mais aujourd'hui la tristesse m'accable, tant sont nombreux les maux qu'une divinité a fait fondre sur moi. Tous ceux des chefs qui régnent sur nos îles : Doulichion, Samé et Zacynthe boisée, tous ceux qui habitent en Ithaque qu'on aperçoit de loin, tous autant qu’ils sont, malgré moi me courtisent et ruinent ma maison. Aussi, je ne puis m'intéresser, ni aux étrangers, ni aux suppliants, ni aux hérauts chargés d’un service public. Mais je ne fais, en regrettant Ulysse, que consumer mon cœur. Tandis qu'ils pressent mon mariage, j’ourdis ruse sur ruse. Tout d’abord, une divinité me suggéra de dresser un grand métier en mon appartement, et d’y tisser une toile légère et d'un vaste métrage. Et tout aussitôt je dis aux prétendants : « Mes jeunes prétendants, puisqu'il est mort le divin Ulysse, attendez pour hâter mon mariage, que j'aie terminé cette pièce de toile, de peur que tous mes fils ne soient en pure perte. Je tisse un linceul pour le héros Laërte, en prévision du jour où le Destin funeste l'aura tout de son long étendu dans la mort, et je veux éviter qu'une des Achéennes, allant parmi le peuple, contre moi ne s'indigne, si je laissais gisant et sans suaire un homme qui posséda tant de biens. » Ainsi parlai-je, et leur cœur généreux se laissa convaincre. Dès lors, le jour durant je tissais cette toile immense, mais la nuit je venais la défaire à la clarté des torches. Ainsi, pendant trois ans, je pus cacher ma ruse et donner le change à tous les Achéens. Mais lorsque arriva la quatrième année, quand le printemps revint, et que le cours des mois eut parfait les longs jours, les prétendants, instruits par mes servantes, ces chiennes impudentes, vinrent alors me surprendre et m'accabler de reproches. Je dus donc achever cette toile, mais ce fut malgré moi et par nécessité. Désormais, je ne puis plus éviter cet hymen, et je ne sais plus trouver une autre ruse. Mes parents d'ailleurs me poussent au mariage, et mon fils s'irrite de voir ces prétendants dévorer ses ressources. Il se rend compte de tout, car c'est un homme déjà capable de gérer sa maison, un homme à qui Zeus peut donner du renom. Mais, malgré tout, dis-moi quelle est ta race et quelle est ta patrie, car tu n'es pas né du chêne légendaire, ni de quelque rocher. »

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

    — Digne épouse d'Ulysse fils de Laërte, tu ne veux donc pas renoncer à m'interroger sur ma race ? Eh bien ! je vais donc te la dire. Tu vas ajouter aux tourments que j’endure, car c'est là le sort de l'homme qui reste, aussi longtemps que moi, absent de sa patrie, sans cesse errant dans les villes des hommes et souffrant mille maux. Je vais donc répondre à ce que tu me demandes et à ce dont tu veux être informée. Il est, au milieu de la mer couleur de lie de vin, une terre appelée Crète, belle terre grasse entourée par les flots. Les habitants sont nombreux, si nombreux qu’on ne peut les compter, et quatre-vingt-dix villes s'y trouvent contenues. Tous les langages s'y mêlent ; ici, se voient des Achéens ; là, des Étéocrétois au grand courage, des Doriens à flottante crinière et des divins Pélasges. Or, au nombre de ces villes, se trouve Cnossos, une grande cité, où, dès l'âge de neuf ans, régna Minos, confident du grand Zeus. C'était le père de mon père, Deucalion au grand cœur. Deucalion me donna le jour et engendra aussi le roi Idoménée. Mais ce dernier, sur des vaisseaux recourbés, partit vers Ilion avec les Atrides. J'étais plus jeune de naissance que lui, et je portais l'illustre nom d'Éthon. Idoménée, par l'âge et la vigueur, était donc mon aîné. Ce fut en Crète que je vis Ulysse et lui offris les dons de l'hospitalité. Lorsqu'il se dirigeait vers Troie, il fut, en effet, par la force du vent, détourné de Malée et poussé vers la Crète. Il mouilla dans l'Amnisos, où se trouve la grotte d'Ilithyie, dans un port difficile, et ce fut avec peine qu'il échappa au souffle des tempêtes. Aussitôt, il monta vers la ville pour voir Idoménée, qui était, disait-il, son ami et son hôte estimé. Mais la dixième ou la onzième aurore avait déjà paru, depuis qu'avec ses vaisseaux recourbés, Idoménée était parti vers Ilion. Ce fut moi qui, conduisant Ulysse en ma demeure, l'accueillis en hôte bienveillant et le traitai avec sollicitude, car de grandes réserves étaient en ma maison. Autant pour lui que pour les compagnons qu il avait amenés, je prélevai sur le peuple, pour leur en faire hommage, des farines, du vin couleur de feu, des bœufs à immo­ler ; je voulais qu'ils pussent rassasier leur cœur. Douze jours durant, les divins Achéens nous restèrent. Ils étaient, en effet, retenus par un violent Borée, dont le souffle ne permettait pas qu’on restât debout sur la terre ferme, car un dieu terrible l'avait suscité. Le treizième jour, le vent tomba, et ils reprirent le large. »

 

    Proférant maints mensonges, il leur donnait ainsi des airs de vérités. Or, tandis qu elle écoutait, Pénélope versait des flots de larmes, et sa chair se fondait. De même que, sur les cimes élevées des montagnes, la neige fond, lorsque l'Euros liquéfie la couche que le Zéphyre y avait entassée ; cette neige en fondant grossit le cours des fleuves ; de même, se fondaient en un torrent de larmes les belles joues de Pénélope, tandis qu'elle pleurait un époux qu'elle avait auprès d'elle. Ulysse, cependant, s'apitoyait en son cœur sur sa femme en sanglots ; mais ses yeux, sans même un tremblement au fond de leurs paupières, se maintenaient aussi fixes que la corne ou le fer. Il refoulait ses larmes pour déguiser sa ruse. Mais, lorsque la reine se fut rassasiée de sanglots et de pleurs, elle reprit la parole et répondit en lui disant ces mots :

 

    — Étranger, je veux maintenant t'éprouver, et savoir si vrai­ment tu as reçu là-bas dans ta demeure, comme tu le prétends, mon époux et les compagnons comparables à des dieux qui étaient avec lui. Dis-moi de quels vêtements son corps était cou­vert ; dis-moi quel il était lui-même, et quels étaient les gens qui le suivaient. »

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

    — Femme, il m'est difficile de te répondre, depuis le temps qu'il a dû me quitter. Car cette année est déjà la vingtième, depuis qu'il est parti de là-bas, et qu'il a délaissé ma patrie. Je te dirai pourtant sous quel aspect il paraît à mon cœur. Le divin Ulysse portait un manteau pourpre, un manteau épais, à double drapement. L'agrafe était en or, munie de deux appliques ; c'était une œuvre d'art ; on voyait, sur l’avers, un chien qui tenait entre ses pattes de devant un faon tout moucheté ; le chien jouissait du faon qui pantelait. Cet ouvrage faisait l'admiration de tous, car les deux animaux se trouvaient être en or ; l'un jouissait du faon qu'il étranglait, et l'autre, brûlant de s'évader, se débattait en agitant les pattes. Je vis aussi la brillante tunique qu'Ulysse avait au corps ; elle ressemblait à la pelure d'un oignon desséché ; telle était sa finesse, et son éclat brillait comme un soleil. Nombre de femmes la regardaient avec admiration. Mais j'ai encore un autre mot à dire : jette-le bien au fond de ton esprit. Je ne sais point si Ulysse avait au corps ces mêmes vêtements lorsqu'il était chez lui, si c'est un ami qui les lui donna, quand il partit sur sa nef rapide, ou si c'est un hôte rencontré sur sa route. Ulysse, en effet, était cher à beaucoup, car bien peu d'Achéens lui étaient comparables. Pour moi, je lui fis don d'une épée de bronze, d’un beau manteau de pourpre à double drapement, et d'une tunique descendant jusqu'aux pieds ; puis, ce fut avec respect que je le conduisis jusqu'à son vaisseau solidement charpenté. Ulysse, en outre, était accompagné par un héraut d'un âge un peu plus avancé que le sien. Je vais te le dépeindre tel qu'il était alors. Il avait le dos rond, la peau noirâtre et la tête crépue ; son nom était Eurybate, et Ulysse l'honorait plus que tous ses autres compagnons, parce que ses sentiments étaient pleins d'à-propos. »

 

    Ainsi parla-t-il, en faisant lever dans le cœur de la reine le désir de pleurer davantage. Pénélope, en effet, avait reconnu les signes irrécusables qu'avait décrits Ulysse. Lorsqu'elle fut rassasiée de pleurs et de sanglots, eue répondit en lui disant ces mots :

 

    — Étranger, tu m'inspirais déjà de la pitié ; mais de ce jour, au sein de ma demeure, tu seras par moi chéri et respecté. C'est en effet moi-même qui avais donné les vêtements dont tu parles ; je les avais pliés, tirés de la réserve, et j'y avais ajouté cette brillante agrafe pour qu'elle fût une parure à Ulysse.  Mais lui, je ne l'accueillerai jamais plus à son retour au foyer et dans la terre de sa douce patrie, puisque ce  fut  pour un destin funeste qu'Ulysse, sur une nef creuse, s'en alla voir    cette    Ilion maudite, qu'on ne doit pas nommer. » 

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

    — Digne épouse d’Ulysse fils de Laërte, ne ravage plus désor­mais la beauté de ta chair, et ne fonds plus ton cœur en pleurant ton époux. Je ne te blâme pas, car toute femme qui a perdu l'époux de sa jeunesse, l'époux à qui elle donna des enfants en s'unissant de tendresse avec lui, pleure ce disparu, même s'il n'est pas comparable à Ulysse, qu'on dit pareil aux dieux. Cesse donc de sangloter, et prête à mes paroles une oreille attentive, car je veux te dire en toute sincérité et sans rien te cacher, tout ce que j'ai appris sur le retour d Ulysse. Il est non loin d'ici, dans le gras pays des Thesprotes ; il est vivant, et il ramène avec lui les précieux et les nombreux trésors qu il sollicita à travers le pays. Quant à ses fidèles compagnons, il les a perdus avec son vaisseau creux, au milieu de la mer couleur de lie de vin, lorsqu'il s'éloignait de l'île de Thrinacie. Zeus et le Soleil s'étaient en effet irrités contre lui, car ses compagnons avaient égorgé les vaches du Soleil. Tous périrent dans les flots agités de la mer. Ulysse se maintint sur la quille du navire, et la vague le jeta sur la côte, dans la terre des Phéaciens, dont le bonheur approche de celui des dieux. Ceux-ci, du fond de leur coeur, l'honorèrent à l'égal d'une divinité, lui firent mille dons, et voulurent eux-mêmes le ramener sain et sauf au sein de son foyer. Ulysse serait donc depuis longtemps ici. Mais il parut à son cœur plus avantageux de quémander des richesses en parcourant la spacieuse terre. Car Ulysse s'y connaît plus, en expédients profitables, que tous les hommes mortels, et aucun autre humain ne saurait sur ce point rivaliser avec lui. Voilà ce que Phidon, le roi des Thesprotes, me raconta. Il jura devant moi, en offrant une libation sous le toit de sa demeure, qu'une nef était à flot et que son équipage s'y tenait prêt à reconduire Ulysse dans la terre de sa douce patrie. Mais ce fut moi qu'il renvoya le premier, car un vaisseau des Thesprotes se trouvait en partance pour Doulichion où le froment abonde. Il me montra toutes les richesses qu'Ulysse avait accumulées. Il y avait là de quoi nourrir de père en fils jusqu'à dix générations, tant étaient considérables les objets de prix qu'il avait déposés dans le palais du roi. Il me dit qu'Ulysse était parti pour Dodone, afin d'entendre les volontés de Zeus, en interrogeant le chêne divin à cime chevelue, et de savoir s'il devait, après si longue absence, retourner dans la terre de sa douce patrie, ouvertement ou en secret. Ainsi donc, il est sauvé ; il revient déjà, il est tout près d'ici, et il ne restera plus longtemps éloigné de ses amis et de sa patrie. Je veux en tout cas t'en faire le serment. Que Zeus aujourd'hui, le plus haut et le plus grand des dieux, le sache en premier lieu, et que soit mon témoin ce foyer de l'irréprochable Ulysse où je viens d'arriver : oui, tout s'accomplira comme je vais te le dire. Au cours de cette lune, Ulysse sera de retour en ces lieux, soit au déclin du mois, soit au début de l'autre. »

 

    La sage Pénélope lui répondit alors :

 

    — Puisse, étranger, s'accomplir ta parole ! Pour lors, tu con­naîtrais bientôt mon amitié, en recevant de moi des présents si nombreux que tous ceux qui te rencontreraient t'estimeraient heureux. Mais mon cœur a le pressentiment de ce qui doit arriver. Non, Ulysse à son foyer ne reviendra jamais, et toi, tu n'obtiendras jamais le moyen de partir. Car ceux qui commandent en cette maison ne sont pas ce que fut, si jamais il le fut, Ulysse pour les hommes ; il était toujours prêt à reconduire les hôtes respectés et à les accueillir. Mais allons ! servantes, baignez cet homme ; dressez-lui un lit avec des matelas, des couvertures, des étoffes brillantes, afin qu'il puisse attendre en restant bien au chaud l'Aurore au trône d'or. Demain, dès l'aurore, au plus petit matin, songez à le baigner et à le parfumer ;

 

 

 

 je veux, assis en notre grande salle, qu'il n'ait à songer qu'à prendre son repas auprès de Télémaque. Et tant pis alors pour celui des convives dont le cœur corrompu voudrait le tracasser ! Celui-là n'aura plus à commettre ici quelque acte d'insolence, quelque terrible que soit le courroux qu'il dût en ressentir. Comment en effet saurais-tu, étranger, que je l'emporte sur les autres femmes, si je te laissais, sale comme tu es et couvert de haillons, dîner en ce palais ? La vie des hommes s'achève en peu de temps. Celui qui est sans pitié et qui agit sans pitié, tous les mortels, tant qu'il reste vivant, le chargent jusqu'au bout de maux imprécatoires, et tous, quand il est mort, insultent sa mémoire. Mais celui qui est irréprochable et qui agit sans reproche, les étrangers portent chez tous les hommes son vaste renom, et nombreux sont ceux qui disent son mérite. »

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit:

 

    — Digne épouse d'Ulysse fils de Laërte, les manteaux et les brillantes couvertures me sont devenus odieux, dès le jour où, partant sur un navire armé de longues rames, je quittai les mon­tagnes neigeuses de la Crète. Je me coucherai comme auparavant, quand je passais tant de nuits sans sommeil, car elles sont nombreuses les nuits où j'ai dormi sur un lit misérable, en attendant la divine Aurore au trône d'or. Les bains de pieds ne sont plus agréables à mon cœur. Aucune des femmes qui te servent en ce palais ne touchera mes pieds, à moins qu'il ne s'y trouve une très vieille femme pleine de fidélité, une femme dont le cœur ait souffert autant de maux que moi. S'il en est une, je ne m'opposerai pas à ce qu'elle touche mes pieds. »

 

    La sage Pénélope lui répondit alors :

 

    — Cher étranger, jamais encore, parmi tant d'hôtes venus des plus lointains pays, un homme aussi cher et aussi sensé que toi ne vint en ma demeure, car tout ce que tu dis est sage et réfléchi. Oui, j'ai ici une vieille servante dont le cœur est rempli de fermes sollicitudes ; c'est elle qui nourrit avec sollicitude cet infortuné, qui le choya et le reçut en ses mains, aussitôt que sa mère lui eût donné le jour. Telle est la femme qui, tien que tout épuisée, te lavera les pieds. Mais allons ! lève-toi, sage Euryclée, et baigne ce vieillard du même âge que ton maître. Ulysse a lui aussi sans doute des pieds semblables aux siens, des mains pareilles aux siennes, car dans le malheur les hommes vieillissent vite. »

 

    Ainsi parla-t-elle, et la vieille nourrice, sous ses mains se cacha le visage, versa des larmes abondantes, et s'écria d'une voix gémissante :

 

    — Hélas ! ô mon enfant, je n'ai rien pu pour toi ! Oui, c’est toi que Zeus abhorre plus que tout homme au monde, quoique tu aies au coeur la crainte des dieux. Jamais mortel, en effet, n'a brûlé en l'honneur de Zeus lance-foudre autant de cuisses grasses, d'hécatombes choisies, que tu lui en offris, lorsque tu lui demandais de parvenir à une vieillesse heureuse, et d'élever ton illustre fils. Et voici qu'à toi seul il refuse aujourd'hui la journée du retour. Qui sait si les femmes de ses hôtes lointains ne l'insultaient pas, lorsqu'il arrivait dans leurs célèbres demeures, comme ici t'insultent toutes ces chiennes ? C'est pour te soustraire aux outrages et aux avanies dont elles sont prodigues, que tu ne veux pas être baigné par elles. Pour moi, c'est de grand cœur que j'obéirai à l'ordre que me donne la fille d'Icare, la sage Pénélope.

 

    Je vais donc te laver les pieds, par considération pour Pénélope elle-même, et aussi par déférence pour toi, car le fond de mon coeur est agité par l'angoisse. Mais allons l’écoute à présent le mot que je vais dire. Nombreux sont déjà les étrangers éprouvés qui sont ici venus ; mais je puis dire que je n'ai jamais encore vu aucun d'eux ressembler à Ulysse comme tu lui ressembles, par la taille, la voix et la démarche.»

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit alors :

 

    — Bonne vieille, tous ceux qui de leurs yeux nous ont vus l'un et l'autre, affirment en effet que nous avons entre nous une forte ressemblance, comme tu en as fait toi-même la remarque. »

 

    Il parla donc ainsi. La vieille servante prit alors l'éblouissant chaudron dont elle se servait pour les bains de pieds. Elle y versa une quantité d'eau froide, puis ajouta l'eau chaude. Ulysse alors, qui se trouvait assis près du foyer, aussitôt se tourna du côté de l'ombre, car une pensée soudaine envahit son esprit ; il craignit que la vieille, en lui prenant le pied, ne s'aperçût d'une cicatrice, et que tous ses projets ne fussent découverts. Euryclée donc s'approcha de son maître et lui lavait les pieds. Mais soudain, elle reconnut la cicatrice du coup que jadis lui avait porté la blanche défense d'un sanglier, lorsqu'il était allé voir sur le Parnasse Autolycos et ses fils. Autolycos était l'illustre père de sa mère ; il l'emportait sur tous les humains par ses parjures et par ses brigandages. Il tenait d'Hermès cette prérogative, car il brûlait en l'honneur de ce dieu d'agréables cuissots de chevreaux et d'agneaux ; aussi, le bienveillant Hermès l'accompagnait toujours. Or, Autolycos, étant un jour venu dans le gras pays d'Ithaque, y trouva un fils, nouveau-né de sa fille. Comme il achevait son repas du soir, Euryclée lui posa l'enfant sur les genoux ; puis, prenant la parole, elle dit en le nommant :

 

    — Autolycos, trouve à présent un nom, et donne-le toi-même au fils de ta fille, car tu as vivement désiré cet enfant. »

 

     Autolycos alors lui répondit et dit:

 

    — Mon gendre, et toi, ma fille, donnez-lui le nom que je vais dire. Comme j'arrive ici en étant ulcéré contre un grand nombre d'hommes et de femmes rencontrés à travers la terre nourricière, je veux que le nom d'Ulysse lui soit attribué. Quant à moi, une fois qu'il aura grandi et qu'il sera venu sur le Parnasse, dans le grand palais maternel, là où sont mes richesses, je veux, en lui donnant sa part, le renvoyer content de mes largesses. »

 

    Ulysse, en conséquence, partit pour recevoir ces présents magnifiques. Autolycos et les fils d'Autolycos l'accueillirent en lui serrant la main et en lui adressant les plus douces paroles. Amphithée, la mère de sa mère, prenant Ulysse en ses bras, le baisa sur le front et sur ses deux beaux yeux. Autolycos enjoignit à ses illustres fils d'apprêter un repas. Obéissant à son ordre empressé, ils amenèrent aussitôt un bœuf de cinq ans ; ils l'écorchèrent, le parèrent, en dépecèrent tous les membres, les découpèrent avec art en morceaux, les transpercèrent de leurs broches, les rôtirent avec soin, et firent ensuite la division des parts. Tout le reste du jour, jusqu'au coucher du soleil, ils fes­toyèrent, et l'appétit ne fit point défaut à ce repas également partagé. Lorsque le soleil se fut enfoncé et qu'après lui l'obscurité survint, ils songèrent au repos et se laissèrent gagner par le don du sommeil.

 

    Lorsque parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, les fils d'Autolycos et leurs chiens partirent pour la chasse. Le divin Ulysse marchait avec eux. Ils gravirent du Parnasse la montagne escarpée et revêtue de bois, et bientôt s'engagèrent dans les replis où s'engouffre le vent. Le soleil frappait les champs depuis peu, après être sorti du cours silencieux de l'Océan profond, lorsque les chasseurs pénétrèrent dans un val. Les chiens couraient devant eux, cherchant à trouver le gibier à la piste ; les fils d'Autolycos avançaient derrière eux. Suivant de près la meute et mêlé aux chasseurs, le divin Ulysse marchait en brandissant sa pique à l'ombre longue. Or, à cet endroit, dans un épais fourré, gîtait un gros sanglier. Jamais sous ce taillis, ne pénétrait le souffle humide des vents les plus fougueux ; jamais les rayons d'un radieux soleil ne perçaient son ombrage, et jamais la pluie ne passait au travers, tant il était touffu. Là, se trouvait une jonchée de feuilles d'une grande épaisseur. Le bruit des pas des chasseurs et des chiens, comme s’ils fondaient sur elle en s'élançant, parvint jusqu'à la bête. Sortant hors de sa bauge, elle fonça sur eux, et, les soies tout hérissées, les yeux jetant du feu, elle s'arrêta non loin des hommes et de la meute. Le tout premier, Ulysse, brûlant de la blesser, bondit en élevant de sa robuste main le long bois de sa pique. Mais le sanglier le prévint, et le frappa au-dessus du genou. D’un coup de sa défense, en bondissant obliquement sur lui, il lui arracha un gros morceau de chair, sans pourtant parvenir à l'os du héros. Ulysse alors l'atteignit, le blessa en pleine épaule droite, et la pointe de sa lance brillante traversa d outre en outre. Le sanglier s'abattit dans la poussière en grognant, et sa vie s'envola. Les fils d'Autolycos entourèrent le blessé, bandèrent avec adresse la plaie de

 

 

 

 

 

l'irréprochable Ulysse comparable à un dieu, étanchèrent le sang noir par des incantations, et regagnèrent sans tarder le palais de leur père. Lorsqu'il fut bien guéri, Autolycos et les fils d'Autolycos lui offrirent des présents magnifiques, puis s'empressèrent, tout heureux de sa joie, de le renvoyer dans sa chère Ithaque. Son père et son auguste mère saluèrent avec joie son retour, et l'interrogèrent sur toutes les circonstances de la blessure dont il avait souffert. Ulysse leur raconta, avec d'amples détails, comment un sanglier lui avait porté un coup de sa blanche défense, tandis qu'il s en était allé sur le Parnasse chasser avec les fils d'Autolycos.

 

    La vieille servante, qui avait pris la jambe d’Ulysse dans le creux de ses mains, reconnut au toucher cette cicatrice, et lâcha le pied qui retomba. La jambe croula dans le bassin ; l'airain retentit, le chaudron bascula, et l'eau se répandit par terre. Son cœur alors fut à la fois saisi de bonheur et d'angoisse ; ses deux yeux se remplirent de larmes, et sa voix robuste demeurait étranglée. Enfin, portant la main jusqu'au menton d'Ulysse, elle s'écria :

 

     — Oui, tu es bien Ulysse, mon cher enfant, et je ne t'ai pas reconnu, avant d'avoir réellement touché le corps de mon maître! »

 

    Elle dit ; puis elle tourna les yeux vers Pénélope, voulant lui signifier que son époux se trouvait au foyer. Mais la reine, bien qu'elle se trouvât en face d’Euryclée, ne sut pas remarquer ou comprendre ce signe, car Athéna détournait son esprit. De sa main droite alors, Ulysse saisit sans la serrer sa nourrice à la gorge, et l'attirant près de lui avec son autre main, lui dit à ce propos :

 

    — Nourrice, pourquoi veux-tu me perdre ? C'est toi qui m'as nourri et porté sur ton sein. Voici donc qu'aujourd'hui, après avoir souffert de bien des maux, je suis revenu, après vingt ans d'absence, dans la terre de mes pères. Eh bien ! puisque tu l'as compris, et qu'un dieu t'a mis la vérité au cœur, tais-toi, et que personne d'autre ne soit en ce palais instruit de mon retour. Car je vais te dire ce qui s'accomplira. Si jamais un dieu fait tomber sous mes coups les altiers prétendants, je ne t'épargnerai point, quoique tu sois ma nourrice, lorsque, dans ce palais, j'exter-minerai les autres femmes qui sont à mon service. »

 

    La très sage Euryclée lui répondit alors :

 

    — Mon enfant, quelle parole a fui la barrière de tes dents ? Tu sais combien mon ardeur est ferme et intraitable ; je serai aussi dure que la pierre ou le fer. Mais j'ai encore un autre mot à dire : jette-le tien au fond de ton esprit. Si jamais les dieux font tomber sous tes coups les brillants prétendants, je te désignerai quelles sont en ce palais les femmes qui te déshonorent et celles qui ne sont point coupables.»

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit alors :       .

 

    — Nourrice, pourquoi voudrais-tu me les signaler ? Il n'en est pas besoin. Je saurai bien les observer moi-même et connaître chacune. Mais garde le silence et remets tout aux dieux. »

 

    Ainsi parla-t-il. La vieille servante traversa la grande salle, pour apporter un autre bain de pieds, car toute l'eau du premier  avait été versée. Dès qu'elle l'eut baigné et frotté d'huile fine, Ulysse ramena son siège auprès du feu, afin de se chauffer ; puis, de ses haillons, couvrit sa cicatrice. Là sage Pénélope fut alors la première à prendre la parole :      :

 

    — Étranger, je veux encore t'interroger un peu, car bientôt viendra l’heure du doux repos, pour celui qui, en dépit de ses peines, peut encore être pris par le sommeil agréable. Mais moi, c'est une douleur véritablement sans mesure qu'une divinité m'a donnée en partage. Le jour, pleurante et gémissante, je me distrais en regardant à ma tâche et à celle des servantes qui sont en ma demeure. Mais lorsque vient la nuit, et que le sommeil s'empare de tous les autres, je m'étends sur ma couche, et mille tourments viennent oppresser mon cœur et provoquer mes larmes. De même que la fille de Pandarée, la bocagère Aédon, chante un beau chant au retour du printemps ; perchée dans l’épaisseur des arbres enfeuillés, elle répand d'une voix infiniment variée des roulades pressées, pleurant sur son fils, son cher Itylos, enfant du roi Zéthos, qu'un jour avec le bronze elle tua par méprise ; de même, mon cœur est tiraillé par deux sentiments qui s'opposent. Dois-je rester auprès de mon enfant, veiller au maintien de tout notre apanage, garder mes biens, mes servantes, le haut toit de ma grande demeure, et respecter le lit de mon époux et l'opinion du peuple ? Ou bien, dois-je suivre celui qui, parmi les Achéens qui recherchent ma main et fréquentent chez moi, est l'homme le plus noble et celui qui me fait des cadeaux innombrables ? Mon fils, tant qu'il était tout jeune et sans expérience, ne me permettait pas de songer à l'hymen et de quitter le toit de mon époux. Mais aujourd'hui qu'il est grand, qu'il atteint l'âge mûr, il me supplie lui-même de quitter la maison, indigné de voir que les Achéens dévorent son avoir. Mais allons ! explique-moi ce songe, et écoute-le bien. Vingt oies dans ma maison mangeaient du froment détrempé dans de l'eau. Je me plaisais à les considérer, quand, fondant du haut de la montagne, un grand aigle au bec recourbé leur a brisé le cou et les a toutes tuées. Elles gisaient en tas dans la demeure, et l'aigle remonta dans le divin éther. Et moi, je pleurais, je me désespérais, quoique ce fût en songe. Autour de moi, les Achéennes aux belles boucles s'étaient rassemblées, tandis que je poussais de lamentables cris, en voyant qu'un aigle venait de tuer mes oies. Mais le rapace revint, se posa sur la saillie du toit, et, prenant une voix d'homme pour arrêter mes pleurs, il s’écria : « Rassure-toi, fille d'Icare au lointain renom. Ce n'est point là un songe, mais une heureuse vision de ce qui va s'accomplir. Les oies sont les prétendants. Et moi, qui te parus un aigle auparavant, je reviens à présent comme étant ton époux, et je vais infliger à tous les prétendants une mort ignominieuse. »

 

    Ainsi parla-t-il, et le doux sommeil ensuite me quitta. Jetant alors les yeux de tous côtés, je vis dans la demeure les oies qui mangeaient du froment tout au long de leur auge, comme à leur ordinaires

 

L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

— Femme, il n'est pas possible d'interpréter ce songe en lui donnant une autre explication, puisque Ulysse lui-même t'a indi­qué comment il entend l'accomplir. Pour tous les prétendants, la mort est assurée, et tous, sans exception, ne sauront éviter la mort et le trépas.»

 

    La sage Pénélope lui répondit alors :

 

    — Étranger, les songes sont confus et difficiles, et tout ce qu'ils annoncent ne vient pas pour les hommes à son achèvement. Les songes inconsistants nous viennent par deux portes ; l'une est faite de corne, l'autre est formée d'ivoire. Les songes qui viennent par l'ivoire découpé sont de vains découpages et ne nous apportent que mots inefficaces. Mais ceux qui sortent par la corne polie, cornent des certitudes au mortel qui les voit. Pour moi, je ne crois pas que ce terrible songe me soit venu par là, car ce serait pour mon fils et pour moi une trop grande joie. Mais j'ai encore un autre mot à dire : jette-le tien au fond de ton esprit. Voici déjà que vient cette maudite aurore, qui me verra quitter la demeure d'Ulysse. Je veux donc aujourd'hui proposer un concours, le jeu des haches. Ulysse en son palais alignait douze haches les unes après les autres, comme les étais d'une nef en construction ; puis se tenant debout à fort longue distance, il lançait une flèche à travers tous les trous. Je veux donc aujourd'hui proposer ce concours à tous les prétendants, et celui dont les mains auront le plus facilement bandé l'arc d'Ulysse, et dont la flèche aura traversé la série des douze haches, cet homme-là, je le suivrai, abandonnant pour lui cette maison de ma jeunesse, ce palais si beau, si rempli d'abondance, que jamais, je crois, je n'en pourrai, même en songe, perdre le souvenir. »

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

    — Digne épouse d'Ulysse fils de Laërte, ne tarde plus à ouvrir ce concours au sein de ta demeure, car l'ingénieux Ulysse arrivera ici, avant que, maniant cet arc bien poli, les prétendants aient pu tendre sa corde et décocher un trait qui traverse le fer. »

 

    La sage Pénélope lui répondit alors :

 

    — Si tu voulais, étranger, assis auprès de moi, me charmer encore en ce palais, le sommeil ne viendrait pas s'épancher sur mes yeux. Mais il n'est pas possible que les hommes restent constamment sans sommeil, car les Immortels ont en chaque chose imposé une borne aux mortels qui habitent la terre porteuse de froment. Je vais donc regagner mon étage, et m'étendre sur ce lit qui n'est plus que le lit de mes gémissements, et que mes larmes ne cessent de mouiller, depuis qu'Ulysse s'en est allé voir cette Ilion maudite, qu'on ne doit pas nommer. C'est là-haut que je me coucherai. Pour toi, couche dans ce logis ; fais-toi un lit par terre, ou qu'on étende des matelas pour toi. »

 

    Ayant ainsi parlé, elle regagna son reluisant étage. Elle n'était pas seule, car d'autres femmes, qui étaient ses suivantes, s'en allaient avec elle. Ainsi donc la reine regagna son étage ; là, elle se mit alors à pleurer sur Ulysse, son cher époux, jusqu'à ce que la déesse Athéna aux yeux pers lui jetât sur les yeux la douceur du sommeil.

CHANT XX

  Le divin Ulysse s'en alla dormir dans le vestibule. Il étendit une peau de bœuf non tannée, sur laquelle il jeta plusieurs peaux des moutons que les Achéens avaient immolés. Lorsqu'il fut allongé, Eurynome le couvrit d'un manteau. Ce fut donc là qu'Ulysse reposa sans dormir, méditant en son cœur la mort des prétendants. Les femmes, qui s'en allaient au cours de chaque nuit s'unir aux prétendants, sortirent de la grande salle, en s'excitant entre elles au rire et au plaisir. Le cœur d'Ulysse alors bondit en sa poitrine ; son esprit et son âme longuement hésitèrent. Allait-il s'élancer et donner la mort à chacune d'elles, ou bien, pour l'ultime et la suprême fois, allait-il les laisser s'unir aux prétendants à l'orgueil excessif ? Son cœur aboyait au fond de sa poitrine. De même qu'une chienne qui rôde autour de ses faibles petits, aboie contre un homme qu'elle ne connaît pas, et brûle de combattre ; de même, le cœur d'Ulysse aboyait en lui, en voyant avec indignation ces révoltants forfaits. Alors, se frappant la poitrine, il gourmanda son cœur :

 

    — Supporte, ô mon coeur ! Tu as autrefois supporté bien pire, le jour où le Cyclope à la force indomptable dévora tes vaillants compagnons. Tu sus te contenir, jusqu'à ce que ma finesse me fît sortir de l'antre où je pensais mourir. »

 

    Ainsi parla-t-il, en rudoyant son cœur au fond de sa poitrine. Son âme endurante restait obstinément dans un calme soumis ; mais son corps se roulait en tout sens. De même qu'un homme tourne et retourne sur un grand feu qui flambe, une panse farcie de graisse et de sang, car il désire la griller au plus vite ; de même, Ulysse se roulait en tout sens, en se demandant comment il pourrait, seul contre tant d'hommes, accabler de son bras les prétendants effrontés. Mais Pallas Athéna, venue du haut du ciel, arriva près de lui ; la déesse avait pris les traits d'une mortelle. S'arrêtant au-dessus de sa tête, elle lui dit ces paroles :

 

     — Pourquoi veilles-tu, ô le plus malheureux de tous les mortels ? Cette demeure est à toi, et, dans cette demeure, tu retrouves ta femme, ainsi qu'un fils tel que chacun souhaiterait l'avoir pour son enfant. »

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

    — Oui, déesse, tout ce que tu as dit est conforme à tout ce qui m'arrive. Mais mon cœur se demande au fond de ma poitrine, comment je pourrai à moi seul, accabler de mon bras les prétendants effrontés, car ils sont toujours en foule compacte au-dedans du palais. Mais je songe en outre au fond de mon esprit à une question plus importante encore. Si, avec l'assentiment de Zeus et le tien, je parviens à les tuer, où me réfugierai-je ? Penses-y, je te prie. »

 

    Athéna, la déesse aux yeux pers, lui répondit alors :

 

    — Infortuné ! chacun pourtant accorde sa confiance à un compagnon moindre que je ne suis, à un simple mortel, qui ne sait pas donner tant de sages conseils. Mais moi, je suis une déesse, qui constamment t'assiste en toutes tes épreuves. Je vais donc te parler tout à fait clairement. Si cinquante pelotons d'embuscade, composés d'hommes doués de la parole, nous entouraient tous deux, brûlant de nous tuer avec les armes d'Arès, tu pourrais quand même emmener leurs bœufs et leurs grasses brebis. Allons ! que le sommeil vienne te prendre aussi. Il est dur de veiller toute une nuit sans dormir ; tu seras bientôt délivré de tes maux. »

 

    Ainsi parla-t-elle, en lui versant le sommeil sur les yeux. La divine déesse remonta dans l'Olympe, dès que le sommeil qui relâche les membres, se fût saisi d'Ulysse et eût délié les chagrins de son cœur. Cependant, sa fidèle et vertueuse épouse s’éveilla. S’asseyant sur sa couche moelleuse, elle se mit à pleurer. Puis, lorsque son cœur fut rassasié de larmes, Pénélope, divine entre les femmes, invoqua tout d'abord Artémis :

 

    — Artémis, vénérable déesse, fille de Zeus, plût au ciel qu'en décochant une flèche en ma poitrine, tu m'arrachasses la vie à l'instant même, ou puisse-je encore être saisie par un tourbillon qui viendrait m'emporter à travers les routes des nuées, et me jeter dans le cours de l'Océan qui revient sur lui-même ! Ce fut ainsi que jadis des tourbillons enlevèrent les filles de Pandarée. Les dieux ayant fait périr leurs parents, elles restaient orphelines au fond de leur demeure. Mais la divine Aphrodite les nourrit de fromage, de miel suave et de vin délicieux. Héra leur concéda, plus qu'à toutes les femmes, la beauté, la sagesse. La chaste Artémis leur accorda une taille imposante, et Athéna leur apprit l'art de faire de superbes ouvrages. Or, tandis que la divine Aphrodite était venue sur l'Olympe élancé demander pour ces filles, à Zeus lance-foudre, un florissant hymen — car Zeus a la science exacte de tout, et il connaît le sort heureux ou malheureux des hommes mortels — les Harpyes enlevèrent ces jeunes filles et les donnèrent pour servantes aux odieuses Érinyes. Puissent ceux qui habitent les demeures de l'Olympe me faire disparaître de la même façon, ou qu'Artémis aux belles boucles veuille aussi me frapper, afin que ce soit en ayant les yeux remplis d'Ulysse, que je m'en aille sous la terre exécrable, sans jamais réjouir la pensée d'un mortel inférieur à cet homme ! Le mal dont on souffre est encore supportable, lorsqu'on pleure le jour, le coeur chargé d'angoisses, et que le sommeil nous possède la nuit, car le sommeil nous fait tout oublier, les biens comme les maux, dès qu'il nous a enveloppé les yeux. Mais moi, une divinité m'envoie des songes qui m'apportent un surcroît d'affliction. Cette nuit même, en effet, un homme a dormi près de moi ; il ressemblait à Ulysse, tel qu'il était lorsqu'il partit avec l’armée. Mon cœur était ravi, car je ne croyais pas que ce fût un songe, mais une réalité. »

 

    Ainsi parla-t-elle, et aussitôt parut l'Aurore au trône d'or.

 

     Mais le divin Ulysse entendit la voix de sa femme en sanglots. Il hésita dès lors, car il crut en son cœur qu'il était reconnu et que Pénélope était à son chevet. Rassemblant le manteau et les peaux de brebis sur lesquelles il dormait, il les plaça sur un des sièges

 

 

 

 

 

de la salle ; quant à la peau de boeuf, il la porta dans la cour. Les mains levées, il adressa alors cette prière à Zeus :

 

    — Zeus Père, si c'est de leur plein gré que les dieux m'ont conduit sur le sec et l'humide jusque dans ma patrie, après m'avoir fait endurer tant de maux, que l'un des nommes qui s'éveillent me dise un mot révélateur au-dedans du palais, et qu'un signe de toi vienne au surplus m'apparaître au dehors. »

 

    Il dit, et Zeus aux conseils avisés entendit sa prière. Soudain, des profondeurs d’où viennent les nuées, il tonna du haut de l’Olympe éclatant. Le divin Ulysse eut le cœur plein de joie. De l'intérieur du logis, une femme qui broyait du grain fit aussi entendre un mot révélateur ; elle se trouvait tout près, là où étaient les meules du pasteur des hommes ; douze femmes s'employaient avec célérité à les faire tourner, préparant la farine d'orge et celle de froment, cette moelle des hommes. Les onze autres dormaient, ayant broyé leur grain ; la seule qui restait, la plus faible de toutes, n'avait point encore achevé sa besogne. Arrêtant sa meule, elle proféra des mots qui devaient servir de présage à son maître :

 

    — Zeus Père, ô toi qui règnes sur les dieux et les hommes, tu viens avec fracas de tonner du haut du ciel étoile, bien qu'il soit sans nuage. C'est un signe que tu manifestes à quelqu'un des mortels. Accomplis aussi le vœu que je forme, pauvre malheu­reuse ! Que les prétendants puissent prendre en ce jour, dans le palais d'Ulysse, leur ultime et suprême agréable repas ! En m'écrasant de fatigue, ils ont brisé mes genoux à moudre leur farine. Qu'ils prennent donc aujourd'hui leur tout dernier repas ! »

 

    Ainsi parla-t-elle, et le divin Ulysse se réjouit du présage et du tonnerre de Zeus, car il se vit assuré du châtiment des coupables. Or, les autres servantes se rassemblaient dans le beau palais d’Ulysse et ranimaient au foyer la flamme infatigable. Télémaque, homme égal à un dieu, se leva de sa couche et vêtit ses habits ; il mit son glaive aigu autour de son épaule, attacha sous ses pieds luisants de belles sandales et prit enfin une forte pique garnie de bronze aigu. Arrivé sur le seuil, il s'arrêta et dit à Euryclée :

 

    — Bonne nourrice, avez-vous honoré notre hôte en ma de­meure ? A-t-il reçu coucher et nourriture, ou l'avez-vous laissé sans prendre soin de lui ? Toute sage qu'elle est, ma mère est ainsi faite : elle honore inconsidérément le plus vil des hommes doués de la parole, tandis que sans égards, elle renvoie le plus noble.»

 

    La très sage Euryclée lui répondit alors :

 

    — Tu ne devrais pas, mon enfant, l'accuser aujourd'hui, car elle est sans reproche. L'étranger, en effet, assis auprès du feu, a bu autant de vin qu'il a voulu. Pour le pain, il a déclaré qu'il n'en avait plus besoin, lorsque Pénélope voulut l'interroger. Puis, quand il se ressouvint du lit et du sommeil, la reine ordonna aux servantes d’étendre des matelas. Mais, comme un infortuné que le malheur excède, il n'a pas voulu reposer en un lit ni dans des couvertures. C'est dans le vestibule, sur une peau de bœuf non tannée et des peaux de brebis, qu'il est allé dormir, et c'est nous qui l’avons recouvert d'un manteau. »

 

    Ainsi parla-t-elle, et Télémaque sortit à travers le palais ; il portait une pique et deux chiens agiles s'attachaient à ses pas. Il se rendit alors à l’assemblée, ralliant les Achéens aux belles cnémides. Pendant ce temps, la fille d'Ops issu de Pisénor, Euryclée, divine entre les femmes, commandait aux servantes :

 

     — Allons, vite à l'ouvrage ! Que les unes se hâtent de balayer, d'arroser le palais, et de jeter sur les sièges ouvragés des tapis de pourpre. Que les autres essuient toutes les tables avec des éponges, nettoient les cratères, ainsi que les coupes à double calice, habilement façonnées. Que d'autres enfin, aillent puiser de l'eau à la fontaine, et reviennent bien vite en apportant leur charge. Les prétendants ne tarderont pas à se trouver au palais. Ils vont arriver de fort grand matin, car c'est pour tous une fête aujourd’hui. »

 

    Ainsi parla-t-elle, et les femmes l'écoutèrent et lui obéirent avec empressement. Tandis que vingt d'entre elles s'en allaient vers la source aux eaux noires, les autres, à travers le palais, s'adonnaient à leur tâche avec dextérité. A ce moment entrèrent les braves serviteurs. Ils se mirent aussitôt, avec le plus grand soin, à fendre du bois. Les servantes revinrent de la fontaine. Puis ce fut le porcher qui survint après elles ; il amenait trois porcs engraissés, les plus beaux de tous ceux que comptait son troupeau. Il les laissa dans la belle cour, en quête de pâture ; puis il vint adresser à Ulysse ces très douces paroles :

 

     —Étranger, les Achéens te considèrent-ils avec plus d'égards, ou bien en sont-ils en cette demeure, à te mépriser comme auparavant ? »

 

     L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

    — Puissent les dieux, Eumée, châtier les opprobres de ceux dont l’insolence concerte dans la maison d’autrui, tant d'actes insensés ; ils n'ont même pas une ombre de pudeur ! »

 

     Tels étaient les propos qu'ils échangeaient entre eux. Aussitôt après, on vit arriver le chevrier Mélanthios ; il amenait deux chèvres, les plus belles de celles qu'avaient tous ses troupeaux, pour le repas des prétendants ; deux bergers le suivaient. Il attacha ses bêtes sous le portique sonore ; puis il vint adresser à Ulysse ces outrageantes paroles :

 

     — Étranger, vas-tu encore aujourd'hui nous importuner, en sollicitant tous ceux qui sont ici ? Ne prendras-tu pas la porte pour sortir ? A la vérité, je ne crois pas que nous nous séparions, sans que nos bras se soient enfin tâtés, car tu mendies sans aucune vergogne. Il y a, par ailleurs, d'autres festins parmi les Achéens. »

 

    Ainsi parla-t-il. L'ingénieux Ulysse ne lui répondit rien ; mais, sans mot dire, il hocha la tête en tarissant des maux dans le fond de son cœur. Philoetios, le chef des bouviers, en troisième arriva ; il amenait pour les prétendants une vache stérile et des chèvres grasses. Des passeurs, qui conduisaient tous ceux qui venaient les trouver, les avaient transportés. Il attacha soigneusement ses bêtes sous le portique sonore ; puis, s'approchant du porcher, il vint l'interroger

 

     — Quel est donc, porcher, cet étranger nouvellement arrivé dans notre maison ? De quels hommes prétend-il être issu ? Où est sa famille et la terre de ses pères ? L'infortuné ! il a tout l'air et d'un maître et d'un roi. Mais les dieux plongent dans la misère les hommes condamnés à longuement errer ; aux rois eux-mêmes, ils filent le malheur ! »

 

    Il dit ; et, s'approchant d’Ulysse, Philœtios le salua de la main, lui adressa la parole et dit ces mots ailés :

 

    — Réjouis-toi, vénérable étranger ! Puisse le bonheur t'échoir dans l'avenir, car tu es aujourd'hui la proie de bien des maux. Zeus Père ! aucun autre des dieux n'est plus méchant que toi. Tu es sans pitié pour les hommes ; car, après les avoir engendrés toi-même, tu les plonges dans la misère et la triste détresse. En t'apercevant, une sueur m'est venue, et mes yeux se sont remplis de larmes au souvenir d'Ulysse, car je pense que lui aussi, vêtu comme toi de haillons, erre parmi les hommes, si toutefois il vit et s'il contemple encore la clarté du soleil. Mais s'il est mort et s'il est déjà dans la maison d'Hadès, hélas ! je n'ai plus qu à pleurer sur l'irréprochable Ulysse, qui m'envoya tout enfant garder ses bœufs dans le pays des Céphalléniens. Aujourd'hui ses troupeaux sont devenus innombrables, et jamais la race des bœufs au large entre-oeil ne pourrait croître, pour aucun être humain, d'une telle poussée. Mais d'autres m'obligent à les leur amener, afin de les manger, sans s'inquiéter du fils de la maison, sans redouter la vengeance des dieux, car ils ne brûlent plus que de se partager les biens de mon maître, absent depuis longtemps. Aussi, est-ce souvent que mon cœur roule au fond de ma poitrine le projet que voici. Certes, du vivant de son fils, il serait affreux d'aller avec mes bœufs en un autre pays et de partir chez un peuple étranger.

 

    Mais il est bien plus dur, en demeurant ici, de souffrir mille maux à surveiller des boeufs pour le compte d'autrui. Depuis longtemps déjà je me serais enfui et réfugié auprès d'un autre de ces rois tout-puissants ; car cet état de choses ne m'est plus tolérable ; mais je pense encore a cet infortuné ; s'il pouvait revenir, il disperserait à travers ses demeures tous ces prétendants. »

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

    — Bouvier, puisque tu ne me parais pas homme de basse origine ou dépourvu de sens, et que je reconnais que la sagesse habite dans le fond de ton cœur, je vais donc te le dire et te le confirmer par un grand serment. Que Zeus le sache avant tous les dieux, et que soient mes témoins cette table hospitalière et ce foyer de l'irréprochable Ulysse, où je viens d'arriver  ! Oui, tu seras encore en ce logis, quand Ulysse reviendra sous son toit, et tu verras de tes yeux, si tu veux, exterminer ces prétendants qui font ici la loi. »

 

    Le chef des bouviers lui répondit alors :

 

    — Puisse, étranger, le fils de Cronos accomplir tes paroles ! Tu connaîtrais alors quelle est ma force et ce que vaut mon bras. »

 

    Eumée, de son côté, priait tous les dieux, pour que le sage Ulysse revînt en sa demeure.

 

    Tels étaient les propos qu'ils échangeaient entre eux. Quant aux prétendants, ils en étaient à préparer la perte et le trépas de Télémaque, lorsqu'un oiseau, un aigle de haut vol, apparut sur la gauche ; il tenait en ses serres une timide colombe. Amphinomos prit la parole et dit :

 

    — Amis, notre projet de tuer Télémaque ne réussira point : songeons donc au repas. »

 

    Ainsi parla Amphinomos, et sa proposition fut agréée par eux. Entrant alors dans le palais du divin Ulysse, ils déposèrent leurs manteaux sur chaises et fauteuils, immolèrent de grands béliers et des chèvres replètes, sacrifièrent des porcs engraissés et une génisse agreste. Puis, après avoir fait griller les entrailles, ils se les partagèrent, et mélangèrent le vin dans les cratères. Le porcher distribua les coupes. Philœtios, le chef des bouviers, leur présenta le pain dans de belles corbeilles, et Mélanthios leur servit d'échanson. Sur les mets préparés et servis devant eux, les convives alors étendirent les mains. Télémaque, poursuivant ses desseins, fit asseoir Ulysse en dedans de la salle solidement bâtie, près du seuil de pierre, en installant lui-même un misérable siège et une petite table. Il lui servit une portion d'entrailles, lui versa du vin dans une coupe d'or, et lui dit ces paroles :  

 

    — Reste assis là pour l'instant, au milieu de ces hommes, en buvant du vin. C'est moi qui prends à charge de te défendre des insultes et des coups de tous ces prétendants. Cette maison n'est pas un bien public ; elle appartient à Ulysse, et c'est pour moi qu'il en a possession. Quant à vous prétendants, retenez votre coeur, et abstenez-vous de coups et de menaces, afin qu'il ne s'élève ni querelle ni rixe. »

 

    Ainsi parla-t-il, et tous, s'étonnèrent, en se mordant les lèvres, que Télémaque osât les haranguer avec autant d'audace. Antinoos, le fils d'Eupithès, prit alors la parole :

 

    — Si rude qu'il soit, acceptons, Achéens, l'ordre de Télé­maque, car il nous interpelle la menace à la bouche. Zeus fils de Cronos ne nous le permet pas, sans quoi nous l'aurions déjà fait taire en ce palais, en dépit de son éclatante faconde.»

 

 

 

    Ainsi parla Antinoos ; mais Télémaque ne se mit point en peine de ces mots. Pendant ce temps, des hérauts conduisaient à travers la cité la sainte hécatombe réservée aux dieux, et les Achéens se rassemblaient sous l'ombrage du bois sacré d'Apollon dont le trait porte loin. Mais les prétendants, lorsqu'ils eurent rôti et retiré du feu les gros quartiers de viande, ils en firent des parts, et festoyèrent en un brillant festin. Les serviteurs mirent devant Ulysse une portion égale à celle qu'ils avaient pour eux-mêmes obtenue, car tel était l'ordre de Télémaque, du cher fils du divin Ulysse. Athéna cependant ne permit en aucune façon que les altiers prétendants vinssent à s'abstenir de leurs cuisants outrages ; elle voulait que l'affliction pénétrât plus à fond dans le coeur d'Ulysse fils de Laërte. Or, il y avait parmi ces prétendants, un homme ignorant de toute justice. Il répondait au nom de Ctésippe, et habitait un palais dans Samé. Confiant en ses prodigieuses richesses, il recherchait la main de l'épouse d'Ulysse, absent depuis longtemps. A ce moment donc, il dit aux prétendants à l'orgueil excessif :

 

    — Écoutez, prétendants altiers, ce que j'ai à vous dire. Cet étranger a depuis longtemps reçu, comme il convient, sa légitime part, car il ne serait ni beau ni juste de léser les hôtes qu'accueille Télémaque, quel que soit celui qui vient en ce palais. Mais allons ! je veux, moi aussi, lui faire un don d'accueil, afin qu'il puisse donner à son tour une récompense au garçon de bain, ou à quelqu'un des autres serviteurs qui sont dans le palais du divin Ulysse.»

 

    Ayant ainsi parlé, il lança, de sa robuste main, un pied de bœuf pris au fond d'une corbeille. Ulysse l'évita, en inclinant légèrement la tête ; il sourit en son coeur d'un sourire sardonique, pendant que le pied s’en allait donner contre le mur solidement bâti. Télémaque aussitôt interpella Ctésippe en lui disant :

 

    — Ctésippe, il est heureux pour ton cœur que tu n'aies pas atteint cet étranger, car il a su lui-même se soustraire à ton coup. Je t'aurais alors, de ma pique acérée, frappé en plein milieu du corps, et ton père aurait eu, au lieu d'un mariage, à préparer ici tes funérailles. Ainsi donc, que nul en ce foyer ne se montre insolent; car je peux aujourd'hui réfléchir et distinguer ce qui est bien comme ce qui est mal ; je ne suis plus l'enfant qu'auparavant j'étais. Je me résigne pourtant à être témoin de vos déportements, à voir égorger mes brebis, boire mon vin et dévorer mon pain, car il est difficile à un seul de s'opposer à plusieurs. Allons ! cessez de me haïr et de commettre des actes abominables. Mais si déjà vous brûlez de m'égorger avec le bronze, eh bien  ! j'y consens, car il me serait bien plus avantageux de mourir, que de voir tous les jours ces ignobles forfaits, des hôtes maltraités et des servantes odieusement violentées dans mes belles demeures.»

 

    Ainsi parla-t-il, et tous restèrent silencieux et cois. Agélaos fils de Damastor prit enfin la parole :

 

    — Amis, qu'aucun de vous ne s'irrite et ne riposte par de blessants propos à ces justes paroles. Ne rudoyez, ni cet étranger, ni aucun des autres serviteurs qui sont dans le palais du divin Ulysse. Mais je voudrais, quant à moi, dire à Télémaque, ainsi qu'à sa mère, un mot d'apaisement, s'il plaisait à leur âme de vouloir l'agréer. Tant que vos cœurs gardaient, au fond de vos poitrines, l'espoir que le sage Ulysse reviendrait sous son toit, nul ne pouvait vous reprocher d'attendre, et de retenir les prétendants au sein de ce palais. C'était là le parti le plus avantageux, si jamais Ulysse revenait et regagnait son foyer une fois de retour. Mais aujourd'hui il est bien évident qu'il ne reviendra plus. Mais allons ! va donc t'asseoir à côté de ta mère et représente-lui qu'elle doit épouser l'homme le plus noble et celui qui lui fait les plus nombreux cadeaux. Dès lors, mangeant et buvant, tu géreras en paix tous les biens de ton père, et ta mère aura soin de la maison d’un autre,»

 

    Le prudent Télémaque lui répondit alors :

 

    — Par Zeus, Agélaos, et par les souffrances que mon père endura, ce père qui, loin d'Ithaque, a sans doute péri, à moins qu'il ne soit encore un errant, non, je ne mets aucun obstacle au mariage de ma mère. Je l’exhorte au contraire à se marier avec qui elle veut, et je suis prêt en outre à lui offrir d'innombrables cadeaux. Mais j'aurais honte de la contraindre par de rudes paroles à quitter malgré elle le toit de ce palais. Qu un dieu me préserve d'une telle initiative ! »

 

    Ainsi parla Télémaque. Pallas Athéna, égarant leurs esprits, fit alors lever chez tous les prétendants un rire inextinguible. Ils riaient sans pouvoir maîtriser leurs mâchoires ; ils dévoraient des viandes encore toutes sanglantes ; leurs yeux se remplissaient de larmes, et leur cœur ne songeait qu'à gémir. Théoclymène au visage de dieu prit alors la parole :

 

    — Ah ! malheureux, quel est ce mal dont je vous vois souffrir ? Vos têtes, vos visages et jusqu'à vos genoux sont enveloppés d'une nuit ténébreuse. Des lamentations fusent comme des flammes ; vos joues fondent en larmes, le sang éclabousse ces murs et ces riches panneaux. Le vestibule et la cour sont remplis d'Ombres qui vont, sous l'occident brumeux, se plonger dans l'Érèbe. Le soleil a disparu du ciel, et un brouillard affreux sur vous s'est étendu.»

 

    Ainsi parla-t-il, et tous les prétendants se mirent avec plaisir à rire à son sujet. Eurymaque fils de Polybe fut le premier à prendre la parole :

 

    — Il extravague, cet étranger nouvellement arrivé d'un pays reculé. Allons ! jeunes gens, hâtez-vous de l'accompagner hors de cette demeure, et de le mener jusqu'à l'agora, puisqu'il se croit ici en pleine nuit.»

 

    Théoclymène au visage de dieu leur répondit alors :

 

    — Eurymaque, je ne te demande pas de me donner des guides ; j’ai des yeux, des oreilles, deux pieds, et, au fond de ma poitrine, un esprit ordonné et parfaitement sain. C'est avec eux que je sortirai, car je vois arriver, prêt à fondre sur vous, un malheur que ne saurait éviter et fuir aucun des prétendants, aucun de vous qui, dans la maison d'Ulysse comparable à un dieu, insultez les hommes et vous portez à des actes insensés. »

 

    Ayant ainsi parlé, il sortit de la demeure noblement habitée ; il se rendit de là chez Pirée, qui l'accueillit avec empressement. Dès lors, tous les prétendants, se regardant l'un l'autre, cherchaient à provoquer Télémaque en persiflant ses hôtes. Et voici ce que disait un jeune, un de ces arrogants :

 

    — Télémaque, on ne saurait être plus malheureux que toi dans le choix de ses hôtes. Tu accueilles d'abord ce mendiant, ce gueux qui, ayant besoin de pain et de vin, n'est capable d’aucun travail, ni d’aucune vigueur, et n'est ainsi qu'un fardeau sur la terre. Cet autre s'est levé pour faire le prophète. Pourtant, si tu voulais m’en croire, voici ce qui serait bien plus avantageux. Jetons ces étrangers sur un navire garni de bonnes rames, et envoyons-les chez les Siciliens, afin de nous en procurer un bon prix. »

 

    Ainsi parlaient les prétendants ; et Télémaque ne se mit point en peine de ces mots. Mais, en silence, il regardait son père, attendant constamment le moment où il voudrait enfin accabler de ses bras les prétendants effrontés.

 

    Or, assise en face d'eux sur un siège admirable, la fille d'Icare, la sage Pénélope, écoutait les propos de tous les convives qui étaient dans la salle. Les prétendants avaient en effet, pour ce matin-là, préparé dans la joie un agréable et plantureux festin, car ils avaient immolé un grand nombre de bêtes. Mais jamais aucun repas du soir ne devait leur être plus désagréable, que celui qu’allaient bientôt leur apprêter une déesse et un robuste preux. Les prétendants s'étaient, en effet, portés les premiers à d'indignes forfaits.