Homère - L'Odysée - Chants I à V
Submitted by Anonyme (non vérifié)CHANT I
Quel fut cet homme, Muse, raconte-le-moi, cet homme aux mille astuces, qui si longtemps erra, après avoir renversé de Troade la sainte citadelle ? De bien des hommes il visita les villes et s'enquit de leurs mœurs ; il souffrit sur la mer, dans le fond de son cœur, d'innombrables tourments, tandis qu'il s'efforçait d'assurer sa vie et le retour de ses compagnons. Mais à ce prix même il ne put les sauver, quelque envie qu'il en eût, car ils périrent par leurs propres folies. Les insensés ! ils avaient dévoré les bœufs du Soleil fils d'Hypérion, et le Soleil leur ravit en revanche la journée au retour. De ces exploits, déesse fille de Zeus, à nous aussi, débutant à ton gré, redis-nous quelques-uns !
Déjà tous les héros, tous ceux qui avaient échappé à l'abrupt trépas, étaient rentrés au sein de leurs foyers, rescapés de la guerre et des flots. Un seul restait à désirer le retour et l'épouse. Une divine déesse, l’auguste Nymphe Calypso, le retenait au fond de ses grottes rocheuses, brûlant du désir de l'avoir pour époux. Mais lorsque vint, dans le cycle des ans, l'année au cours de laquelle les dieux avaient filé son retour au foyer et sa venue dans Ithaque, même alors, en sa propre patrie et parmi ses amis, il ne devait pas être à l'abri des épreuves. Tous les dieux, en effet, le prenaient en pitié, sauf Poséidon, dont l'animosité contre le divin Ulysse ne se désista point, avant qu'il n'arrivât dans son pays natal.
A ce moment, Poséidon s'était rendu dans le lointain pays des Éthiopiens, des Éthiopiens qui, aux extrémités du monde habité, sont répartis en deux groupes, dont l'un regarde au coucher du soleil et l'autre, à son lever. Il s'y était rendu pour agréer une hécatombe de taureaux et d'agneaux, et là, il goûtait au plaisir d'être assis au festin. Les autres dieux, entre temps, dans le palais de Zeus Olympien, se tenaient assemblés. Le Père des hommes et des dieux fut alors le premier à prendre la parole, car il se souvenait, dans le fond de son cœur, de l'irréprochable Égisthe, que le fils d Agamemnon, Oreste au célèbre renom, venait de massacrer. Se souvenant d'Égisthe, il adressa ces mots aux Immortels :
— Hélas ! de quelles accusations les dieux ne sont-ils pas accablés par les hommes ! C'est de nous, disent-ils, que proviennent les maux, quand c'est eux-mêmes qui, par leur propre folie, s'attirent des douleurs aggravant leur destin. Et c'est ainsi qu Égisthe, aggravant son destin, en vint à épouser la femme de l’Atride, et à tuer le héros qui rentrait au foyer. Il savait pourtant de quelle mort abrupte il était menacé, puisque nous l'avions par avance averti, en dépêchant le brillant Messager, le vigilant Hermès, de ne point égorger le mari et de ne pas courtiser son épouse, car Oreste serait le vengeur de l'Atride, lorsqu'il aurait grandi et qu'il en viendrait à regretter sa terre. Ainsi parla Hermès, mais ces sages conseils ne firent point fléchir les sentiments d'Égisthe. Et voici qu'il vient, en une seule fois, de payer tous ses crimes. »
Athéna, la déesse aux yeux pers, lui répondit alors :
— Fils de Cronos, ô toi notre père, suprême souverain, cet homme gît par suite d'un trop juste trépas ! Périsse ainsi tout autre qui oserait commettre de semblables forfaits ! Pour moi, si j'ai le cœur déchiré, c'est pour Ulysse à l'âme illuminée, pour cet infortuné qui depuis si longtemps, loin de tous ses amis, souffre de mille maux dans une île entourée par le grand flot du large, là où se trouve le nombril de la mer. C'est une île boisée, et une déesse y habite au fond d'une demeure, la fille de cet Atlas aux desseins pernicieux, qui connaît les abîmes de la mer tout entière, et soutient à lui seul les hautes colonnes qui maintiennent le ciel écarté de la terre. Sa fille retient ce malheureux qui gémit, et sans cesse elle le charme par d'insinuantes et de douces paroles, pour lui donner l'oubli de son Ithaque. Mais Ulysse, qui ne demande à voir ne fût-ce que la fumée s'élever de sa terre, n'aspire qu'à mourir. Ton cœur, Olympien, n'est-il donc pas ému ? Et Ulysse n'est-il pas arrivé à te plaire, lorsqu'il t'offrait, auprès des vaisseaux des Argiens, des sacrifices dans la vaste Troade ? Pourquoi donc, Zeus, es-tu si vivement irrité contre lui ? »
Zeus assembleur de nuées lui répondit et dit :
— Mon enfant, quelle parole a fui la barrière de tes dents ! Comment pourrais-je oublier désormais le divin Ulysse, lui qui prévaut sur tous les mortels par son intelligence et par les sacrifices qu'il sut offrir aux dieux immortels, maîtres du vaste ciel ? Mais Poséidon, le soutien de la terre, lui garde sans relâche une rancune obstinée, à cause du Cyclope dont il a crevé 1'œil, du divin Polyphème qui, de tous les Cyclopes, était le plus robuste. La Nymphe Thoôssa l'avait enfanté, la fille de Phorcys, souverain des eaux de la mer sans récolte, après s'être au fond de ses grottes rocheuses unie d'amour avec Poséidon. Depuis lors, Poséidon, l'ébranleur de la terre, sans mettre à mort Ulysse, le force à errer loin de la terre de ses pères. Mais allons ! nous qui sommes ici, avisons tous à préparer son retour, afin qu'il puisse rejoindre son foyer. Poséidon devra réprimer sa colère, car il ne pourra pas tenir tête à tous les dieux immortels, en luttant à lui seul contre leurs volontés. »
Athéna, la déesse aux yeux pers, lui répondit alors :
— Fils de Cronos, ô toi notre père, suprême souverain, s'il agrée aux dieux bienheureux que le divin Ulysse à l'âme illuminée revienne en sa demeure, envoyons dès lors dans l'île d Ogygie le brillant Messager, afin qu'il déclare au plus vite à la Nymphe aux belles tresses notre arrêt sans appel : le retour d'Ulysse au cœur plein d'endurance et notre volonté d'assurer sa rentrée. Moi-même, je vais entre temps me rendre dans Ithaque ; j’exhorterai son fils avec instance et lui mettrai au cœur l'énergie requise pour convoquer l’assemblée des Achéens aux têtes chevelues, et congédier tous les prétendants qui lui tuent chaque jour une foule de moutons et de bœufs tourne-pieds, aux cornes recourbées. Je l’enverrai dans Sparte et dans Pylos des Sables, s'enquérir, s'il se peut, du retour de son père, et gagner chez les hommes un illustre renom. »
Ayant ainsi parlé, elle attacha sous ses pieds les belles sandales, les divines sandales d'or qui la portaient sur la plaine humide ou sur la terre immense, en même temps que les souffles du vent. Elle se saisit ensuite de sa forte pique armée d'un bronze aigu, de la lourde, la longue et la solide pique avec laquelle elle dompte les rangs des héros et règle avec eux son ressentiment, en tant que fille d'un formidable père. Elle descendit d un bond des sommets de l'Olympe, et s'arrêta dans la ville d'Ithaque, sous le porche d'Ulysse, sur le seuil de la cour. Elle tenait en main sa pique de bronze, et avait pris le visage d'un hôte, de Mentes conducteur des Taphiens. Elle y trouva les altiers prétendants. Ils en étaient alors, sur le devant des portes, à récréer leur cœur en jouant aux jetons, assis sur les peaux des taureaux qu'ils avaient abattus. Des hérauts, d'alertes serviteurs, se trouvaient parmi eux; les uns, dans les cratères, mêlaient le vin et l'eau ; les autres, avec des éponges percées de mille trous, lavaient les tables, les disposaient devant chaque convive, et découpaient l'abondance des viandes.
Bien avant tous les autres, Télémaque beau comme un dieu aperçut la déesse. Il était assis parmi les prétendants, mais il avait le cœur accablé de tristesse. Il voyait en esprit son héroïque père. N'allait-il pas revenir, disperser tous ces prétendants à travers ses demeures, recouvrer son pouvoir et régner sur ses biens ? Ainsi songeait Télémaque assis parmi les prétendants, lorsqu il vit Athéna. Il alla droit au porche, et son cœur s'indignait de ce qu'un note pût rester à sa porte aussi longtemps debout. Il s'arrêta près de la déesse, lui saisit la main droite, reçut la pique de bronze ; puis, prenant la parole, il dit ces mots ailés :
— Salut ! étranger ; tu seras parmi nous traité comme un ami. Lorsque tu te seras nourri à notre table, tu nous diras ce dont tu as besoin.»
Ainsi parla-t-il, en l'introduisant, et Pallas Athéna le suivit. Une fois entré dans la haute demeure, Télémaque dressa la pique qu'il portait contre une haute colonne, à l'intérieur d'un râtelier soigneusement poli, où se dressaient beaucoup d'autres lances appartenant à Ulysse au cœur plein d'endurance. Dans un fauteuil ensuite, il fit en la guidant asseoir la déesse, et ce beau fauteuil, habilement ouvré, avait été couvert d'une étoffe de lin ; un tabouret où reposer les pieds se trouvait à sa base. Pour lui-même, il prit une chaise habilement ouvrée, la mit à côté d'elle, à l’écart de tous ces prétendants, car il craignait que son hôte, importuné par le tapage, ne vînt, au milieu de tous ces insolents, à prendre le repas en dégoût. Il voulait aussi l'interroger sur son père absent. Une servante apporta une belle aiguière en or, leur versa de l'eau sur un bassin d'argent pour se laver les mains, et allongea près d'eux une table polie. La vénérable intendante apporta le pain, le mit auprès d'eux et plaça sur la table toutes sortes de mets, faisant largesse de toutes ses réserves. Un écuyer tranchant souleva des plateaux de viandes assorties, les mit auprès d'eux, et devant eux plaça des coupes d'or. Un héraut s'empressait pour leur verser du vin.
A ce moment entrèrent les altiers prétendants. Ils prirent place, les uns à la suite des autres, sur des fauteuils ainsi que sur des chaises. Des hérauts leur versèrent de 1'eau sur les mains ; des servantes entassèrent le pain dans les corbeilles, et des jeunes gens couronnèrent les cratères de boisson. Les convives dès lors, sur les mets préparés et servis devant eux, étendirent les mains. Aussitôt qu'ils eurent chassé le désir de boire et de manger, ils songèrent à se préoccuper des autres soucis qui leur étaient à cœur : le chant et la danse, car ce sont là les atours du festin. Un héraut mit alors entre les mains de Phémios une très telle cithare, de Phémios qui ne chantait que par force devant les prétendants, et l'aède, en faisant résonner sa cithare, préludait à son chant d une voix magnifique. A ce moment, à la divine Athéna aux yeux pers, Télémaque adressa la parole, en penchant la tête auprès de son oreille, afin de ne pas être entendu par les autres :
— Cher hôte, seras-tu aussi indigné contre moi, si j'en viens à parler ? Voilà ce dont ils se préoccupent : de la cithare et du chant. Ils le font sans risque, puisqu'ils dévorent impunément les ressources d'autrui, le patrimoine d'un homme dont les blancs ossements pourrissent sous la pluie, gisent sur une grève, ou roulent dans la mer, entraînés par le flot. Ah ! s'ils le voyaient revenir dans Ithaque, comme ils préféreraient tous avoir des pieds agiles, que d'être chargés d'or et de beaux vêtements ! Mais il a dû périr, et d'une mort lamentable. Nous n'avons plus d'espoir, quand bien même quelqu'un des hommes de la terre viendrait affirmer qu'il nous doit revenir. Le jour de son retour est à jamais perdu. Mais allons ! sur ceci encore, explique-toi avec sincérité. Quel homme es-tu ? Quel est ton pays ? Quelle est ta ville et quels sont tes parents ? Sur quel navire es-tu venu ? Comment les matelots t'ont-ils amené dans Ithaque ? D'où prétendent-ils être ? Car ce n'est point à pied, je le suppose, qu'ici tu nous arrives. Mais sur ceci encore, parle-moi en toute véracité, afin que je sois exactement informé. Est-ce la première fois que tu viens parmi nous? ou n'es-tu pas un hôte de mon père ? Car ils étaient nombreux les hommes qui jadis fréquentaient nos demeures, et mon père lui-même aimait aussi à visiter les hommes. »
Athéna, la déesse aux yeux pers, lui répondit alors :
— Je te parlerai donc en toute sincérité. Je m'honore d'être Mentes, fils d'Anchialos à l'âme illuminée, et je règne sur les fervents rameurs que sont les Taphiens. Je viens, avec ma nef et mes hommes de bord, de débarquer ici ; naviguant sur la mer couleur de lie de vin vers un peuple au langage étranger, je me rends dans Témèse pour y chercher du bronze, tandis que j'y transporte du fer étincelant. Mon navire est mouillé là-bas près du rivage, à l’écart de la ville, dans le port de Rheithron, sous le Néion boisé. Nous nous honorons a avoir été de tout temps, les uns pour les autres, des hôtes de famille. Tu peux t'en informer, en allant trouver le vieux héros Laërte. On dit qu'il ne vient plus jamais à la ville, qu'il vit retiré au fond de la campagne, consumé de chagrins, en compagnie d’une vieille servante qui lui sert à boire et à manger, lorsque ses membres sont las de se traîner sur son coteau de vignes. Aujourd’hui donc, si je suis venu, c'est que l'on m'avait affirmé que ton père se trouvait de retour au milieu de son peuple. Mais les dieux sans doute contrarient son retour. Car il n'est pas mort le divin Ulysse ; il est sur terre encore, il vit, mais il est retenu par 1’étendue des mers, dans une île entourée par le grand flot du large. Des hommes cruels, sauvages, le surveillent, et malgré lui l'empêchent de partir. Toutefois, je veux te prédire aujourd'hui ce que les Immortels m'ont mis au fond du cœur, et ce qui, j'en suis sûr, un jour s'accomplira. Je ne suis ni devin, ni clairvoyant augure, mais Ulysse ne restera plus longtemps éloigné de la terre de sa douce patrie, même s'il était attaché par des chaînes de fer. Il saura trouver moyen de revenir, car il est plein d'artifices. Mais allons ! sur ceci encore, explique-toi avec sincérité. Es-tu vraiment, grand comme je te vois, le fils de cet Ulysse ? Tu lui ressembles terriblement ; je reconnais sa tête et ses beaux yeux, car c'est souvent, comme nous aujourd'hui, que nous nous fréquentions, avant qu'il s'embarquât pour Troie, où les plus fameux chefs des Argiens sur des nefs creuses se sont aussi rendus. Depuis ce jour, je ne vis plus Ulysse, et Ulysse lui-même ne m'a plus revu. »
Le prudent Télémaque lui répondit alors :
— Je te parlerai donc, cher note, en toute sincérité. Ma mère m'affirme que c'est bien d'Ulysse dont je reste le fils. Mais moi, je n'en sais rien, car jamais personne n'a connu par lui-même celui qui rut son père. Ah ! que n’ai-je été le fils de quelque heureux mortel que la vieillesse aurait atteint sur ses domaines ! Mais c'est au plus malheureux des mortels que je dois, me dit-on, d'être né. Sache-le, puisque c'est là sur quoi tu m'interroges.»
Athéna, la déesse aux yeux pers, lui répondit alors :
— Les dieux n'ont pas créé ta race pour être sans renom dans la postérité, puisque Pénélope a enfanté un fils tel que te voilà. Mais allons ! sur ceci encore, explique-toi avec sincérité. Pourquoi donc ce festin, et pourquoi cette foule ? Quel besoin en as-tu ? Est-ce un banquet offert, ou un festin de noces ? car il ne s'agit point d’ un repas par écot. Avec quelle insolence ces arrogants convives me paraissent à table festoyer sous ton toit ! Tout homme sensé qui entrerait ici s'indignerait à voir toutes ces infamies. »
Le prudent Télémaque lui répondit alors :
— Cher hôte, puisque tu m'interroges et que tu veux t'informer, sache que notre maison dut être autrefois riche et bien tenue, tant que cet homme resta parmi son peuple. Mais aujourd'hui les dieux, méditant de funestes desseins, en ont autrement décidé, eux qui ont fait d'Ulysse le plus caché des hommes. Ah ! je ne serais pas à ce point affligé, s'il eût succombé dans la plaine de Troie, ou expiré dans les bras de ses proches, après avoir dévidé l'écheveau de la guerre. Les Panachéens lui auraient élevé un tombeau, et il aurait alors ramassé pour son fils un magnifique héritage de gloire. Mais les Harpyes à cette heure l'ont enlevé sans gloire ; il a disparu, caché on ne sait où, sans que personne ne sache rien de lui, et il ne m'a laissé que tourments et sanglots. De plus, lorsque je me lamente, ce n'est pas sur lui seul que je verse des pleurs, car les dieux m'ont forgé d'autres affreux soucis. Tous ceux des chefs qui règnent sur nos îles : Doulichion, Samé et Zacynthe boisée, tous ceux qui commandent sur la rocheuse Ithaque, tous, autant qu'ils sont, courtisent ma mère et ruinent ma maison. Quant à Pénélope, elle ne peut se résoudre, ni à repousser un hymen qu'elle abhorre, ni à mettre fin à toutes ces intrigues. Et eux, entre temps, consument en festins l'avoir de la maison. On les verra bientôt me déchirer moi-même. »
Pallas Athéna, remplie d'indignation, lui répondit alors :
— Hélas ! combien tu dois être au regret de l'absence d'Ulysse, du maître qui saurait faire tomber ses mains sur ces impudents que sont les prétendants! S'il venait à cette heure, s’il se trouvait debout sur le seuil de la porte qui ouvre sa maison, muni de son casque, de son bouclier et de deux javelots, tel que je le vis pour la première fois, quand, dans notre demeure, il buvait et se réjouissait en revenant d'Éphyre, de chez Ilos fils de Merméros ! Ulysse, en effet, sur sa nef rapide, s'était aussi rendu là-bas, pour se mettre en quête d'un poison meurtrier, dont il voulait tremper le bronze de ses flèches. Mais Ilos refusa d'en donner, craignant I’indignation des dieux qui sont toujours. Ce fut alors mon père qui lui en procura, car il aimait terriblement le tien. Ainsi donc, si, tel que je le vis, Ulysse venait à se trouver parmi les prétendants, tous auraient prompte mort et des noces amères. Mais c'est sur les genoux des dieux qu'en vérité repose ce qui doit arriver, s’il reviendra, oui ou non, se venger dans ses propres demeures.
Toi cependant, je t'engage à songer aux moyens de repousser tous ces prétendants hors de ta maison. Allons ! écoute-moi bien, et retiens mes paroles. Demain, convoque en assemblée les héros achéens, déclare à tous quelle est ta décision, et que les dieux te servent de témoins. Exige que les prétendants se dispersent, chacun dans son domaine ; que ta mère, si son cœur la pousse à se marier, regagne le palais de son père, dont grande est la puissance. Ses parents concluront son mariage et stipuleront tous les cadeaux de noce qu'il convient d'accorder à la suite d'une mie chérie. Pour toi, j’ai à te donner un conseil avisé, si tu veux m'obéir. Équipe un vaisseau de vingt rames, le vaisseau le meilleur, et pars t'enquérir de ton père absent depuis longtemps. Vois si quelque mortel te parlera de lui, ou si tu entendras une de ces rumeurs qui, provenant de Zeus, propagent mieux que tout, le renom chez les hommes. Va d'abord à Pylos et interroge le divin Nestor. De là, gagne Sparte, et confère avec le blond Ménélas, car c'est celui des Achéens aux tuniques de bronze qui rentra le dernier. Si tu apprends que ton père est vivant et qu'il est en chemin, eh bien patiente encore un an, quelle que soit ta détresse. Mais si tu apprends qu'il est trépassé, qu'il a disparu, reviens alors dans la terre de ta douce patrie, érige-lui un tertre, rends-lui comme il convient tous les honneurs funèbres, et donne ensuite ta mère à un époux. Quand tous ces devoirs auront été par toi accomplis et parfaits, songe alors en ton âme et ton cœur, aux moyens de tuer ces prétendants en tes propres demeures, par la ruse ou la force. Il ne faut plus t'en tenir à des enfantillages ; tu en as passé l'âge. N'entends-tu pas quel renom s'est acquis parmi tous les mortels le divin Oreste, lorsqu'il eut égorgé le meurtrier de son père, le perfide Égisthe, qui avait mis à mort son père au grand renom ? Toi aussi, mon ami, puisque je te vois et si grand et si beau, fais preuve de vaillance, afin que ceux mêmes qui viendront après nous puissent aussi te donner des louanges. Quant à moi, je vais redescendre vers ma nef rapide et rejoindre mes compagnons de bord, qui sans doute s'irritent à force de m'attendre. Pour toi, songe à ce que je t'ai dit et retiens mes paroles. »
Le prudent Télémaque lui répondit alors :
— Tu m'as parlé, cher hôte, avec un cœur empli de bienveillance, comme un père à son fils, et jamais tes conseils ne seront oubliés. Mais allons ! reste encore, quelque pressé que tu sois de reprendre ta route, jusqu'à ce que tu te sois baigné et que tu aies rassasié ton cœur. Tu regagneras ta nef, la joie au fond de l'âme, en emportant un cadeau précieux, que tu garderas en souvenir de moi, un cadeau magnifique, tel que les botes en offrent à des hôtes amis. »
Athéna, la déesse aux yeux pers, lui répondit alors :
— Non, ce n'est pas l'instant de me retenir, car je brûle de reprendre ma route. Quant au cadeau que ton cœur t'engage à me donner, tu me le donneras lorsque je reviendrai, afin qu en ma demeure je puisse l'emporter. Choisis-le magnifique ; il t'en revaudra un, digne de ton mérite. »
Ayant ainsi parlé, Athéna aux yeux pers s'éloigna, comme un oiseau s'envole et se perd dans le ciel. Mais elle avait mis au cœur de Télémaque la force et la hardiesse, et rendu plus vif que jamais le souvenir qu'il gardait de son père. Télémaque alors en son âme comprit, et l'étonnement s'empara de son cœur ; il s'était avisé que l'hôte était un dieu. Aussitôt il revint parmi les prétendants, cet homme égal aux dieux. Un très illustre aède chantait au milieu d'eux ; les prétendants assis l'écoutaient en silence. Des Achéens, il chantait le retour, le désastreux retour que leur avait infligé depuis Troie Pallas Athéna. Du haut de son étage, la fille d'Icare, la sage Pénélope, recueillit au fond de ses entrailles le récit inspiré. Elle descendit le haut escalier qui desservait sa chambre ; elle n'était pas seule ; avec elle aussi deux servantes suivaient. Lorsqu'elle fut arrivée devant les prétendants, Pénélope, divine entre les femmes, s'arrêta près du pilier du toit solidement construit, et rabattit sur ses joues le voile éclatant qui tombait de sa tête. Ses fidèles servantes se tenaient l'une et l'autre debout à ses côtés. Alors, tout en versant des pleurs, au divin aède elle adressa ces mots :
— Phémios, puisque tu connais tant d'autres récits propres à charmer les mortels, tous les exploits des héros et des dieux qu'exaltent les aèdes, chante donc en restant auprès d'eux quelqu'un de ces hauts faits, et qu'en silence ceux-ci boivent leur vin. Mais cesse de chanter ce désastreux récit, qui ne fait que toujours me déchirer le cœur au fond de la poitrine, puisque c'est moi surtout qu'est venu frapper un deuil intolérable. Je regrette en effet une tête si chère, et je songe à toute heure à ce héros dont le renom s'est au loin répandu sur l'Hellade et jusqu'en plein Argos. »
Le prudent Télémaque lui répondit alors :
— Ma mère, pourquoi refuser à ce fidèle aède le droit de nous charmer au gré de son esprit ? Les aèdes ne sont pas responsables. Mais le coupable est Zeus qui donne aux laborieux mortels selon le bon vouloir qu'il ménage à chacun. Il ne faut donc pas s'indigner si celui-ci chante le malheureux destin des Danaens. Le chant que les hommes apprécient davantage est celui qui vient envelopper l'auditoire de plus de nouveauté. Que ton cœur et ton âme supportent donc de l'entendre. Ulysse n'est pas d'ailleurs le seul qui ait perdu dans Troie la journée du retour, et tien d'autres mortels ont péri comme lui. Rentre donc en ton appartement ; occupe-toi des travaux qui sont tiens : la toile et la quenouille, et ordonne aux servantes de se mettre à leur tâche. Laisse à tous les hommes le souci de parler, à moi surtout, car c'est moi qui, sur cette maison, ai pleine autorité. »
Pénélope, étonnée, rentra dans son appartement, car elle avait recueilli en son cœur les prudentes paroles de son fils. Elle regagna son étage avec ses servantes, et là, elle se mit alors à pleurer sur Ulysse, son cher époux, jusqu'à ce que la déesse Amena aux yeux pers lui jetât sur les yeux la douceur du sommeil. Les prétendants s'agitaient en tumulte dans la salle assombrie ; tous avaient grand désir de s'étendre auprès d'elle en son lit. Le prudent Télémaque fut le premier à leur adresser la parole :
— Prétendants de ma mère, vous que possède une audace effrénée, ne songeons pour l'instant qu'au plaisir du festin, et qu aucun cri ne soit plus entendu. Il est beau d'écouter un aède tel que celui-ci ; sa voix est comparable à celle qu'ont les dieux. Demain, dès l'aurore, nous irons tous siéger en assemblée, afin que sans ambages je vous signifie l'ordre de quitter ces demeures. Que vos soucis s'emploient à festoyer ailleurs ; dévorez vos richesses, en vous traitant tour à tour en vos propres maisons. Mais si vous trouvez préférable et plus avantageux d'impunément engloutir les ressources que possède un seul homme, continuez à les tondre. Pour moi, je crierai ma prière aux dieux qui sont toujours, et nous verrons si Zeus ne voudra pas un jour vous payer de vos œuvres. Vous pourriez tien enfin, sans espoir de vengeance, périr en ces demeures ! »
Ainsi parla-t-il. Et tous s'étonnaient en se mordant les lèvres, que Télémaque osât les haranguer avec autant d'audace. Antinoos, le fils d'Eupithès, lui répondit alors :
— Télémaque, ce sont les dieux eux-mêmes qui sans doute t'apprennent à tenir de sublimes propos et à nous haranguer avec autant d'audace. Puisse le fils de Cronos ne point te faire roi d'Ithaque entourée par la mer, bien que ta naissance te fasse l'héritier du pouvoir de ton père ! »
Le prudent Télémaque lui répondit alors :
— Antinoos, même si tu devais contre moi t'indigner, je parlerais quand même. Oui, cette royauté, si Zeus me la donnait, je suis prêt à la prendre. Prétends-tu qu'être roi soit parmi les humains la pire destinée ? Régner n'est pas un mal. L'abondance aussitôt arrive en la demeure, et le maître lui-même en est plus honoré. Mais il est dans Ithaque entourée par la mer grand nombre d'Achéens capables d'être rois, qu'ils soient jeunes ou vieux. Que l'un d'entre eux s'attribue le titre, puisque la mort a pris notre divin Ulysse. Pour moi, je resterai maître de ma maison, maître des serviteurs que le divin Ulysse a capturés pour moi. »
Eurymaque fils de Polybe lui répondit alors :
— Télémaque, c'est en vérité sur les genoux des dieux, que repose le choix de l'Achéen qui régnera sur Ithaque entourée par la mer. Pour toi, garde tes tiens et règne en ta maison. Que nul homme ne vienne, par force et malgré toi, te dépouiller de tes biens, tant qu'Ithaque aura ses habitants. Mais je veux, mon brave, t'interroger sur ton bote. D'où vient cet bomme ? De quel pays prétend-il être ? Où est sa famille et la terre de ses pères ? Est-il venu t'apporter des nouvelles de ton père ? ou bien vient-il ici conduit par le désir de son propre intérêt ? Comme il a lestement disparu tout à coup, sans nous laisser le temps de le connaître ! Il n'avait pourtant pas la mine d'un vilain. »
Le prudent Télémaque lui répondit alors :
— Eurymaque, le retour de mon père est perdu, j'en suis sûr. Je ne crois plus aux nouvelles que je puis recevoir, et suis sans attention pour les oracles que recherche ma mère, en questionnant au fond de sa demeure le devin qu'elle appelle. Cet hôte est de Taphos ; hôte de ma famille, il se nomme Mentes, et se flatte d'être le fils d'Anchialos à l'âme illuminée ; il règne sur les fervents rameurs que sont les Taphiens. »
Ainsi parla Télémaque, bien qu'il eût en son cœur reconnu la déesse. Les prétendants s'adonnèrent alors au plaisir de la danse et aux charmes du chant, en attendant que le soir fût venu. Ils s'ébattaient encore, lorsque survint l'obscurité du soir. Sentant alors le besoin du sommeil, ils se retirèrent chacun dans son logis. Télémaque se retira dans la haute chambre qui lui était bâtie dans la très belle cour, en un lieu dégagé ; là, il se mit au lit, en roulant en son âme une foule de projets. Avec lui, la consciencieuse et fidèle Euryclée marchait et portait des torches embrasées. Jadis, toute jeunette encore, Laërte l'avait achetée de ses biens, la payant de vingt bœufs. Dans sa demeure, il l'honorait à l’égal de sa fidèle épouse, mais jamais il ne s était uni sur sa couche avec elle, car il voulait éviter la colère de sa femme. Euryclée portait donc des torches embrasées en suivant Télémaque ; aucune des servantes ne l'aimait autant qu'elle, car elle l'avait nourri quand il était petit. Elle ouvrit les portes de la chambre solidement construite. Télémaque alors s'assit sur son lit, se dépouilla de sa fine tunique et la remit aux mains de la vieille servante aux solides conseils. Euryclée la plia, la lissa, et, près du lit ajouré, la suspendit à une cheville. Puis elle quitta la chambre, tira la porte par son anneau d'argent et allongea la barre en tirant sur la corde. C'est là que Télémaque, enveloppé de la plus fine laine que portent les brebis, songea toute la nuit, au fond de son esprit, au voyage que lui conseillait Athéna.
CHANT II
Dés que parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, le fils chéri d'Ulysse s'élança de sa couche et vêtit ses habits ; il mit son glaive aigu autour de son épaule, attacha sous ses pieds luisants de belles sandales, et sortit de sa chambre. On l'eût pris pour un dieu en le voyant venir. Sans le moindre retard, il ordonna aux hérauts à voix claire de convoquer l'assemblée des Achéens aux têtes chevelues. Les hérauts dès lors les convoquèrent, et les Achéens promptement accoururent. Lorsque tous se furent réunis et groupés, Télémaque marcha vers l'assemblée, tenant au poing une pique de bronze. Il n'était pas seul, car deux chiens agiles s'attachaient à ses pas. Sur toute sa personne Athéna répandait une grâce divine, et tous les yeux du peuple le regardaient passer avec admiration. Il s'assit sur le siège réservé à son père, et les vieillards devant lui s'écartèrent. Le héros Égyptios fut alors le premier à prendre la parole ; il était déjà voûté par la vieillesse, mais de mille choses il était informé. Son fils, en effet, le piquier Antiphos, s'était embarqué avec le divin Ulysse et l'avait suivi jusque vers Ilion aux superbes chevaux. Mais le farouche Cyclope l'avait immolé dans son antre rocheux, et s'était fait de lui son tout dernier repas. Égyptios avait trois autres fils ; l’un frayait avec les prétendants, c'était Eurynomos ; les deux autres s'occupaient de poursuivre les travaux paternels. Mais le père cependant n'oubliait pas l'absent ; il se désolait en sa grande affliction. En pleurant sur ce fils, il prit la parole et harangua le peuple :
— Écoutez, Ithaciens, écoutez maintenant ce que je vais vous dire. Jamais notre assemblée ne s'est plus réunie, jamais elle n'a siégé, depuis le jour où le divin Ulysse s'est embarqué sur ses vaisseaux creux. Qui donc nous rassemble aujourd’hui ? Quel pressant besoin en a ressenti un de nos jeunes hommes, ou l'un de nos vieillards ? A-t-il ouï parler du retour de 1’armée, et vient-il ouvertement nous dire ce dont il fut informé le premier ? Ou bien, a-t-il à discourir et à s'expliquer sur quelque autre affaire d'intérêt public ? Il vient d'agir, à mon sens, en excellent et zélé citoyen. Puisse Zeus mener à bonne fin tous les projets que forme son esprit ! »
Ainsi parla-t-il, et le fils d'Ulysse se réjouit de ce vœu. Il ne resta pas plus longtemps assis, résolu qu'il était à prendre la parole. Il se leva donc et se tint debout au sein de l'assemblée. Le héraut Pisénor, plein de sages conseils, lui mit le sceptre en main. S'adressant tout d'abord au vieillard, Télémaque lui dit :
— Vieillard, il n'est pas loin, et tu vas sans délai le connaître, l’homme qui vient de convoquer le peuple. C'est moi qui vous ai réunis, moi que la douleur atteint plus qu'aucun autre. Je n'ai point ouï parler du retour de l'armée ; je ne viens pas ouvertement vous dire ce dont je fus informé le premier, et je n'ai pas à discourir ni à m'expliquer sur quelque autre affaire d'intérêt public. Je veux vous parler de mes propres affaires, du double malheur qui s'est abattu sur ma propre maison. Tout d'abord, j'ai perdu le noble père, qui sur vous que voilà régnait ici jadis, et qui était un père plein de douceur. Mais voici maintenant un bien plus grand malheur, un malheur qui bientôt consommera la ruine de toute ma maison et perdra sans réserve toutes mes ressources. Des prétendants, les propres fils des hommes qui comptent parmi les plus nobles d'Ithaque, se sont abattus sur ma mère, malgré tous ses refus. Ils tremblent qu elle ne veuille retourner chez son père, dans la maison d'Icare, pour qu'il s'emploie lui-même à fixer les cadeaux de noce de sa fille, à l'accorder à celui qu'il voudrait, et qui saurait gagner ses préférences. Entre temps, c'est en notre maison qu'ils passent leurs journées, immolant bœufs, moutons et chèvres grasses, festoyant et buvant sans profit mon vin couleur de feu. La plus grande partie de mes richesses est déjà consommée, et il n'y a pas d'homme, tel qu'était Ulysse, pour écarter la ruine loin de notre palais. Quant à nous, nous ne sommes pas encore à même de l'écarter. Peut-être allons-nous par la suite être traités de lâches et d'hommes sans vaillance ? Mais ce malheur, je saurais bien l'écarter, si j'en avais la force. Car des forfaits qui ne sont plus tolérables ont été accomplis, et ma maison croule dans l'infamie. N'allez-vous donc pas vous indigner aussi, et rougir aux yeux de nos voisins, des hommes d'alentour ? Craignez la colère des dieux, et redoutez qu'ils ne fassent, dans leur irritation, retomber sur vous-mêmes ces funestes forfaits. Je vous en supplie donc au nom de Zeus Olympien, au nom de Thémis, qui réunit et disperse les assemblées des hommes, arrêtez, mes amis, et laissez-
moi ronger tout seul le chagrin qui m'accable ! Mais si jamais mon noble père Ulysse a été malveillant et a fait par hasard du mal aux Achéens aux têtes chevelues, montrez-vous malveillants et faites-moi payer le mal qu'il a fait, en déchaînant ces hommes contre moi. Comme il me vaudrait mieux que ce fût vous qui dévorassiez mes biens et mes troupeaux ! Si c'était vous du moins qui les engloutissiez, je pourrais quelque jour être dédommagé. Nous irions par la ville vous harceler de plaintes, vous réclamer nos biens, jusqu'à ce qu'ils nous soient entièrement rendus. Mais aujourd’hui vous jetez en mon cœur des tourments incurables. »
Ainsi parla-t-il en son ressentiment. Il jeta dès lors son sceptre sur la terre, en faisant éclater le souffle de ses larmes. La pitié s'empara du peuple tout entier. A ce moment, tous les prétendants se tenaient en silence, et nul n'osait répondre à Télémaque par de rudes paroles. Seul, Antinoos lui répondit et dit:
— Télémaque, véhément discoureur à l'audace effrénée, quelle parole as-tu dite, en nous couvrant d'opprobre ! Tu voudrais attacher après nous un infâme renom. Mais les prétendants achéens ne sont pas responsables. La coupable est ta mère, qui s'y connaît en ruses comme pas une femme. Voilà déjà trois ans, en voici bientôt quatre, depuis qu'elle frustre au fond de leur poitrine le cœur des Achéens. Elle donne espoir à tous, fait à chacun des promesses et envoie des messages. Mais son esprit songe à d'autres desseins. Voici donc quelle nouvelle ruse elle vient d'imaginer au fond de sa pensée. Elle a dressé un grand métier dans son appartement, pour y tisser une toile légère et d'un vaste métrage. Et tout aussitôt elle est venue nous dire : « Mes jeunes prétendants, puisqu'il est mort le divin Ulysse, attendez pour hâter mon mariage, que j'aie terminé cette pièce de toile, de peur que tous mes fils ne restent à pure perte. Je tisse un linceul pour le héros Laërte, en prévision du jour où le Destin funeste l'aura tout de son long étendu dans la mort, et je veux éviter qu'une des Achéennes, allant parmi le peuple, contre moi ne s'indigne, si je laissais gisant et sans suaire un nomme qui posséda tant de biens. » Ainsi parla-t-elle, et notre cœur généreux une fois de plus se laissa convaincre. Dès lors, le jour durant, elle tissait cette immense toile ; mais la nuit, elle venait la défaire à la clarté des torches. Ainsi, pendant trois ans, elle sut cacher sa ruse et donner le change à tous les Achéens. Mais lorsque arriva la quatrième année, quand le printemps revint, une de ses femmes alors nous avertit ; elle savait tout, et nous surprîmes Pénélope en train de défaire sa magnifique toile. Et si dès lors elle acheva sa tâche, ce fut contre son gré et sous notre contrainte. Voici donc ce que les prétendants te répondent, afin que tu le saches dans le fond de ton cœur, et que tous les Achéens le sachent au surplus. Renvoie ta mère, presse-la d'épouser celui qui lui plaira, et que son père voudra lui désigner. Mais si elle veut tourmenter plus longtemps encore les fils des Achéens, se fier en son cœur aux faveurs dont elle fut comblée par Athéna, qui la rendit experte en l'art des beaux ouvrages, inspirée par de sages pensées et apte à inventer des ruses dont jamais nous n'avons ouï dire qu en aient été capables les femmes d'autrefois, les femmes aux belles boucles qui furent Achéennes : Tyro, Alcmène et Mycène à la belle couronne ; aucune d'elles ne connut jamais une malice égale à celle de Pénélope — sache pourtant que sa résolution ne provient pas d'une pensée salutaire. Car les prétendants dévoreront tes ressources ainsi que ton avoir, aussi longtemps qu'elle s'en
PÉNÉLOPE
tiendra aux intentions que les dieux lui mettent aujourd'hui au fond de la poitrine. Elle acquiert pour elle un illustre renom, et tu ne gagnes, toi, que le regret de perdre tes ressources abondantes. Quant à nous, nous n'irons pas sur nos biens, ni ailleurs, avant qu'elle n'ait pris parmi les Achéens un époux de son choix. »
Le prudent Télémaque lui répondit alors :
— Antinoos, il ne m'est pas possible, contre sa volonté, de chasser de mon toit celle qui m'enfanta et qui me nourrit. Mon père habite une terre étrangère, et je ne sais s'il est vivant ou mort. Il me serait ruineux de payer à Icare des sommes considérables, si je prenais sur moi de renvoyer ma mère. En outre des maux que j'aurais à subir de la part de son père, un dieu aussi m'en infligerait d'autres, car ma mère, en quittant ma maison, appellerait sur moi les odieuses Érinyes. J'aurais encore à supporter l'indignation des hommes. Non, jamais je ne prononcerai une telle sentence. Mais vous, si votre cœur craint leur indignation, sortez de ma demeure ; que vos soucis s'emploient à festoyer ailleurs ; dévorez vos richesses, en vous traitant tour à tour en vos propres maisons. Mais si vous trouvez préférable et plus avantageux d'impunément engloutir les ressources que possède un seul bomme, continuez à les tondre. Pour moi, je crierai ma prière aux dieux qui sont toujours, et nous verrons si Zeus ne voudra pas un jour vous payer de vos œuvres. Vous pourriez bien enfin, sans espoir de vengeance, périr en ces demeures ! »
Ainsi parla Télémaque. Pour lui alors, Zeus au vaste regard, du haut sommet d'un mont, fit envoler deux aigles. Tous deux d'abord, tant qu'ils volèrent avec les souffles du vent, déployaient leurs ailes l'un à côté de l'autre. Mais lorsqu'ils arrivèrent juste au milieu de l'assemblée bruyante, ils se mirent à tournoyer sur place, battant de grands coups d'aile ; leurs regards se pointaient sur les têtes de tous et dardaient un présage de mort. Se déchirant ensuite avec leurs serres et le col et les joues, ils s'élancèrent vers la droite, au-dessus des maisons et par-dessus la ville. Tous alors, dès l'instant que leurs yeux les eurent aperçus, furent par ces oiseaux frappés d'étonnement, et leur esprit s'enquit de ce qui allait s'accomplir. Un héros, le vieil Halithersès, fils de Mastor, prit alors la parole. De tous ceux de son âge, nul ne l'emportait sur lui dans l'art d'observer les oiseaux et d'annoncer les arrêts du Destin. Plein de bons sentiments, il leur parla et dit :
— Écoutez, Ithaciens, écoutez maintenant ce que je vais vous dire. C'est aux prétendants que je veux surtout parler. Sur eux, en effet, un grand malheur est en train de rouler, car Ulysse ne sera plus longtemps séparé des siens. Déjà tout près d'ici, il plante pour tous ces misérables et le meurtre et la mort ; et, parmi nous qui habitons Ithaque qui s'aperçoit de loin, bien d'autres aussi en auront à souffrir. Songeons donc par avance à briser leur audace. Qu'ils la brisent eux-mêmes, car il en va d'abord de leur propre avantage. Je ne suis pas sans pratique de la divination ; j'en ai toute la science. J'affirme donc, en ce qui concerne Ulysse, que tout s'est accompli comme je l'annonçais, lorsque les Argiens s'embarquaient pour Ilion et qu'avec eux partait l'ingénieux Ulysse. Je disais qu'il aurait à souffrir une foule d'épreuves, qu'il perdrait tous ses compagnons et qu'au bout de vingt ans, il reviendrait au sein de son foyer. Et voici qu en ce jour tout vient de s'accomplir.»
Eurymaque fils de Polybe lui répondit alors :
— Vieillard, si jamais tu veux prophétiser, rentre chez toi et va chez tes enfants annoncer l'avenir, de crainte qu'ils n'aient à souffrir un jour de quelque malheur. Pour expliquer ces présages, je vaux bien plus que toi. Nombreux sont les oiseaux qui vont et viennent sous l'éclat du soleil, mais tous ne sont pas les annonciateurs des arrêts du Destin. Ulysse a péri loin d'ici, et tu aurais Lien dû dépérir avec lui ! Tu ne débiterais pas tant d'insanités, en rendant des oracles ; tu ne relancerais plus Télémaque irrité, dans l'espoir qu'il fera, si jamais il le peut, un don à ta famille. Mais je vais te dire ce qui s'accomplira. Si tu te sers de ta vieille et vaste expérience pour abuser un jeune nomme, si tes paroles l'incitent à rester intraitable, c'est à toi d'abord qu'il en cuira le plus, et ces oiseaux ne lui seront, quoi qu'il fasse, d'aucune utilité. Quant à toi, vieillard, nous t'imposerons une amende dont le paiement fera le tourment de ton cœur, et tu en sentiras une rude affliction. Mais à Télémaque, je veux devant tous donner un conseil. Qu'il presse sa mère de retourner au palais de son père ; ses parents concluront son mariage et stipuleront tous les cadeaux de noce qu'il convient d'accorder à la suite d'une fille chérie. Car, croyez-moi, les fils des Achéens ne renonceront point à leur poursuite obstinée, puisque nous ne craignons absolument personne, pas même Télémaque, si beau parleur qu'il soit. Quant à tes prophéties, vieillard, nul de nous n'en a cure ; tu parles dans le vide et tu ne fais qu'accroître notre ressentiment. Ses biens, à son grand dam, continueront à être dévorés, et ils iront sans cesse en se rapetissant, tant que sa mère, bernant les Achéens, ajournera ses noces. Pour nous, persistant chaque jour en attente, nous nous disputons le prix de ses mérites, et nous ne songeons pas à rechercher ailleurs les femmes qu'il nous siérait de prendre pour épouses.»
Le prudent Télémaque lui répondit alors :
— Eurymaque et vous autres, tous tant que vous êtes, illustres prétendants, je ne veux pas sur ce point vous supplier encore et parler davantage. Les dieux, en effet, et tous les Achéens savent désormais à quoi s'en tenir. Mais allons ! donnez-moi une nef rapide et vingt compagnons qui m'accompagneront dans toutes mes traversées. Car je vais à Sparte et à Pylos des Sables, m'enquérir du retour de mon père absent depuis longtemps. Je verrai si quelque mortel me parlera de lui, si j'entendrai une de ces rumeurs qui, provenant de Zeus, propagent mieux que tout, le renom chez les nommes. Si j'apprends que mon père est vivant, durant encore un an je patienterai. Mais si j'apprends qu'il est trépassé, qu'il a disparu, je reviendrai alors dans la terre de ma douce patrie ; je lui érigerai un tertre, je lui rendrai comme il convient tous les honneurs funèbres, puis je donnerai à ma mère un époux. »
Ayant ainsi parlé, Télémaque s'assit. Au milieu d'eux, Mentor se leva ; c'était le compagnon auquel l'irréprochable Ulysse avait, en s'embarquant, confié le soin de toute sa maison ; tous étaient aux ordres du vieillard, et il était chargé de tout garder en place. Plein de bons sentiments, il leur parla et dit :
— Écoutez, Ithaciens, écoutez maintenant ce que je vais vous dire. A quoi sert désormais à un roi porte-sceptre, de se montrer bienveillant, accommodant et doux, et de ne pas connaître l'injustice en son cœur ? Qu'il reste incessamment d'autorité brutale et qu'il accomplisse des actes criminels, puisque personne ne se souvient du divin Ulysse, parmi ceux de ces peuples sur lesquels il régnait en père plein de douceur. Or donc, je laisse sans envie les altiers prétendants s'employer à commettre des actes de violence, en tramant en leur âme de perfides complots. Car ils jouent leurs têtes, ceux qui violentent et mangent la maison d'Ulysse, et qui proclament qu'il ne reviendra plus.
Mais c'est pour l'heure contre le reste du peuple que je suis indigné, à la façon dont tous vous restez en silence, sans essayer, en les couvrant de reproches, de brider, nombreux comme vous êtes, ces quelques prétendants. »
Léocrite fils d'Événor lui répondit alors :
— Mentor exalté, esprit en délire, quelle parole as-tu dite, pour exciter le peuple à nous contraindre ? Il serait difficile, même en étant le nombre, de lutter contre ceux qui sont à bonne table. Car Ulysse d'Ithaque, s'il survenait lui-même et songeait en son cœur à chasser du palais les prétendants illustres en train de festoyer en sa propre maison, sa femme n'aurait pas à se féliciter de le voir revenir, bien que de tous ses vœux elle souhaite sa venue. Mais il trouverait là un sort ignominieux, eût-il alors tout le nombre à sa suite. Quant à toi, tu n'as point parlé selon la juste loi. Mais allons ! peuples, dispersez-vous, et retournez chacun à vos travaux. Pour hâter son voyage, Télémaque a Mentor ainsi qu'Halithersès, qui sont de toute date les amis de son père. Mais je crois qu'il sera de longtemps sans bouger, que c'est dans Ithaque qu'il aura des nouvelles, et que jamais il ne fera ce voyage. »
Ainsi parla-t-il, et brusquement il rompit l'assemblée. Les assistants se dispersèrent chacun vers sa demeure, et les prétendants revinrent dans la maison du divin Ulysse. Télémaque alors se rendit à l'écart sur le bord de la mer ; il se lava les mains dans l'écume des flots, et vers Athéna adressa sa prière :
— Écoute-moi, dieu qui vins hier en notre demeure et qui m'ordonnas d'aller sur une nef, dans la brume des mers, m'enquérir du retour de mon père absent depuis longtemps. Mais les Achéens retardent ces projets, les prétendants surtout, dont la néfaste insolence est sans bornes. »
Ainsi parla-t-il en priant. De tout près alors, il vit vers lui s'avancer Athéna, qui de Mentor avait pris et la taille et la voix. Lui adressant la parole, elle dit ces mots ailés :
— Télémaque, tu ne seras pas dépourvu dans l'avenir de bravoure et de sens, si la noble vigueur de ton père est en toi, tant ton père excellait à mener jusqu'au bout ses actes et ses paroles. Ce voyage donc ne sera pas pour toi un vain projet, un souriait inaccompli. Mais si tu n'es pas de la race d'Ulysse et de Pénélope, je n'ai aucun espoir que tu puisses un jour venir à bout de ce que tu projettes. Il est bien peu d'enfants qui ressemblent à leurs pères ; la plupart sont pires, et il en est bien peu qui valent mieux que le père. Mais, puisque tu ne seras pas dépourvu dans l'avenir de bravoure et de sens, et que la prudence d'Ulysse ne te fait pas complètement défaut, il y a lieu d'espérer que tu viendras à bout de tes projets. Laisse donc là pour l'instant les suggestions et les plans des prétendants insensés ; ils n'ont aucun sens ni aucune justice, et ils ne savent pas que la mort est près d'eux, et qu'en un seul jour le trépas ténébreux viendra tous les perdre. Le voyage que tu projettes ne restera pas plus longtemps ajourné. Car je reste pour toi un tel ami de ton père, que je veux t'équiper une nef rapide, y monter moi-même et t'accompagner. Retourne donc au sein de ta demeure, rencontre-toi avec les prétendants, apprête des vivres et mets tout à l'abri en des récipients, le vin dans des amphores, et la farine, cette moelle des hommes, dans des sacs de cuir solidement cousus. Pour moi, je vais parmi le peuple rassembler aussitôt des compagnons disposés à nous suivre. Il y a dans Ithaque entourée par la mer grand nombre de vaisseaux, de récents et de vieux. Je choisirai pour toi celui qui est le mieux, et, l'équipant sans retard, nous le lancerons au large de la mer.»
Ainsi parla Athéna, cette fille de Zeus. Télémaque n’attendit plus longtemps, dès qu'il eut entendu la voix de la déesse. Il regagna sa demeure, le trouble au fond du cœur. Il y trouva les altiers prétendants qui écorchaient des chèvres et faisaient dans la cour flamber des cochons gras. Antinoos vint en souriant tout droit vers Télémaque, lui saisit la main, prit la parole et dit en le nommant:
— Télémaque, véhé-ment discoureur à l'audace effrénée, ne songe plus au fond de ta poitrine à de méchants projets, à de méchants propos. Mais viens plutôt manger et boire comme par le passé. Les Achéens t'accorderont volontiers tout ce que tu désires, un navire et des rameurs de choix, afin que tu puisses promptement parvenir dans la sainte Pylos, pour entendre parler de ton illustre père.
— Antinoos, il ne m'est pas possible de festoyer à contrecœur avec vous, hommes insolents, et de m'adonner tranquillement à la joie. Ne vous suffit-il pas, prétendants, d'avoir jusqu'à présent, tant que j'étais enfant, dévoré la plus grande part et le meilleur de mes biens ? Mais aujourd'hui que je suis grand, que je m'instruis en écoutant les paroles des autres et que mon courage a crû dans ma poitrine, je veux essayer de déchaîner sur vous de funestes vengeances, soit que j'aille à Pylos, soit que je reste ici dans ce pays. Mais je partirai, et le voyage annoncé ne sera pas inutile. Je le ferai en simple passager, puisque je n'ai ni nef ni rameurs, et qu'il vous a paru plus avantageux de me les refuser. »
Il dit, et il retira sa main de la main d'Antinoos, qui ne la retint pas. Pendant ce temps, les prétendants à travers les demeures préparaient le repas. Ils se répandaient en railleries mordantes, en propos outrageants. Et voici ce que disait un jeune, un de ces arrogants :
— Assurément, Télémaque médite notre perte. Il ramènera des auxiliaires de Pylos des Sables, ou même de Sparte, car il en brûle d'envie. Peut-être même veut-il aller jusqu'en Éphyre, terre de grasse glèbe, pour en rapporter un de ces poisons qui consument le cœur, le jeter dans le vin d'un cratère et nous livrer tous à la mort ? »
Un autre jeune, un de ces arrogants, disait de son côté :
— Qui sait si, partant aussi lui-même sur une nef creuse, il ne périra pas loin de ses amis, dans une course errante, comme périt Ulysse ? Il nous vaudrait ainsi un surcroît d'embarras, car nous aurions alors toutes ses possessions à nous départager ; quant à sa demeure, nous la laisserions en avoir à sa mère et à celui qui l'aurait pour épouse. »
Ainsi parlaient-ils. Télémaque descendit dans le trésor de son père, vaste cellier au toit surélevé, où reposaient du bronze et de l'or entassé, des vêtements renfermés dans des coffres et des réserves d'huile d'un arôme odorant. Là aussi se trouvaient des jarres de vin vieux, d'une douceur liquoreuse, rangées en file le long de la muraille ; elles contenaient un breuvage sans mélange et divin, réservé à Ulysse, s'il venait à rentrer un jour en sa demeure, après avoir souffert de tant de peines. Les portes en bois plein, aux solides battants, étaient fermées par une double barre, et une intendante s'y tenait nuit et jour pour assurer d'un esprit attentif la garde du trésor : c'était Euryclée, la fille d'Ops fils de Pisénor. Télémaque en rentrant au cellier l'appela et lui dit :
— Allons, nourrice, puise pour moi du vin dans les amphores, du bon vin qui soit du plus fameux, après celui que tu gardes en attendant ce malheureux, si jamais revient, après avoir évité la mort et le trépas, Ulysse issu de Zeus ! Verse-moi de la farine en des sacs de cuir solidement cousus ; je veux vingt mesures de fleur de farine écrasée par la meule. Garde pour toi seule ce que je te demande. Mais que toutes ces provisions soient prêtes, car je viendrai ce soir les enlever moi-même, lorsque ma mère aura regagné son étage et songera à s'étendre en son lit. Je pars pour Sparte et Pylos des Sables m'enquérir du retour de mon père et essayer, s'il se peut, d'en avoir des nouvelles. »
Ainsi parla-t-il. Sa chère nourrice Euryclée se mit alors à gémir, et, tout en se lamentant, elle lui adressa ces paroles ailées :
— Pourquoi, mon cher enfant, un tel dessein est-il entré en ton esprit ? Où donc vas-tu aller courir sur la terre immense, quand nous restes seul et tendrement aimé ? Ulysse issu de Zeus est déjà mort loin du pays natal, sur une terre étrangère ! Et aussitôt que tu seras parti, les prétendants songeront à te dresser des embûches, pour te faire traîtreusement périr et se partager tout ce qui t'appartient. Reste donc ici en repos sur tes biens. Il ne faut pas t'exposer à souffrir ni à errer sur la mer sans récolte. »
Le prudent Télémaque lui répondit alors :
— Rassure-toi, nourrice, car ce n'est pas sans un dieu que j'ai pu prendre cette résolution. Mais jure-moi de n'en rien dire à ma mère, avant que le onzième ou le douzième jour ne soit arrivé, à moins qu'elle ne vienne à me regretter et à être au fait de mon départ ; il ne faut pas qu'elle meurtrisse en pleurant, la beauté de sa chair. »
Ainsi parla-t-il, et la vieille jura le grand serment des dieux. Puis, dès qu'elle eut juré et scellé son serment, elle puisa pour lui du vin dans les amphores et versa la farine dans des sacs de cuir solidement cousus. Télémaque, entre temps, alla dans la grande salle joindre les prétendants.
A ce moment, Athéna, la déesse aux yeux pers, prit un autre parti. Sous les traits de Télémaque, elle se mit à courir de par toute la ville, s'arrêtant auprès de chacun des hommes, leur adressant la parole, et les invitant tous à se rassembler le soir près d'un vaisseau rapide. Puis elle alla demander ce rapide vaisseau au fils de Phronios, l'illustre Noémon, qui le promit avec empressement. Le soleil s'enfonçait, et l'obscurité couvrait tous les chemins, lorsque Athéna vint tirer à la mer ce rapide vaisseau et placer à son bord tous les agrès qu'emportent les vaisseaux solidement charpentés. Elle le mouilla à l'entrée du port, et les vaillants marins se rassemblèrent en groupe autour de lui. La déesse alors exhorta chacun d'eux.
Elle se dirigea vers le palais du divin Ulysse. Là, elle versa sur les prétendants un doux sommeil, égara l'esprit de ces buveurs et fit tomber les coupes de leurs mains. Ils se hâtèrent d'aller dormir en ville ; aucun d'eux ne resta plus longtemps sur son siège, car le sommeil tombait sur leurs paupières. Dès lors, Athéna aux yeux pers, ayant pris de Mentor et l'allure et la voix, dit à Télémaque, qu'elle avait appelé hors de son palais noblement habité :
— Télémaque, voici déjà que pour toi des marins équipés sont assis et penchés sur leurs rames, n'attendant que tes ordres. Mais allons ! ne différons pas plus longtemps le départ. »
Ayant ainsi parlé, Athéna se mit tout aussitôt à prendre les devants. Télémaque suivit la déesse et marcha sur ses traces. Lorsqu'ils furent descendus vers la nef et la mer, ils trouvèrent sur la grève de bons rameurs aux têtes chevelues. Le saint et vaillant Télémaque leur adressa ces mots :
— Par ici, mes amis ! allons chercher les vivres, car ils sont tous rassemblés au palais. Ma mère n'est informée de rien, ni les autres servantes ; une seule a ouï parler de ce voyage. »
Ayant ainsi parlé, il prit les devants, et les autres le suivirent. Ils apportèrent donc toutes les provisions, pour les charger sur la nef solidement charpentée, ainsi que l'ordonnait le fils chéri d'Ulysse. Télémaque monta sur le vaisseau. Athéna, qui l'avait précédé sur la nef, alla s'asseoir à la poupe, et ce fut auprès d'elle que s'assit Télémaque. Les marins alors larguèrent les amarres, montèrent eux-mêmes à bord et prirent place à leurs bancs. Athéna aux yeux pers leur envoya le vent le plus propice, le Zéphyre, dont le souffle puissant chantait sur la mer couleur de lie de vin. Télémaque alors, exhortant ses marins, leur ordonna de manœuvrer les agrès, et ils obéirent sitôt l'ordre entendu. Ils dressèrent le mât de sapin, le plantèrent dans le creux du coursier, l'assujettirent avec les étais, hissèrent enfin les voiles blanches avec des drisses en cuir solidement tordu. Le vent mit le souffle du feu au milieu de la voile ; le flot bouillonnant retentissait à grand bruit tout autour de l'étrave de la nef emportée, et le navire courait sur les flots en filant son chemin. Lorsqu'ils eurent cordé tous les agrès tout au long du noir et rapide vaisseau, ils dressèrent des cratères couronnés de vin et offrirent des libations aux Immortels, aux dieux qui sont toujours, mais surtout à la fille de Zeus, la déesse aux yeux pers. Durant toute la nuit et jusqu'en pleine aurore, le vaisseau continua sa route.
CHANT III
Le soleil, quittant le lac admirable, s'élançait vers le ciel de bronze pour éclairer les Immortels et les hommes mortels répandus sur la terre porteuse de froment. A ce moment, ils arrivèrent à Pylos, la citadelle bien bâtie de Nélée. Les Pyliens, sur le bord de la mer, sacrifiaient des victimes, des taureaux tout noirs, au dieu qui ébranle la terre, à Poséidon aux cheveux d'un bleu sombre. Il y avait là neuf rangées de bancs, et cinq cents personnes se trouvaient assises sur chaque rangée ; neuf taureaux avaient été offerts, un devant chaque rang. Ils en étaient à manger les viscères et à brûler les cuisses pour le dieu, lorsque les Ithaciens, se dirigeant directement sur eux, ramenèrent et carguèrent les voiles de la nef bien équilibrée, la mirent au mouillage, et enfin débarquèrent. Télémaque alors descendit du vaisseau, précédé d'Athéna. La première, Athéna, la déesse aux yeux pers, lui adressa la parole :
— Télémaque, il ne te sied plus de te montrer timide, si peu que ce soit. Tu as navigué sur la mer pour t'enquérir de ton père, savoir en quel lieu la terre le tient caché, et quel est le sort qui lui fut réservé. Va donc à présent trouver tout droit Nestor conducteur de chevaux, et sachons la pensée qu'il cache en sa poitrine. Prie-le toi-même de te parler en toute vérité ; il ne mentira point, car la sagesse la plus haute l'inspire. »
Le prudent Télémaque lui répondit alors :
— Mentor, comment l'aborderai-je et comment pourrai-je me glisser près de lui ? Je n'ai encore aucune habileté dans l'art de s'exprimer, sans compter qu'un jeune homme appréhende d'interroger un homme plus âgé. »
Athéna, la déesse aux yeux pers, lui répondit alors :
— Télémaque, tu trouveras de toi-même en ton cœur une partie de ce qu'il faut que tu dises, et une divinité t'inspirera le reste, car ce n'est point, je pense, contre le gré des dieux que tu es né et que tu as grandi. »
Ayant ainsi parlé, Athéna se mit tout aussitôt à prendre les devants. Télémaque suivit la déesse et marcha sur ses traces. Ils arrivèrent à l'endroit où siégeait l'assemblée des Pyliens, et où Nestor avec ses fils pour lors étaient assis. Autour d'eux, leurs compagnons préparaient le repas, faisant rôtir ou embrochant les viandes. Or, dès qu'on s'aperçut de ces étrangers, la foule tout entière accourut, les salua des mains et les pressa de s'asseoir.
Mais ce fut Pisistrate, un des fils de Nestor, qui s'approcha le premier. Ayant pris la main de ces deux étrangers, il leur fit une place au festin en les installant sur de douces toisons, des toisons étendues sur le sable des mers, entre son frère Thrasymède et son père. Il leur servit une portion de viscères et leur versa du vin dans une coupe d'or. Puis, levant sa coupe en l'honneur d'Athéna, il dit à cette fille de Zeus porte-égide :
— Étranger, prie d'abord Poséidon, notre roi, puisque c'est au milieu d'un festin qui lui est consacré que vous arrivez en abordant ici. Lorsque tu auras fait, comme il est d'usage, ta libation et ta prière, donne à ton ami cette coupe de vin d'une douceur de miel, afin qu'il fasse sa propre libation, car je crois qu'il convient que cet ami aussi prie les Immortels, puisque tous les hommes ont besoin des dieux. Mais, plus jeune que toi, il semble de mon âge. Aussi est-ce à toi d'abord que je vais offrir cette coupe d'or. »
Ayant ainsi parlé, il lui mit en main la coupe de vin doux. Athéna fut charmée en voyant la sagesse de cet bomme juste, qui lui avait, à elle la première, offert la coupe d'or. Aussitôt donc, elle adressa au roi Poséidon cette longue prière :
— Écoute, Poséidon, dieu qui soutiens la terre, et ne refuse pas, lorsque nous t'en prions, d'acquiescer à nos voeux ! Comble avant tout de gloire et Nestor et ses fils ; accorde ensuite à tous les autres Pyliens quelque grâce en retour de cette illustre hécatombe, et donne enfin, à Télémaque et à moi, de retourner chez nous après avoir atteint le but que nous visâmes en venant ici sur un prompt vaisseau noir. »
Tandis qu'elle priait ainsi, la déesse elle-même exauçait tous ces vœux. Elle offrit ensuite à Télémaque la belle coupe à double calice, et le fils d'Ulysse fit la même prière. Lorsqu'ils eurent rôti et retiré du feu les gros quartiers de viande, ils en firent des parts, et festoyèrent en un brillant festin. Puis, dès qu'ils eurent chassé le désir de boire et de manger, le Gérénien Nestor conducteur de chevaux fut le premier à prendre la parole :
— C'est maintenant, après qu'ils ont joui du plaisir de manger, qu'il est plus convenable d'interroger nos hôtes et de leur demander qui ils sont. — Étrangers, qui donc êtes-vous ? D'où venez-vous en naviguant sur les routes des eaux ? Est-ce en vue d'un négoce, ou bien errez-vous à l'aventure, comme font les pirates qui errent sur les mers, exposant leur vie et portant le ravage sur les côtes étrangères ? »
Le prudent Télémaque lui répondit alors avec plus de courage. Car Athéna elle-même lui avait mis au cœur un surcroît de hardiesse, pour qu'il osât, sur son père absent, interroger Nestor, et gagner chez les hommes un illustre renom.
— Nestor fils de Nélée, grande gloire achéenne, tu nous demandes d'où nous sommes. Je vais donc te le dire. Nous arrivons d'Ithaque, au pied du mont Néion, et c'est d'une affaire d'ordre personnel, et non d'ordre public, dont j'ai à te parler. Je recherche les traces du vaste renom que s'acquit mon père, désireux que je suis d'entendre parler de ce divin et endurant Ulysse, qui jadis, dit-on, combattit avec toi et détruisit la ville des Troyens. De tous les guerriers qui partirent combattre les Troyens, nous savons où chacun d'eux périt en un triste trépas. Mais le fils de Cronos a voulu que la mort de mon père nous restât inconnue. Nul ne peut exactement préciser le lieu où il périt, s'il fut dompté sur terre par des guerriers hostiles, ou s'il le fut sur mer, dans les flots d'Amphitrite. Voilà pourquoi tu me vois aujourd'hui venir à tes genoux, et te supplier de me parler de son triste trépas, si tes yeux par hasard en furent les témoins, ou si tu as entendu quelque guerrier errant t'en faire le récit, car sa mère l'a engendré pour être le plus infortuné d'entre tous les mortels. Ne m'adoucis rien, ni par égard, ni par compassion, mais raconte-moi bien ce que tes yeux ont vu. Je t'en conjure donc, si jamais mon père, le
vaillant Ulysse, t'a servi en accomplissant tout ce qu'il t'avait promis de dire ou d'entreprendre dans le pays de Troie, lorsque vous, Achéens, vous souffriez tant de maux, c'est aujourd'hui qu'il faut que tu t'en ressouviennes, en me disant toute la vérité.»
Le Gérénien Nestor conducteur de chevaux lui répondit alors :
— Ami, tu viens de me rappeler les tourments que nous. les fils des Achéens au courage obstiné, nous avons endurés en ce pays lointain, soit lorsque nous errions avec nos vaisseaux dans la brume des mers, allant piller partout où nous guidait Achille, soit aussi lorsque nous combattions autour de la grande ville du roi Priam. Là, tous les plus braves ont alors succombé. Là tomba le belliqueux Ajax ; là tomba Achille ; là tomba Patrocle égal aux dieux à l'heure du conseil ; là tomba mon fils, mon intrépide et irréprochable Antiloque, prompt à la course et hardi combattant. Et que d'autres maux n'avons-nous pas soufferts ? Quel homme mortel aurait jamais le temps de les raconter tous ? Non, pas même si tu restais cinq ou six ans à m'interroger sur tous les maux que là-bas supportèrent les divins Achéens, avant de tout savoir, tu rentrerais lassé dans la terre de tes pères. Car durant neuf ans nous n'avons cessé, pour perdre les Troyens, de leur coudre des maux, en les enveloppant dans toutes sortes de ruses, et ce n'est qu'à grand peine que le fils de Cronos nous donna d'aboutir. Là, personne n'osa jamais, pour l'ingéniosité, se déclarer ouvertement l'égal du divin Ulysse, car ton père, si véritablement tu es son rejeton, l'emportait infiniment sur tous par toutes sortes de ruses. Mais en te regardant, je me sens étonné, car tes paroles sont semblables aux siennes, et l'on ne saurait croire qu'un jeune nomme pût se servir à ce point d'un langage pareil. Là-bas, tout le temps que nous y fûmes, jamais on ne nous vit, le divin Ulysse et moi, des sentiments divisés, ni dans l'Assemblée, ni dans le Conseil ; mais, animés tous deux d'un même esprit, c'était avec la même intelligence et la même prudente volonté, que nous nous expliquions devant les Argiens, afin d'assurer tout ce qui pouvait leur être le plus avantageux. Enfin, lorsque nous eûmes mis à sac la citadelle escarpée de Priam, et que, montés sur nos vaisseaux, un dieu nous dispersa, Zeus prémédita dès lors un funeste retour pour les guerriers argiens, car tous n'étaient pas réfléchis ni justes. Aussi, nombre d'entre eux eurent à subir une destinée malheureuse, par suite du pernicieux courroux de la Vierge aux yeux pers, de cette fille d'un formidable père. Elle mit la discorde entre les deux Atrides. Ces deux héros, à la légère et contre toute décence, convoquèrent au coucher du soleil l'assemblée de tous les Achéens. Les fils des Achéens s'y rendirent alourdis par le vin. Les Atrides firent un grand discours pour expliquer pourquoi ils rassemblaient l'armée. A ce moment donc, Ménélas exhorta tous les Achéens à ne songer qu'au retour sur le vaste dos de la plaine marine. Mais ce projet ne fut aucunement du goût d'Agamemnon. Il voulait, en effet, retenir l'armée et célébrer de saintes hécatombes pour apaiser le terrible ressentiment d'Athéna. L'insensé ! il ignorait qu'il ne réussirait point à la persuader. L'esprit des dieux qui sont toujours n'est pas susceptible de changer tout à coup. Ainsi donc, les deux rois s'affrontèrent en échangeant de brutales ripostes. Les Achéens aux belles cnémides se levèrent au milieu d'un prodigieux vacarme. Ils se partagèrent entre deux résolutions. Nous passâmes la nuit à susciter au fond de nos esprits des projets malveillants les uns contre les autres, car Zeus apprêtait contre nous le fléau du malheur. Dès l'aurore, nous tirâmes nos vaisseaux dans la mer divine, et richesses et femmes aux robes qui retombent avec des plis profonds, y furent embarquées. Mais la moitié de l'armée s'obstinait à rester auprès du fils d'Atrée, Agamemnon pasteur des guerriers. Mais nous, l'autre moitié, nous étions à bord et déjà nous ramions. Nos vaisseaux voguaient avec rapidité, car un dieu avait aplani la mer aux monstrueux poissons. Parvenus à Ténédos, nous offrîmes aux dieux des sacrifices, portés par le désir de retourner chez nous. Mais Zeus ne voulait pas encore nous donner le retour. Le cruel ! il suscita pour la seconde fois une affreuse discorde. Les uns, ceux qui étaient les compagnons d'Ulysse, le chef à l'âme illuminée et aux ruses diverses, ramenèrent en arrière leurs vaisseaux roulant d'un bord à l'autre et, désireux de se rendre agréables à ce chef, revinrent auprès d'Agamemnon l'Atride. Mais moi, avec la flotte de tous mes vaisseaux, de tous ceux qui m'avaient suivi, je m'empressais de fuir, car je savais quels maux préparait un dieu. Il partit aussi le belliqueux fils de Tydée, et il entraîna ses compagnons après lui. Le blond Ménélas vint plus tard nous rejoindre. Il nous trouva dans Lesbos, comme nous délibérions sur la longueur de notre traversée. Passerions-nous à l'ouest de la rocheuse Chios, en direction de l'île de Psyria, et en gardant Chios à notre gauche ? ou bien passerions-nous à l'est de Chios, en longeant le Mimas que les vents viennent battre ? Nous demandions qu'un dieu nous fît paraître un signe. Il nous le montra, et il nous ordonna de couper vers l'Eubée par le milieu du large, afin d'échapper au plus vite au malheur. Un vent mélodieux commença de souffler, et nos vaisseaux parcoururent avec tant de vitesse les chemins poissonneux qu'ils abordèrent dans la nuit à Géreste. Là, c'est à Poséidon que nous offrîmes en grand nombre des cuisses de taureaux, pour avoir mesuré une aussi grande étendue de mer. Le quatrième jour, les compagnons du fils de Tydée, de Diomède dompteur de chevaux, arrivèrent dans Argos et mirent à la côte leurs vaisseaux bien équilibrés. Pour moi, je conduisis mes nefs jusqu'à Pylos, sans que jamais, dès le premier moment qu'un dieu le fit souffler, le bon vent mollît. C'est ainsi, cher enfant, que je revins chez moi, sans avoir rien appris ; et je ne sais pas quels sont ceux qui furent, parmi les Achéens, ou sauvés ou perdus. Mais tout ce que j'ai entendu raconter depuis que je reste tranquille en mon palais, tu le sauras comme c'est justice, et rien ne t'en sera caché. On dit que les Myrmidons aux lances frénétiques eurent un heureux retour, sous la conduite du brillant fils d'Achille au valeureux courage. Philoctète aussi, le fils illustre de Péeas, eut un heureux retour. Idoménée a reconduit en Crète tous ceux de ses hommes que la guerre épargna ; la mer ne lui en prit aucun. Quant au fils d'Atrée, vous savez comme nous, si loin que vous soyez, comment il revint, et comment Égisthe lui avait préparé un trépas lamentable. Mais il a lamentablement payé pour son forfait. Heureux est l'homme qui laisse un fils après sa mort ! Ce fut, en effet, le fils d'Agamemnon qui fit payer au perfide Égisthe le meurtre de son père, de l'illustre père qu'Égisthe égorgea. Toi aussi, mon ami, bel et grand comme je te vois, sois vaillant pour qu'un jour un de nos descendants fasse aussi ton éloge ! »
Le prudent Télémaque lui répondit alors :
— Nestor fils de Nélée, grande gloire achéenne, ce fils en vérité a bien vengé son père, et les Achéens lui décerneront une si grande gloire, qu'elle atteindra ceux qui viendront après nous. Ah ! si les dieux m'avaient donné, comme à lui, la possibilité de tirer vengeance de la cruelle audace de ces prétendants, dont l'insolence concerte contre moi des actes insensés ! Mais les dieux ne nous ont pas, à mon père et à moi, filé ce bonheur. Il faut donc aujourd'hui me résigner à tout. »
Le Gérénien Nestor conducteur de chevaux lui répondit alors :
— Ami, puisque tu m'as fait souvenir de tes maux et que tu m'en as parlé, on dit que, pour l'amour de ta mère, de nombreux prétendants occupent ton palais contre ta volonté, et concertent ta ruine. Dis-moi d'abord si c'est de plein gré que tu te laisses asservir, ou si, dans ton pays, tes peuples te haïssent pour obéir à l'oracle d'un dieu ? Qui sait si, un jour, ton père ne viendra pas faire payer leurs violences, soit qu'il arrive seul, soit accompagné de tous les Achéens ! Puisse Athéna aux yeux pers consentir à t'aimer, comme elle choyait jadis le glorieux Ulysse au pays des Troyens, lorsque nous, Achéens, nous souffrions tant de maux, car je n'ai jamais vu les dieux chérir un mortel aussi ouvertement que Pallas Athéna se plaisait à le faire en secondant ouvertement ton père ! Ah ! si elle consentait à t'aimer autant et à te porter en son cœur un égal intérêt, tous ces prétendants auraient tôt fait d'oublier leur hymen ! »
Le prudent Télémaque lui répondit alors :
— Vieillard, je ne crois pas que ton vœu s'accomplisse jamais, car tu viens de parler d'une chose impossible. J'en suis tout étonné.
Non, je n'ose espérer que ce bonheur arrive, lors même que les dieux voudraient y consentir ! »
Athéna, la déesse aux yeux pers, lui répondit alors :
— Télémaque, quelle parole a fui la barrière de tes dents ! Un dieu, quand il le veut, peut aisément sauver un mortel aussi loin qu'il se trouve. Pour moi, j'aimerais mieux souffrir de mille maux avant d'entrer chez moi et de voir le jour de mon retour, plutôt que d'arriver au sein de mon foyer, pour y périr comme a péri Agamemnon, en tombant dans le piège que lui tendirent Égisthe et son épouse. La mort toutefois est notre lot commun, et les dieux mêmes ne peuvent pas l'écarter de celui qu'ils chérissent, quand vient à s'emparer de lui le Génie pernicieux du raidissant trépas.»
Le prudent Télémaque lui répondit alors :
— Mentor, ne parlons plus de ces choses, quelque chagrin que nous ayons ! Il n'est plus pour mon père de retour assuré, car les Immortels ont déjà concerté son trépas et l'ont livré au Génie ténébreux de la mort. Mais je veux aujourd'hui m'enquérir d'un tout autre sujet, et questionner Nestor, puisqu'il l'emporte sur tous en justice et sagesse. On dit, en effet, qu'il a régné sur trois générations d'hommes ; aussi, lorsque je le regarde, crois-je apercevoir un des Immortels — Nestor fils de Nélée, dis-moi donc toute la vérité. Comment mourut l'Atride Agamemnon aux pouvoirs étendus ? Où était Ménélas ? Quel funeste trépas lui prépara la perfidie d'Égisthe, pour égorger un héros bien autrement plus belliqueux que lui ? Ménélas était-il absent d'Argos d'Achaïe ? Errait-il quelque part dans le monde des hommes, et Égisthe ne fut-il pas ainsi plus résolu au crime ! »
Le Gérénien Nestor conducteur de chevaux lui répondit alors :
— Oui, mon enfant, je te dirai toute la vérité. Certes, tu devines toi-même ce qui se fût passé, si le blond Ménélas, à son retour de Troie, eût trouvé dans le palais de l'Atride, Égisthe encore en vie ! Après son trépas, les Achéens n'auraient pas accumulé de la terre entassée ; mais les chiens et les oiseaux l'eussent déchiqueté, étendu dans la plaine, bien loin de la cité, et pas une Achéenne n'eût osé le pleurer, car il avait machiné un trop horrible forfait. Tandis que nous, en effet, nous restions là-bas à soutenir de nombreux combats, lui, tranquille au fond de l'Argolide nourricière de chevaux, séduisait à force de paroles l'épouse d'Agamemnon. La divine Clytemnestre se refusa d'abord à toute œuvre de honte, car elle s'abandonnait à ses bons sentiments. Auprès d'elle aussi, se tenait l'aède que l'Atride, en partant pour Troie, avait tant adjuré de surveiller sa femme. Mais, lorsque le destin des dieux l'enchaîna et voulut l'asservir, Égisthe transporta l'aède sur un îlot désert et le laissa devenir la pâture et la proie des oiseaux. Égisthe alors, bon gré contre bon gré, l'emmena dans sa propre demeure. Il brûla les cuisses de maintes victimes sur les autels sacrés des dieux, offrit maintes offrandes en suspendant des tissus et des ors, pour prix du grand exploit qu'il venait d'accomplir et que son cœur n'osait pas espérer. Pendant ce temps, le fils d'Atrée et moi, nous revenions de Troie en naviguant ensemble, unis l'un à l'autre par des liens d'amitié. Mais, lorsque nous arrivâmes au Sounion sacré, promontoire de l'Attique, là, Phoebos Apollon, en le frappant de ses traits les plus doux, tua le pilote de Ménélas, Phrontis fils d'Onétor, comme il tenait en mains le gouvernail du vaisseau qui voguait, Phrontis, qui n'avait pas son égal dans toutes les races des hommes pour gouverner une nef, lorsque les bourrasques venaient à l'assaillir. Et ce fut ainsi que Ménélas, si pressé qu'il fût de poursuivre sa route, se vit retenir là pour ensevelir son compagnon et l'honorer des suprêmes honneurs. Mais quand, repartant avec ses vaisseaux creux sur la mer couleur de lie de vin, Ménélas atteignit en voguant le promontoire escarpé de Malée, Zeus au vaste regard lui prépara un horrible trajet. Il déchaîna les souffles des vents retentissants, et fit s'enfler des vagues prodigieuses, pareilles à des montagnes. Là, après avoir coupé en deux sa flotte, Zeus en dirigea une partie vers la Crète, sur la côte habitée par les Sido-niens, aux environs du lit de l'Iardanos. Or, il est, aux confins de Gortyne, un roc uni qui s'avance dans la brume des mers et tombe à pic dans le flot ; là, le Notos chasse de grandes vagues contre le petit cap qui regarde, à gauche, la ville de Phaestos, et ce petit rocher tient tête aux grandes vagues. C'est là que vinrent échouer les vaisseaux ; les hommes n'échappèrent qu'à grand peine à la mort ; mais les flots brisèrent les nefs sur les écueils. Les cinq autres vaisseaux à la proue d'un bleu sombre furent poussés vers l'Égypte par le vent et la houle. Et c'est ainsi qu'en ces régions, amassant des vivres et de l'or en quantité, Ménélas croisa sur ses vaisseaux en errant chez des hommes au langage étranger. Pendant ce temps, Égisthe méditait en son propre pays des crimes éhontés. Il égorgea l'Atride et asservit le peuple. Durant sept ans, il régna sur Mycènes où l'or surabonde. Mais au cours de la huitième année, le divin Oreste survint pour son malheur. Il revenait d'Athènes, quand il tua le perfide Égisthe, le meurtrier de son père, de l'illustre père qu'Égisthe égorgea. Après l'avoir tué, il offrit aux Argiens le repas des funérailles de cette odieuse mère et de ce lâche Égisthe. Le même jour, Ménélas vaillant au cri de guerre arriva, amenant une ample cargaison de richesses, autant que ses vaisseaux pouvaient en mettre en charge. Toi donc, ami, n'erre pas trop longtemps loin de tes demeures, abandonnant tes biens et laissant au sein de ton palais des hommes que possède une telle insolence. Crains qu'ils ne mangent tout ton patrimoine en se le partageant, et que tu ne fasses un voyage inutile. Je t'engage pourtant et je t'exhorte à te rendre auprès de Ménélas. C'est lui qui est arrivé le dernier de ces lointains parages, de chez ces peuples, d'où le cœur d'un homme n'espère plus revenir, une
fois que les tempêtes l'ont égaré sur une mer aussi vaste, et d'où les oiseaux mêmes, dans une même année, ne pourraient pas retourner, tant cette étendue est grande et redoutable. Pars donc aujourd'hui avec tes vaisseaux et tes compagnons. Mais si tu préfères voyager par terre, j'ai char et chevaux à ta disposition ; mes fils aussi sont à tes ordres ; ils t'accompagneront jusque dans la divine Lacédémone. chez le blond Ménélas. Prie-le toi-même de te parler en toute vérité ; il ne mentira point, car la sagesse la plus haute l'inspire.»
Ainsi parla-t-il. Le soleil s'enfonça et après lui l'obscurité survint. Amena, la déesse aux yeux pers, lui dit alors :
— Vieillard, tu viens de parler comme il sied de le faire. Mais allons ! coupez les langues des victimes, mélangez le vin, afin qu'après avoir fait des libations à Poséidon et aux autres dieux immortels, nous puissions songer à nous coucher. Il en est temps, car déjà la lumière vient de passer sous le couchant brumeux. Nous ne devons pas nous attarder plus longtemps au festin des dieux ; il faut se retirer.»
Ainsi parla la fille de Zeus, et ceux qui l'écoutaient obéirent à sa voix. Les hérauts leur versèrent de l'eau sur les mains. Des jeunes gens couronnèrent les cratères de boisson, servirent à boire à tous, ayant offert aux dieux le prime honneur des coupes. Ils jetèrent les langues dans le feu et, debout, chacun fit une libation. Lorsqu'ils eurent achevé de faire des libations et bu au gré du désir de leur cœur, Athéna ainsi que Télémaque beau comme un dieu s'apprêtaient tous les deux à retourner à bord de leur nef creuse. Mais Nestor, avec des mots pressants, voulut les retenir :
— Que Zeus et tous les dieux immortels m'épargnent cet affront ! Ne me quittez point pour regagner votre vaisseau rapide, comme vous quitteriez un pauvre hère si démuni de tout, qu'il n aurait, au sein de sa demeure, ni manteaux ni assez de couvertures pour se coucher lui-même et pour coucher ses hôtes autrement qu'à la dure. Par contre, j'ai chez moi des manteaux et de telles couvertures. Non certes, jamais le cher fils d'un héros tel qu'Ulysse ne couchera sur le pont d'un navire, tant que moi je vivrai, et qu'après moi des enfants resteront au sein de mon palais pour héberger les hôtes qui viendront sous mon toit ! »
Athéna, la déesse aux yeux pers, lui répondit alors :
— C'est sagement, cher vieillard, que tu viens de parler, et il convient que Télémaque t'obéisse, car c'est là de beaucoup le plus sage parti. Qu'il te suive donc pour dormir sous ton toit. Quant à moi, je retourne sur notre nef noire, encourager nos gens et leur donner mes ordres. Je me flatte d'être le seul homme mûr qui soit au milieu d'eux ; les autres sont plus jeunes, et ne nous ont suivis que par pure amitié ; tous sont du même âge que Télémaque. Permets donc que j'aille pour ce soir dormir à bord de mon creux vaisseau noir. Mais demain, dès l'aurore, je partirai chez les vaillants Caucônes, où une créance m'est due, une créance qui n'est pas d'aujourd'hui et qui n'est pas modique. Pour toi, puisque Télémaque est entré sous ton toit, envoie-le sur un char avec un de tes fils, et donne-lui ceux de tes chevaux les plus lestes à la course et les plus vigoureux. »
Ayant ainsi parlé, Athéna aux yeux pers disparut, après avoir pris la forme d'une orfraie. La stupeur s'empara de tous ceux qui la virent. Le vieillard s'étonna du prodige que ses yeux avaient vu. Il prit la main de Télémaque, lui adressa la parole et dit en le nommant :
— O mon ami, je ne crains pas que tu sois jamais lâche et pusillanime, puisque, si jeune encore, tu as déjà les dieux pour conducteurs ! Ce n'était point, en effet, quelque autre habitant des demeures de l'Olympe, mais c'était la fille de Zeus, Trito-génie meneuse de butin, qui honorait aussi ton noble père de préférence à tous les Argiens. — Reine, sois-nous donc propice et accorde-moi un noble renom, à moi, à mes enfants et à ma digne compagne ! Je t'immolerai en retour une génisse d'un an, au large entre-oeil, une bête indomptée qu'aucun homme encore n'a mise sous le joug : je te l'immolerai après avoir doré le pourtour de ses cornes. »
Il dit, et Pallas Athéna entendit sa prière. Le Gérénien Nestor conducteur de chevaux, précédant ses fils et ses gendres, les conduisit alors dans ses belles demeures. Lorsqu'ils furent arrivés dans la très illustre demeure de ce roi, ils prirent place, les uns à la suite des autres, sur des fauteuils ainsi que sur des chaises. Le vieillard alors, en l'honneur de ses hôtes, mêla dans un cratère le plus doux de ses vins, un vin gardé depuis onze ans dans une amphore que l'intendante ouvrit en détachant la coiffe. Le vieillard mêla ce vin dans un cratère : puis, faisant sa libation, il adressa à la fille de Zeus porte-égide, à Pallas Athéna, une longue prière. Lorsqu'ils eurent achevé leurs offrandes et bu au gré du désir de leur cœur, sentant alors le besoin du sommeil, ils se retirèrent chacun dans son logis. Quant à Télémaque fils du divin Ulysse, le Gérénien Nestor conducteur de chevaux le fit coucher chez lui, sur un lit ajouré qu'on avait étendu sous le portique sonore. Auprès de Télémaque, il fit coucher l'entraîneur de guerriers. Pisistrate à la pique de frêne, le seul de ses enfants qui restait au palais sans être marié. Nestor alla dormir au fond de sa haute demeure, où son épouse et reine lui avait préparé le lit et le coucher.
Dès que parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, le Gérénien Nestor conducteur de chevaux s'élança de sa couche, sortit de son palais et vint s'asseoir sur les pierres polies, manches, luisantes et comme frottées d huile, qui se trouvaient en avant des portes élevées.
C'était sur elles, autrefois, que s'asseyait Nélée dont la prudence l'égalait aux dieux. Mais, dompté par le Destin, il était déjà descendu chez Hadès. Le Gérénien Nestor, bon vent des Achéens, tenant le sceptre en main, y siégeait à son tour. Autour de lui se rassembla, au sortir de leurs chambres, la troupe de ses fils : Échéphron et Stratios, Persée, Arétos et Thrasymède comparable à un dieu. Le sixième, le héros Pisistrate, vint ensuite auprès d'eux. Ils amenèrent Télémaque comparable à un dieu et le firent asseoir à côté du vieillard. Le Gérénien Nestor conducteur de chevaux fut le premier à prendre la parole :
— Hâtez-vous, mes enfants, d'exécuter mon vœu, afin qu'avant toutes les autres divinités, je me rende propice la déesse Athéna, qui est venue se manifester à moi, au cours du plantureux festin de notre dieu. Mais allons ! que l'un de vous descende dans la plaine chercher une génisse ; qu'il l'amène au plus vite et qu'un bouvier la presse. Qu'un autre se rende auprès du noir vaisseau de Télémaque au valeureux courage ; qu'il conduise ici tous ses compagnons et n'en laisse que deux. Qu'un troisième enfin, aille ordonner au doreur Laercès de venir ici, afin de dorer le pourtour des cornes de la génisse. Quant à vous autres, restez tous au logis, et dites aux servantes qui sont à l'intérieur, de pourvoir aux apprêts d'un festin dans mes illustres demeures, et d'apporter des sièges, du bois et de l'eau transparente. »
Ainsi parla-t-il, et chacun s'empressa. La génisse arriva de la plaine ; les compagnons de Télémaque au grand cœur arrivèrent du vaisseau rapide et bien équilibré. L'orfèvre arriva portant en ses mains les outils de bronze, instruments de son art : le marteau, l'enclume et les belles tenailles qui lui servaient à travailler l'or. Athéna vint aussi au-devant de l'offrande, et le Gérénien Nestor conducteur de chevaux fit don de l'or. L'orfèvre, après l'avoir façonné, en dora le pourtour des cornes de la génisse, afin que la déesse eût du plaisir à voir cette parure. Stratios et le divin Échéphron firent avancer la génisse en la tenant par les cornes. Dans un bassin orné de fleurs ciselées, Arétos apporta du cellier l'eau lustrale ; son autre main tenait une corbeille pleine d'orge mondé. Le belliqueux Thrasymède, la main munie d'une hache affilée, se tenait debout auprès de la génisse et prêt à la frapper. Persée portait le vase à recevoir le sang. Le Gérénien Nestor conducteur de chevaux commença par les rites de l'eau lustrale et de l'orge mondé ; il fit ensuite à Pallas une longue prière, en jetant dans le feu, prémices du sacrifice, les poils de la tête. Alors, dès qu'ils eurent prié et répandu les grains d'orge mondé, le fils de Nestor, le bouillant Thrasymède, s'approcha et frappa la victime. La hache coupa les tendons du cou, et rompit l'ardeur de la génisse. A ce moment, éclata la sainte clameur des filles, des brus et de la digne compagne de Nestor, Eurydice, la plus âgée des filles de Clymène. Les fils et les gendres soulevèrent et maintinrent au-dessus de la terre aux larges chemins, la tête de la bête. Pisistrate alors, l'entraîneur de guerriers, l'égorgea. Dès que le sang noir eut fini de couler et que la vie eut abandonné ses os, ils s'empressèrent de dépecer la victime et de détacher, conformément aux rites, les cuisses tout entières ; ils les enveloppèrent d'une couche de graisse sur l'une et l'autre face, et placèrent sur elles des morceaux de chair vive. Le vieillard les brûla sur du bois fendu, et répandit sur elles du vin couleur de feu. A ses côtés, les jeunes gens tenaient des brochettes à cinq branches. Aussitôt que les cuisses furent consumées et que les viscères eurent été mangés, ils découpèrent en menus morceaux le reste de la bête, les embrochèrent et les firent rôtir au bout des longues broches qu'ils tenaient en leurs mains. Pendant ce temps, la belle Polycaste avait donné un bain à Télémaque : c'était la moins âgée des filles de Nestor fils de Nélée. Après l'avoir baigné et frotté d'huile fine, elle jeta sur lui un beau manteau ainsi qu'une tunique. Il sortit du bain avec une allure digne d'un Immortel, puis il vint prendre siège auprès de Nestor pasteur des guerriers. Lorsqu'ils eurent rôti et retiré du feu les gros quartiers de viande, ce fut le moment clé s'asseoir au festin. Les nobles échansons veillaient à leur verser du vin dans des coupes d'or. Aussitôt qu'ils eurent chassé le désir de boire et de manger, le Gérénien Nestor conducteur de chevaux fut le premier à prendre la parole :
— Allons ! mes enfants, amenez pour Télémaque et attelez à leur char les chevaux à belle robe, et qu'il se mette en route ! »
Ainsi parla-t-il et ses enfants l'écoutèrent et lui obéirent avec empressement. Sur-le-champ, ils attelèrent à leur char les rapides chevaux. L'intendante y déposa le pain, le vin, les mets dont s'alimentent les rois nourrissons de Zeus. Télémaque enfin monta sur le beau char. A ses côtés, Pisistrate, l'entraîneur de guerriers, monta aussi sur le char. Il prit les rênes en mains, donna d'un coup de fouet le signal de l'élan, et les deux chevaux s'envolèrent de bon cœur dans la plaine, laissant la citadelle escarpée de Pylos. Tout le reste du jour, ils secouèrent le joug qui portait sur leur nuque.
Le soleil s'enfonçait et l'obscurité couvrait tous les chemins, lorsqu'ils parvinrent à Phères, dans la maison de Dioclès, fils d'Orsiloque qui eut pour père Alphée. Ils y passèrent la nuit, et Dioclès leur offrit les présents de l'accueil. Mais lorsque parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, ils attelèrent leurs chevaux et montèrent sur le char brillamment décoré ; ils le poussèrent hors de la porte et du portique sonore. Pisistrate alors donna d'un coup de fouet le signal de l'élan, et les deux chevaux de bon cœur s'envolèrent. Ils entrèrent dans la plaine porteuse de froment, et là, les deux voyageurs eurent tôt fait d'achever leur chemin, tant les chevaux les emportaient avec rapidité. Le soleil s'enfonçait et l'obscurité couvrait tous les chemins.
CHANT IV
Ils arrivèrent dans le pays encaissé de Lacédémone aux ravins profonds, et ils poussèrent tout droit vers le palais du glorieux Ménélas. Ils le trouvèrent offrant dans sa demeure à de nombreux parents, le repas des noces de son fils et de sa noble fille. Ménélas allait envoyer sa fille au fils d'Achille briseur d'hommes. C'était à Troie que Ménélas avait tout d abord promis et juré de la lui donner, et les dieux alors parachevaient cet hymen. Il allait donc, avec chevaux et chars, l'envoyer dans l'illustre cité des Myrmidons, sur lesquels régnait le fiancé. Pour son fils, Ménélas avait choisi dans Sparte la fille d Alector, et ce fils, le fort Mégapenthès, lui était né sur le tard d'une esclave.
Les dieux, en effet, ne donnaient plus aucune autre descendance à Hélène, après qu'elle eut mis au monde la charmante Hermione, aussi belle qu'Aphrodite d'or. Ainsi donc, dans le grand palais à la haute toiture, voisins et parents du glorieux Ménélas festoyaient et se réjouissaient. Au milieu d'eux, chantait un aède divin en jouant de la lyre, et deux bateleurs, dès que le chant préludait, pirouettaient au milieu des convives.
A ce moment, le héros Télémaque et le brillant fils de Nestor, s'arrê-taient tous les deux avec leur attelage, devant les portes du palais. Comme il en sortait, le noble Étéonée, diligent serviteur du glorieux Ménélas, les aperçut. Il revint aussitôt à travers les demeures en porter la nouvelle au pasteur de ces peuples. S'arrêtant près de lui, il dit ces mots ailés :
— Deux étrangers sont ici, Ménélas nourrisson de Zeus, deux hommes en qui se reconnaît la race du grand Zeus. Allons ! dis-moi si nous devons dételer leurs rapides chevaux, ou s'il faut les adresser ailleurs, chez quelqu'un qui leur soit d'un accueil amical. »
Violemment irrité, le blond Ménélas lui répondit alors :
— Tu n'étais pas un sot jusqu'ici, Étéonée fils de Boéthos. Mais voici qu'aujourd'hui, comme un enfant, tu ne dis que sottises. Que de fois, avant de revenir ici, n'avons-nous pas tous les deux mangé chez d'autres hommes le pain de l'hospitalité ! Puisse Zeus nous garder désormais d'une nouvelle infortune ! Va donc détacher les chevaux de ces hôtes, et introduis-les pour que nous les régalions ! »
Ainsi parla-t-il. Étéonée s'élança à travers le palais et ordonna à d’autres diligents serviteurs de l'accompagner. Tous ceux-ci alors dételèrent les coursiers qui écumaient sous le joug, les attachèrent aux crèches des chevaux, leur jetèrent de l'épeautre mélangé d'orge blanche, et appuyèrent le char sur le mur éclatant qui fait face à l'entrée. Ils introduisirent ensuite les hôtes dans le divin palais, et les deux étrangers s'émerveillaient en voyant la demeure du roi nourri par Zeus, car le palais à la haute toiture du glorieux Ménélas resplendissait d'un éclat comparable à celui du soleil, ou celui de la lune. Lorsque leurs yeux se furent assez charmés de ce qu'ils apercevaient, ils allèrent se baigner dans les cuves polies. Dès que les femmes les eurent baignés, frottés d'huile, revêtus de tuniques et de manteaux laineux, ils vinrent s'asseoir sur des fauteuils, près de l'Atride Ménélas. Une servante alors, apportant une belle aiguière en or, leur versa de l'eau sur un bassin d'argent pour se laver les mains, et allongea près d'eux une table polie. La vénérable intendante apporta le pain, le mit auprès d'eux et plaça sur la table toutes sortes de mets, faisant largesse de toutes ses réserves. Un écuyer tranchant souleva des plateaux de viandes assorties, les mit auprès d'eux, et devant eux plaça des coupes d'or. Le blond Ménélas les salua de la main et leur dit ces paroles :
— Prenez du pain et réjouissez-vous ! Puis, le repas achevé, nous vous interrogerons pour savoir qui vous êtes. La race de vos pères n'a pas dégénéré, puisque vous êtes des hommes de la race des rois qui sont nourris par Zeus et qui portent le sceptre. Jamais gens de basse origine ne sauraient engendrer des enfants tels que vous. »
Ainsi parla-t-il, et il prit dans ses mains et plaça devant eux une grosse échine de bœuf rôti : c'était la part d'honneur qu'on lui avait offerte. Sur les mets préparés et servis devant eux, les convives alors étendirent les mains. Aussitôt qu'ils eurent chassé le désir de boire et de manger, Télémaque adressa la parole au fils de Nestor, en penchant la tête auprès de son oreille, afin de n'être pas entendu par les autres :
— Vois, fils de Nestor, si cher à mon cœur, vois de quels éclairs resplendissent à travers ces sonores demeures, le bronze, l'or, l'électron, l'argent et l'ivoire. Tel doit aussi briller l'intérieur du palais de Zeus Olympien, tant il se trouve ici d'indicibles merveilles, et j'en suis à les voir saisi d'étonnement.»
Le blond Ménélas comprit ce qu'il disait. Prenant alors la parole, il dit ces mots ailés :
— Chers enfants, nul parmi les mortels ne saurait certes le disputer à Zeus, car ses palais et ses biens sont impérissables. Mais parmi les hommes, j'ignore s'il en est un, ou s'il n'en est aucun, qui puisse avec moi rivaliser de richesses. En tout cas, j'ai beaucoup souffert et j'ai beaucoup erré pour les amener à bord de mes vaisseaux, et j'ai mis nuit ans à revenir ici. En errant, je suis allé dans Chypre et dans la Phénicie ; j'ai visité les Égyptiens, les Ethiopiens, les Sidoniens, les Érembes, et j'ai même parcouru la Libye, où les agneaux ont des cornes aussitôt qu'ils sont nés, et où les brebis mettent bas trois fois au cours de l'an. Là, ni maître ni berger ne manquent de fromage, de viande et de bon lait, car les brebis, durant toute l'année, ne cessent pas de s'offrir à la traite. Or, tandis que j'errais autour de ces contrées, en amassant quantité de ressources, un misérable égorgea traîtreusement mon frère sans qu'il s'y attendît, grâce à la ruse d'une femme perdue. Aussi est-ce sans joie que je règne sur toutes ces richesses. Vos pères, quels qu'ils soient, ont dû vous conter ces désastres. J'ai, en effet, souffert de bien les maux ; j'ai perdu une maison qui était habitée par beaucoup d'êtres chers, et qui renfermait d'abondantes et précieuses richesses. Ah ! plût au ciel que j'eusse toujours, en n'ayant seulement que le tiers de ces biens, habité ma maison, et que fussent en vie tous les guerriers qui tombèrent alors dans la vaste Troade, loin d'Argos nourricière de chevaux ! Sur eux tous, je pleure et me lamente, et c'est souvent, assis au fond de mon palais, que parfois je gémis pour soulager mon cœur, et que parfois j'arrête mes sanglots, car on se lasse vite de la plainte qui glace. Mais, quel que soit mon chagrin, je ne pleure pas autant sur eux tous que sur un seul, dont la pensée me fait prendre en horreur sommeil et nourriture. Aucun des Achéens ne souffrit, en effet, autant de maux qu'Ulysse en a soufferts et en a supportés. Il était donc destiné aux souffrances, comme moi je le fus à l'intolérable et constante douleur que j'endure pour lui du fait de son absence si longtemps prolongée. Nous ne savons pas s'il vit ou s'il est mort. Sur lui aussi doivent pleurer sans doute le vieux Laërte, la sage Pénélope, et Télémaque qu'il dut, à peine né, laisser en sa demeure.»
Ainsi parla-t-il, et le regret de son père fit pleurer Télémaque. Des larmes coulèrent de ses yeux sur le sol, lorsqu'il entendit parler de cet absent. De ses deux mains, il prit son manteau pourpre et s'en couvrit les yeux. Ménélas comprit, et se demanda en son âme et son cœur, s'il allait le laisser se souvenir de son père, ou s'il fallait d'abord l'interroger et l'éprouver en tout. Comme il roulait ces pensées en son âme et son cœur, Hélène sortit de sa chambre odorante, haute de plafond ; on eût dit à la voir Artémis aux traits d'or. Adrasté, qui entrait avec elle, lui disposa un fauteuil ouvragé. Alcippé apportait un doux tapis de laine, et Phylo apportait une corbeille d'argent, qu'Alcandra, l'épouse de Polybe, avait offerte à Hélène. Polybe habitait dans la Thèbes d'Égypte, où les plus grands trésors s'entassent dans les maisons. Il avait fait présent à Ménélas de deux baignoires en argent, de deux trépieds et de dix talents d'or. De son côté, son épouse Alcandra avait offert à Hélène de magnifiques dons ; elle lui avait donné une quenouille d'or, une corbeille à roulettes, corbeille en argent et munie sur les bords d'une lisière d'or. C'était cette corbeille que Phylo, la servante, venait en l'apportant de placer près d'Hélène ; elle était bourrée d'écheveaux bien filés, et la quenouille, chargée d'une laine violette, s'allongeait par-dessus. Hélène s'assit sur le fauteuil, reposa ses pieds sur le tabouret, et se mit aussitôt à s informer de tout auprès de son mari :
— Savons-nous, Ménélas nourrisson de Zeus, quels hommes se nattent d'être ces étrangers venus en nos demeures ? Vais-je me tromper ou dire la vérité ? Mon coeur toutefois me pousse à me livrer. Eh bien ! j'affirme que je n'ai jamais vu — et j'en suis à le voir saisie d'étonnement — un homme ou une femme m'offrir l'image d'une si parfaite ressemblance que celle que m'offre cet hôte avec le fils du magnanime Ulysse, avec Télémaque, que ce héros dut, à peine né, laisser en sa demeure, lorsque vous, Achéens, vous partîtes pour Troie, engager sous ses murs une guerre intrépide ! »
Le blond Ménélas lui répondit et dit :
— J'ai comme toi, ma femme, le même sentiment, et je suis frappé de cette ressemblance ; ce sont ses pieds, ses mains, les éclairs de ses yeux, sa tête et, sur son front, la même chevelure.
Et quand tout à l'heure, en parlant d'Ulysse, je rappelais combien ce malheureux avait pour moi souffert, des larmes amères coulèrent sous ses sourcils, et de son manteau pourpre il se couvrit les yeux. »
Pisistrate, le fils de Nestor, lui répondit alors :
— Atride Ménélas, nourrisson de Zeus, entraîneur de guerriers, cet hôte est vraiment, comme tu le dis, le fils d'Ulysse. Mais il est réservé, et il craint en son cœur, en venant ici pour la première fois, de proférer devant toi d'aventureux propos, lorsque ta voix nous charme comme celle d'un dieu. Quant à moi, c'est le Gérénien Nestor conducteur de chevaux, qui m'a chargé d'accompagner et de guider Télémaque, qui désirait te voir, afin que tu lui donnes conseil ou assistance. Le fils d'un père absent a beaucoup à souffrir au fond de sa demeure, lorsqu'il y reste sans autres défenseurs. Tel est à présent le sort de Télémaque. Son père est absent, et il n'a personne parmi ceux de son peuple pour le protéger contre le malheur. »
Le blond Ménélas lui répondit et dit :
— Eh quoi ! il est donc vraiment venu dans mon palais, le fils de 1'homme qui m'était si cher et qui pour moi supporta tant de luttes ! Je m'étais promis, lors de son arrivée, de l'accueillir avec une amitié qui dépasserait celle que j'aurais prodiguée aux autres Argiens, si l'Olympien, Zeus au vaste regard, nous avait à tous deux accordé de repasser la mer sur nos nefs rapides et de rentrer chez nous. Je l'aurais fait habiter une ville d'Argos ; je lui aurais construit une demeure, et je l'aurais ramené d'Ithaque avec ses biens, son fils et tout son peuple. J'aurais pour eux dépeuplé une ville, une de ces villes qui nous sont adjacentes et qui restent soumises à mon autorité. Étant ainsi voisins, nous aurions pu souvent nous fréquenter ; aucun dissentiment ne serait venu brouiller notre accord et troubler notre joie, jusqu'au jour où le sombre nuage de la mort nous eût enveloppés. Mais il devait nous envier ce bonheur, le dieu qui voulut priver du retour ce seul infortuné ! »
Ainsi parla-t-il, et il fit naître en tous le désir de gémir. Elle se mit à pleurer Hélène d'Argos, cette fille de Zeus. Télémaque aussi se mit à pleurer, ainsi que l'Atride Ménélas. Le fils de Nestor ne put pas non plus garder les yeux sans larmes, car il se souvenait dans le fond de son cœur de l'irréprochable Antiloque, que le fils glorieux de l'éclatante Aurore lui avait abattu. Plein de ce souvenir, il dit à Ménélas ces paroles ailées :
— Atride, le vieux Nestor déclarait que tu étais le plus sensé des mortels, chaque fois que nous parlions de toi au fond de son palais, et que 1'un et l'autre nous nous interrogions. Mais aujourd'hui, si la chose est possible, écoute-moi. Je ne trouve aucun charme à pleurer, lorsqu'on vient de prendre son repas. Demain aussi la fille du matin, l'Aurore apparaîtra, et je n'aurai alors aucune réserve à faire, si l'on pleure sur la mort de ceux qui ont achevé leur destin. Je sais bien que le seul hommage que nous puissions rendre aux misérables mortels est de couper nos cheveux et de laisser tomber nos larmes sur les joues. Moi aussi, j'ai perdu mon frère ; il n était pas le plus lâche parmi les Argiens. Tu dois le savoir, car je ne l'ai, quant à moi, jamais vu, ni jamais rencontré. Mais on dit qu'Antiloque était, plus qu'aucun autre, rapide à la course et vaillant au combat. »
Le blond Ménélas lui répondit et dit :
— Ami, tu as dit tout ce que dirait et ferait un nomme sensé et plus âgé que toi. Étant né d'un tel père, tu ne peux prononcer que de sages paroles. On reconnaît sans peine la descendance de l'homme à qui le Cronide fila un destin de bonheur, allant de son mariage à sa progéniture, un destin pareil à celui qu'il départit à Nestor, du commencement à la fin de ses jours, en lui accordant de vivre sous son toit au sein de l'abondance, et d'obtenir des fils qui soient sages et hardis sous les armes. Cessons donc, quant à nous, de verser les pleurs qu'il nous arriva jusqu'ici de répandre ; souvenons-nous derechef qu'il est temps de souper, et qu'on nous verse de l'eau sur les mains. Demain, dès l'aurore, nous pourrons encore, Télémaque et moi, avoir des entretiens et converser ensemble.»
Ainsi parla-t-il, et Asphalion, diligent serviteur du glorieux Ménélas, versa l'eau sur leurs mains. Dès lors, sur les mets préparés et servis devant eux, ils étendirent les mains.
A ce moment, Hélène née de Zeus prit un autre parti. Dans le vin du cratère où ils puisaient à boire, elle jeta soudain une potion qui calmait et douleur et colère, et qui donnait l'oubli de tous les maux. Quiconque en avalait, lorsqu'elle était mêlée dans le cratère, ne laissait pas tomber de tout un jour une larme sur ses joues, quand même seraient morts et sa mère et son père, quand même son frère ou son fils chéri auraient été par le bronze égorgés devant lui, et sous ses propres yeux. Cette ingénieuse et salutaire potion, la fille de Zeus l'avait reçue de Polydamnas, épouse de Thoon. Elle habitait l'Égypte, dans ce pays où la terre produit avec le blé une foule de simples, dont les nombreux mélanges sont tantôt salutaires et tantôt pernicieux. Tous les hommes y sont, plus que partout ailleurs, d'habiles médecins, car ils sont descendants de Paeon. Dès qu'elle eut jeté sa potion dans le vin, et ordonné qu'on versât le breuvage, Hélène reprit la parole et répondit ces mots :
— Atride Ménélas, nourrisson de Zeus, et vous aussi, fils de nobles pères — car un dieu, Zeus qui peut tout, dispense tour à tour à chacun le bien comme le mal — participez, assis en nos demeures, à la joie du festin et prenez plaisir à mes paroles, car je vais vous narrer un récit opportun. Je ne saurais vous dire ni vous énumérer tous les exploits d'Ulysse au cœur plein d'endurance. Mais je veux rappeler le haut fait que cet homme obstiné accomplit et osa dans le pays de Troie, lorsque vous, Achéens, vous souffriez tant de maux. Il se meurtrit de coups qui le défiguraient, jeta sur ses épaules de sordides guenilles et se glissa, pareil à un esclave, dans la ville aux larges rues des guerriers ennemis. Et, pour mieux se cacher, il se dissimula sous l'apparence d'un autre, sous l'aspect d'un mendiant, lui qui était sur les nefs achéennes tout autre que mendiant. Sous cet aspect, il se glissa donc dans la ville de Troie. Tous les habitants n'en firent aucun cas ; je fus seule à le reconnaître sous ce déguisement, et je l'interrogeai. Mais il usait de ruse et voulait m'éviter. Cependant, lorsque je l'eus baigné, frotté d'huile et revêtu d'habits, lorsque je lui eus juré par le plus fort des serments, de ne pas révéler la présence d'Ulysse parmi les Troyens, avant qu'il ne fût de retour auprès des tentes et des vaisseaux rapides, il consentit alors à m'exposer au complet le plan des Achéens. Avec le bronze à la pointe effilée il égorgea quantité de Troyens, puis il revint au camp des Argiens, en apportant d'amples renseignements. A ce moment, les autres Troyennes
poussaient des cris perçants, mais mon cœur était dans la jubilation, car ma pensée s'orientait déjà vers le retour au sein de ma demeure. Je déplorais ensuite l'aveuglement dans lequel m'avait jetée Aphrodite, lorsqu elle m'avait conduite là-bas, loin de la terre de ma douce patrie, et séparée de ma fille, de ma couche nuptiale, et d'un mari qui ne le cède à personne, ni en esprit ni en beauté.»
Le blond Ménélas lui répondit et dit :
— Oui, femme, tout ce que tu dis est conforme à ce qu'il faut que tu dises. J'ai déjà connu l'esprit et les pensées de bien des héros, et j'ai visité presque toute la terre. Mais je n'ai jamais aperçu de mes yeux un héros dont le cœur fût comparable à celui d'Ulysse au cœur plein d'endurance. Voici encore un haut fait que cet homme obstiné accomplit et osa dans le cheval de bois. Nous nous étions embusqués en ses flancs, nous, les plus braves de tous les Argiens, pour porter aux Troyens le meurtre et le trépas. Tu vins alors toi-même en cet endroit ; un dieu sans doute avait dû t'y pousser, un dieu qui voulait offrir aux Achéens une occasion de gloire, et Déiphobe semblable à un dieu accompagnait tes pas. Trois fois tu fis le tour de la cachette creuse en palpant tous ses flancs, et trois fois par leur nom tu appelas les chefs des Danaens, imitant pour chacun la voix de son épouse. Assis au milieu d'eux, le fils de Tydée, le divin Ulysse et moi-même, nous entendîmes aussitôt tes appels. Diomède et moi, nous brûlions l'un et l'autre de nous élancer et de sortir au plus vite, ou de te répondre du fond de notre abri. Mais Ulysse nous retint et nous en empêcha, malgré notre désir. A ce moment, tous les autres fils des Achéens se tenaient en silence, et le seul Anticlos persistait à vouloir te répondre. Ulysse alors lui plaqua sur la bouche avec acharnement ses deux robustes mains, et sauva ainsi tous les Achéens. Il le tint bridé, jusqu'au moment où Pallas Athéna t'entraîna loin de nous. »
Le prudent Télémaque lui répondit alors :
— Atride Ménélas, nourrisson de Zeus, entraîneur de guerriers, ma douleur à t'entendre n'en est que plus arrière, car de tels exploits n ont pas pu l'écarter du funeste trépas, et rien ne lui servit d'avoir un cœur de fer au fond de sa poitrine. Mais allons ! conduisez-nous dormir, afin que nous puissions enfin goûter en reposant la douceur du sommeil.»
Ainsi parla-t-il. Hélène d'Argos enjoignit aux servantes de dresser des lits sous le portique, de jeter sur eux des couvertures de telle laine pourpre, d'étendre des tapis par-dessus, et d'ajouter sur le tout des manteaux épais pour mieux se protéger. Les servantes sortirent alors de la grande salle, une torche à la main, étalèrent des lits, et un héraut accompagna les hôtes. Et ce fut là, dans le vestibule du palais, que se couchèrent le héros Télémaque et le brillant fils de Nestor. L'Atride alla dormir au fond de sa haute demeure. Hélène au long péplos, divine entre les femmes, se coucha près de lui.
Dès que parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, Ménélas vaillant au cri de guerre s'élança de sa couche et vêtit ses habits. Il mit son glaive aigu autour de son épaule, attacha sous ses pieds luisants de belles sandales, et sortit de sa chambre ; on l'eût pris pour un dieu en le voyant venir. Il alla s'asseoir auprès de Télémaque, prit la parole et dit en le nommant :
— Quel est donc le besoin, héros Télémaque, qui t'a conduit jusqu'ici, dans la divine Lacédémone, sur le vaste dos de la plaine marine ? Est-ce une affaire d'ordre public, ou d'ordre personnel ? Dis-le-moi en toute vérité.»
Le prudent Télémaque lui répondit alors :
— Atride Ménélas, nourrisson de Zeus, entraîneur de guerriers, je suis venu dans l'espoir que tu pourrais avoir à me donner quelques rumeurs au sujet de mon père. Mon avoir est mangé ; mes plantureux domaines sont perdus, et ma maison est pleine d'hommes hostiles qui me tuent chaque jour une foule de moutons et de bœufs tourne-pieds, aux cornes recourbées. Ce sont les prétendants de ma mère, et ils sont possédés d'une audace effrénée. Voilà pourquoi tu me vois aujourd'hui venir à tes genoux, et te supplier de me parler de son triste trépas, si tes yeux par hasard en furent les témoins, ou si tu as entendu quelque guerrier errant t'en faire le récit, car sa mère 1'a engendré pour être le plus infortuné d'entre tous les mortels. Ne m'adoucis rien, ni par égard, ni par compassion, mais raconte-moi bien ce que tes yeux ont vu. Je t'en conjure donc, si jamais mon père, le vaillant Ulysse, t'a servi en accomplissant tout ce qu'il t'avait promis de dire ou d'entreprendre dans le pays de Troie, lorsque Vous, Achéens, vous souffriez tant de maux, c'est aujourd'hui qu'il faut que tu t'en ressouviennes, en me disant toute la vérité. »
Violemment irrité, le blond Ménélas lui répondit alors :
— Grands dieux ! c'est dans le lit d'un homme à l'âme si vaillante que voudraient se coucher ces hommes sans courage ! De même que, lorsqu'une biche, après avoir hébergé ses deux faons nouveau-nés qui la tètent encore dans la tanière d'un vigoureux lion, va explorer en broutant les collines boisées et les ravins herbus ; le lion revient coucher sur sa litière et inflige aux deux faons un trépas sans pitié ; de même, Ulysse infligera à tous ces prétendants un trépas sans pitié. Ah ! Zeus Père, Athéna, Apollon ! si jamais Ulysse pouvait revenir tel qu'il était jadis, quand, sous les murs bien bâtis de Lesbos, il releva le défi de Philomélide, lutta contre lui et l'abattit de son bras vigoureux, à la grande joie de tous les Achéens ! Oui, s'il était ce qu'il fut et s'il se rencontrait avec ces prétendants, tous auraient prompte mort et des noces amères. Pour ce que tu demandes et ce dont tu me pries, je ne te dirai rien qui puisses écarter de la stricte vérité, et je ne t'abuserai pas ; mais, de tout ce que m a ait le Vieillard de la mer au parler véridique, je ne veux t'en omettre ni t'en cacher un mot. Les dieux me retenaient encore aux bords de l'Égyptos, malgré mon ardent désir du retour, parce que j'avais omis de leur offrir des hécatombes parfaites, et les dieux veulent que nous soyons toujours attentifs à leurs ordres. Or, en avant des bouches de l'Égyptos, au milieu d'une mer le plus souvent houleuse, il existe un îlot, qu'on appelle Pharos ; il est à la distance que franchit en un jour l'un de nos vaisseaux creux, lorsque le vent sonore vient souffler par la poupe. Là se trouve un port d'un bon mouillage, d'où l'on peut relancer à la mer les nefs équilibrées, une fois qu'elles ont puisé l'eau d'une source noire. Là, les dieux me retinrent vingt jours, sans que jamais ne se mît à souffler un de ces vents de mer, qui convoient les vaisseaux sur le vaste dos de la plaine marine. Tous nos vivres allaient être épuisés, ainsi que le courage de tous nos matelots, quand une divinité me prit en pitié et me sauva. C'était la fille du vigoureux Protée, du Vieillard de la mer, Idothée. J'avais ému son cœur d'un vif apitoiement. Elle vint un jour au-devant de moi, tandis que j'allais seul, loin de mes compagnons. Ceux-ci erraient sans cesse sur le pourtour de l'île pour jeter aux poissons des hameçons crochus, car la faim torturait leurs entrailles. S'arrêtant près de moi, elle m'adressa la parole et me dit :
— Étranger, es-tu donc à ce point si dépourvu de sens et si simple d'esprit, ou est-ce de plein gré que tu te laisses abattre et que tu prends plaisir aux tourments que tu souffres ? Voici déjà longtemps que te retient cette île, et tu n'as pas trouvé le moyen d'en finir, tandis que le courage de tous les tiens s'épuise. »
Ainsi parla-t-elle. Je répondis alors en lui disant :
— Je t'avouerai, qui que tu sois entre les déesses, que ce n'est point de mon gré que je suis retenu. Je dois être en faute envers les Immortels, maîtres du vaste ciel. Mais toi, dis-moi, car les dieux savent tout, quel est celui d entre les Immortels qui, m'enchaînant ici, entrave mon voyage, et comment je pourrais assurer mon retour en m'engageant sur la mer poissonneuse ? »
Ainsi parlai-je, et la divine déesse répondit aussitôt :
— Je vais donc, étranger, te parler en toute sincérité. Ici vient souvent trafiquer le Vieillard de la mer au parler véridique, l'immortel Égyptien, Protée, qui connaît les abîmes de toutes les mers, et qui est au service de Poséidon. On dit qu'il est mon père, qu'il m'a donné le jour. Si tu pouvais lui tendre une embuscade et t'emparer de lui, il te dirait la route, la longueur du chemin, et comment tu pourrais assurer ton retour en t'engageant sur la mer poissonneuse. Il te dirait encore, nourrisson de Zeus, si tu le désirais, tout ce qu en ton palais il a pu survenir de bon et de mauvais, depuis que tu partis pour ce long et pénible voyage. »
Ainsi parla-t-elle. Je répondis alors en lui disant :
— Eh bien ! explique-moi dès lors quelle embuscade il faut tendre à ce divin vieillard ; je crains qu'il ne m'échappe, s'il me voit arriver ou pressent mon attaque, car il est difficile à un homme mortel de maîtriser un dieu.»
Ainsi parlai-je, et la divine déesse répondit aussitôt ;
— Je vais donc, étranger, te parler en toute sincérité. Quand le soleil passe par le milieu du ciel, le Vieillard de la mer au parler véridique sort alors des vagues qui le cachent sous le noir hérissement du souffle du Zéphyre ; il sort et va s'étendre dans le creux de ses antres. Autour de lui, quittant l'onde écumante, viennent dormir en foule les phoques aux pieds nageurs de la belle Halosydhe, exhalant I'acre odeur des grands fonds de la mer. Je te conduirai là, au lever de l'Aurore, et je vous posterai chacun à votre place. Pour toi, choisis avec soin trois de tes compagnons, les plus braves qui soient auprès de tes vaisseaux solidement charpentés. Je vais te dire tout ce qu'accomplira ce cauteleux Vieillard. En premier lieu, il comptera ses phoques, allant de l'un à l'autre ; puis, lorsqu'il les aura tous nombres et inspectés, il s'étendra au milieu d'eux, comme un berger parmi ses troupeaux de moutons. Dès l'instant que vous le verrez assoupi, ne songez plus qu'à recourir à la force et à la violence. Maintenez-le, malgré tout son désir de vous échapper et son acharnement. Il s'y essaiera en passant par toutes les formes, se changeant en tout ce qui rampe sur terre, en eau et en feu que les dieux font flamber. Vous alors, maintenez-le sans faiblir et serrez-le davantage. Enfin, lorsque de lui-même il t'interrogera, en reprenant la forme sous laquelle vous l'aviez vu dormir, à ce moment, héros, cesse toute violence, détache le Vieillard et demande-lui quel est celui des dieux qui te persécute, et comment tu pourras assurer ton retour en t'engageant sur la mer poissonneuse. »
Ayant ainsi parlé, elle s'enfonça sous la mer ondulante. Je me rendis alors auprès de mes vaisseaux, là où ils étaient à sec sur les sables. J'allais, et mille pensées bouillonnaient en mon cœur. Dès que j'eus atteint mon navire et la mer, nous préparames notre repas du soir.
La sainte nuit survint, et ce fut alors que nous nous couchâmes sur le rivage où se brise la mer. Dès que parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, je me remis à marcher sur le bord de la mer aux larges passages, en adressant aux dieux de pressantes prières. J'emmenais avec moi trois de mes compagnons, ceux en qui je me fiais le plus pour n'importe quelle audacieuse entreprise. Idothée, qui s'était enfoncée sous le vaste sein des eaux, en rapporta les peaux de quatre phoques, fraîchement écorchés. C'était un piège qu'elle tendait à son père. Elle creusa des lits dans le sable marin, s'assit et attendit. Nous ne tardâmes pas à arriver près d'elle. Elle nous fit coucher 1'un à côté de 1'autre et sur chacun de nous étendit une peau. Ce fut alors le moment le plus désagréable de notre embuscade, car l'insupportable odeur de ces phoques, nourrissons de la mer, nous mettait au supplice. Qui pourrait, en effet, se coucher à côté d'un monstre de la mer ? Mais la déesse sut nous sauver en préparant un cordial énergique. Elle apporta et mit sous le nez de chacun un parfum d'ambroisie, dont le très doux arôme anéantit l'odeur exhalée par ces monstres. Nous attendîmes toute la matinée, le cœur plein de courage. Les phoques en troupeau sortirent de l'eau salée ; ils se couchèrent les uns à la suite des autres sur le rivage où se brise la mer. Au milieu du jour, le Vieillard aussi sortit de l'onde amère. et retrouva ses phoques corpulents. Il parcourut leurs rangs et détailla leur nombre. Il nous compta tes premiers dans le chiffre des monstres, sans que son coeur soupçonnât une ruse. Enfin, il se coucha comme eux. Nous nous élançâmes en poussant de grands cris, et nos mains l'étreignirent. Mais le Vieillard n'oublia rien alors des ruses de son art. Il se changea d'abord en lion à crinière touffue, en dragon, en panthère, en énorme sanglier ; il devint eau courante et arbre à feuillée haute. Nous le tenions sans faiblir, le cœur plein de courage. Mais quand le Vieillard, qui savait tant de ruses, se sentit assez importuné, il prit la parole, m'interrogea et dit :
— Quel est, Atride, celui d'entre les dieux qui t'a conseillé pour que tu puisses ainsi malgré moi me saisir et me prendre à ce piège ? Que me veux-tu ? »
Ainsi parla-t-il. Je répondis alors en lui disant :
—Tu le sais, Vieillard ! Pourquoi chercher à m'abuser en me le demandant ? Voici déjà longtemps que me retient cette île, et je n'ai pas trouvé le moyen d'en finir, tandis que mon courage s'épuise au fond de moi. Mais toi, dis-moi, car les dieux savent tout, quel est celui d'entre les Immortels qui, m'enchaînant ici, entrave mon voyage, et comment je pourrais assurer mon retour en m'engageant sur la mer poissonneuse ? »
Ainsi parlai-je, et le Vieillard répondit aussitôt et me dit :
—Tu aurais bien dû, avant de t'embarquer, immoler à Zeus ainsi qu'aux autres dieux des victimes choisies, afin que tu puisses au plus vite regagner ta patrie, en naviguant sur la mer couleur de lie de vin. Le destin ne veut pas que tu revoies tes amis, que tu rentres chez toi, dans ta demeure solidement bâtie et dans la terre de ta propre patrie, avant que tu ne sois revenu auprès du cours des eaux de l'Égyptos, fleuve descendu de Zeus, et que tu n'aies immolé de saintes hécatombes aux dieux immortels, maîtres du vaste ciel. Les dieux alors te donneront la route à laquelle tu aspires. »
Ainsi parla-t-il, et mon cœur se brisa, car il m'ordonnait de m'engager encore sur le large brumeux pour regagner l'Égypte, et d'entreprendre un long et pénible voyage. Toutefois, je répondis alors en lui disant ces mots :
— J'accomplirai, Vieillard, tout ce que tu me prescris. Mais allons ! sur ceci encore, explique-toi avec sincérité. Dis-moi s'ils sont sur leurs vaisseaux revenus sans dommage, tous les Achéens que Nestor et moi avions laissés, quand nous quittâmes Troie, ou s'il en est quelqu'un qu'une mort sans douceur fit périr sur sa nef ou dans les bras de ses proches, après avoir dévidé l'écheveau de la guerre ? »
Ainsi parlai-je, et le Vieillard répondit aussitôt et me dit :
— Atride, pourquoi veux-tu m'interroger sur ces faits ? Tu n'as pas besoin de les savoir, ni de connaître les secrets que je garde. Crois-moi, tu ne seras pas longtemps sans verser des pleurs, lorsque tu seras bien informé de tout. Si beaucoup d'entre eux ont été terrassés, beaucoup ont survécu. Seuls, deux chefs des Achéens aux tuniques de bronze sont morts dans le retour. Quant à ceux qui moururent dans la bataille, tu les as vu tomber. Un seul autre survit, mais il est retenu par l'étendue des mers. Ajax se perdit avec ses vaisseaux aux puissantes rames. Poséidon le poussa d'abord contre les grands rochers que sont les Gyrées ; il le sauva pourtant des flots de la mer, et il aurait échappé au Génie de la mort, bien qu'il fût en haine à la divine Athéna, s'il n'eût pas proféré une parole excessive, et n'eût point été grandement aveuglé : il assura qu'il échapperait, en dépit des dieux, au grand gouffre des mers. Poséidon l'entendit crier ces vantardises. Aussitôt, saisissant son trident de ses robustes mains, il en frappa une des roches Gyrées et la fendit en deux. La moitié du rocher resta fixe, mais l'autre fragment s'écroula dans la mer : c'était celui sur lequel Ajax était assis, lorsqu'il fut ainsi grandement aveuglé ; sa chute l'entraîna dans l'abîme infini de la mer écumante, et c'est là qu'il mourut en buvant l'onde amère. Quant à ton frère, il sut échapper et se soustraire avec ses vaisseaux creux au Génie de la mort. La vénérable Héra l'avait sauvé. Mais lorsqu'il fut sur le point d'approcher du promontoire escarpé de Malée, une tempête le saisit et l'emporta, malgré tous ses gémissements, sur la mer poissonneuse, jusqu'aux derniers confins du territoire où Thyeste avait eu sa demeure autrefois, et où son fils Égisthe habitait maintenant. Dès lors, même à partir de là, le retour paraissait assuré ; les dieux avaient changé le vent et ton frère et les siens arrivaient au foyer. Agamemnon foulait avec joie le sol de sa patrie, taisait en la touchant la terre de ses pères. Un flot brûlant de larmes s'écoulait de ses yeux, tant il était heureux de revoir son pays. Mais, du haut de sa guette, un veilleur l'aperçut, conduit et posté là par le perfide Égisthe, qui lui avait promis deux talents d'or pour salaire. Il était aux aguets durant toute l'année, de peur qu'Agamemnon ne vînt sans qu'il le vît, et ne se rappelât son impétueuse vaillance. Il courut au palais annoncer la nouvelle au pasteur de ce peuple. Aussitôt, Égisthe conçut le plan d'un perfide attentat. Il choisit dans le peuple vingt hommes des plus braves, les mit en embuscade, et ordonna de faire en un autre local les apprêts d'un festin. Puis, méditant d'exécrables forfaits, il se rendit avec chevaux et chars convier Agamemnon pasteur des guerriers. Il le ramena, sans qu'il sût qu'il allait à sa perte, lui offrit un repas, et l'égorgea comme un bœuf à la crèche. Aucun des compagnons qui avaient suivi l'Atride ne survécut ; aucun de ceux qu'Égisthe avait choisis, mais tous furent tués dans la salle du festin. »
Ainsi parla-t-il, et mon cœur se brisa. Assis sur le sable je me mis à pleurer. Mon âme ne voulait plus vivre, ni voir encore la clarté du soleil. Lorsque je fus saturé de pleurer en me roulant par terre, le Vieillard de la mer au parler véridique me dit :
— Il ne faut pas, Atride, t'obstiner ainsi à pleurer plus longtemps ; nous n'y gagnerons rien. Tâche donc au plus vite de retourner dans la terre de tes pères. Tu pourras y trouver Égisthe encore en vie ; mais si Oreste t'a prévenu et l'a déjà tué, tu assisteras au repas funéraire. »
Ainsi parla-t-il, et je sentis mon cœur et mon âme vaillante se ranimer, malgré mon affliction, au rond de ma poitrine. Prenant alors la parole, je dis ces mots ailés :
— Je connais dès lors le sort de ces deux chefs. Mais quel est le nom de ce troisième, qui survit encore et qui est retenu par l'étendue des mers ? Dis-moi s'il est mort. Je veux le savoir, quel que soit mon chagrin.»
Ainsi parlai-je, et le Vieillard répondit aussitôt et me dit :
— C'est le fils de Laërte, qui habitait la demeure qu'il avait dans Ithaque. Je l'ai vu dans une île verser des flots de larmes, dans le manoir d'une Nymphe, de Calypso, qui le retient de force. Il ne peut revenir dans la terre de ses pères, car il n'a ni vaisseaux à rames, ni matelots pour l'accompagner sur le vaste dos de la plaine marine. Quant à toi, Ménélas nourrisson de Zeus, sache qu'il n'est pas arrêté par les dieux que tu meures en Argos nourricière de chevaux, et que tu doives là achever ton destin. Non, c'est dans la plaine Élyséenne, tout au bout de la terre, que les Immortels voudront t'envoyer, là où réside le blond Rhadamanthe, où la plus douce vie est offerte aux humains, où sans neige, sans rigoureux hiver et toujours sans pluie, l'Océan ne cesse pas d'envoyer, pour rafraîchir les hommes, les brises du Zéphyre au souffle harmonieux. Les dieux t'enverront là, parce que tu as Hélène pour épouse, et qu'ils te considèrent comme le gendre de Zeus. »
Ayant ainsi parlé, il s'enfonça dans la mer ondulante. Je me rendis alors auprès de mes vaisseaux, accompagné par mes divins compagnons. J'allais, et mille pensées bouillonnaient en mon cœur. Lorsque nous fûmes descendus vers la nef et la mer, nous préparâmes notre repas du soir. La sainte nuit survint, et ce fut alors que nous nous couchâmes où se brise la mer.
Dès que parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, nous commençâmes par tirer nos vaisseaux dans la mer divine, et nous assujettîmes les voiles et les mâts aux nefs équilibrées. Les rameurs s'embarquèrent et prirent place à leurs bancs. Une fois tous assis, ils frappèrent de leurs rames la mer blanche d'écume. Revenu au bord des eaux de l'Égyptos, fleuve descendu de Zeus, j'arrêtai mes vaisseaux et j'immolai des Hécatombes parfaites. Lorsque j'eus apaisé le courroux des dieux qui sont toujours, je fis dresser un tertre à Agamemnon, afin que sa gloire ne s'éteignît pas. Ces devoirs accomplis, je remis à la voile. Les Immortels me donnèrent un bon vent, et me ramenèrent bien vite sur la terre de ma douce patrie. — Mais allons ! reste pour l'instant au sein de mon palais, jusqu'à ce que vienne le onzième ou le douzième jour. Avec honneur alors je te congédierai et je t'offrirai de magnifiques dons, trois chevaux et un char bien poli. Je veux aussi te donner une coupe, afin que tu puisses te souvenir de moi tout au cours de tes jours, lorsque tu feras des libations aux dieux immortels. »
Le prudent Télémaque lui répondit alors :
— Atride, ne me retiens pas plus longtemps ici. Pour moi, je me verrais volontiers assis auprès de toi durant toute une année, sans que je vinsse à regretter mon toit ou mes parents, car j'éprouve un terrible plaisir à écouter tes paroles ainsi que tes récits. Mais déjà mes compagnons s'ennuient dans la sainte Pylos, et toi, tu me retiens ici depuis longtemps. Quant au présent que tu veux me donner, que ce soit un objet de valeur. Je n'emmènerai point de chevaux en Ithaque ; c'est un luxe que je veux te laisser en ces lieux. Tu règnes, en effet, sur une large plaine où abondent le trèfle, le souchet, l'épeautre, et la haute orge blanche. Il n'y a dans Ithaque, ni larges espaces, ni aucun pâturage. Son sol nourrit des chèvres, et il est beaucoup plus montueux que celui qui sert à nourrir les chevaux. Aucune de nos îles étendues sur la mer n'offre un terrain propice aux ébats des chevaux et riche en pâturages, Ithaque moins qu'une autre.»
Ainsi parla-t-il, et Ménélas vaillant au cri de guerre se mit à sourire, le flatta de la main, prit la parole et dit en le nommant :
— Cher enfant, tu es d'un noble sang, à en juger par tout ce que tu dis. Je vais donc changer les présents à te faire ; je puis me le permettre. De tous les objets qui sont en réserve au fond de ma demeure, je veux te donner le plus beau et le plus précieux. Je te donnerai un cratère façonné ; il est tout en argent, et muni sur les bords d'une lisière d'or. C'est l'oeuvre d'Héphaestos. Le roi des Sidoniens, le héros Phœdimos, m en fit cadeau, lorsqu'il m'abrita sous le toit de sa maison, quand je passai par là. Je veux t'en faire hommage. »
Tels étaient les propos qu'ils échangeaient entre eux. Les convives entrèrent dans le palais du roi divin. Ils amenaient des moutons et apportaient le vin qui fortifie les hommes. Leurs épouses aux beaux voiles retombant sur la tête, leur envoyaient le pain. Ainsi, dans le palais, tous en étaient aux apprêts du festin.
Quant aux prétendants, face au palais d'Ulysse, ils se divertissaient à lancer disques et javelots sur une esplanade soigneusement nivelée, où ils avaient coutume d'exercer leur morgue insolente. Antinoos et Eurymaque beau comme un dieu, les principaux et ceux des prétendants dont la vigueur ne le cédait à aucun, étaient assis. Le fils de Phronios, Noémon, vint se mettre auprès d'eux, interrogea Antinoos et dit :
— Antinoos, pouvons-nous, oui ou non, présumer du jour où Télémaque doit revenir de Pylos des Sables ? Il est parti à bord de mon vaisseau et j'en ai besoin pour passer dans la spacieuse Élide, où j'ai douze juments et douze mulets qui les tètent encore à former au travail. Je voudrais en ramener un, afin de le dresser.»
Ainsi parla-t-il, et les prétendants, dans le fond de leur cœur, furent saisis d'étonnement, car ils ne pensaient pas que Télémaque fût parti pour Pylos, ville de Nélée. Ils le croyaient aux champs, près de ses troupeaux ou de son porcher. Antinoos, le fils d'Eupithès, lui répondit alors :
— Dis-moi toute la vérité. Quand donc est-il parti, et quels sont les jeunes gens qui l'ont accompagné ? Ont-ils été recrutés dans Ithaque, ou bien sont-ils du nombre de ses tâcherons et de ses domestiques ? Il aurait pu prendre aussi ce parti. Sur ceci encore, parle-moi en toute véracité, afin que je sois exactement informé. Est-ce de force et contre ton gré qu'il s'est servi de ta nef noire, ou est-ce de plein gré que tu la lui prêtas, lorsqu'il t'en eut prié ? »
Le fils de Phronios, Noémon, lui répondit alors :
— Je la lui ai prêtée moi-même de plein gré. Et qu'aurait fait tout autre, lorsqu'un tel homme, ayant un cœur si rongé de soucis, vient vous solliciter ? Il eût été difficile de refuser sa requête. Les jeunes gens qui l'ont accompagné comptent, parmi nous, au nombre des plus nobles qui soient dans tout le peuple. J'ai vu monter à bord Mentor comme pilote, ou peut-être un dieu qui lui ressemblait en tout. Mais voici ce qui m'étonne. Hier, au lever de l'aurore, j'ai aperçu ici le divin Mentor, alors qu'il s'était embarqué pour Pylos ! »
Ayant ainsi parlé, il retourna dans la maison de son père, et le cœur altier de ses interlocuteurs déborda de dépit. Ils firent asseoir ensemble les autres prétendants, après avoir fait interrompre leurs jeux. Antinoos, le fils d'Eupithès, prit alors la parole. Il était irrité ; son âme assombrie s'emplissait d'une grande fureur, et ses deux yeux semblaient un feu étincelant :
—Malheur ! c'est un exploit d'insolence que ce grand voyage qu'accomplit Télémaque. Nous lui avions pourtant interdit de le faire. Mais, en dépit de nous tous, ce jeune garçon n'a pas craint de partir, mettant à flot une nef, et recrutant les plus nobles qui soient dans tout le peuple. Il commence à nous être un fléau qui ne fera que grandir. Puisse donc Zeus abattre sa vigueur, avant qu'il n'ait atteint la fleur de son bel âge ! Mais allons ! donnez-moi une nef rapide et vingt compagnons, afin que je puisse lui tendre une embuscade et guetter son retour dans le détroit d'Ithaque et de Samé la Rocheuse. De cette façon, la navigation qu'il poursuit pour son père, aboutira à une fin lamentable. »
Ainsi parla-t-il, et tous l'approuvèrent et donnèrent des ordres. Aussitôt après, ils se levèrent et pénétrèrent dans la maison d'Ulysse. Pénélope ne fut pas longtemps sans être informée des projets que les prétendants bâtissaient dans le fond de leur cœur. Elle en fut instruite par le héraut Médon, qui était informé de leurs résolutions, car il se trouvait en dehors de la cour, tandis qu'en dedans ils ourdissaient leur plan. Il alla donc, à travers le palais, informer Pénélope. Comme il passait le seuil. Pénélope lui dit :
— Héraut, pourquoi donc ces illustres prétendants t'envoient-ils ? Est-ce pour dire aux servantes du divin Ulysse de cesser leurs travaux et de se mettre à leur préparer un festin ? Puissent-ils, cessant dès lors de me courtiser et de se réunir, prendre aujourd'hui leur ultime et suprême repas ! Chaque jour assemblés, vous dévorez la plupart des ressources qui constituent l'avoir de Télémaque à l'âme illuminée. N'avez-vous jamais entendu dire à vos pères, quand vous étiez enfants, ce qu'était Ulysse pour tous vos parents ; lui qui jamais, en acte ou en parole, ne fit rien d'injuste dans le peuple, comme il est de règle parmi les rois divins, qui persécutent l'un et favorisent l'autre ? Mais lui, jamais on ne le vit faire du mal à personne, tandis que votre cœur se montre à nu dans vos actes indignes, et que vous ne gardez aucune reconnaissance pour les bienfaits passés. »
Médon au savoir inspiré lui répondit alors :
— Plût aux dieux, reine, que ce fût là le plus grave malheur ! Mais les prétendants en complotent un plus grand et un bien plus terrible. Veuille le fils de Cronos ne pas permettre qu'il puisse s'accomplir ! Ils brûlent de tuer Télémaque avec le bronze aigu, lorsqu'il retournera au sein de son foyer, car il est parti s'informer de son père dans la sainte Pylos et dans la divine Lacédémone. »
Ainsi parla-t-il, et Pénélope sentit se briser son cœur et ses genoux. Elle resta longtemps sans proférer un mot ; ses yeux s'étaient remplis de larmes et sa fraîche voix demeurait étranglée. Enfin, recouvrant la parole, elle répondit et dit :
— Héraut, pourquoi mon enfant est-il donc parti ? Il n'avait pas besoin de monter sur ces nefs au rapide trajet, qui servent aux hommes de chevaux sur la mer et qui traversent l'étendue des eaux. Est-ce pour ne laisser pas même un nom parmi les hommes? »
Médon au savoir inspiré lui répondit alors :
— Je ne sais pas si quelque dieu l'a poussé, ou si c'est l'élan de son propre coeur qui l'a conduit à se rendre à Pylos, afin de s'informer du retour de son père et de savoir le sort qu'il a subi.»
Ayant ainsi parlé, il se retira dans le palais d'Ulysse. Une accablante douleur enveloppa Pénélope ; elle n'eut plus la force de se tenir assise sur aucun des sièges dont sa demeure était pleine. Elle alla s'effondrer sur le seuil de son appartement d'un si coûteux labeur, poussant des plaintes qui arrachaient la pitié. Autour d'elle, éclatait la voix plaintive de toutes les servantes, de toutes celles qui, jeunes ou vieilles, étaient dans le palais. Pénélope leur dit avec force sanglots :
— Écoutez, mes amies. L'Olympien m'imposa infiniment plus de peines qu'à toutes les femmes que le sort a fait naître et grandir avec moi. J'ai perdu tout d'abord un courageux époux, un vrai cœur de lion, qui l'emportait par ses mille vertus sur tous les Danaens, un époux courageux dont le renom s'est au loin répandu dans l'Hellade et jusqu'en plein Argos. Maintenant, ce sont les tempêtes qui ont ravi sans gloire à sa demeure mon fils bien-aimé, sans que j'aie pu apprendre son départ. Malheureuses ! pas une de vous n'a eu la pensée, bien que votre cœur fût au courant de tout, de me tirer de mon lit,
lorsqu'il s'est embarqué sur son noir vaisseau creux. Ah ! si j'avais su qu il projetait ce voyage, c'est à coup sûr qu'il serait resté, ou qu'il m'aurait laissée morte au fond de ce palais ! Mais que l'une de vous aille appeler en toute hâte le vieux Dolios, ce serviteur que mon père me donna lorsque je vins ici, et qui cultive mon verger rempli d'arbres. Je veux qu'il aille au plus vite s'asseoir près de Laërte et lui raconter tout. Peut-être ourdira-t-il en son esprit quelque plan, et viendra-t-il se plaindre devant ce peuple qui veut anéantir la race et perdre le fils du divin Ulysse ! »
Euryclée, sa chère nourrice, répondit alors :
— Chère fille, égorge-moi avec un bronze sans pitié, ou laisse-moi rester en ce palais ! Je ne veux pas te cacher ma pensée. Je savais tout, et c'est moi qui lui ai préparé tout ce qu'il me demandait, de la farine et le vin le plus doux. Mais il m'avait fait jurer le grand serment de ne rien te dire, avant que n'arrivât le douzième jour, à moins que tu ne vinsses à le regretter et à être au fait de son départ. Il ne voulait pas que tu meurtrisses en pleurant la beauté de ta chair. Allons ! baigne-toi, revêts ton corps de vêtements sans tache, regagne ton étage avec ta suite de femmes, et prie Athéna fille de Zeus porte-égide, car cette déesse peut encore le sauver, même de la mort. N'afflige pas un vieillard affligé, car je ne crois pas que les dieux bienheureux aient pris en haine absolue la race d'Arkésios ; mais il en survivra un de ses rejetons, pour posséder encore ces hautes demeures et la grasse étendue des champs qui en dépendent. »
Ainsi parla-t-elle ; elle endormit les sanglots de la reine et fit cesser de sourdre les larmes de ses yeux. Pénélope se baigna, revêtit son corps de vêtements sans tache, et regagna son étage avec sa suite de femmes ; puis, mettant de 1'orge mondé au fond d'une corbeille, elle pria Athéna :
— Écoute-moi, fille de Zeus porte-égide, Indomptable ! Si jamais l'ingénieux Ulysse brûla pour toi dans son palais de gras cuisseaux de bœuf ou de mouton, daigne en ma faveur t'en souvenir aujourd'hui ; sauve mon fils aimé, et écarte ces prétendants que remplit une néfaste insolence ! »
Ayant ainsi parlé, elle jeta de grands cris, et la déesse entendit son imprécation. Quant aux prétendants, ils s'agitaient en tumulte dans la salle assombrie. Et voici ce que disait un jeune, un de ces arrogants :
— Assurément, c'est au mariage que pour nous se prépare cette reine si courtisée, sans savoir que la mort de son fils s'apprête.»
Ainsi disait l'un d'eux, sans savoir comment les choses s'étaient faites. Antinoos prit alors la parole et leur dit :
— Insensés ! gardez-vous, tous tant que vous êtes, de proférer de tels outrecuidants propos, de crainte que quelqu'un ne les rapporte jusqu'au fond du palais. Mais allons ! levons-nous en silence, et exécutons le dessein que nous avons tous en nos cœurs approuvé ! »
Ayant ainsi parlé, il choisit vingt hommes des plus braves, descendit avec eux près du vaisseau rapide, sur le bord de la mer. Ils commencèrent par remettre à flot le navire en un endroit profond ; puis ils portèrent à bord de ce sombre vaisseau le mât et la voilure, ajustèrent les rames, toutes selon leur ordre, à leurs anneaux de cuir, et déployèrent enfin les voiles blanches. Des zélés serviteurs leur avaient apporté les agrès. Ils mouillèrent leur navire au large, du côté du midi, et descendirent à terre. Là, ils prirent leur repas, et attendirent que le soir fût venu.
Cependant, après avoir regagné son étage, Pénélope, la plus sage des femmes, restait étendue sans s'alimenter, sans manger ni boire, et se demandait si son fils sans reproche échapperait au trépas, ou s'il tomberait sous les coups des prétendants à l'orgueil excessif. Toutes les angoisses que ressent un lion au milieu des chasseurs, lorsque l'entoure le cercle qu'ils ont par ruse formé autour de lui, agitaient Pénélope, quand vint la surprendre l'invincible sommeil. Elle s'endormit allongée sur le dos, les membres détendus. A ce moment, Athéna, la déesse aux yeux pers, prit un autre parti. Elle fit un fantôme dont les traits ressemblaient à ceux d'une mortelle, à la fille du magnanime Icare, à Iphitimé, dont Eumélos, qui habitait à Phères, avait fait son épouse. Elle l'envoya dans le palais du divin Ulysse, afin de mettre fin aux gémissements et aux pleurs de Pénélope qui gémissait, pleurait et soupirait. Le fantôme pénétra dans sa chambre en se glissant le long de la courroie de la barre, s'arrêta au-dessus de sa tête, et lui dit ces paroles :
— Tu dors, Pénélope, et la tristesse s'est emparée de ton coeur ! Mais les dieux dont la vie est heureuse ne veulent pas que tu pleures et que tu te désoles, puisque ton fils peut encore revenir, car il n'a pas commis d'offense envers les dieux. »
La sage Pénélope, plongée dans un très doux sommeil à la porte des songes, lui répondit alors :
— Pourquoi, ma sœur, es-tu venue chez nous ? Jusqu'ici on ne t'y voyait guère, car ta demeure est fort éloignée de la nôtre. Tu m'engages à mettre fin à mes plaintes et aux douleurs sans nombre qui tourmentent et mon cœur et mon âme. J'ai perdu tout d'abord un courageux époux, un vrai cœur de lion, qui l'emportait par ses mille vertus sur tous les Danaens, un époux courageux dont le renom s'est au loin répandu dans l'Hellade et jusqu'en plein Argos. Maintenant, c'est mon fils bien-aimé qui s'est embarqué sur une nef creuse, tout jeune encore et sans avoir acquis l'expérience des maux ni celle des affaires. Et c'est sur lui, bien plus que sur son père, que je me lamente. Je tremble à son sujet, et je crains qu'il ne lui arrive malheur, soit chez le peuple où il voulut se rendre, soit en mer. Des ennemis nombreux lui tendent des embûches ; ils brûlent de le tuer, avant qu'il ne revienne dans la terre de ses pères.»
Le fantôme indistinct lui répondit et dit :
— Rassure-toi, et ne te laisse pas exagérément envahir par une crainte trop grande. Il a pour guide une compagne que tous les autres hommes voudraient à leur côté, car ce guide est puissant : c'est Pallas Athéna. Elle a pris tes alarmes en pitié, et c'est elle qui aujourd'hui m'envoie t'adresser ces paroles.»
La sage Pénélope lui répondit alors :
— Si tu es vraiment une divinité, et si tu as entendu la voix de la déesse, eh bien ! parle-moi aussi de cet autre infortuné ; dis-moi s'il vit encore et s'il contemple la clarté du soleil, ou bien s il est mort, et s'il est déjà dans la maison d'Hadès ! »
Le fantôme indistinct lui répondit et dit :
— Je ne puis clairement m'expliquer sur cet autre ; je ne te dirai point s'il vit ou s'il est mort, car il n'est pas bon de proférer des paroles vides comme le vent.»
Ayant ainsi parlé, il se glissa le long de la barre du chambranle, et se perdit dans les souffles du vent. La fille d'Icare sortit soudain de son sommeil ; son cœur s'épanouit, dès qu'un songe si clair lui eût été envoyé au plus fort de la nuit.
Les prétendants s'étaient rembarques ; ils voguaient sur les routes des eaux, méditant en leur cœur le prompt trépas de Télémaque. Or, il est au milieu de la mer, à mi-chemin d'Ithaque et de Samé la Rocheuse, un îlot hérissé de rochers : c'est la petite Astéris. Elle possède un port à double passe, offrant un bon mouillage. C'est là que s'embusquèrent les Achéens qui attendaient Télémaque.
CHANT V
L’Aurore, sortant d'auprès de l'admirable Tithon, s'élançait de sa couche pour porter la lumière aux Immortels et aux hommes. Les dieux vinrent alors s'asseoir en assemblée, et Zeus altitonnant, dont la force est sans bornes, prit place au milieu d'eux. Athéna leur conta les tourments innombrables d'Ulysse ; elle se les rappelait, car le héros qui restait dans le palais de la Nymphe était l'objet de sa sollicitude :
— Zeus Père, et vous, autres dieux bienheureux qui existez toujours, à quoi sert désormais à un roi porte-sceptre de se montrer bienveillant, accommodant et doux ? Qu'il reste incessamment d'autorité brutale et qu'il accomplisse des actes criminels, puisque personne ne se souvient du divin Ulysse, parmi ceux de ses peuples sur lesquels il régnait en père plein de douceur. Il est en récompense enfermé dans une île, où il endure de cruelles souffrances dans le palais de la Nymphe, de Calypso qui le retient de force. Il ne peut revenir dans la terre de ses pères, car il n'a ni vaisseaux à rames, ni compagnons qui puissent le conduire sur le vaste dos de la plaine marine. Et maintenant, voici que les prétendants brûlent d'égorger son fils bien-aimé, lorsqu'il retournera au sein de son foyer, car il est parti s'informer de son père dans la sainte Pylos et dans la divine Lacédémone. »
Zeus assembleur de nuées lui répondit et dit :
— Mon enfant ! quelle parole a fui la barrière de tes dents ! N'as-tu pas toi-même décidé comment Ulysse saurait à son retour châtier ces prétendants ? Quant à Télémaque, conduis-le avec habileté, comme tu sais le faire, afin qu il revienne absolument indemne dans la terre de ses pères, et que les prétendants rentrent sur leur navire sans qu'ils aient réussi. »
Il dit, et s'adressant alors à son cher fils Hermès :
— Hermès, puisque c'est toi qui portes constamment nos messages, va déclarer à la Nymphe aux belles tresses notre arrêt sans appel : le retour d'Ulysse au cœur plein d'endurance, et notre volonté d'assurer sa rentrée sans le concours des dieux ni des hommes mortels. Qu'il s'embarque sur un radeau de poutres assemblées et, après avoir enduré mille peines, qu'il parvienne en vingt jours dans la Schérie plantureuse, dans la terre des Phéaciens, dont le bonheur approche de celui des dieux. Ceux-ci, du fond de leur cœur, l'honoreront à légal d'une divinité et le ramèneront sur un de leurs vaisseaux dans la terre de sa douce patrie, après lui avoir donné du bronze, de l'or à profusion, des étoffes en si grande abondance, qu'Ulysse n'en eût jamais autant rapporté de Troade, s'il en fût revenu sans revers, après avoir obtenu la part de butin que le sort lui offrait. C'est à ces conditions que le destin veut qu'il revoie ses amis, qu'il rentre sous le toit de sa haute demeure et dans la terre de sa propre patrie. »
Ainsi parla-t-il, et le Conducteur et brillant Messager ne désobéit pas. Aussitôt alors, il attacha sous ses pieds les belles sandales, les divines sandales d’or qui le portaient sur la plaine humide ou sur la terre immense, en même temps que les souffles du vent. Il prit la baguette avec laquelle il charme les yeux des hommes qu il lui plaît d'endormir, ou bien réveille ceux qui sont endormis. Ayant donc cette baguette en main, le puissant et brillant Messager prit son essor. Après avoir touché la Piérie, il se laissa tomber de l'éther sur la mer, puis courut sur les flots, pareil au goéland qui, dans les replis insidieux de la mer sans récolte, chasse les poissons et mouille d'eau salée ses ailes résistantes. Pareil à cet oiseau, Hermès se porta sur les flots innombrables. Lorsqu'il fut arrivé dans cette île lointaine, il sortit de la mer violette et marcha sur le sol, jusqu'à ce qu'il eût atteint la vaste grotte où habitait la Nymphe aux belles tresses. Il la trouva au sein de sa demeure. Un grand feu flambait sur le foyer, et l'odeur du cèdre qui brûlait et du thuya facile à fendre envoyait au loin leur arôme sur l'île. Là, au sein de sa demeure, Calypso chantait à belle voix et tissait une toile, en manoeuvrant une navette d'or. Une futaie luxuriante avait poussé tout autour de la grotte : aulnes, peupliers noirs et odorants cyprès. Là, des oiseaux aux ailes d'une large envergure avaient bâti leur nid : chouettes, éperviers et corneilles marines aux longs croassements, qui s'adonnent ensemble aux travaux de la mer. Là, tout autour de la grotte profonde, se déployait une vigne en pleine force, toute fleurie de grappes. Quatre sources à la suite épanchaient une eau claire ; voisines l'une de l'autre, elles dirigeaient leurs ondes de différents côtés. Tout à l'entour, de molles prairies se fleurissaient d'aches et de violettes. Un Immortel même, survenant en ces lieux, se fût émerveillé de ce qu'il aurait vu, et son cœur se serait épanoui de joie. S'étant arrêté là, le Conducteur et brillant Messager contemplait. Puis, lorsqu'en son cœur il eut tout contemplé, il entra sans tarder dans la spacieuse grotte. Calypso, la divine déesse, le reconnut dès qu'elle le vit approcher, car les dieux se reconnaissent entre eux, si éloignée que soit la demeure qu'ils habitent. Hermès toutefois ne trouva pas dans la grotte le magnanime Ulysse. Il pleurait, assis sur le rivage, à la même place où il venait d'ordinaire se déchirer le cœur à force de larmes, de sanglots, de tourments, fixant son regard sur la mer sans récolte et répandant des pleurs. Calypso, la divine déesse, interrogea Hermès, dès qu'elle l'eut fait asseoir sur un siège brillant et tout éblouissant :
— Pourquoi donc, Hermès à la baguette d'or, es-tu venu chez moi, auguste et cher dieu ? Jusqu'à présent, tu ne venais pas souvent. Exprime ton désir. Mon cœur m'incite à l'accomplir, si je puis l'accomplir et s'il peut être accompli. Mais suis-moi plus avant, afin que je te serve les présents de l'accueil.»
Ayant ainsi parlé, la déesse approcha une table auprès de lui, la chargea d'ambroisie et mélangea un nectar empourpré. Le Conducteur et brillant Messager se mit alors à boire et à manger.
Lorsqu'il eut terminé son repas et satisfait son cœur de nourriture, Hermès prit la parole, répondit et lui dit :
— Tu me demandes, déesse, pourquoi, moi qui suis dieu, je suis venu chez toi. Je vais te le dire en toute sincérité, puisque tu m'y incites. C’est Zeus qui m'ordonna de venir jusqu'ici, contre ma volonté ; car qui donc s'aviserait de franchir de plein gré une aussi grande et une aussi indicible étendue d'eau salée ? Il n'y a près d'ici aucune ville où les hommes puissent offrir aux dieux des sacrifices et des hécatombes choisies. Mais il n'est pas possible à aucun autre dieu d'esquiver ou de faire échouer la volonté de Zeus porte-égide. Or, Zeus prétend que tu gardes un homme auprès de toi, le plus infortuné de tous ces héros qui
combattirent autour de la ville de Priam neuf années durant, et qui, au cours de la dixième, après avoir saccagé cette ville, regagnèrent leurs foyers. Toutefois, parce qu'ils avaient, au moment du retour, offensé Athéna, la déesse déchaîna contre eux de pernicieuses tempêtes et des vagues énormes. Ce fut la que périrent tous ses vaillants compagnons. Quant à leur chef, le vent le porta jusqu'ici et la vague le fit approcher de ces bords. Aujourd'hui, Zeus t'ordonne de le renvoyer au plus vite, car son destin n'est pas de succomber ici, loin de ses proches, mais le sort veut qu'il revoie ses amis, qu'il rentre sous le toit de sa haute demeure et dans la terre de sa propre patrie.»
Ainsi parla-t-il. Calypso, la divine déesse, eut un frisson de crainte ; elle prit la parole et dit ces mots ailés :
— Vous êtes cruels, dieux, et d'une jalousie qui dépasse celle de tous les autres, vous qui enviez aux déesses le droit de s'unir ouvertement à des hommes, si l'une d'entre elles a fait de l'un d'eux son époux bien-aimé. C'est ainsi qu'autrefois, lorsque l'Aurore aux doigts de rose enleva Orion, vous, dieux qui vivez dans la joie, vous fûtes alors jaloux de son bonheur, jusqu'au jour où la chaste Artémis, déesse au trône d'or, vint dans Ortygie le tuer en le frappant de ses traits les plus doux. C’est ainsi qu'autrefois, lorsque Déméter, déesse aux belles boucles, cédant à son cœur, s'unit à Jasion et lui donna, dans un champ labouré, par trois fois son amour et son lit, Zeus ne tarda pas à en être informé, et il tua Jasion en le frappant d'un coup de foudre éclatante. Et voici qu’aujourd’hui vous m'enviez, ô dieux, la présence d'un homme ! Et ce mortel, c'est moi qui l'ai sauvé, lorsqu'il me vint tout seul, enfourché sur sa quille, après que Zeus, d'un coup de foudre éclatante, eut retourné et fracassé son rapide vaisseau, au milieu de la mer couleur de lie de vin. Ce fut là que périrent tous ses vaillants compagnons. Quant à leur chef, le vent le porta jusqu'ici et la vague le fit approcher de ces bords. C'est moi qui l'accueillis, qui le nourris et qui lui promis de le rendre immortel et à tout jamais exempt de vieillesse. Or donc, puisqu'il n'est pas possible à aucun autre dieu d'esquiver ou de faire échouer la volonté de Zeus porte-égide, qu'il s'en aille, si Zeus le presse et le pousse sur la mer sans récolte. Ce n'est pas moi qui peux le renvoyer, car je n'ai ni vaisseaux à rames, ni compagnons qui puissent le conduire sur le vaste dos de la plaine marine. Mais je lui donnerai de bienveillants conseils, et je ne cacherai rien de tout ce qui peut l'aider à revenir absolument indemne dans la terre de ses pères. »
Le Conducteur et brillant Messager lui répondit alors :
— Renvoie-le donc comme il est, et redoute la colère de Zeus, de peur qu'en son indignation, il ne sévisse contre toi dans la suite.»
Ayant ainsi parlé, le puissant et brillant Messager s'en alla. L'auguste Nymphe se rendit auprès du magnanime Ulysse, dès qu'elle eut entendu les ordres de Zeus. Elle le trouva assis sur le rivage. Ses yeux ne cessaient pas d être mouillés de larmes ; la douce existence se consumait pour lui à pleurer son retour, depuis que la Nymphe ne le charmait plus. Il dormait la nuit, mais par nécessité, dans la grotte profonde, couchant à contre-gré auprès de celle dont le gré l'exigeait. Le jour, il se tenait assis sur les rochers du rivage, se déchirant le cœur à force de larmes, de sanglots, de tourments, fixant son regard sur la mer sans récolte et répandant des pleurs. La divine déesse s'arrêta près de lui et lui dit ces paroles :
— Infortuné ! je ne veux plus ici que tu pleures pour moi et que ta vie se consume, car me voici toute prête à te laisser partir. Mais allons ! coupe de grands troncs, aménage-toi à l'aide du bronze un large radeau, et surmonte-le d'un tillac élevé, afin qu'il te porte sur la mer embrumée. De mon côté, j'y placerai du pain, de l'eau et du vin rouge si agréable au cœur, tout ce qu'il faut pour écarter la faim. Je te couvrirai aussi de vêtements, et je t'enverrai un bon vent d'arrière, afin que tu reviennes absolument indemne dans la terre de tes pères, si les dieux, maîtres du vaste ciel, veulent y consentir, eux qui sont plus puissants que moi, quand il s'agit de prévoir et de parachever. »
Ainsi parla-t-elle. Le divin et endurant Ulysse eut un frisson de crainte. Il prit la parole et dit ces mots ailés :
— Assurément, déesse, ce n'est pas mon retour, mais c'est tout autre chose que tu médites en ce que tu me proposes, toi qui m'engages à franchir sur un radeau le grand gouffre des mers, gouffre redoutable et si périlleux que ne peuvent franchir les vaisseaux rapides et bien équilibrés, même s'ils sont aidés par la brise de Zeus. Pour moi, je ne saurais, sinon sur ton ordre formel, monter sur un radeau, à moins que tu n'aies le courage, ô déesse, de me jurer par le serment redoutable, que tu ne concevras aucun autre dessein pour mon mal et ma perte ! »
Ainsi parla-t-il. Calypso, la divine déesse, se prit à sourire, le caressa de sa main, prit la parole et dit en le nommant :
—Tu es un scélérat, quoique tu ne sois pas dépourvu de finesse, toi qui as songé à me parler ainsi ! Que la Terre et que le vaste Ciel qui se déploie sur elle, que l'onde épanchée du Styx — ce qui est pour les dieux bienheureux le plus grand serment et le plus terrible — le sachent maintenant ! Non, je ne saurais former aucun autre dessein pour ton mal et ta perte. Mais ce que je pense et ce que je veux te dire, c'est tout ce dont je m'aviserais pour moi-même, si j'en étais réduite à une telle nécessité. Mon âme est équitable, et je n'ai pas au fond de ma poitrine un cœur de fer, mais un coeur qui sait s'apitoyer.»
Ayant ainsi parlé, la divine déesse se prit à marcher promp-tement devant lui. Ulysse suivit les pas de la déesse, et la déesse et l'homme revinrent à la fois dans la grotte profonde. Là, Ulysse s'assit sur le siège qu'Hermès avait quitté. La Nymphe disposa près de lui des mets de toute sorte, aliments et breuvages que consomment les hommes destinés à mourir. Elle s'assit elle-même, face au divin Ulysse, et ses femmes lui servirent ambroisie et nectar. Sur les mets préparés et servis devant eux, ils étendirent les mains. Aussitôt qu'ils eurent chassé le désir de boire et de manger, Calypso, la divine déesse, fut la première à prendre la parole :
— Descendant de Zeus, fils de Laërte, artificieux Ulysse, ainsi donc tu veux dès à présent retourner chez toi, dans la terre de ta douce patrie ? Sois donc heureux néanmoins ! Mais si tu savais, dans le fond de ton cœur, combien de maux le sort te destine à souffrir, avant d'arriver dans la terre de tes pères, tu resterais ici-même avec moi sans quitter ce logis, et tu accepterais de devenir immortel, quelque désir que tu aies de revoir ton épouse, vers laquelle tu aspires sans cesse au long de tous les jours. Je me flatte pourtant de ne lui être inférieure ni de corps ni de taille, puisqu'il ne sied en aucune façon que les mortelles rivalisent de corps et de visage avec les Immortelles. »
L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :
— Auguste déesse, ne sois pas irritée contre moi. Je sais fort bien moi-même que la sage Pénélope, quand on la voit face à face, est d'une taille et d'un visage moins piquants que les tiens. Elle n'est qu'une mortelle, tandis que toi, tu es inaccessible à la vieillesse et à la mort. Ce que je veux, toutefois, et ce à quoi j'aspire au long de tous les jours, c'est de rentrer chez moi et de voir arriver le jour de mon retour. Mais si quelqu'un des dieux me fait encore naufrager sur la mer couleur de lie de vin, je m'y résignerai, car j'ai dans ma poitrine un cœur qui a supporté bien des deuils. J'ai déjà tant souffert et subi tant de maux des flots et de la guerre ! Que cette épreuve encore à tant d'autres s'ajoute !
Ainsi parla-t-il. Le soleil s'enfonça et après lui l'obscurité survint. Tous les deux alors, se retirant au fond de la grotte profonde, se rassasièrent de tendresse, en se tenant serrés l'un près de l’autre.
Lorsque parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, Ulysse revêtit sa robe et son manteau. La Nymphe se drapa d'un grand châle d'une blancheur éclatante, d'un tissu léger et d'une grâce charmante. Elle se ceignit les reins d'une belle ceinture en or, se couvrit la tête d'un voile retombant, et se mit à songer au départ du magnanime Ulysse. Elle lui donna une grande bâche de bronze, adaptée à sa main et affûtée sur l'un et sur l'autre tranchant. Un très beau manche en olivier s'y tenait solidement ajusté. Elle lui donna ensuite une doloire habilement polie. Marchant alors devant lui, la déesse le conduisit sur le chemin qui menait à la pointe de l’île, où de grands arbres avaient crû : aulnes, peupliers noirs et sapins s'élevant jusqu'au ciel. Ces arbres depuis longtemps sans sève, brûlés par le soleil, pourraient pour lui légèrement flotter. Lorsque Calypso, la divine déesse, lui eut montré l'endroit où avaient crû ces grands arbres, elle regagna sa demeure.
Ulysse coupa des troncs, et poursuivit rapidement sa tâche. Il en abattit un nombre de vingt, les dégrossit avec le bronze, les polit avec art, les dressa au cordeau. Pendant ce temps, la divine déesse apportait des tarières. Ulysse alors fora tous ces bois, les ajusta ensemble, et consolida le radeau en martelant chevilles et jointures. Autant un ouvrier fort habile en l'art de charpenter arrondit le fond de cale d'un large bâtiment de transport, autant Ulysse étendit la surface du radeau qu'il faisait. Il dressa le tillac, le construisit en ajustant une série de montants, et le termina en le couvrant de longs ais. Il y planta un mât ajusté d'une vergue. Il se fit en outre un gouvernail, afin de pouvoir diriger le radeau. Il munit le pourtour de son embarcation avec des claies d'osier, rempart contre les flots, et la lesta d'une cargaison de bois. Pendant ce temps, Calypso, la divine déesse, apportait des toiles pour disposer la voilure. Ulysse sut encore habilement la dresser. Il attacha les drisses dans l'intérieur du radeau, les boulines et l'écoute. Enfin, au moyen de leviers, il le fit glisser dans la mer divine.
Ulysse en quatre jours termina son œuvre. Au cours du cinquième, la divine Calypso le laissa quitter l’île, après l’avoir baigné et revêtu de vêtements parfumés. La déesse plaça deux
outres sur le radeau, l'une de vin noir, et l'autre, plus grande, qu'elle avait remplie d'eau. Elle mit aussi à bord des provisions contenues dans un sac de cuir, et une grande abondance de mets réconfortants. Elle fit souffler une brise favorable, d'une tiède douceur. Plein de joie, le divin Ulysse ouvrit ses voiles au vent. Dès lors, assis au gouvernail, le héros avec art dirigeait son radeau, sans que jamais le sommeil tombât sur ses paupières. Son regard se portait sur les Pléiades, sur le Bouvier au coucher si tardif, sur l'Ourse, qu'on appelle aussi le Chariot, l'Ourse qui tourne sur place en épiant Orion et qui est seule exempte des bains de l’Océan. Calypso, en effet, la divine déesse, lui avait ordonné de naviguer au large en gardant à main gauche cette constellation. Dix-sept jours durant, il ne cessa de voguer en naviguant au large. Au cours du dix-huitième, il aperçut les montagnes ombreuses de la terre des Phéaciens, au point où elles étaient le plus proche de lui. L'île lui apparut comme un bouclier sur la mer embrumée.
Mais le dieu puissant qui ébranle la terre, revenant de chez les Éthiopiens, l'aperçut de loin, du haut des monts Solymes. Il le vit en effet naviguer sur la mer. Son cœur alors redoubla de courroux ; il secoua la tête et se dit en son cœur :
— Malheur à moi ! les dieux ont donc changé d'avis sur Ulysse, lorsque j'étais parmi les Éthiopiens. Le voici près de la terre des Phéaciens, où le sort veut qu'il échappe à l'imminente et terrible infortune qui s'avance sur lui. Mais je saurai, je l'affirme, le malmener encore, jusqu'à ce qu'il ait assez de sa charge de maux.»
Ayant ainsi parlé, il rassembla les nuages, prit en mains son trident et bouleversa la mer. Il déchaîna les rafales de tous les vents à la fois, et obscurcit sous les brumes et la terre et la mer. La nuit tombait du ciel. L'Euros, le Notos, le Zéphyre aux souffles désastreux, et Borée né du ciel éthéré, ensemble s'abattirent et firent rouler de formidables vagues. Ulysse sentit alors se briser son coeur et ses genoux. En gémissant, il dit à son coeur au valeureux courage :
— Ah ! malheureux que je suis ! que va-t-il donc m'arriver à la fin ? Je crains bien que ne soit vrai tout ce que m'avait annoncé la déesse, lorsqu'elle me disait que j'aurais sur la mer, avant de parvenir dans la terre de mes pères, à combler la mesure de mes maux. Et voici que tout s'accomplit aujourd'hui. De quels nuages Zeus ne vient-il pas d'envelopper l'immensité du ciel ! Il démonte la mer, et les rafales de tous les vents à la fois sur moi se précipitent. C'est aujourd’hui que ma perte abrupte se trouve assurée. O trois et quatre fois heureux les Danaens qui jadis succombèrent dans la vaste Troade pour complaire aux Atrides ! Que n'ai-je péri moi-même et achevé mon destin, le jour où des milliers de Troyens lançaient sur moi leurs javelines de bronze, lorsque je combattais autour du cadavre du fils de Pelée ! J'aurais du moins obtenu les honneurs funéraires, et les Achéens auraient exalté mon renom. Mais voici qu'aujourd'hui le destin veut que je sois emporté par une mort lamentable ! »
Il achevait de parler, quand une vague énorme fondit de haut en bas sur lui ; poussée par un élan terrible, elle fit alors tournoyer le radeau. Ulysse alla tomber loin de son embarcation, et le gouvernail lui échappa des mains. La terrible violence de tous les vents mêlés brisa son mât par le milieu, et emporta sur la mer la voilure et la vergue. Ulysse lui-même resta longtemps sous l'eau ; il ne put pas surnager aussitôt et surmonter l'assaut des grandes lames, car les vêtements que lui avait donnés la divine Calypso, l'appesantissaient. Il émergea enfin, et cracha de sa bouche l'acre eau salée qui ruisselait de sa tête. Mais il n'oublia pas toutefois son radeau, quelle que fût sa détresse. S'élançant alors à sa poursuite en plein milieu des vagues, il s'en saisit et s’assit au milieu, pour échapper au terme de la mort. L’énorme flot l'emportait ça et là, au gré de ses courants. De même que l'automnal Borée emporte dans la plaine des broussailles qui s'accrochent en fagotin serré ; de même, les vents emportaient ça et là le radeau sur la mer. Tantôt le Notos le livrait aux assauts de Borée, et tantôt l’Euros le cédait au pourchas de Zéphyre.
Cependant la fille de Cadmos, Ino aux fines chevilles, aperçut Ulysse. Jadis simple mortelle douée de la parole, Ino, sous le nom de Leucothée, partageait au large de la mer les honneurs des dieux. Elle prit pitié d'Ulysse errant à la dérive et accablé de maux. Sous la forme d'une mouette qui vole, elle sortit des calmes profondeurs, se posa sur le radeau fortement chevillé et dit ces paroles :
— Infortuné ! pourquoi Poséidon, l'ébranleur de la terre, s'est-il si fort courroucé contre toi, qu'il te suscite si grand nombre de maux ? Il ne te fera pourtant pas périr, si grande envie qu'il en ait. Fais donc ce que je dis, car tu ne parais pas dépourvu de sagesse. Quitte ces vêtements, et laisse les vents emporter ton radeau ; nage à pleines brassées et tends à revenir vers la terre des Phéaciens, où ton destin est de trouver le salut. Tiens, prends cette écharpe immortelle, ceins-la sur ta poitrine et ne crains plus dès lors d'avoir à souffrir ni de périr. Mais, dès que tes mains toucheront le rivage, dénoue-la sans retard et jette-la dans la mer couleur de lie de vin, bien loin du continent, et songe ensuite à t'écarter de là. »
Ayant ainsi parlé, la déesse lui donna son écharpe ; elle s'enfonça dans la mer ondulante, sous forme de mouette, et le sombre flot dès lors la recouvrit. Mais le divin et endurant Ulysse se prit à réfléchir. En gémissant, il dit à son cœur au valeureux courage :
— Ah ! malheureux, pourvu qu'un Immortel n'ourdisse pas contre moi quelque nouvelle ruse, lorsqu'il m'ordonne de quitter ce radeau ! Non, je ne veux pas encore lui obéir, car mes yeux ont vu qu'elle est trop loin, la terre où, disait-il, se trouve mon salut. Voici donc ce à quoi je veux bien me résoudre, c'est à mon sens le parti le meilleur. Tant que les bois de mon esquif demeureront chevillés et jointes, je resterai sur lui et je supporterai patiemment mes souffrances. Mais, dès que les flots auront disloqué mon radeau, je nagerai, puisque je n'ai rien de mieux à prévoir. »
Tandis qu'il roulait ces pensées en son âme et son coeur, Poséidon, l'ébranleur de la terre, souleva contre lui une vague énorme, terrible et terrifiante, dont la voûte liquide vint s écrouler sur lui. De même qu'un vent violent disperse un tas de paille sèche et l'éparpillé en tout sens ; de même, la vague dispersa les longs ais du radeau. Ulysse alors enfourcha une poutre, la dirigea comme un cheval de selle, tout en se dépouillant des vêtements que lui avait donnés la divine Calypso. Aussitôt après, il ceignit l'écharpe autour de sa poitrine, se jeta dans la mer la tête la première, ouvrit les bras et se mit à nager. A ce moment, le dieu puissant qui ébranle la terre l'aperçut ; il secoua la tête et dit en son cœur :
— Va désormais, erre à l'aventure, et sur la mer souffre de mille maux, jusqu'à ce que tu te mêles à des hommes nourrissons de Zeus ! Tu n'auras pas à te plaindre, je pense, de n'avoir pas ainsi suffisamment souffert. »
Ayant ainsi parlé, Poséidon fouetta ses chevaux à la belle crinière et atteignit Èges, où il possède un illustre palais. Cependant, Athéna, la fille de Zeus, prit un autre parti. Elle enchaîna la marche des autres vents, et à tous ordonna de se calmer et de s'assoupir. Mais elle fit lever l'impétueux Borée et rabattit les flots devant Ulysse, jusqu'à ce que ce descendant de Zeus pût se mêler aux bons rameurs que sont les Phéaciens, après avoir évité la mort et le trépas. Dès lors, Ulysse erra deux nuits et deux jours sur les flots hérissés, et maintes fois son cœur vit la mort devant lui. Mais quand l'Aurore aux belles boucles eut amené le troisième jour, le vent tomba soudain, et le calme régna dans les airs apaisés. Ulysse alors, soulevé par une longue lame et portant devant lui un regard suraigu, aperçut la terre toute proche. De même que les enfants voient avec joie revenir à la vie un père que la maladie retenait étendu, que tourmentaient de cruelles douleurs et que depuis longtemps le mal consumait ; un Génie haineux s'était appesanti sur lui, mais les dieux sont venus, en apportant la joie, l'arracher à ses maux ; de même, ce fut avec autant de joie qu'Ulysse aperçut la terre et la forêt. Il nageait et se pressait d'aller prendre pied sur la terre. Mais, lorsqu'il ne fut qu'à la distance où peut porter la voix, il entendit le fracas de la mer tonnant sur les rochers, car d'énormes lames grondaient avec un ronflement terrible en se brisant sur l'aride rivage ; tout était recouvert par l'écume des mers. Il n'y avait là ni port ni refuge pour abriter les nefs, mais partout des falaises avancées, des rocs et des écueils. Ulysse sentit se briser son cœur et ses genoux. En gémissant, il dit à son cœur au valeureux courage :
— Ah ! malheureux, après que Zeus, contre toute espérance, m'a donné d'apercevoir la terre, et lorsque j'ai fini de traverser à la nage cet abîme où je suis, aucune issue pour sortir de la mer écumante ne m'apparaît. Devant moi s'élève la pointe des écueils ; les vagues qui les heurtent mugissent tout autour, et le rocher poli se dresse en masse abrupte. La mer est profonde, et il m'est impossible de prendre pied et de fuir le désastre. Je crains, si j'essaie d'aborder, qu une forte lame ne vienne à me saisir et à me jeter contre la roche dure. Mon élan sera vain. Mais si, continuant à nager, je longe le rivage pour essayer de trouver une plage abritée et une anse de mer, j’ai peur que la tempête ne me saisisse encore et ne m'emporte au large de la mer poissonneuse, en me faisant pousser de lourds gémissements, ou qu'un dieu contre moi ne suscite un de ces gros poissons, que l'illustre Amphitrite nourrit en si grand nombre, car je sais à quel point est furieux contre moi l'illustre dieu qui ébranle la terre. »
Tandis qu'il roulait ces pensées en son âme et son cœur, une forte lame le jeta sur la roche hérissée du rivage. Il aurait eu la peau déchirée et les os fracassés, si Athéna, la déesse aux yeux pers, ne lui eût suggéré un moyen de salut. Il s'élança, et il saisit des deux mains un rocher où, tout en gémissant, il s'agrippa, jusqu'à ce que la forte lame eût passé. Il put ainsi échapper à ce flot. Mais lorsque la lame reflua, son élan l'assaillit de nouveau et le rejeta au large de la mer. De même qu'aux suçoirs d'un polype arraché de son gîte, restent adhérentes des pierrailles serrées ; de même, la peau des mains robustes du héros se déchira et resta adhérente aux rochers. Une grande lame le recouvrit alors. A ce moment, le malheureux Ulysse aurait péri en dépit du destin, si Athéna aux yeux pers ne lui eût donné la présence d'esprit. Il émergea des flots qui s'en allaient mugir vers le rivage, nagea près de la côte en regardant vers la terre, pour essayer de trouver une plage abritée et une anse de mer. Lorsqu'il parvint, à force de nager, à l'embouchure d'un fleuve aux belles eaux courantes, l'endroit lui parut d'un excellent abord, dépourvu de rochers et abrité du vent. Il reconnut l'estuaire d'un fleuve, et du fond de son cœur se mit à prier :
— Exauce-moi, seigneur, qui que tu sois ! Je viens à toi, que j'ai tant supplié, fuyant hors de la mer les menaces de Poséidon. Les dieux immortels eux-mêmes considèrent toujours comme digne de respect tout homme errant qui vient se présenter à eux, comme je viens aujourd'hui m'offrir à ton courant, tomber à tes genoux, après avoir supporté tant d'épreuves. Prends-moi donc en pitié, seigneur, car je me déclare être ton suppliant.»
Ainsi parla-t-il. Le fleuve aussitôt suspendit son courant, retint son flux, fit régner le calme au-devant du héros, et le sauva en lui donnant d'arriver jusqu'en son embouchure. Ulysse sentit alors fléchir ses deux genoux et ses bras vigoureux, car son cœur se trouvait harassé par la mer. Son corps entier était tuméfié ; la mer ruisselait de sa bouche et de ses narines ; sans haleine et sans voix, il gisait épuisé, et une affreuse lassitude l'avait envahi. Mais dès qu'il eut recouvré le souffle et que son cœur se sentit revivre au fond de sa poitrine, il détacha de son corps l'écharpe de la déesse, la confia au fleuve qui coulait dans la mer. Le grand flot l'emporta au fil de son courant, et sans tarder Ino la reçut en ses mains. Ulysse alors s'éloigna du fleuve, se coucha dans les joncs et embrassa la terre porteuse de froment. En gémissant, il dit à son cœur au valeureux courage :
— Ah ! malheureux, que vais-je souffrir, et que va-t-il donc m'arriver à la fin ? Si je passe une nuit inquiète auprès du fleuve, j'ai peur que le froid dangereux du matin et que l'humide fraîcheur de la rosée ne viennent à la fois, dans l'état de faiblesse où je suis, achever d'épuiser mon cœur à bout de souffle, car une brise glaciale s'élève du fleuve aux approches de l'aube. Mais si je gravis la colline, si je pénètre dans ce bois touffu, cherchant à dormir sous d'épais arbrisseaux, je redoute alors, si la fatigue et le frisson me quittent et si un doux sommeil s'appesantit sur moi, de devenir la pâture et la proie des bêtes fauves. »
Tout bien pesé, voici donc le parti qui lui parut le plus avantageux. Il se mit à marcher vers le bois, qu'il trouva près de l’eau, sur une hauteur isolée. Il se glissa dès lors sous deux arbrisseaux sortis de même souche : un olivier sauvage et un olivier cultivé. Là, jamais ne pénétrait le souffle humide des vents les plus fougueux ; jamais les rayons d'un radieux soleil ne perçaient leur ombrage ; jamais la pluie ne passait au travers, tant ils avaient poussé touffus et emmêlés. Ce fut sous eux qu'Ulysse se glissa. Sans tarder alors, ses mains amoncelèrent une large couche, car il se trouvait là une jonchée de feuilles d'une telle épaisseur qu'elle aurait suffi à préserver deux ou trois hommes dans la saison d'hiver, si rude qu'elle fût. A la vue de ce lit, le divin et endurant Ulysse se sentit plein de joie. Il s'étendit donc au milieu des feuilles et s'en recouvrit d'une couche abondante. De même qu'un homme au fond d'une campagne où il est sans voisins, cache un tison sous la cendre noire, pour conserver la semence du feu et n'avoir pas à chercher ailleurs pour le rallumer ; de même, Ulysse s'enveloppa de feuilles. Athéna lui versa le sommeil sur les yeux, afin qu'après avoir recouvert ses paupières, il vînt au plus tôt mettre un terme à sa fatigue et son épuisement.