15 Jan 2014

Homère - L'Illiade - Chants XVI à XX

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CHANT XVI

  C'était ainsi que, pour ce vaisseau solidement charpenté, les guerriers combattaient. Pendant ce temps, Patrocle se tenait debout auprès d'Achille pasteur des guerriers, versant de chaudes larmes, comme une source à l'eau noire qui fait couler son eau sombre du haut d'un roc escarpé. En le voyant, le divin Achille aux pieds rapides fut pris de compassion. Prenant alors la parole, il dit ces mots ailés :

 

    — Pourquoi pleures-tu, Patrocle, comme une petite fille qui, courant avec sa mère, exige qu'on la prenne, s'attache à son manteau, la retient dans sa marche et la regarde en pleurant, jusqu'à ce qu'elle l'ait prise ? Comme elle, Patrocle, tu répands des pleurs  attendrissants. As-tu quelque chose à raconter aux Myrmidons, ou à moi-même ? Aurais-tu, seul, reçu quelque message provenant de Phthie ? On dit pourtant qu'il vit toujours, Ménœtios, le fils d'Actor, et que Pelée fils d'Éaque vit encore parmi les Myrmidons, et c'est surtout pour eux, si tous deux étaient morts, que nous serions affligés. Est-ce sur les Argiens que tu te lamentes, et sur la façon dont ils périssent auprès des vaisseaux creux, pour avoir failli à leurs engagements ? Parle-moi sans détour, ne cache rien au fond de ta pensée, afin que nous puissions tous deux être informés. »

 

    Alors, gémissant lourdement, tu lui répondis, bon cavalier Patrocle :

 

    — Achille fils de Pelée, ô toi le plus brave de tous les Achéens, ne t'indigne pas car grande est la douleur qui presse les Achéens. Tous ceux qui, jusqu'ici, passaient pour les meilleurs gisent parmi les nefs, frappés de loin ou blessés de près. Il a été blessé le fils de Tydée, le valeureux Diomède ; ils ont été frappés, Ulysse illustre par sa lance ainsi qu'Agamemnon. Et Eurypyle aussi a été blessé d'une flèche à la cuisse. Des médecins qui connaissent de multiples remèdes s'empressent autour d'eux et pansent leurs blessures. Mais toi, Achille, tu restes inflexible. Ah ! puisse ne jamais me saisir une animosité pareille à celle que tu gardes, héros d'affreux courage ! Et à quel autre, même à l'un de ceux qui viendront après nous, auras-tu servi, si tu n'écartes pas aujourd'hui des Argiens cet indigne fléau ? Cœur impitoyable ! non, ton père n'était pas le cavalier Pelée, ni ta mère, Thétis. C'est la glauque mer qui t'a mis au jour, ce sont d'inaccessibles rocs, puisque ta pensée reste aussi tenace. Toutefois, si ton âme cherche à éluder quelque oracle divin, et si, de la part de Zeus, ton auguste mère t'en a révélé un, envoie-moi tout au moins sans retard en avant, donne-moi pour me suivre l'armée des Myrmidons, et peut-être alors pourrai-je devenir pour les Danaens la clarté du salut. Permets-moi de cuirasser mes épaules de tes armes, et de voir si les Troyens, me prenant pour toi, s'abstiendront de combattre, et si les belliqueux fils des Achéens reprendront leur souffle dans leur accablement. A la guerre, peu de temps suffit à reprendre le souffle. Sans grande peine, n'étant pas fatigués, nous repousserions vers la ville, loin des vaisseaux et des tentes, des guerriers fatigués par le cri du combat. »

 

    Ainsi parla-t-il d une voix suppliante, ce grand enfant, car ; c'était le funeste trépas et le Génie de la mort, qu'il devait ainsi l'implorer pour lui-même. Violemment irrité, Achille aux pieds rapides lui répondit alors : 

 

    — Hélas ! Patrocle issu de Zeus, qu'as-tu  dit ? Je ne me préoccupe d'aucun oracle que j'aurais pu connaître, et mon auguste mère, de la part de Zeus, ne m'en a révélé aucun. Mais un affreux tourment gagne mon cœur et mon âme, lorsque je vois qu'un homme, parce qu il prévaut en puissance, veut spolier son égal et lui reprendre sa récompense acquise. C'est pour moi un terrible tourment, puisque j'en ai jusqu'au cœur ressenti la douleur. La jeune femme que les fils des Achéens m'avaient réservée ; comme récompense, que j'avais acquise avec ma lance, après avoir détruit une ville aux beaux murs, le puissant Atride Agamemnon l'a arrachée de mes mains, comme si j'étais un proscrit sans honneur. Mais laissons au passé ce qui est du passé, puis­qu'il est à vrai dire impossible de garder en son cœur un courroux sans relâche. Et pourtant, j'avais dit que je ne donnerais nulle cesse à ma colère, si ce n'est à partir du moment où la guerre et le cri du combat viendraient près de mes nefs. Toi donc, revêts tes épaules de mes armes illustres, et conduis au combat les Myrmidons amoureux de la guerre, s'il est vrai qu un sombre nuage de Troyens vienne assiéger sans merci nos vaisseaux, et que les Achéens, acculés sur la grève où se brise la mer, n'aient plus à eux qu'une bande de terre. La cité des Troyens tout entière a marché sur eux pleine de hardiesse, car ils ne voient plus le frontal de mon casque étinceler près d'eux. Fuyant bien vite, ils rempliraient de morts les lits creux des rivières, si le puissant Agamemnon avait à mon regard de bienveillants sentiments. Et maintenant, c'est dans le camp qu'ils ont porté la lutte. Car la lance de Diomède, le fils de Tydée, ne fait plus fureur en ses mains, pour écarter la ruine au loin des Danaens. Je n'ai pas entendu jusqu'ici la voix de l'Atride sortir en criant de sa tête odieuse. Mais celle de l'homicide Hector, exhortant les Troyens, se brise aux alentours. Quant à ceux-ci, c'est toute la plaine qu'ils ont sous leur clameur, en triomphant au combat des troupes achéennes. Mais malgré tout, Patrocle, pour écarter des vaisseaux le désastre, tombe sur eux sans merci, de peur qu'un feu ardent n'embrase nos navires, et que nous soit ôté le retour attendu. Obéis aux paroles que, pour finir, je vais placer en ton esprit. Il faut que tu me vailles un grand honneur et une grande gloire chez tous les Danaens, afin que les Achéens me ramènent la belle jeune femme, et me donnent en outre d'insignes récompenses. Dès que tu auras écarté l'ennemi des vaisseaux, reviens. Même s'il te donne encore, l'époux tonnant d'Héra, de remporter de la gloire,

 

 

 

ne sois pas avide de combattre sans moi les Troyens belliqueux ; tu porterais préjudice à ma gloire. Ne va pas non plus, cédant à la joie de la guerre et de la mêlée, massacrant les Troyens, conduire l'armée vers Ilion, de crainte que, du haut de l'Olympe, ne descende un des dieux éternels. Apollon qui au loin écarte les fléaux aime fort les Troyens. Reviens donc en arrière, quand tu auras posé sur les vaisseaux la clarté du salut, et laisse les autres se battre dans la plaine. Ah ! Zeus Père, Athéna, Apollon ! puisse-t-il arriver que pas un des Troyens, tant qu'ils  sont, n'échappe à la mort, que pas un des Argiens n'y échappe non plus, mais qu'à nous deux seuls il soit donné d'émerger du désastre, afin que seuls, nous   puissions détacher les bandeaux sacrés de la tête de Troie ! »   

 

    Tels étaient les propos qu'ils échangeaient entre eux. Cependant Ajax ne résistait plus, car il cédait à la force des traits. Il était dompté par l'esprit de Zeus et par les coups des Troyens magnifiques. Autour de ses tempes, son casque étincelant  émettait sous les coups un grincement terrible, car sans cesse le casque était frappé sur ses belles bossettes. Son épaule gauche se fatiguait à tenir toujours ferme son bouclier scintillant. Les Troyens toutefois ne pouvaient pas l'ébranler, en l'assaillant de traits de tous côtés. Un pénible et constant essoufflement le tenait, et une sueur abondante de partout ruisselait de ses membres. Reprendre haleine lui était impossible ; de toutes parts, le mal s'entassait sur le mal.

 

    Dites-moi maintenant. Muses qui habitez les demeures de l'Olympe, comment le feu commença par tomber sur les nefs achéennes.

 

    Hector, s'arrêtant près d'Ajax, frappa de sa grande épée la lance de frêne du fils de Télamon, au-dessous de la pointe emmanchée dans la hampe, et la brisa tout net. Ajax fils de Télamon ne brandit plus en sa main qu'une lance tronquée et, loin de lui, la pointe de bronze s'en alla retentir en tombant sut le sol. Ajax alors reconnut au fond de son irréprochable cœur l'intervention des dieux ; il frissonna à la pensée que Zeus altitonnant coupait à la racine ses projets de combat, et voulait aux Troyens accorder la victoire. Il recula hors de portée des traits. Les Troyens alors jetèrent le feu infatigable sur le navire agile, et aussitôt une flamme inextinguible s'y répandit. Voilà comment le feu enveloppa la poupe. Achille, se frappant les deux cuisses, dit ensuite à Patrocle :

 

    —Hâte-toi, Patrocle issu de Zeus, rapide cavalier ! J'aperçois sur les nefs la crépitation du feu dévastateur. Qu'ils ne prennent pas nos vaisseaux, et ne rendent point notre fuite impossible. Revêts vite mes armes, tandis que j'irai rassembler notre armée.»   

 

    Ainsi parla-t-il, et Patrocle se cuirassa de bronze éblouissant. En premier lieu, il entoura ses jambes de belles cnémides, qu'ajustaient aux chevilles des agrafes d'argent. En second lieu, il revêtit sa poitrine de la scintillante cuirasse, pareille au ciel étoile, du descendant d'Éaque aux pieds rapides. Puis autour de ses épaules, il jeta une épée de bronze ornée de clous d'argent, et ensuite un bouclier grand et dur. Sur sa tête robuste, il mit un casque artistement ouvré, à queue de cheval ; un terrifiant panache oscillait à la cime. Enfin, il prit deux lances vaillantes, adaptées à sa main. Ce qu'il ne prit point, ce fut, seule, la lourde, la longue et la solide pique de l'irréprochable descendant d'Éaque. Aucun des Achéens ne pouvait la manier ; mais Achille seul savait la brandir. C'était un bois de frêne du Pélion, que Chiron, du sommet du Pélion avait apporté au père chéri d'Achille, pour être l'instrument du meurtre des héros. Patrocle alors pressa Automédon d'atteler les chevaux au plus vite, Automédon, le guerrier qu'après Achille briseur d'hommes il estimait le plus, et qui était, au combat, le plus fidèle à attendre son cri de ralliement. Automédon lui amena sous le joug ses rapides chevaux : Xanthos et Balios, qui tous deux volaient comme les vents, et qu'avait enfantés, pour le violent Zéphyre, la Harpye Podargé, tandis qu'elle paissait dans une prairie aux bords du cours de l'Océan. Dans les traits de volée, il lança l'irréprochable Pédasos, qu'Achille avait naguère emmené avec lui, lorsqu'il avait pris la ville d'Éétion, et qui, quoique mortel, marchait à l'égal des chevaux immortels.     Cependant, Achille se rendait auprès des Myrmidons et, tente par tente, les faisait tous cuirasser de leurs armes. Et ceux-ci, comme des loups dévorateurs de chair crue, qui ont dans l'âme une vaillance indicible et qui, dans les montagnes, déchirent puis dévorent un grand cerf ramé ; ils ont tous les joues rouges de sang, et ils vont en bande à une source à l'eau noire, laper avec leurs langues effilées la surface de l'eau sombre, en éructant le sang du meurtre ; leur cœur, au fond de leur poitrine, reste sans tremblement, mais leur ventre gavé se trouve trop étroit. De même, les conducteurs et les conseillers des Myrmidons s'empressaient autour du bon serviteur du descendant d'Éaque aux pieds rapides. Au milieu d'eux, se dressait le belliqueux Achille, exhortant les chevaux et les hommes armés de boucliers.

 

    Ils étaient cinquante, les vaisseaux rapides sur lesquels Achille aimé de Zeus était venu dans Troie. Chacun portait sur ses bancs de rameurs, cinquante guerriers et compagnons. Cinq chefs auxquels il se fiait avaient été nommés pour donner les signaux, et lui-même exerçait avec grande puissance l'autorité suprême. La première ligne, Ménesthios à l'éblouissante cuirasse, fils de Sperchios, fleuve descendu de Zeus, la commandait. La fille de Pelée, la belle Polydore, femme ayant partagé sa couche avec un dieu, l'avait engendré de l'infatigable Sperchios ; mais il passait pour être le fils de Boros fils de Périérès, qui publiquement l'avait épousée, après avoir offert d'innombrables présents. La deuxième ligne, le belliqueux Eudore, né d'une jeune fille, la commandait ; Polymèle, belle à la danse, fille de Phylas, l'avait mis au monde. Le puissant et brillant Messager s'était pour elle épris d'amour, après l'avoir vue de ses yeux chanter et danser parmi les jeunes filles, dans le chœur de la bruyante déesse, Artémis aux traits d'or. Aussitôt, montant à l'étage des femmes, le bien­faisant Hermès coucha près d'elle en secret, et lui fit concevoir un fils admirable, Eudore, qui fut entre tous rapide à la course et vaillant au combat. Mais quand Ilithyie, la déesse qui fait enfanter dans les peines, eut fait sortir Eudore à la lumière et qu'il eut vu la clarté du soleil, le puissant et ardent fils d'Actor, Échéclès, conduisit chez lui la jeune fille, après qu'il eut offert des milliers de présents. Quant à Eudore, le vieux Phylas le nourrit et l'entoura de soins, le chérissant comme s'il était son fils. La troisième ligne, le belliqueux Pisandre fils de Mémalos la commandait, Pisandre qui, après l'ami du fils de Pelée, se distinguait entre tous les Myrmidons au combat à la lance. Le vieux Phénix conducteur de chevaux commandait la quatrième, et Alcimé don, fils irréprochable de Laercès, conduisait la cinquième. Dès qu'Achille eut disposé et bien rangé avec leurs chefs l'ensemble de ses troupes, il leur adressa d'énergiques paroles :

 

    — Myrmidons, que nul n'oublie les menaces dont, près des nefs agiles, vous menaciez les Troyens durant tout le temps que dura ma colère. Chacun de vous alors m'accusait: « Misérable fils de Pelée, c'était donc de fiel que te nourrissait ta mère ! Cœur impitoyable, tu retiens près des nefs tes compagnons malgré eux ! Retournons donc chez nous sur nos vaisseaux traverseurs de la mer, puisque si mauvais est le fiel qui tomba sur ton cœur. » Voilà ce que souvent vous disiez contre moi, quand vous vous rassembliez. Mais voici qu'aujourd'hui s'offre à vous l'activité de la grande bataille que vous aviez jusqu'ici désirée. Qu'il aille dès lors, quiconque a cœur vaillant, combattre les Troyens. »

 

     En parlant ainsi, il excita l'ardeur et le courage dans le cœur de chacun. Les rangs se serrèrent davantage, lorsque les Myrmidons eurent entendu leur roi. De même qu'un homme en ajustant des pierres, affermit le mur d'une haute maison, pour la garder des violences des vents ; de même, ils ajustaient leurs casques et leurs boucliers bombés. L'écu s'appuyait sur l'écu, le casque sur le casque, et l'homme sur l'homme. Les casques à crinière de ceux qui se penchaient, se touchaient par leurs brillants cimiers, tant ils étaient serrés les uns contre les autres. En avant de tous, deux hommes, Patrocle et Automédon, ayant ; même courage, s'armaient pour combattre en tête des Myrmidons. Pendant ce temps, Achille se rendit sous sa tente, leva le couvercle d'un coffre, d'un beau coffre ouvragé que Thétis aux pieds d'argent avait déposé sur la nef d'Achille, afin qu'il fût emporté par son fils ; elle l'avait soigneusement rempli de tuniques, de manteaux pour s'abriter des vents, et de tapis laineux. Là se trouvait pour lui une coupe artistement façonnée ; nul autre qu'Achille n'y buvait le vin couleur de feu, et, si ce n'est à Zeus Père, il n'offrait avec elle des libations à aucun autre dieu. Ayant tiré cette coupe du coffre, il la purifia d'abord avec du soufre, et la rinça ensuite à la belle eau courante ; puis, s'étant lavé les mains, il puisa du vin couleur de feu. Alors, se tenant debout au milieu de l'enclos, il pria et versa la libation de vin, en regardant le ciel. Et il n'échappa point à Zeus lance-foudre. — Zeus roi, Dodonéen, Pélasgique ! toi qui habites loin, qui veilles sur Dodone aux rigoureux hivers, tandis qu'autour de toi habitent les Selles, tes interprètes qui vivent sans se laver les pieds et couchent sur la terre ! Tu as un jour déjà entendu ma prière, tu m'as honoré, et tu as lourdement accablé l'armée des Achéens. Aujourd'hui encore, accomplis mon désir. Je veux rester moi-même dans le parc des nefs, mais j'envoie, en compagnie des nombreux Myrmidons, mon compagnon se battre. Fais avancer la gloire en même temps que lui, Zeus au vaste regard l'enhardis son cœur au fond de sa poitrine, afin qu'Hector apprenne si, même seul, notre serviteur sait livrer un combat, ou si ses mains irrésistibles ne font fureur que lorsque je vais moi-même prendre part aux fatigues d'Arès. Puis, quand il aura repoussé des navires la bataille et les cris, puisse-t-il alors me revenir sain et sauf vers les vaisseaux agiles, avec toutes ses armes et tous ses compagnons qui combattent de près ! »  

 

    Il dit, et Zeus aux conseils avisés entendit sa prière. Mais le Père n'accorda qu'une part de ce qu'il demandait, et n'agréa point l'autre. Il lui accorda de repousser des vaisseaux la bataille et les cris, mais il n'agréa point que Patrocle revînt sain et sauf du combat. Achille alors, lorsqu'il eut versé sa libation et prié Zeus Père, rentra dans sa tente et replaça la coupe dans le coffre. Puis il vint se placer debout devant sa tente, car son cœur désirait contempler encore la terrible mêlée des Troyens et des Achéens.

 

    Les Myrmidons, en même temps que Patrocle au valeureux courage, s'avancèrent en rangs, cuirassés de leurs armes, jusqu'à ce que, pleins de fiers sentiments, ils se ruassent au milieu des Troyens. Aussitôt, ils se répandirent semblables à des guêpes gîtant sur un chemin, que des enfants irritent, suivant leur habitude, et qu'ils agacent toujours, parce qu'elles ont leurs nids sur le bord de la route. Les imprudents ! ils sont pour bien des gens cause d'un même mal, car, en passant près de là, si quelque voyageur les trouble par mégarde, ces guêpes, ayant un cœur vaillant, au loin s'envolent toutes, et défendent chacune leur progéniture. Avec le cœur et le courage des guêpes, les Myrmidons alors se répandirent en dehors des vaisseaux ; une clameur inextinguible s'éleva. Et Patrocle exhorta ses compagnons en criant à voix forte :

 

    — Myrmidons, compagnons du Péléide Achille, soyez des hommes, amis, et souvenez-vous de l'impétueuse vaillance, afin que nous fassions honneur au fils de Pelée, qui est de beaucoup, comme ses compagnons qui combattent de près, le plus brave des Argiens qui sont auprès des nefs. Et aussi, pour que l'Atride Agamemnon aux pouvoirs étendus reconnaisse ce que fut sa folie, lorsqu'il refusa tout honneur au plus brave de tous les Achéens. »

 

    En parlant ainsi, il excita l'ardeur et le courage dans le cœur de chacun. Les Myrmidons, sur les Troyens alors fondirent en rangs serrés, et, tout aux alentours, les vaisseaux terriblement retentirent des cris des Achéens.

 

    Les Troyens, dès qu'ils eurent aperçu le vaillant fils de Ménoetios, lui et son serviteur, resplendissants sous leurs armes, se sentirent tous le cœur ébranlé, et leurs phalanges s'émurent à la pensée que le Péléide aux pieds rapides avait auprès des nefs rejeté sa colère et repris l'amitié. Chacun chercha partout des yeux par où se soustraire à une ruine abrupte.

 

    Patrocle, le premier, lança son brillant javelot, droit devant lui, au milieu des Troyens, là où, près de la poupe du vaisseau de Protésilas au valeureux courage, se pressaient les rangs les plus nombreux. Il atteignit Pyraschmès, qui avait amené d'Amydon, des bords de l'Axios au large courant, les Péoniens qui combattent sur char. Il l'atteignit à l'épaule droite, et le guerrier sur le dos, en gémissant tomba dans la poussière. Les Péoniens qui étaient ses compagnons, s'enfuirent d'autour de lui, car Patrocle, en tuant leur chef qui excellait au combat, avait en tous leurs rangs jeté le désarroi. Patrocle donc, les repoussa des nefs et put éteindre le feu qui s'embrasait. A demi brûlé, le  vaisseau resta là, et les Troyens s'enfuirent au milieu d un prodigieux tumulte. Les Danaens alors se déversèrent parmi les vaisseaux creux, et un tumulte incessant s'éleva. De la même façon que du haut sommet d'une grande montagne, Zeus assembleur d'éclairs repousse une épaisse nuée ; tous les hauts-lieux, les caps avancés et les vallons tout à coup se découvrent et, du haut du ciel, l'éther infini se déchire ; les Danaens, de même, après avoir écarté des vaisseaux le feu destructeur, respirèrent un peu. Mais l'élan du combat ne se ralentit pas, car les Troyens, sous la poussée des Achéens belliqueux, ne fuyaient pas en désordre loin des vaisseaux noirs ; ils résistaient toujours, et ne quittaient les nefs qu'en cédant à la force.

 

    A ce moment, la mêlée se rompit, et chacun des chefs défit un guerrier. Le premier, le vaillant fils de Ménœtios atteignit de sa lance acérée, au moment même où il se retournait, Aréilycos à la cuisse, et poussa le bronze d'outre en outre. La pique brisa l'os et, tête en avant, Aréilycos s'abattit sur la terre.  Le belliqueux Ménélas blessa Thoas à la poitrine, que son bouclier laissait à découvert, et lui rompit les membres. Le fils de Phylée, s'apercevant qu'Amphiclos contre lui s'élançait, le prévint, et lui porta un coup sur le haut de la jambe, là où se trouve le muscle le plus épais de l'homme. La pointe de la lance déchira les tendons autour d'elle, et l'obscurité enveloppa ses yeux. Quant aux fils de Nestor, l'un Antiloque, blessa Atymnios avec sa lance aiguë ; le javelot de bronze lui traversa le flanc, et Atymnios s'abattit en avant. Maris, avec sa lance, aussitôt alors fondit sur Antiloque et, furieux du trépas de son frère, vint se poster devant le mort. Mais Thrasymède rival des dieux le prévint, et l'atteignit avant qu'il blessât Antiloque. Il ne le manqua point, et le frappa brusquement à l'épaule. La pointe de la lance déchira l'extrémité du bras, lacéra les muscles, arracha jusqu'à l'os. Maris s'abattit alors avec fracas, et l'obscurité enveloppa ses yeux. Tous deux ainsi, domptés par les deux frères, s'en allèrent dans l'Érèbe, ces valeureux compagnons de Sarpédon ; ils étaient les fils adroits au javelot d'Amisodaros, de l'homme qui jadis avait nourri la Chimère invincible, malheur de bien des hommes. Ajax fils d'Oïlée, s'étant alors élancé contre Cléobule que gênait la cohue, le prit vivant ; mais il rompit aussitôt son ardeur, en le frappant au cou de son épée munie d'une poignée. L'épée tout entière se tiédit sous le sang, et la mort empourprée et l'impérieux Destin s'emparèrent de ses yeux. Pénéléos et Lycon s'abordèrent, lis s'étaient manques avec leurs piques, en se visant tous deux sans résultat, et ce fut cette fois avec leurs épées qu'ils s'abordèrent. Lycon frappa le cimier du casque à crinière de cheval ; mais son épée se rompit autour de la poignée. Pénéléos alors atteignit son adversaire au cou, au-dessous de l'oreille. L'épée s'y enfonça tout entière ; la peau retint seule la tête qui pendit, et les membres rompus du Troyen s'affaissèrent. Mérion, rejoignant Acamas de ses pieds rapides, le perça sur l'épaule droite, au moment même où il montait sur son char. Il tomba du char, et sur ses yeux s'étendit un brouillard. Idoménée perça d'un bronze sans pitié Érymas à la bouche. 

 

 

 

La pique de bronze pénétra tout droit sous le cerveau, et fendit en éclats les os blancs. Les dents furent ébranlées ; les deux yeux s'injectèrent de sang et, bouche ouverte, il souffla ce sang par la bouche et le nez, et le sombre nuage de la mort 1'enveloppa.

 

    Ainsi donc, tels furent les chefs des Danaens qui défirent un guerrier chacun. Comme des loups rapaces, fondant sur des agneaux ou des chevreaux, enlèvent aux troupeaux les têtes que laissa se disperser sur les monts l'étourderie d'un berger ; les loups, dès qu'ils les aperçoivent, ravissent aussitôt ces animaux au cœur dépourvu de vaillance ; de la même façon, les Danaens fondirent sur les Troyens, et ceux-ci, ne songeant plus qu'à la fuite au tumulte terrible, oublièrent l'impétueuse vaillance.

 

    Le grand Ajax voulait toujours darder sa lance contre Hector cuirassé de bronze. Mais Hector, en habile guerrier, de son bouclier de cuir couvrant ses larges épaules, observait le sifflement des traits et le bruit des javelots. Il reconnaissait que la vaillance avait fait, au cours de ce combat, alterner la victoire ; mais malgré tout il résistait et cherchait à sauver ses loyaux compagnons. De même que s'avance de l'Olympe dans l'intérieur du ciel un nuage issu de l'éther divin, lorsque Zeus déchaîne un ouragan ; de même, partirent des vaisseaux la clameur et le désarroi des Troyens, et ce ne fut pas en bel ordre qu'ils repassèrent le fossé. Hector, ses chevaux rapides l'emportaient tout en armes, et il abandonnait les troupes troyennes que le fossé creusé, par force retenait. Nombre de chevaux rapides, ayant brisé en tirant sur leur char 1'extrémité du timon, laissèrent dans ce fossé les chars de leurs maîtres. Patrocle leur donnait la poursuite, exhortant les Danaens avec acharnement, et ne songeant qu'au malheur des Troyens. Et ceux-ci, dès qu'ils se divisèrent, remplirent toutes les routes des clameurs de leur fuite. Dans le ciel, un ouragan de poussière s'éparpillait sous les nues, et les chevaux aux sabots emportés allongeaient le galop pour revenir vers la ville, loin des vaisseaux et des tentes. Patrocle alors, là où il voyait se presser la foule la plus dense, se dirigeait en ralliant les siens. De leurs chars, les guerriers troyens tombaient sous les essieux, la tête la première, et les chars eux-mêmes culbutaient à grand bruit. Les alertes chevaux immortels, que les dieux avaient, en cadeaux magnifiques, donnés à Pelée, bondirent par-dessus le fossé, en poussant de l'avant. Le cœur de Patrocle l'incitait contre Hector, car il brûlait de se jeter sur lui. Mais Hector était emporté par ses chevaux agiles. De même que, par un jour d' automne, toute la sombre surface de la terre est accablée par un orage, lorsque Zeus déverse des torrents de pluie et que, dans sa colère, il sévit contre les hommes qui, dans l'agora, prononcent par violence des jugements boiteux, bannissent la justice, sans se soucier de la vengeance des dieux ; tous les fleuves débordent en se précipitant ; les torrents alors ravinent maintes pentes, mugissent avec fracas en se précipitant du haut faîte des monts dans la mer assombrie, et les travaux des hommes sont ainsi dévastés ; de même, les cavales troyennes avec fracas mugissaient encourant.   

 

    Lors donc que Patrocle eut entamé les premières phalanges, il revint sur ses pas, refoulant en arrière les Troyens vers les nefs. Il ne leur permettait pas, comme ils le désiraient, de remonter vers la ville ; mais, bondissant sur eux, il les massacrait entre les vaisseaux, le fleuve et le mur élevé, et tirait vengeance de la mort de beaucoup. A ce moment, ce fut d'abord Pronoos qu'il frappa de sa lance brillante, à la poitrine, que le bord du bouclier laissait à découvert ; il lui rompit les membres, et Pronoos avec fracas s'abattit. En second lieu, ce fut sur Thestor, le fils d'Énops, qu'il s'élança. Sur son char bien poli, Thestor était assis, ramassé sur lui-même, car son âme était abattue, et de ses mains les rênes étaient tombées. S'arrêtant près de lui, Patrocle le perça de sa lance à la mâchoire droite, et traversa les dents. Le soulevant alors avec sa lance, il le tira par-dessus la rampe du char, comme un pêcheur, assis sur un roc avancé, retire de la mer un poisson sacré, avec un fil et du bronze luisant. De la même manière, avec sa lance éclatante, Patrocle le tira bouche bée de son char, et le jeta la face contre terre. La vie le quitta aussitôt qu il tomba. Puis, comme Érylaos contre lui s'élançait, Patrocle l'atteignit d'une pierre, au milieu de la tête. Toute la tête se fendit en deux sous le casque pesant. Érylaos s'abattit tête en avant sur terre, et la mort briseuse d'âme se répandit autour de lui. Puis ce furent Érymas, Amphotéros et Épaltès, Tlépolème fils de Damastor, Échios et Pyris, Iphée, Évippos et Polymélos fils d'Argéas, que tous, les uns après les autres, il étendit sur la terre nourricière.

 

    Sarpédon, lorsqu'il vit ses compagnons aux cottes sans cein­ture domptés par les mains de Patrocle, le fils de Ménoetios, exhorta les Lyciens rivaux des dieux en s'adressant à eux :

 

    — Honte à vous, Lyciens ! où fuyez-vous ? Soyez alertes à cette heure, car moi, je veux affronter cet homme, afin que je sache quel est celui qui triomphe ici et qui a déjà fait tant de mal aux Troyens, en rompant les genoux à de si nombreux et si vaillants soldats. »  

 

    Il dit, et de son char il sauta tout armé sur la terre. De son côté, Patrocle, dès qu'il le vit, s'élança de son char. Comme des vautours aux serres crochues, au bec recourbé, entrent en lutte à grands cris sur un roc élevé ; eux, de même, fondirent l'un sur l'autre en jetant de grands cris. En les apercevant, le fils de Cronos aux pensées tortueuses en eut pitié, et il dit à Héra, sa sœur et son épouse :

 

    — Hélas ! Sarpédon, l'homme qui m'est le plus cher, a pour destin d'être tué par Patrocle fils de Ménoetios ! Mon cœur brûle de deux désirs en mes sens agités : dois-je au combat plein de larmes l'arracher vivant et le déposer dans la grasse Lycie, ou vais-je à l'instant, par les mains du fils de Ménoetios, le laisser abattre ? »

 

  La vénérable Héra aux grands yeux de génisse lui répondit alors :     

 

    — Terrible Cronide, quelle parole as-tu dit ! Un homme, qui est mortel, et dont le sort est depuis longtemps marqué par le destin, tu veux l'affranchir de la mort aux mille cris affreux! Fais-le. Quant à nous tous, les autres dieux, nous ne t'approuverons pas. Mais j ai encore un autre mot à dire : jette-le bien au fond de ton esprit. Si, dans son foyer, tu renvoies Sarpédon vivant, prends garde que, par la suite, un autre dieu ne veuille, lui aussi, renvoyer son fils de la rude mêlée. Ils sont nombreux, en effet, les fils des Immortels qui combattent autour de la grande ville de Priam, et tu vas inspirer à ces divinités une redoutable animosité. Aussi, malgré que Sarpédon te soit cher et que ton cœur le déplore, laisse-le dompter dans la rude mêlée, par les mains de Patrocle fils de Ménœtios. Et, dès que l'âme et la vie l'auront abandonné, envoie la Mort et le Sommeil invincible le porter, jusqu à ce qu ils parviennent dans le pays de la vaste Lycie. Là, ses frères et ses parents lui rendront les suprêmes devoirs en lui érigeant un tombeau et une stèle, car tel est l'honneur réservé aux morts.»    

 

    Ainsi parla-t-elle, et le Père des nommes et des dieux ne la désapprouva point. Il fit alors sur la terre tomber des gouttes de sang, pour honorer le fils qu'allait lui perdre Patrocle, dans la fertile Troade, loin de sa patrie. Or donc, lorsque, marchant l'un contre l'autre, ils furent en présence, Patrocle frappa l'illustre Thrasydème, brave serviteur du roi Sarpédon ; il l'atteignit au bas-ventre, et lui rompit les membres. Sarpédon, s'élançant à son tour, manqua Patrocle de sa pique brillante, et la pique atteignit, à l'épaule droite, le cheval Pédasos. Le coursier hennit en exhalant son âme ; il s'abattit dans la poussière en rugissant, et sa vie s'envola. Les deux autres chevaux firent un écart ; le joug craqua, les rênes s'enchevêtrèrent, car le cheval de volée gisait dans la poussière. Mais Automédon illustre par sa lance sut remédier à ce mal. Tirant d'auprès de sa cuisse robuste son épée à la pointe effilée, il bondit et coupa les rênes du cheval de volée. Son intervention ne fut pas inutile ; les deux chevaux se redressèrent et tendirent sur les longes, et les deux héros de nouveau s'engagèrent dans la lutte dévoratrice d'âme.

 

    A ce moment, Sarpédon, de sa lance brillante, manqua encore Patrocle ; la pointe en passa par-dessus son épaule gauche, mais ne l'atteignit pas. Patrocle, à son tour, s'élança avec sa pique de bronze, et ce ne fut pas un trait inutile qui partit de sa main, car il frappa Sarpédon, là où le péricarde se resserre autour du cœur épais. Sarpédon tomba, comme tombe un chêne, un peuplier blanc ou un pin bien venu, que clés charpentiers, avec des haches aiguisées de neuf, ont coupé sur les monts pour en faire la quille d'une nef. De la même façon, Sarpédon, devant ses chevaux et son char, gisait allongé, grinçant des dents et serrant en ses mains la sanglante poussière. De même qu un lion, fondant sur un troupeau, égorge au milieu des bœufs tourne-pieds un taureau courageux et de fauve pelage ; le taureau succombe en mugissant sous les griffes de ce lion ; de même, le conducteur des Lyciens armés de boucliers, succombant sous les coups de Patrocle, se débattait, appelait et nommait son compagnon chéri :

 

    — Mon bon Glaucos, ô toi, le plus vaillant des guerriers, c'est maintenant surtout qu'il faut que tu sois lanceur de javelot et guerrier intrépide ! C'est maintenant, si tu es alerte, que doit t'être à cœur la pernicieuse guerre. Va partout d'abord exciter les conducteurs des Lyciens, afin qu'ils combattent autour de Sarpédon. Et viens ensuite avec le bronze me défendre toi-même. Car je serais pour toi, même dans l'avenir, sans cesse et tous les jours un sujet de tristesse et de honte, si les Achéens me ravissaient mes armes, à moi qui suis tombé dans le parc des nefs. Résiste donc vaillamment et presse toute l'armée.»

 

    En parlant ainsi, le terme de la mort enveloppa ses yeux et ses narines. Patrocle alors, mettant le pied sur la poitrine du mort, arracha la lance de la chair, et le péricarde avec elle suivit ; en même temps que la vie, Patrocle arracha la pointe de sa lance. Les Myrmidons alors arrêtèrent sur place les chevaux qui soufflaient et qui brûlaient de fuir, puisque le char de leurs maîtres était à l'abandon. 

 

    Glaucos éprouva une atroce douleur, en entendant la voix de Sarpédon. Son cœur se révoltait de ne pouvoir l'assister. Prenant alors son bras avec la main, il le serrait contre lui, car il était accablé par la blessure que le trait de Teucer lui avait

 

 

 

infligée, lorsqu'il s'était élancé sur le haut du rempart, pour écarter la ruine loin de ses compagnons. Se mettant à prier, il dit à Apollon dont le trait porte loin :   

 

    — Écoute-moi, seigneur ! Que tu sois dans la terre de la grasse Lycie, ou bien dans la Troade, tu peux de partout entendre l'homme affligé qui se sent, comme moi aujourd'hui, pénétré d'affliction. Tu vois, en effet, ma cruelle blessure ; mon Bras est tout entier tiraillé par de lancinantes douleurs ; mon sang ne peut pas s'étancher, et mon épaule en est appesantie. Je ne puis plus tenir solidement ma lance, ni combattre en marchant contre les ennemis. Le plus brave des hommes, Sarpédon fils de Zeus a péri, et Zeus ne défend pas même son enfant ! Toi du moins, seigneur, guéris ma cruelle blessure ; endors mes souffrances, donne-moi la force, afin que j'appelle et excite au combat mes compagnons lyciens, et que je puisse moi-même combattre autour du cadavre de celui qui n'est plus!»

 

    Il dit, et Phœbos Apollon entendit sa prière. Aussitôt il calma ses douleurs, fit sécher le sang noir de son affligeante blessure, et jeta dans son cœur une fougue nouvelle. Glaucos reconnut en son âme que le grand dieu avait incontinent exaucé sa prière, et il s'en réjouit. Tout d'abord il partit exhorter, en se rendant partout, les conducteurs des Lyciens à combattre autour de Sarpédon. Puis, marchant à grands pas au milieu des Troyens, il se rendit auprès de Polydamas fils de Panthoos, et du divin Agénor. Il vint auprès d'Énée, ainsi que d'Hector cuirassé de bronze. S'arrêtant près de lui, il dit ces mots ailés :

 

    — Hector, as-tu donc à cette heure complètement oublié tes alliés, eux qui pourtant, à cause de toi, loin de leurs amis et loin de la terre de leur patrie, consument leur vie ? Ne veux-tu pas les secourir ? Il gît, Sarpédon, le conducteur des Lyciens armés de boucliers, le chef qui conservait la Lycie par sa justice et sa force. Sous les mains de Patrocle, Arès de bronze l'a dompté par la lance. Allons ! amis, accourez près de lui ; que l'indignation révolte votre cœur, de peur qu'ils ne ravissent ses armes et n'outragent son cadavre, ces Myrmidons mis en courroux par la mort de tous les Danaens que nos lances ont tués près des nefs agiles.»

 

     Ainsi parla-t-il, et une intolérable et irrésistible douleur envahit les Troyens des pieds jusqu'à la tête, car Sarpédon était pour eux le soutien de leur ville, tout étranger qu'il fût. Des troupes nombreuses le suivaient, en effet, et lui-même en leurs rangs excellait à combattre. Portés par leur espoir, ils marchèrent tout droit contre les Danaens. A leur tête, Hector qu'avait irrité la mort de Sarpédon avançait avec eux. Les Achéens, de leur côté, étaient excités par le fils de Ménoetios, Patrocle au cœur velu. Il s'adressa d'abord aux deux Ajax, pleins d'ardeur par eux-mêmes :

 

    — Ajax, ayez à cœur de vous défendre à cette heure, et de vous montrer tels qu'auparavant vous étiez parmi les guerriers, ou plus braves encore. Il gît, Sarpédon, l'homme qui le premier escalada le mur des Achéens. Aussi, tâchons de lui infliger l'outrage d'enlever son cadavre, de lui ravir les armes des épaules, et de dompter avec un bronze sans pitié quelqu'un des compagnons qui viennent le défendre. »

 

    Ainsi parla-t-il ; et les deux Ajax brûlaient aussi de repousser l'attaque. Or donc, lorsque des deux côtés Troyens et Lyciens, Myrmidons et Achéens eurent affermi leurs phalanges, tous à la fois s'élancèrent avec des cris terribles pour combattre autour du cadavre du mort. Les armes des guerriers à grand fracas retentirent. Zeus alors étendit une nuit désastreuse sur la rude mêlée, pour que fût désastreuse, autour de son cher fils, la peine du combat. Les Troyens, les premiers, repoussèrent les Achéens aux yeux vifs, car ce n'était pas le guerrier le plus lâche d'entre les Myrmidons, mais le fils d'Agaclès au valeureux courage, le divin Épigée, qui fut alors blessé. Il régnait naguère dans Budion bien peuplée ; mais ensuite, après avoir tué son noble cousin, il vint en suppliant se réfugier auprès de Pelée et de Thétis aux pieds d'argent, et ceux-ci, à la suite d'Achille briseur d'hommes, l'envoyèrent dans Ilion où les chevaux abondent, afin qu'il combattît contre les Troyens. Il touchait au cadavre, quand le brillant Hector le frappa d'une pierre à la tête. Toute la tête se fendit en deux sous le casque pesant. Face en avant, sur le cadavre, il tomba, et la mort briseuse d'âme se répandit autour de lui. La perte de son ami fut à Patrocle une rude douleur. Tout droit, il traversa les rangs des premiers combattants pareil à l'épervier rapide qui donne la poursuite aux étourneaux et aux geais. Et ce fut ainsi, ô cavalier Patrocle, que tu t'élanças droit contre les Lyciens et contre les Troyens, car le trépas d'un ami exaspérait ton cœur. Ce fut alors qu'il frappa Sthénélaos, le cher fils d'Ithéménès, d'un coup de pierre au cou, et lui rompit la nuque. Les premiers rangs troyens et le brillant Hector reculèrent alors. Aussi loin que porte le jet d'un long épieu qu'un homme lance pour éprouver sa force, soit dans les jeux ou soit dans les combats, lorsqu'il est en présence d'ennemis acharnés ; aussi loin les Troyens reculèrent, et les Achéens les repoussèrent aussi loin. Mais, le premier, Glaucos conducteur des Lyciens armés de boucliers, se retourna et tua Bathyclès au valeureux courage, fils chéri de Chalcon, qui habitait un palais dans l'Hellade et qui, par l'abondance et la richesse, se distinguait entre les Myrmidons. En pleine poitrine, Glaucos, se retournant soudain, le blessa de sa lance, au moment même où Bathyclès allait dans sa poursuite mettre la main sur lui. Il s'abattit avec fracas, et une vive douleur s'empara des Achéens, lorsque tomba cet éminent guerrier. Les Troyens exultèrent et se portèrent en masse autour de lui. Mais les Achéens n'oublièrent pas la vaillance et, droit contre eux, portèrent leur ardeur. A ce moment, Mérion défit alors un Troyen casqué, Laogonos fils hardi d'Onétor, qui était prêtre de Zeus Idéen, et que le peuple vénérait comme un dieu. Il l'atteignit sous la mâchoire et l'oreille. La vie tout aussitôt abandonna ses membres, et l'exécrable obscurité le saisit. Énée lança contre Mérion son javelot de bronze ; il espérait l'atteindre, malgré le bouclier sous lequel il avançait. Mais celui-ci évita, en la voyant venir, la pique de bronze, car il pencha le corps en avant, et la longue pique s'en alla derrière lui s'enfoncer dans le sol ; le talon de sa hampe se mit à trembler, jusqu'au moment où le formidable Arès en relâcha la fougue. La pointe de la lance d'Énée s'enfonça donc en frémissant dans la terre, car c'était vainement qu'elle s'était élancée de sa robuste main. Énée alors en son cœur s'irrita et s'écria :

 

    — Mérion, si beau danseur que tu sois, ma pique t'aurait bientôt arrêté pour toujours, si je t'avais atteinte Mérion illustre par sa lance lui répondit alors :       

 

    — Énée, il t'est difficile, tout valeureux que tu sois, d'éteindre l'ardeur de tous les hommes qui viennent t'affronter en voulant se défendre. Car toi aussi, tu es né mortel. Si donc, à mon tour, je te frappais en t'atteignant en plein corps d'un coup de bronze aigu, bien vite, malgré ta vigueur et la confiance que tu as en tes mains, tu donnerais, et la gloire à moi-même et ton âme à Hadès aux illustres coursiers. » 

 

    Ainsi parla-t-il, et le vaillant fils de Ménoetios le prit alors à partie : 

 

    — Mérion, pourquoi, malgré ta bravoure, parles-tu de la sorte ? Mon bon ami, ce n'est point par l'effet d'outrageantes paroles que les Troyens s'écarteront du mort. La terre auparavant en gardera plus d'un. C'est dans les mains qu'est la fin de la guerre, et dans la décision, le résultat des mots. Il ne faut donc pas multiplier les paroles, mais se battre.»  

 

    Ayant ainsi parlé, il avança le premier, et Mérion le suivit, mortel égal aux dieux. De même que s'élève, dans les replis de la montagne, le fracas des bûcherons, et qu'on entend de loin ce  fracas retentir ; de même, à cet assaut, s'éleva sur la terre aux  larges chemins le bruyant vacarme du bronze, du cuir et des boucliers bien faits, que frappaient les épées et les piques à deux pointes. L'homme qui aurait fréquenté le divin Sarpédon ne l'eût plus reconnu, tant il était par les traits, le sang et la poussière, de la tête à la pointe des pieds, tout entier recouvert. Et, sans répit, les combattants se pressaient autour du cadavre, comme les mouches qui, dans une bergerie, bourdonnent autour des jattes pleines de lait, à la saison printanière, lorsque le lait mouille les vases ; de la même manière, les combattants se pressaient autour du cadavre.

 

    Zeus cependant ne détournait pas de la rude mêlée ses yeux étincelants ; mais il considérait sans trêve les combattants, s'interrogeait en son âme et s'inquiétait fort de la mort de Patrocle. Fallait-il que Patrocle, dès ce moment, dans la rude mêlée, sur le corps même de Sarpédon rival des dieux, fût tué par le bronze du brillant Hector et qu'il eût les armes arrachées des épaules ? 

 

    Ou bien devait-il, pour un nombre accru de combattants, multiplier encore les peines abruptes ? A la réflexion, il lui parut préférable que le brave serviteur d'Achille fils de Pelée repoussât vers la ville, une fois de plus, les Troyens et Hector cuirassé de bronze, et enlevât la vie à de plus nombreux soldats. A Hector, le premier, il retira dès lors la vaillance du cœur. Montant sur son char, Hector se tourna vers la fuite, et exhorta à fuir le reste des Troyens. Car il avait reconnu de quel côté penchaient les balances sacrées de Zeus. A ce moment, les fiers Lyciens eux-mêmes ne résistèrent plus ; mais tous s'enfuirent, aussitôt qu'ils virent leur roi blessé au cœur, gisant au milieu d'un monceau de cadavres. Nombreux, en effet, se trouvaient ceux qui étaient tombés sur lui, lorsque le fils de Cronos eut déployé cette rude bataille. Les Achéens alors, des épaules de Sarpédon, enlevèrent les armes au bronze éblouissant, et le vaillant fils de Ménœtios les remit à ses compagnons, pour qu'ils les emportassent auprès des vaisseaux creux. 

 

    A ce moment, Zeus assembleur de nuées dit à Apollon :

 

    — Va maintenant, cher Phoebos, va retirer hors des traits et nettoyer Sarpédon du sang noir qui le couvre. Emporte-le très loin, lave-le dans l'eau courante d'un fleuve, oins-le d'ambroisie, et revêts-le de vêtements immortels. Fais-le ensuite emporter par d'agiles porteurs, par ces jumeaux que sont le Sommeil et la Mort. Qu'ils le déposent avec rapidité dans le gras pays de la vaste Lycie, et que là, ses frères et ses parents lui rendent les suprêmes devoirs, en lui érigeant un tombeau et une stèle, car tel est l'honneur réservé aux morts. »

 

 

    Il descendit des sommets de l'Ida vers la mêlée terrible. Aussitôt alors, il retira hors des traits le divin Sarpédon, l'emporta très loin, le lava dans l'eau courante d'un fleuve, l'oignit d'ambroisie et le revêtit de vêtements immortels. Il le fit ensuite emporter par d'agiles porteurs, par ces jumeaux que sont le Sommeil et la Mort, qui le déposèrent avec rapidité dans le gras pays de la vaste Lycie.

 

    Patrocle alors, exhortant ses chevaux ainsi qu'Automédon, se mit à poursuivre Troyens et Lyciens, et grand fut son aveugle­ment. L'insensé ! s'il avait observé l'ordre du Péléide, il eût certes échappé au funeste Génie de la sombre mort. Mais la pensée de Zeus est toujours plus forte que celle d'un mortel. Zeus met en fuite, même l'homme vaillant, et lui enlève aisément la victoire, lors même que c'est lui qui l'incite à combattre. Et c'est ainsi, une fois de plus, que Zeus fit alors lever le courage dans le cœur de Patrocle.

 

    A ce moment, ô Patrocle, quel fut le premier et quel fut le dernier que tu dépouillas, lorsque les dieux déjà t'appelaient à mourir ? Ce fut d'abord Adraste, Autonoos et Échéclos, puis Périmes fils de Mégas, Épistor et Mélanippe ; ce furent ensuite Élasos, Moulios et Pylartès. Voilà ceux qu'il dompta ; chacun des autres ne songea qu'à la fuite. A ce moment, les fils des Achéens se seraient emparés, par les mains de Patrocle, de Troie aux portes élevées, tant il fonçait avec sa lance autour de lui et devant lui, si Phoebos Apollon ne s'était dressé sur le rempart bien bâti, méditant la perte de Patrocle et tout prêt à seconder les Troyens. Trois fois, contre un saillant de la haute muraille, Patrocle s'élança, et trois fois Apollon le repoussa, en frappant de ses mains immortelles l'étincelant bouclier. Mais lorsque, pour la quatrième rois, Patrocle s'élança, pareil à un démon, Apollon, poussant un cri terrible, lui adressa ces paroles ailées :   

 

    — Retire-toi, Patrocle issu de Zeus ! Ce n'est pas le destin de la ville des Troyens altiers d'être renversée par ta main, ni par celle d'Achille, qui est pourtant bien supérieur à toi.»

 

    Ainsi parla-t-il, et Patrocle recula de beaucoup en arrière, évitant la colère d'Apollon qui lance au loin les traits. Hector, près de la Porte Scée, retenait ses chevaux aux sabots emportés. Car il hésitait, se demandant s'il allait continuer à combattre en les poussant dans le tumulte, ou s'il crierait aux guerriers de se replier à l'abri des remparts. Comme il réfléchissait, Phœbos Apollon se dressa près de lui, s'étant rendu semblable à un vigoureux et robuste guerrier, à Asios, oncle maternel d'Hector dompteur de chevaux, propre frère d'Hécube et fils de Dymas, qui habitait en Phrygie, sur le cours du Sangarios. S'étant donc rendu semblable à ce guerrier, Apollon fils de Zeus dit alors à Hector :

 

    — Hector, pourquoi t'arrêtes-tu de combattre ? Il ne le faut pas. Ah ! si je te surpassais autant que je te suis inférieur, ce serait bientôt que tu regretterais de renoncer au combat. Allons ! dirige contre Patrocle tes chevaux aux sabots vigoureux, et vois si tu pourras le saisir et si Apollon t'accordera la gloire.»

 

    Ayant ainsi parlé, le dieu s'en alla de nouveau dans la peine des hommes, et le brillant Hector enjoignit à Cébrion à l'âme illuminée de piquer ses chevaux pour marcher au combat. Or, en se retirant, Apollon s était enfoncé dans la foule ; il jetait au milieu des Argiens un trouble dangereux, et accordait la gloire aux Troyens et à Hector. Hector délaissa les autres Danaens, sans même en tuer un seul, et ce fut sur Patrocle qu'il lança ses chevaux aux sabots vigoureux. De son côté, Patrocle sauta de son char sur la terre, en tenant sa pique à la main gauche ; de l'autre, il saisit une pierre brillante, raboteuse, qui lui remplit la main. Il la projeta en prenant de l'appui, sans se laisser longtemps troubler par le héros. Le trait lancé ne fut pas inutile, puisqu'il atteignit le cocher d'Hector, Cébrion, fils bâtard de l'illustre Priam, qui tenait les rênes des chevaux. Le roc anguleux vint le toucher au front ; les deux sourcils furent emportés par la pierre ; l'os ne résista point, et les deux yeux tombèrent par terre dans la poussière, devant les pieds du cocher. Lui-même aussi, pareil à un plongeur, tomba du haut du char bien façonné, et la vie abandonna ses os. Et alors, bon cavalier Patrocle, tu dis en le raillant :

 

    — Grands dieux ! quel homme agile ! Comme il culbute avec facilité ! S'il se trouvait par hasard sur la mer poissonneuse, un tel homme pourrait, cherchant des coquillages, rassasier bien des gens, s'il sautait de sa nef, même par temps difficile, aussi facilement qu'il vient à ce moment de culbuter de son char dans la plaine. En vérité, même chez les Troyens, il est de bons acrobates.»

 

    Ayant ainsi parlé, il s'avança vers le héros Cébrion, avec l'impétueux élan d'un lion qui, en dévastant les étables, a été blessé à la poitrine, et dont la vaillance occasionne la perte. Et c'est ainsi, Patrocle, que tu bondis sur Cébrion, emporté par Hector, de son côté, sauta aussi de son char sur la terre.

 

    Tous deux alors, autour de Cébrion, combattirent à la façon de deux lions qui, sur les sommets d'un mont, autour d une biche égorgée, se battent, affamés l'un et l'autre, avec acharnement. De la même manière, autour de Cébrion, ces deux instigateurs du cri de la bataille, Patrocle fils de Ménœtios et le brillant Hector, brûlaient l'un et l'autre de s'entamer la chair d'un bronze sans pitié. Hector, dès l'instant qu'il eut saisi par la tête le corps de Cébrion, ne le lâcha plus. Patrocle, d'autre part, le tenait par un pied, et les autres soldats, Troyens et Danaens, engageaient alors une rude mélée.

 

 

 

     De la même façon que l'Euros et le Notos luttent l'un contre l'autre, dans les replis de la montagne, pour ébranler une forêt profonde ; hêtres, frênes et cornouillers à l'écorce tendue, heurtent les uns contre les autres, avec un bruit prodigieux, leurs rameaux allongés, où l'on entend le fracas des branches qui se brisent ; de même, les Troyens et les Achéens, se précipitant les uns contre les autres, se massacraient, et ni les uns ni les autres ne se souvenaient de la funeste déroute. Nombreuses étaient, autour de Cébrion, les piques aiguës qui se fichaient en terre, ainsi que les flèches ailées qui bondissaient des arcs. Nombreuses aussi étaient les grosses pierres qui rudoyaient les boucliers de ceux qui luttaient autour de lui. Et Cébrion. dans un tourbillon de poussière, gisait, de son grand corps couvrant un grand espace, ne songeant plus à conduire ses chevaux. Tant que le soleil suivit sa route dans le milieu du ciel, aussi longtemps, des deux côtés, les traits portèrent et les guerriers tombaient. Mais quand, vers l'heure où l'on délie les bœufs, le soleil déclina, les Achéens furent alors de beaucoup les plus forts. Ils retirèrent hors des traits le héros Cébrion, loin des cris des Troyens, et lui enlevèrent les armes des épaules. Patrocle alors, qui projetait le malheur des Troyens, se rua sur eux. Trois fois il se rua, semblable au prompt Arès, en poussant d'épouvantables cris, et trois fois il tua neuf guerriers. Mais, lorsqu'il s'élança pour la quatrième fois, semblable à un démon, à ce moment, Patrocle, apparut pour toi le terme de la vie ! Car Phœbos vint, dans la rude mêlée, s'affronter avec toi, en guerrier redoutable. 

 

    Patrocle ne s'aperçut pas que le dieu s'avançait à travers le tumulte, car c'était recouvert d'une épaisse nuée qu'il marchait contre lui. Il s'arrêta derrière lui et, du plat de sa main, le frappa sur le dos et les larges épaules. Les deux yeux de Patrocle furent pris de vertige. Son casque, sous le coup de Phœbos Apollon, tomba loin de sa tête ; ce casque au cimier allongé rendit en roulant sous les pieds des chevaux un bruit retentissant, et souilla son panache de poussière et de sang. Jusqu'ici, il n'était pas permis que ce casque à crinière de cheval fût souillé de poussière, car c'était d'Achille, d'un homme divin, qu'il protégeait le chef et le front gracieux. Mais alors, ce fut à Hector que Zeus le donna pour le porter sur sa tête, au moment même où sa perte était proche. Entre les mains de Patrocle, sa lance à l'ombre longue, sa lourde, sa longue et forte lance armée d'une pointe de bronze, se brisa tout entière. De ses épaules ensuite, le bouclier qui le couvrait jusqu'aux pieds, tomba par terre avec son baudrier. Et sa cuirasse, le seigneur Apollon fils de Zeus la détacha. L'égarement saisit alors les sens de Patrocle, et ses membres brillants se désarticulèrent. Il resta éperdu. A ce moment, par derrière, dans le dos, au milieu des épaules, avec sa lance aiguë, un guerrier dardanien le frappa de près : c'était Euphorbe fils de Panthoos, qui surpassait tous ceux de son âge dans le maniement de la pique, la conduite des chars et la vitesse à la course. Naguère, il avait déjà fait tomber vingt guerriers de leurs chars, la première fois qu il vint avec un attelage s initier à la guerre. Ce fut donc lui, bon cavalier Patrocle, qui le premier te porta un coup ; mais il ne te dompta pas. Il s'enfuit en courant et se perdit dans la foule, aussitôt qu il eut arraché du corps sa lance de frêne, sans attendre Patrocle, tout désarmé qu'il fût, au milieu du carnage. Mais Patrocle, dompté par le coup du dieu et par la lance, se retira dans le groupe des siens, pour éviter le Génie de la mort.

 

    Hector, lorsqu'il vit que Patrocle au valeureux courage se retirait en arrière, blessé par le bronze aigu, s'approcha de lui à travers les rangs, le blessa de sa lance, au bas du flanc, et poussa le bronze d'outre en outre. Patrocle avec fracas s'abattit, et grande fut l'affliction des troupes achéennes. De même qu'un lion, dans son ardeur combative, vient à bout d'un infatigable sanglier ; tous deux, sur les sommets d'un mont, se battent avec acharnement pour une faible source ; chacun prétend y boire, mais le lion dompte par sa violence le sanglier qui halète ; de même, Hector fils de Priam ôta la vie, en le frappant de près avec sa lance, au fils vaillant de Ménoetios, qui avait pour sa part tué tant de guerriers. Hector alors, exultant, lui adressa ces paroles ailées :

 

    — Patrocle, tu prétendais saccager notre ville, enlever à nos femmes troyennes le jour de liberté et les emmener sur tes nefs dans la terre de ta douce patrie. Insensé ! pour elles, les prompts chevaux d'Hector ont allongé leurs pieds pour les défendre, et moi-même, j'excelle avec ma lance, à écarter des Troyens belliqueux le jour de servitude. Mais toi, les vautours ici te mangeront. Ah ! malheureux ! Achille, malgré sa bravoure, ne t'a été d'aucun secours, lui qui, restant chez lui, te fit sans doute, lorsque tu le quittas, mille recommandations : « Ne reviens pas vers moi, bon cavalier Patrocle, et vers les vaisseaux creux, avant d'avoir déchiré autour de sa poitrine la tunique sanglante de l'homicide Hector ». Ainsi sans doute te parlait-il, et il persuada ton esprit abusé. »

 

    Malgré ta faiblesse, tu lui répondis, bon cavalier Patrocle :

 

    — Maintenant, Hector, exulte avec orgueil, car ils t'ont accordé la victoire, Zeus fils de Cronos et Apollon, ces dieux qui m'ont aisément dompté, car ce sont eux qui ont détaché mes armes des épaules. Mais si vingt hommes comme toi étaient venus à ma rencontre, ils auraient tous péri sur place, terrassés par ma lance. Pour moi. c'est le Destin pernicieux et le fils de Latone qui m'ont tué, et c'est Euphorbe, parmi les hommes. Toi, ce n'est qu'en troisième, que tu es venu pour me dépouiller. Mais j'ai encore un autre mot à dire : jette-le bien au fond de ton esprit. Sache que tu n'as plus toi-même à vivre bien longtemps, car la Mort et l'impérieux Destin sont déjà près de toi, et tu seras dompté par les mains d'Achille, l'irréprochable descendant d'Éaque.»   

 

    — Patrocle, pourquoi me prédis-tu un abrupt trépas ? Qui sait si Achille, fils de Thétis aux superbes cheveux, ne me devancera pas, perdant la vie sous un coup de ma lance ? »

 

     Ayant ainsi parlé, il arracha de la fraîche blessure sa pique de bronze, en appuyant du pied sur le cadavre ; puis, loin de sa lance, il le repoussa et le coucha sur le dos. Aussitôt alors, muni de sa lance, il marcha contre Automédon, le serviteur égal à un dieu du descendant d'Éaque aux pieds rapides. Il désirait, en effet, le frapper. Mais Automédon était emporté par les alertes chevaux immortels, que les dieux avaient, en cadeaux magnifiques, donnés à Pelée.

CHANT XVII

 Le fils d'Atrée, Ménélas aimé d'Arès, ne fut pas sans s'apercevoir que Patrocle avait été dompté par les Troyens au cours de la mêlée. Il se porta parmi les premiers rangs, couvert d un casque de bronze éblouissant, et tourna tout autour de Patrocle, comme autour de son veau une beuglante génisse, mère pour la première fois, et qui n'avait point encore connu l'enfantement. Ainsi, autour de Patrocle, tournait le blond Ménélas. Il le couvrait de sa lance et de son bouclier arrondi, porté par sa fougue à tuer quiconque viendrait à l'affronter. Le fils de Panthoos, bonne lance de frêne, ne voyait pas avec indifférence l'irréprochable Patrocle étendu sur le sol. Il s'arrêta près de son cadavre, et dit à Ménélas aimé d'Arès :  

 

    — Atride Ménélas, nourrisson de Zeus, entraîneur de guerriers, retire-toi, quitte ce cadavre et laisse là ces sanglantes dépouilles. Nul parmi les Troyens et leurs illustres alliés n'a de sa lance, avant moi, frappé Patrocle dans la rude mêlée. Laisse-moi donc me saisir d une gloire éminente parmi les Troyens, ou crains que je ne te frappe et ne t'enlève à la douce existence.»

 

    Violemment irrité, le blond Ménélas lui répondit alors :

 

    — Zeus Père ! il n'est pas beau d'exulter sans mesure. Non, elle n'est pas aussi vive l'ardeur de la panthère, ni celle du lion, ni celle du farouche sanglier dont le très grand courage éclate de vigueur au fond de sa poitrine, que celle que ressentent les fils de Pantnoos, bonnes lances de frêne. Et cependant, la violence elle-même d'Hypérénor, le dompteur de chevaux, n'a pas longtemps joui de la jeunesse, lorsqu il m'insulta, me résista et déclara que j'étais, parmi les Danaens, le plus vil des guerriers. Oui, je l'affirme, ce n'est pas sur ses pieds qu'il s'en est allé réjouir sa chère épouse et ses parents vénérés. De même, à toi aussi, je briserai certainement la force, si tu viens m affronter. Je t'engage donc à te retirer, à rentrer dans la foule et à ne pas te dresser devant moi, avant d'avoir éprouvé quelque mal. Le sot ne reconnaît que la chose accomplie. »

 

    Ainsi parla-t-il, sans le persuader. Et Euphorbe lui répondit et dit :

 

    — C'est maintenant, Ménélas nourrisson de Zeus, que tu vas payer pour mon frère que tu as immolé, ô toi qui parles pour t'en glorifier ! Tu as rendu sa femme veuve au fond de sa chambre nouvellement construite, et tu as offert à ses parents un abominable sujet d'affliction et de deuil. Je mettrais sans doute un terme à l'affliction de ces infortunés, si, leur apportant et ta tête et tes armes, je les jetais dans les mains de Pantnoos et de la divine Phrontis. Aussi, la lutte ne restera plus longtemps sans être tentée, et sans décider de notre vaillance ou de notre défaite.»

 

    Ayant ainsi parlé, il frappa Ménélas sur son bouclier arrondi ; mais il ne parvint pas à en briser le bronze, et la pointe se recourba sur le bouclier consistant. Après lui, l'Atride Ménélas, en priant Zeus Père, s'élança avec sa pique de bronze. Il le perça, comme il se retournait, au bas de la gorge ; et, confiant en sa pesante main, appuya le coup. La pointe passa droit au travers de son cou délicat. Euphorbe avec fracas s'abattit, et ses armes sur lui s'entre-choquèrent. Ses cheveux, pareils à ceux qu'ont les Charites, furent imbibés de sang, tout comme ses boucles, que l'or et l'argent serraient en leur milieu. Tel qu'un homme entretient, dans un lieu solitaire où l'eau jaillit en abondance, un plant d'olivier vigoureux ; l'arbre est beau et de forte venue ; les souffles de tous les vents le balancent, et il se couvre d'une blanche efflorescence ; mais, survenant brusquement, un vent accompagné d'une rude bourrasque l'arrache de sa fosse et l'étend sur la terre ; tel apparut le fils de Pantnoos, Euphorbe, bonne lance de frêne, une fois que l'Atride Ménélas l'eut tué, et qu'il fut par lui dépouillé de ses armes.

 

    De même qu'un lion nourri sur les montagnes, plein de confiance en sa force, enlève à un troupeau qui paît la vache la meilleure ; il commence par lui briser le cou, après l'avoir saisie entre ses crocs puissants, la déchire et finit par lui laper le sang et toutes les entrailles ; autour de lui, chiens et bergers poussent de loin des cris aigus, sans oser l'affronter, car une verte épouvante violemment les saisit ; de même, le cœur d'aucun Troyen n'eut la hardiesse, au fond de sa poitrine, de venir affronter le glorieux Ménélas.

 

    A ce moment, l'Atride eût emporté sans peine les armes illustres du fils de Panthoos, si Phoebos Apollon ne l'eût jalousé. Contre lui, il fit lever Hector égal au prompt Arès, après s'être rendu semblable à Mentes, le chef des Cicones. Prenant alors la parole, il dit ces mots ailés :

 

    — Hector, voici maintenant que tu cours pour donner la poursuite à ce que l'on n'atteint pas : les chevaux du descendant d'Éaque à l'âme illuminée. Par des hommes mortels, ils sont malaisés à soumettre et à diriger, si ce n'est par Achille, que mit au monde une mère immortelle. Et, pendant ce temps, le fils d'Atrée, le belliqueux Ménélas, tournant autour du corps de Patrocle, vient de tuer le meilleur des Troyens, Euphorbe fils de Panthoos, et de mettre un terme à son impétueuse vaillance. »

 

    Ayant ainsi parlé, le dieu s'en alla de nouveau dans la peine des hommes. Une terrible douleur enveloppa l'âme assombrie d'Hector. Jetant alors sur les rangs les yeux de tous côtés, il aperçut bien vite Ménélas enlever les armes glorieuses, et Euphorbe étendu sur la terre ; le sang coulait de sa blessure ouverte. Hector alors courut aux premiers rangs, couvert d'un casque de bronze éblouissant, poussant des cris aigus, et semblable à la flamme inextinguible d'Héphaestos. Le fils d'Atrée ne fut pas sans l'entendre jeter des cris perçants. Révolté, il dit à son cœur au valeureux courage :

 

   — Malheur à moi ! si j'abandonne ces magnifiques armes, et Patrocle qui gît ici pour mon honneur ! Je crains, s'il le voyait, que s'en indignât quelqu'un des Danaens. Mais si, cédant à la honte, je combats seul Hector et les Troyens, j'ai peur qu'ils ne me cernent, seul contre une foule, tous ces Troyens qu'amène ici Hector au casque à panache oscillant. Mais pourquoi mon cœur me tient-il ce langage ? Quand un homme veut, malgré la volonté d'une divinité, combattre un guerrier honoré par un dieu, bientôt sur lui déferle un grand fléau. Et c'est pourquoi aucun des Danaens ne s'indignera contre moi, s'il me voit céder devant Hector, puisqu'il combat avec l'aide des dieux. Toutefois, si je pouvais savoir où est Ajax vaillant au cri de guerre, retournant alors tous les deux au combat, nous nous rappellerions, fût-ce contre un démon, notre ardeur offensive, pour essayer de garder au Péléide Achille le corps de son ami. Et ce serait à nos maux l'allégement le meilleur. »

 

    Tandis qu'il agitait ces pensées en son âme et son cœur, les rangs des Troyens arrivaient contre lui. Hector les conduisait. Ménélas alors se retira en arrière, abandonna le cadavre, tournant parfois la tête comme un lion à la barbe touffue, que chiens et bergers chassent de l'étable avec lances et cris ; son cœur vaillant se serre en sa poitrine, et c'est à regret qu'il s'en va de l'enclos. De la même façon, le blond Ménélas s'éloignait de Patrocle. Mais il s'arrêta et se retourna, dès qu'il eut rejoint ses compagnons de groupe, cherchant partout des yeux le grand Ajax fils de Télamon. Bien vite il l'aperçut, sur la gauche de toute la bataille, enhardissant ses compagnons, les exhortant à se battre, car Phoebos Apollon avait en eux jeté une terreur prodigieuse. Il se mit à courir et, s'arrêtant près de lui, lui adressa aussitôt ces paroles : 

 

    — Ajax, par ici mon ami. Hâtons-nous autour de Patrocle étendu, et essayons tout au moins de rapporter à Achille son cadavre tout nu, puisque ses armes sont aux mains d'Hector au casque à panache oscillant. »

 

    Ainsi parla-t-il, et le cœur d'Ajax à l'âme illuminée se sentit soulevé. Avec le blond Ménélas, il traversa les rangs des premiers combattants. Hector, à ce moment, après l'avoir dépouillé de ses armes illustres, traînait le corps de Patrocle pour lui trancher, avec le bronze aigu, la tête des épaules, et donner son cadavre, après l'avoir traîné, aux chiennes de Troie. Ajax s'approcha, portant son bouclier pareil à une tour. Hector alors, se repliant en arrière, rentra dans la foule de ses compagnons, et sauta sur son char. Il remit aux Troyens, pour les porter en ville, les magnifiques armes, et s'en faire pour lui-même une gloire éclatante. Ajax, en le couvrant de son large bouclier, s'arrêta près du fils de Ménoetios, comme un lion se tient près de ses lionceaux, lorsque, les conduisant quand ils sont tout petits, il rencontre des nommes chassant dans la forêt ; sa force se concentre, et la peau de son front tout entière sur ses yeux se ramasse en couvrant son regard. Tel, Ajax se tenait en rôdant autour du corps du héros Patrocle. De son côté, le belliqueux Atride Ménélas se dressait près de lui, augmentant son grand deuil au fond de sa poitrine.

 

    Glaucos alors, fils d Hippolochos, conducteur des Lyciens, toisant Hector d'un regard de travers, l'interpella par ces dures paroles :

 

    — Hector, si tu es de prestance éminente, tu restes fort au-dessous du combat. Oui, c'est à tort que tu détiens une noble gloire, toi qui n'es qu'un fuyard. Demande-toi désormais comment tu pourras, seul avec les guerriers qui sont nés dans Ilion, assurer le salut de la ville et de la citadelle. Car aucun des Lyciens n'ira plus, pour défendre la ville, s'affronter avec les Danaens, puisqu'on ne nous garde aucun gré de lutter sans relâche et toujours contre vos ennemis. Comment pourrais-tu, malheureux, sauver dans la mêlée un guerrier obscur, toi qui as laissé Sarpédon, ton note et ton ami, devenir la conquête et la proie des Argiens ? Tant qu'il vécut, Sarpédon vous fut, pour la ville et pour toi, d'un insigne secours. Et toi, tu n'as pas eu le courage aujourd'hui de l'arracher aux chiens. Aussi, dès maintenant, si les guerriers lyciens veulent Lien m'obéir, c'est en nos demeures que nous retournerons, et la ruine abrupte apparaîtra pour Troie. Si les Troyens, en effet, avaient présentement cette ardeur audacieuse, intrépide, venant aux hommes qui, pour sauver leur patrie, soutiennent contre des guerriers ennemis la peine et le combat, nous aurions tôt fait de traîner Patrocle dans Ilion. Et alors, une fois que son cadavre serait entré dans la grande ville du roi Priam et que nous l'aurions retiré de l'ardeur du combat, les Argiens livreraient sur-le-champ les belles armes de Sarpédon, et nous pourrions dans Ilion le ramener lui-même, car il vient d'être tué le serviteur d'un homme si puissant, qu'il n'en est pas de plus brave parmi les Argiens qui sont auprès des nefs, avec ses serviteurs qui combattent de près. Mais toi, tu n'as pas eu la force d'affronter Ajax au valeureux courage, de soutenir son regard au milieu des cris des ennemis, ni de lutter face à face, parce qu'il se trouve plus courageux que toi. »

 

    En le toisant alors d'un regard de travers, Hector au casque à panache oscillant répondit :

 

    — Glaucos, pourquoi parles-tu, étant ce que tu es, avec tant d'arrogance ? Mon ton ami ! je me disais que tu l'emportais sur tous les autres par les sentiments, sur tous ceux qui habitent la plantureuse Lycie. Mais maintenant, après ce que tu viens de dire, c'est sans réserve que je blâme tes sentiments, toi qui soutiens que je n'ai pas attendu le prodigieux Ajax. Jamais je n'ai redouté la bataille ni le fracas des chars. Mais la pensée de Zeus porte-égide est toujours la plus forte ; il met en fuite, même l'homme vaillant, et lui enlève aisément la victoire, lors même que c'est lui qui l'incite à combattre. Mais allons ! bon ami, reste ici près de moi, et vois quelle sera ma conduite. Tu verras si je serai lâche tout au cours de ce jour, comme tu le dis, ou si j'empêcherai quelqu'un des Danaens, quelle que soit l'ardeur de sa vaillance, de protéger le corps de Patrocle étendu.»

 

    Ayant ainsi parlé, il exhorta les Troyens à grands cris :

 

    — Troyens, Lyciens et Dardaniens qui combattez de près, soyez des hommes, amis, et souvenez-vous de l'impétueuse vaillance, jusqu'à ce que je me sois revêtu des belles armes de l'irréprochable Achille, que j'ai enlevées au valeureux Patrocle, après l'avoir tué. »

 

    Ayant ainsi parlé, Hector au casque à panache oscillant s'éloigna du champ de la guerre destructrice. En courant, il rejoignit très vite et à courte distance, en les suivant avec ses pieds rapides, les compagnons qui portaient vers la ville les armes illustres du fils de Pelée. S'arrêtant alors à l'écart du combat, source de tant de larmes, il changea d'armure. Donnant alors la sienne à des Troyens belliqueux, pour qu'ils la portassent dans la sainte Ilion, il se vêtit des armes immortelles du Péléide Achille, armes que les dieux du ciel avaient données jadis à son père chéri. Pelée, vieilli, les avait transmises à son enfant ; mais le fils ne devait pas vieillir sous les armes du père.

 

    Cependant, dès que Zeus assembleur de nuées eut aperçu Hector se vêtir à l'écart des armes du divin Péléide, il secoua la tête et se dit en son cœur :

 

     — Ah ! malheureux ! la mort n'est point au fond de ton esprit, elle qui pourtant est déjà près de toi ! Tu te revêts des armes immortelles de l'homme le plus brave, et devant lequel sont tremblants tous les autres. Tu as tué son ami, qui était à la fois aimable et courageux, et tu as enlevé, non selon l'équité, les armes qui couvraient sa tête et ses épaules. Je vais pourtant t'accorder aujourd'hui un insigne avantage, pour te dédommager de ce qu'Andromaque, a ton retour du combat, ne recevra point de toi les armes glorieuses du fils de Pelée. »

 

    Il dit, et le fils de Cronos, par un signe de ses sombres sourcils, confirma sa promesse. Zeus fit que l'armure s'adaptât à la taille d'Hector. Le terrible et belliqueux Arès le pénétra, et ses membres se remplirent de vaillance et de force. Il se rendit auprès des illustres alliés en poussant de grands cris et, sous les armes dont il resplendissait, il ressemblait, aux yeux de tous, au Péléide au valeureux courage. Parcourant les rangs, il exhortait chacun par des paroles : Mesthlès, Glaucos, Médon et Thersiloque, Astéropée, Disénor et Hippothoos, Phorcys, Chromios et l'augure Ennomos. Pour les exhorter, il dit ces mots ailés :

 

    — Écoutez-moi, tribus innombrables de voisins alliés ! Ce n est pas pour rechercher le nombre et rester inactif, que je vous ai chacun, de vos villes respectives, rassemblés ici. Mais c'est afin que vous sauviez de bon cœur avec moi les femmes troyennes et leurs petits enfants, des Achéens belliqueux. Pour viser à ce but, j'épuise mes peuples en exigeant des présents et des vivres, et j'exalte votre courage à tous. Que chacun de vous donc, marchant droit en avant, trouve sa perte ou son salut, car tel est le commerce intime de la guerre. Quant à celui qui tirera Patrocle, bien qu'il ne soit plus qu'un mort, du côté des Troyens dompteurs de chevaux, et qui fera céder Ajax, je lui attribuerai la moitié des dépouilles ; je garderai l'autre moitié pour moi, et sa gloire sera comparable à la mienne. »

 

     Ainsi parla-t-il, et les alliés, lances dressées, chargèrent tout droit contre les Danaens. Grand était en leur cœur l'espoir d'arracher à Ajax fils de Télamon le corps de Patrocle. Les insensés ! à nombre d'entre eux, sur le cadavre même, Ajax devait enlever la vie. Ajax alors dit à Ménélas vaillant au cri de guerre :

 

    — Mon bon ami ! ô Ménélas nourrisson de Zeus, je n'espère plus que nous puissions tous deux revenir du combat ! Je ne crains pas autant pour le corps de Patrocle, qui bientôt rassasiera les chiens et les vautours de Troie, que je ne crains pour ma tête et la tienne quelque malheur, car Hector, ce foudre de guerre, couvre toute la plaine, et c'est la ruine abrupte qui pour nous apparaît. Mais allons appelle, si quelqu'un peut t'entendre, les plus braves d'entre les Danaens. »

 

    Ainsi parla-t-il, et Ménélas vaillant au cri de guerre ne désobéit pas. D'une voix pénétrante, il se mit à crier parmi les Danaens :

 

    — Amis, conducteurs et conseillers des Argiens, et vous qui, chez les Atrides, Agamemnon et Ménélas, buvez aux frais du peuple et commandez vos troupes respectives, vous qu'accompagnent la gloire et l'honneur qui proviennent de Zeus ! Il m'est difficile de distinguer chacun des chefs, tant s'est enflammée la discorde guerrière. Que chacun de vous de soi-même s'avance, et s'indigne en son cœur à l'idée que Patrocle deviendra le jouet des chiennes de Troie. »

 

    Ainsi parla-t-il, et le rapide Ajax fils d'Oïlée l'entendit aussitôt. Le premier, il vint à sa rencontre, en courant à travers le carnage. Après lui, vinrent Idoménée et le suivant d'Idoménée, Mérion comparable au Belliqueux meurtrier. Quant aux autres, qui donc pourrait en son esprit nommer tous ceux qui vinrent en les suivant, éveiller le combat parmi les Achéens ?

 

      Les Troyens en masse attaquèrent les premiers. Hector alors se trouvait à leur tête. De même qu'à l'embouchure d'un fleuve né de Zeus, mugit un vaste flot qui s'oppose à son cours ; de part et d'autre crient les hautes falaises, lorsque la mer rugit en vomissant contre elles ; de même, aussi grande alors fut la clameur des Troyens ébranlés. Mais les Achéens, animés d'un courage unanime, se dressaient autour du fils de Ménoetios, se faisant un rempart de leurs boucliers de bronze. Autour d'eux, sur leurs casques brillants, le fils de Cronos répandit alors un brouillard épais. Ce dieu, en effet, n'avait jamais exécré le fils de Ménoetios, tant qu'il vécut et qu il fut au service du descendant d'Éaque. Il ne put donc supporter sans horreur qu'il devînt une proie pour les chiennes troyennes des ennemis. Et c'est pourquoi il fit pour le défendre lever ses compagnons.

 

    Les Troyens repoussèrent les premiers les Achéens aux yeux vifs, et ceux-ci, abandonnant le mort, furent alors saisis par la panique. Mais les fougueux Troyens, quelque envie qu'ils en eussent, n'abattirent aucun d'eux sous les coups de leurs piques : ils se contentaient d'entraîner le cadavre. Les Achéens cependant ne devaient pas longtemps rester loin de Patrocle, car Ajax les fit très vite retourner, Ajax qui, après l'irréprochable fils de Pelée, l'emportait par sa prestance autant que par ses actes sur tous les Danaens. Tout droit, il traversa les rangs des premiers combattants, semblable en vaillance au sanglier qui disperse aisément chiens et gars vigoureux, quand il se retourne dans le creux des vallons. De la même façon, le fils du noble Télamon, le brillant Ajax, aisément dispersa, en fondant sur elles, les phalanges troyennes qui entouraient Patrocle, et comptaient à coup sûr, le tirer vers leur ville et se couvrir de gloire.

 

    Cependant, l'illustre fils de Léthos le Pélasge, Hippothoos, entraînait à travers la violente mêlée Patrocle par le pied, l'ayant attaché, près de la cheville et autour des tendons, avec une courroie, pour complaire à Hector ainsi qu'aux Troyens. Mais tout à coup, sur lui fondit un mal, dont aucun de ceux qui le désiraient le plus, ne put le préserver. Le fils de Télamon, bondissant au milieu de la rouie, le frappa de près et traversa son casque aux pare-joues de bronze. Et le casque à crinière, frappé par cette longue pique et cette main musclée, se déchira autour de la pointe de l'arme. Par cette ouverture, la cervelle sanglante jaillit de la blessure. Aussitôt son ardeur se rompit. De ses mains, il laissa tomber et s'étendre par terre le pied de Patrocle au valeureux courage et, près du pied, tête en avant sur le cadavre, il s'abattit lui-même, loin des plantureuses terres de Larissa. Il ne paya point à ses parents chéris le prix de son éducation, et brève fut la vie de celui que dompta la lance d'Ajax au valeureux courage. Hector, à son tour, lança contre Ajax son brillant javelot. Mais le héros, en la voyant venir, évita de peu la pique de bronze, et ce fut Schédios, le fils d'Iphitos au valeureux courage, le plus brave de tous les Phocidiens, qui habitait un palais dans Panopée l'illustre et régnait sur un grand nombre d'hommes, qui fut atteint au-dessous du milieu de la clavicule. Le bout de la pointe de bronze traversa d'outre en outre et ressortit vers le bas de l'épaule. Il s'abattit avec fracas, et ses armes sur lui s'entre-choquèrent. Ajax alors atteignit au milieu du ventre Phorcys, le fils à l'âme illuminée de Phénops, qui tournait autour du corps d'Hippothoos. Il fracassa le creux de la cuirasse, et le bronze puisa dans les entrailles. Phorcys tomba dans la poussière et serra la terre dans le creux de sa main. Alors, ils reculèrent, les premiers rangs troyens et le brillant Hector. Les Argiens poussèrent de grands cris, tirèrent à eux les morts, Hippothoos et Phorcys, et détachèrent les armes qui couvraient leurs épaules.

 

    A ce moment, les Troyens, sous les coups des Danaens aimés d'Arès, seraient encore remontés dans Ilion, vaincus par leur lâcheté, et les Argiens, en dépit même des décisions de Zeus, se seraient par leur force et leur intrépidité emparés de la gloire. Mais Apollon lui-même vint exhorter Énée ; il prit les traits du fils d'Épytos, du héraut Périphas, qui vieillissait auprès du vieux père d'Énée, en remplissant sa fonction de héraut, l'âme remplie de chères sollicitudes. Sous cet aspect, Apollon fils de Zeus dit alors à Énée :

 

    — Énée, comment pourriez-vous, en dépit même de la volonté d'un dieu, assurer le salut d'Ilion l'escarpée ? N'est-ce point à la façon dont j'ai vu d'autres hommes le faire, par la confiance que leur donnaient leur force, leur vigueur, leur vaillance et leur nombre, et grâce aussi aux armées courageuses qui les accompagnaient ? Or, c'est à vous, plutôt qu'aux Danaens, que Zeus entend accorder la victoire. Mais vous, vous fuyez en tremblant d'indicible façon, et ne combattez point. »

 

    Ainsi parla-t-il. Énée, le voyant face à face, reconnut Apollon qui lance au loin les traits, et il dit à Hector en criant à voix forte :

 

    — Hector, et vous autres, chefs des Troyens ainsi que des alliés, ce serait présentement une honte, si, sous la poussée des belliqueux Achéens, nous remontions dans Troie, vaincus par notre lâcheté. Mais voici qu'un dieu, se tenant près de moi, me dit encore que Zeus, suprême inspirateur, dans le combat est notre protecteur. Aussi, marchons tout droit contre les Danaens, et ne les laissons pas à leur aise rapprocher de leurs nefs le corps de Patrocle. »

 

    Ainsi parla-t-il, et il bondit fort en avant des rangs des premiers combattants. Les Troyens alors se retournèrent, et firent face aux Achéens. A ce moment, Enée blessa d un coup de lance Léiocritos fils d'Arisbas et noble ami de Lycomède. De ce guerrier tombé, le belliqueux Lycomède eut pitié. Il avança, près de lui s'arrêta, et, balançant son brillant javelot, atteignit le fils d'Hippasos, Apisaon pasteur des guerriers, au foie, sous le diaphragme, et lui rompit sur-le-champ les genoux. Apisaon était venu des terres plantureuses de Péonie et, après Astéropée, excellait au combat. De ce guerrier tombé, le belliqueux Astéropée eut pitié, et il se jeta lui aussi, tout droit et plein d'ardeur, contre les Danaens. Mais le combat contre eux devenait impossible, car, se dressant tout autour de Patrocle, ils étaient de partout couverts de leurs boucliers, et ils tenaient leurs lances en avant. Ajax, en effet, sans oublier personne, se rendait près de tous, prodiguant ses instances. Il ordonnait que nul ne s'éloignât en arrière du cadavre, que nul ne se fît gloire de combattre en avant des autres Achéens, mais que chacun entourât le cadavre et combattît de près. Telles étaient les recommandations du prodigieux Ajax. La terre cependant s'imprégnait de sang pourpre. Serrés les uns contre les autres, les morts tombaient en même temps, aussi bien du côté des Troyens et de leurs fougueux alliés, que de celui des Danaens, car ces derniers non plus ne combattaient pas sans que leur sang coulât ; mais ils périssaient en nombre bien moins grand, car ils songeaient sans cesse, au sein de la mêlée, à se garantir entre eux d'un abrupt trépas. Ainsi combattaient-ils, à la façon du feu, et tu n'aurais pas dit que le soleil et la lune fussent encore intacts, tant un brouillard, à ce point du combat, enveloppait tous les braves qui entouraient le cadavre du fils de Ménoetios. Ailleurs, les autres Troyens, les autres Achéens aux belles cnémides combattaient à loisir, sous un ciel serein. L'éclat aigu du soleil se déployait sur eux, et aucun nuage n'apparaissait sur toute la terre, ni sur les montagnes. Ils combattaient en observant des pauses, ayant de part et d'autre soin d'éviter les traits chargés d'angoisse, et conservant entre eux une grande distance. Mais ceux qui étaient au cœur de la bataille souffraient des maux que leur occasionnaient le brouillard et la lutte, et tous les plus braves se trouvaient accablés par le bronze impitoyable. Deux mortels cependant, deux illustres guerriers, Thrasymède et Antiloque, ne savaient pas encore que l'irréprochable Patrocle eût succombé ; ils le croyaient vivant et toujours occupé, au premier rang de la mêlée, à mener le combat contre les Troyens. Tous deux, ne regardant qu à écarter de leurs compagnons la mort et la panique, combattaient à l'écart, comme Nestor le leur avait prescrit, lorsqu'il les avait envoyés au combat, loin de ses vaisseaux noirs.

 

    Jusqu'à la fin du jour, la lutte acharnée que motivait cette terrible querelle se maintint. Sans répit et sans trêve, fatigues et sueurs souillaient les genoux, les jambes et les pieds de chaque combattant, ainsi que les mains et les yeux de tous ceux qui se battaient autour du bon serviteur d'Achille aux pieds rapides. Lorsqu'un homme donne à distendre aux siens la peau d'un grand taureau toute imbibée de graisse, les gens qui la reçoivent s'écartent alors en cercle et la distendent ; aussitôt l'onctuosité s'étend, la graisse pénètre sous l'effort de tous ceux qui tirent cette peau, et la peau tout entière se distend de partout. De même, ici et là, chacun des deux partis tirait le cadavre sur un étroit espace, car vif était l'espoir, dans le cœur des Troyens, de l'entraîner vers Troie, et vers les vaisseaux creux, dans ceux des Achéens. Autour de lui s'était donc élevé un tumulte sauvage, et ni Arès, le dieu qui pousse les armées au combat, ni Athéna elle-même, si elle avait été témoin de la mêlée, n'y aurait rien trouvé à critiquer, de quelque fureur dont elle fût pénétrée.

 

    Telles étaient les rudes fatigues que Zeus, au sujet de Patrocle, imposait en ce jour aux nommes et aux chevaux. Or, le divin Achille ne savait pas encore que Patrocle était mort, car le combat se livrait fort loin des agiles vaisseaux, sous les murs des Troyens. Son cœur n'avait jamais songé que son ami fût mort ; il le croyait vivant et sur le point, après avoir poussé jusques aux portes, de revenir en arrière. Achille, en effet, ne songeait en aucune façon que Patrocle pût sans lui, ni même avec lui, renverser cette ville, car c'était là ce qu'il avait souvent ouï dire à sa mère, lorsque, l'écoutant à l'écart, elle lui révélait les pensées du grand Zeus. Jamais alors sa mère ne lui avait rien dit du si grand malheur qui était arrivé : que le plus cher, et de beaucoup, de tous ses compagnons avait trouvé la mort.

 

    Mais, autour du cadavre, les combattants tenaient toujours leurs lances aiguisées, se heurtaient sans relâche, et s'entre-détruisaient. Et voici ce que proférait, tel des Achéens aux tuniques de bronze :

 

    — Amis, il ne serait pas glorieux pour nous de retourner vers nos vaisseaux creux. Puisse plutôt, ici même, la sombre terre nous engloutir tous ! Ce brusque malheur pour nous vaudrait bien mieux, que de laisser les Troyens dompteurs de chevaux entraîner Patrocle vers leur ville et se couvrir de gloire ! »

 

   Et voici, d'autre part, ce que proclamait tel des Troyens au valeureux courage :

 

    — Amis, même si notre sort est d'être tous ensemble domptés près de Patrocle, que pas un de nous ne quitte le combat ! »

 

     Ainsi chacun parlait et ranimait le courage de chaque compagnon. Ainsi les guerriers combattaient, et un vacarme de fer s'élevait jusqu'au ciel de bronze, à travers l'infertile immensité de l'air.

 

     Quant aux chevaux de l'Éacide, se trouvant à l'écart du combat, ils pleuraient depuis qu'ils s'étaient aperçus que, sous la main de l'homicide Hector, leur cocher était tombé dans la poussière. Automédon cependant, le courageux fils de Diorès, souvent les fouettait en les frappant avec un fouet flexible, souvent leur adressait de flatteuses paroles, souvent aussi des menaces. Ni l'un ni l'autre ne voulaient plus retourner vers les nefs et le large Hellespont, ni vers la guerre, parmi les Achéens. Mais, de même que reste en place une stèle que l'on a dressée sur le tombeau d'un homme ou d'une femme morte, ils restaient ainsi, sans bouger, retenant le magnifique char et appuyant leur tête sur le sol. De chaudes larmes, tombant de leurs paupières, s'écoulaient sur la terre, tant le regret de leur conducteur leur arrachait de pleurs. Et la florissante crinière qui, de chaque côté du collier tombait le long du joug, se ternissait. Le fils de Cronos, en les voyant tous les deux fondre en larmes, les prit en pitié. Secouant la tête, il se dit en son cœur :  

 

   — Ah ! malheureux ! pourquoi vous ai-je donnés au roi Pelée, qui est un mortel, vous qui êtes exempts clé l'âge et de la mort ? Est-ce afin que, parmi les nommes infortunés, vous ayez à souffrir ? Car, entre tous les êtres qui respirent et rampent sur la terre, il n'en est pas de plus lamentable que l'homme. Sur vous cependant, et sur votre char habilement ouvré, Hector fils de Priam ne montera jamais ; je ne le permettrai point. N'est-ce pas assez qu'il détienne les armes d'Achille et qu'il s'en vante au point où il le fait ? Je jetterai donc l'ardeur en vos genoux ainsi qu'en votre cœur, pour que vous arrachiez Automédon à la guerre, et que vous puissiez le ramener sain et sauf auprès des vaisseaux creux, car je veux encore accorder aux Troyens la gloire de tuer, jusqu'à ce qu'ils arrivent auprès des nefs solidement charpentées, que le soleil s'enfonce et que surviennent les ténèbres sacrées. »

 

    Ayant ainsi parlé, Zeus aux chevaux insuffla une ardeur généreuse. Tous deux alors, secouant sur la terre la poussière de leurs crins, lestement emportèrent le char rapide au milieu des Troyens et des Achéens. Monté sur lui, Automédon combattait, tout affligé qu'il fût pour son ami, s'abattant avec ses deux chevaux comme un vautour sur une troupe d'oies. Ainsi donc, s'il put alors aisément se soustraire au tumulte troyen, c'est aisément aussi qu'il se précipita, poursuivant l'ennemi, à travers les rangs d'une foule innombrable. Mais il ne tua aucun des Troyens, lorsqu'il s'élança sur eux pour les poursuivre, car il ne pouvait pas, seul sur l'auguste char, attaquer de la pique et retenir à la fois les rapides chevaux. Par la suite, un de ses compagnons, Alcimédon fils de Laercès, issu lui-même d'Hémon, de ses yeux l'aperçut. Il s'arrêta derrière le char, et dit alors à Automédon : 

 

    — Automédon, quel dieu donc a mis en ta poitrine ce désastreux projet, et t'a enlevé ton solide bon sens ? Quoi ! tu combats tout seul, au plus avant de la mêlée, contre les Troyens, alors que ton ami est tué, et qu'Hector lui-même se glorifie d'avoir sur ses épaules les armes de l'Éacide ! »

 

     Automédon fils de Diorès lui répondit alors :

 

     —Alcimédon, quel autre Achéen te vaudrait pour retenir ou lancer les chevaux immortels, en dehors de Patrocle égal aux dieux en sages inspirations, lorsqu'il était vivant ? Mais la Mort et le Destin l'ont à cette heure atteint. Toi donc, prends le fouet et les rênes luisantes; et moi, pour combattre, je descendrai du char. »

 

    Ainsi parla-t-il. Et Alcimédon, sautant sur le char prompt à l'appel, prit aussitôt en mains le fouet et les rênes, tandis qu'Automédon sautait lui-même à terre. Mais le brillant Hector alors les aperçut. Et, sur-le-champ, il dit à Énée, qui était près de lui :

 

     — Énée conseiller des Troyens aux tuniques de bronze, j'ai vu, conduits par des cochers maladroits, les deux chevaux du rapide Éacide apparaître au milieu du combat. J'aurais l'espoir de les prendre, si ton cœur le voulait, puisque ces deux cochers n'oseraient pas, dans notre élan contre eux, soutenir notre choc et lutter pour Arès. »

 

    Ainsi parla-t-il, et le noble fils d'Anchise ne désobéit pas. Tous deux alors marchèrent en droite ligne, les épaules couvertes de peaux de bœuf desséchées, résistantes, sur lesquelles de grandes lames de bronze avaient été tendues. Avec eux, avançaient Chromios et Arétos beau comme un dieu. Et vif était en eux, dans le fond de leur cœur, l'espoir de tuer les deux cochers, et d'emmener les chevaux à la fière encolure. Les insensés ! ils ne devaient pas revenir d'auprès d'Automédon sans effusion de sang. Ayant prié Zeus Père, Automédon sentit que son âme assombrie se remplissait de vaillance et de force. S'adressant à Alcimédon, son compagnon fidèle, il lui dit alors :

 

    — Alcimédon, ne tiens pas les chevaux loin de moi, mais fais que leur haleine me souffle dans le dos, car je ne crois pas qu'Hector fils de Priam suspende son ardeur avant d'avoir pris la conduite, nous ayant tués tous deux, des chevaux à belle robe d'Achille, et d'avoir mis en fuite les lignes argiennes, ou de s'être lui-même fait tuer aux premiers rangs. »

 

    Ayant ainsi parlé, il appela les Ajax ainsi que Ménélas :

 

    — Ajax, conducteurs des Argiens, et toi, Ménélas, confiez ce mort aux guerriers les plus braves, afin qu'ils le protègent et qu'ils en écartent les rangs des ennemis, et venez écarter des vivants que nous sommes le jour impitoyable. Car Hector et Énée, des Troyens les plus braves, portent ici tout le poids du comtat plein de larmes. Mais l'issue en repose sur les genoux des dieux. Aussi, vais-je moi-même lancer mon javelot, et Zeus aura souci du résultat. »

 

    Il dit, et, brandissant sa pique à l'ombre longue, il la lança et atteignit Arétos sur son bouclier arrondi. Mais le bouclier n'arrêta pas la lance ; de part en part le bronze le traversa et alla s'enfoncer, à travers la ceinture, au tas du ventre. Quand, armé d'une hache tranchante, un homme vigoureux frappe un bœuf agreste en arrière de ses cornes, et lui coupe entièrement la nuque, l'animal tondit en avant et tombe. De la même façon, Arétos tondit en avant et s'abattit ensuite sur le dos. Et la lance à la pointe fortement acérée trembla dans ses entrailles et lui rompit les membres. Hector alors lança contre Automédon son brillant javelot. Mais lui, en le voyant venir, évita le coup de la lance de bronze, car il pencha le corps en avant, et la longue pique s'en alla derrière lui s'enfoncer dans le sol ; le talon de sa hampe se mit à vibrer, jusqu'au moment où le formidable Arès en relâchât la fougue. Tous deux, avec leurs glaives, se seraient alors attaqués de près, si les deux Ajax, portés par leur ardeur, ne les avaient séparés, en accourant à travers la foule au cri de leur ami. A leur aspect, Hector, Enée et Chromios beau comme un dieu furent décontenancés ; se retirant derechef en arrière, ils laissèrent Arétos, étendu sur place et le cœur déchiré. Automédon égal au prompt Arès le dépouilla de ses armes, et dit en triomphant :

 

    — A la vérité, j'ai quelque peu soulagé mon cœur de sa douleur pour la mort de Patrocle, quoique j'aie tué quelqu'un qui ne le vaille pas. »

 

    Ayant ainsi parlé, il prit et plaça sur le char les dépouilles sanglantes, et lui-même y monta, des pieds jusqu'aux mains tout recouvert de sang, tel un lion qui vient de manger un taureau.

 

    De nouveau s'étendit pour Patrocle une mêlée terrible, violente, déplorable. Athéna, descendue du ciel, réveillait la dispute, car Zeus au vaste regard, dont la pensée s'était modifiée, l'avait envoyée ranimer les Danaens. De même que Zeus, aux yeux des mortels, déploie du haut du ciel l'arc-en-ciel empourpré, pour être un présage de guerre, ou le présage d'un orage de glace qui suspend les travaux des hommes sur la terre et nuit aux animaux ; de même, Athéna, s'enveloppant elle-même d'un nuage empourpré, s'enfonça dans la foule achéenne et réveilla chacun des combattants. Elle excita d'abord le fils d'Atrée, le vigoureux Ménélas, car il était près d'elle, en ayant pris pour s'adresser à lui, la taille de Phénix et sa voix indomptable :

 

    — Pour toi, ô Ménélas, ce serait une honte et un déshonneur, si les chiens rapides venaient à traîner sous les murs des Troyens le compagnon fidèle de l'admirable Achille. Résiste donc avec force, et presse toute l'armée. »

 

    Ménélas vaillant au cri de guerre lui répondit alors :

 

    — Phénix, mon père, vieillard de vieille date, ah ! si Athéna me donnait de la force et détournait de moi l'élan des traits ! Je voudrais bien alors assister et défendre Patrocle, car sa mort m'a vivement atteint dans le fond de mon cœur. Mais Hector détient du feu la redoutable ardeur, et ne cesse pas de tuer avec le bronze, car c'est à lui que Zeus offre la gloire. »

 

    Ainsi parla-t-il, et Athéna, la déesse aux yeux pers, se réjouit du fait qu'il l'avait, entre toutes les autres divinités, invoquée la première. Elle fit en ses épaules ainsi qu'en ses genoux, pénétrer la vaillance ; au fond de sa poitrine, elle fit entrer l'audace de la mouche qui, même quand on l'écarté, s'attache à mordre avec entêtement la peau de l'homme, car le sang humain lui est agréable. Telle fut la hardiesse dont Athéna remplit l'âme assombrie de Ménélas. S'avançant sur Patrocle, il darda son brillant javelot. Or, il y avait parmi les Troyens un certain Podès fils d'Éétion, opulent et brave. Hector l'honorait entre tous les hommes de son peuple, car il était son ami et son cher commensal. Ce fut donc lui que le blond Ménélas atteignit à travers la ceinture, au moment où il bondissait pour s'enfuir. De part en part le bronze le traversa, et Podès s'abattit avec fracas. Ménélas alors, soustrayant aux Troyens son cadavre, le traîna vers la foule de ses compagnons.

 

    A ce moment, s'arrêtant près de lui, Apollon vint encourager Hector. Ce dieu s'était rendu semblable au fils d'Asios, à Phénops, qui était le plus crier de tous les hôtes d'Hector, et qui dans Abydos habitait un palais. Sous ces traits, Apollon qui au loin écarte les fléaux dit alors à Hector :

 

    — Hector, qui donc parmi les autres Achéens pourrait en­core te craindre, puisque tu trembles devant Ménélas, qui n'est jusqu'ici qu'un indolent piquier ? Et voici maintenant qu'il s'en va, après avoir tout seul soustrait aux Troyens le cadavre de ton fidèle ami, de Podès, le fils d'Aétion, qu'il vient de tuer, alors qu'aux premiers rangs éclatait sa bravoure. »

 

    Ainsi parla-t-il, et un sombre nuage de douleur enveloppa Hector. Il traversa les rangs des premiers combattants, casqué de bronze flamboyant. Le fils de Cronos saisit alors l'égide ornée de franges, d'une blancheur éclatante, recouvrit l'Ida sous des nuages, lança des éclairs, tonna très fort et ébranla la montagne. Il donna la victoire aux Troyens et mit en déroute les Achéens.

 

    Le premier, le Béotien Pénéléos donna le signal de la fuite. Car il fut, lui qui sans cesse faisait face en avant, superficiellement blessé par une lance au sommet de l'épaule. La pointe de la pique de Polydamas lui égratigna l'os, car c'était en l'abordant de près que Polydamas lui avait porté le coup. Hector, de son côté, blessa de près, au poignet de la main, Léitos, le fils d'Alectryon au valeureux courage, et arrêta son ardeur offensive. Léitos s'enfuit épouvanté, en jetant alors les yeux de tous côtés, car il n'espérait plus, dans le fond de son cœur, pouvoir tenir encore une

 

 

 

 lance à la main et mener le combat contre les Troyens. Comme Hector se précipitait contre Léitos, Idoménée le frappa sur la cuirasse, en pleine poitrine près de la mamelle. Mais la longue lance se brisa dans sa douille, et les Troyens se mirent à crier. Hector alors visa Idoménée fils de Deucalion, qui se tenait sur son char. Il le manqua de peu, et le coup atteignit le suivant et le cocher de Mérion, Colranos, qui le suivait depuis Lyctos bien bâtie. C'était à pied qu'Idoménée, en quittant les vaisseaux roulant d'un bord à l'autre, était d'abord venu. Et il aurait alors offert aux Troyens un triomphe éclatant, si Colranos ne lui eût promptement amené ses rapides chevaux. Sa venue fut pour Idoménée la clarté du salut, et détourna de lui le jour impitoyable, mais ce fut le cocher qui, sous la main de l'homicide Hector, perdit alors le souffle de la vie. Hector, en effet, le frappa sous la mâchoire et l'oreille, et le bout de la lance lui arracha les dents, et lui coupa le milieu de la langue. Il s'abattit du char et laissa couler les rênes sur la terre. De ses mains, Mérion les ramassa du sol en se penchant, et dit alors à Idoménée :

 

    — Fouette jusqu'à ce que tu arrives aux rapides vaisseaux. Tu reconnais toi-même que l'avantage n'est plus aux Achéens. »

 

    Ainsi parla-t-il. Idoménée alors fouetta les chevaux à la belle crinière et les dirigea vers les vaisseaux creux, car au fond de son cœur, la crainte était tombée.

 

    Or, le magnanime Ajax et Ménélas ne furent pas sans s'apercevoir que Zeus donnait aux Troyens la victoire que fait alterner la vaillance. Et le grand Ajax fils de Télamon, prenant alors le premier la parole, dit à ses compagnons :

 

    — Hélas ! dès maintenant, celui-là même qui ne serait pas tout à fait un enfant, reconnaîtrait que Zeus Père s'emploie lui-même à secourir les Troyens. Tous leurs traits portent, que ce soit un lâche ou un brave qui vienne à les lancer. Zeus en tout cas les dirige tous, tandis que les nôtres tombent tous à terre, toujours sans résultat. Mais allons ! réfléchissons à prendre par nous-mêmes le meilleur des partis. Aviserons-nous à tirer le cadavre, ou prendrons-nous le chemin du retour, pour la joie de nos chers compagnons, qui sans doute s'affligent en regardant vers nous, et qui se disent que l'ardeur et que les mains invincibles de l'homicide Hector ne s'arrêteront plus, mais viendront s'abattre sur les nefs noires ? Plût au ciel aussi qu'un de nos compagnons se rendît informer au plus vite le fils de Pelée ! Car je ne pense pas qu'il soit encore avisé de l'affligeante nouvelle : que son cher compagnon a péri. Mais, d'aucun côté, je ne puis découvrir parmi les Achéens le guerrier désirable, car le brouillard enveloppe à la fois hommes et chevaux. Zeus Père ! arrache donc de ce brouillard les fils des Achéens, rends le jour serein, et donne à nos yeux le moyen de voir clair. Puis, fais-nous périr aussi, mais en pleine lumière, si tel est ton plaisir. »

 

    Ainsi parla-t-il, et le Père eut pitié d'Ajax qui pleurait. Aussitôt, il dissipa le brouillard et repoussa la brume. Le soleil brilla, et le champ de bataille apparut tout entier. Ajax alors dit à Ménélas vaillant au cri de guerre :

 

    — Regarde à présent, Ménélas nourrisson de Zeus, et vois si tu découvres, encore vivant, Antiloque, le fils de Nestor au valeureux courage, et engage-le à se rendre au plus vite auprès d'Achille à l'âme illuminée, afin de lui dire que le plus cher, et de beaucoup, de tous ses compagnons est mort. »

 

    Ainsi parla-t-il et Ménélas vaillant au cri de guerre ne désobéit pas. II se mit à marcher, tel un lion qui s'en va d une étable, après qu'il s'est fatigué d'irriter les chiens et les gardiens qui ne lui permettent pas, veillant toute la nuit, de ravir la chair grasse des bœufs ; la bête avide de chair charge à fond sur eux, mais n'aboutit à rien, car javelots nombreux partant de mains hardies et brandons enflammés qui l'effraient en dépit de sa course, bondissent devant lui ; à l'aurore, le cœur plein de tristesse, il se retire à l'écart. Tel, Ménélas vaillant au cri de guerre s'en fut loin de Patrocle, le cœur plein de regrets, car il craignait très fort que les Achéens, cédant à la funeste panique, ne laissassent Patrocle en proie aux ennemis. Aussi, adressa-t-il à Mérion ainsi qu'aux deux Ajax mille recommandations :

 

    — Ajax, conducteurs des Argiens, et toi, Mérion, que chacun se souvienne à cette heure de la bonté du malheureux Patrocle, car il savait, de son vivant, être doux pour tous. Mais aujourd'hui la Mort et le Destin l'ont atteint. »

 

    Ayant ainsi parlé, le blond Ménélas se retira, en jetant alors les yeux de tous côtés, semblable à l'aigle qui est, comme on le dit, de tous les oiseaux qui sont sous le ciel, celui qui a la vue la plus perçante et celui à qui, même lorsqu'il plane de haut, n'échappe point un lièvre aux pieds rapides blotti sous un buisson feuillu ; mais il fond sur lui, le saisit soudain et lui ôte la vie. De la même façon, ô Ménélas nourrisson de Zeus, de tous côtés tes yeux brillants se tournaient sur la foule de tes nombreux compagnons, pour voir si, quelque part, tu ne découvrirais point le fils de Nestor encore vivant. Ménélas l'aperçut bien vite, sur la gauche de toute la bataille, enhardissant ses compagnons, les exhortant à se battre. S'arrêtant près de lui, le blond Ménélas lui dit alors :

 

    — Antiloque ! viens ici, je t'en prie, nourrisson de Zeus, afin que tu apprennes la triste nouvelle de ce qui jamais n'aurait dû arriver. Tu t'es déjà, je pense, rien qu'en y regardant, rendu compte toi-même qu'un dieu fait rouler le malheur sur les Danaens, et que la victoire appartient aux Troyens. Il est tué, le plus brave des Achéens, Patrocle ; et grand est le regret parmi les Danaens. Toi donc, va bien vite en courant vers les nefs achéennes l'annoncer à Achille, afin qu'il puisse au plus tôt ramener intact auprès des nefs son cadavre tout nu, car ses armes, c'est Hector au casque à panache oscillant qui les détient. »

 

    Ainsi parla-t-il, et Antiloque eut un frisson d'horreur en entendant ces mots. Longtemps, la stupeur lui coupa la parole ; ses yeux se remplirent de larmes et sa voix vigoureuse s'immobilisa. Malgré tout, il ne négligea point l'ordre de Ménélas. Il se mit à courir, après avoir confié ses armes à Laodocos, l'irréprochable ami qui faisait, près de lui, virer ses chevaux aux sabots emportés. Ainsi donc Antiloque loin du combat s'en allait en pleurant, porter à pieds rapides une triste nouvelle au Péléide Achille. Mais ton cœur, ô Ménélas nourrisson de Zeus, ne voulut point alors porter secours aux compagnons épuisés que quittait Antiloque, au grand regret des Pyliens. Ménélas leur adressa pourtant le divin Thrasymède, et retourna lui-même près du héros Patrocle. Il arrêta sa course auprès des deux Ajax, et leur dit aussitôt :

 

    — C'est Antiloque que je viens d'envoyer vers les vaisseaux agiles, pour qu'il se rende auprès d'Achille aux pieds rapides. Mais je ne crois pas qu'Achille vienne à présent, quelque irrité qu'il soit contre le divin Hector, car il ne saurait, étant nu de ses armes, combattre les Troyens. Réfléchissons donc à prendre par nous-mêmes le meilleur des partis. Aviserons-nous à tirer le cadavre, ou bien songerons-nous à fuir, loin des cris des Troyens, la mort et le trépas ? »

 

   Le grand Ajax fils de Télamon lui répondit alors : — Tu as en tout parlé comme il faut que l'on parle, très glorieux Ménélas. Toi donc et Mérion, glissez-vous au plus vite sous le cadavre, soulevez-le, et emportez-le loin des peines du combat. Nous cependant, contre les Troyens et le divin Hector, nous combattrons tous les deux derrière vous, nous qui, ayant même courage ainsi que même nom, avons pu jusqu'ici résister au fougueux Arès, en nous prêtant un mutuel appui. »

 

    Ainsi parla-t-il. Les deux guerriers alors, saisissant en leurs bras le corps de Patrocle, le soulevèrent avec majesté, très au-dessus du sol. Derrière eux, l'armée troyenne poussa des cris aigus, lorsqu'elle vit que les Achéens enlevaient ce cadavre. Les Troyens alors fondirent tout droit sur eux, pareils à des chiens qui, sur un sanglier blessé, bondissent en avant des jeunes chasseurs ; aussi longtemps qu'ils lui donnent la chasse, les chiens sont pleins d'ardeur pour assurer sa perte ; mais quand, au milieu d'eux, la bête se retourne, confiante en sa vaillance, alors ils se retirent et se dispersent effrayés, chacun de son côté. De même, les Troyens, tant qu'ils suivaient en foule, harcelaient les Argiens sans relâche avec leurs glaives et leurs lances a deux pointes ; mais lorsque les Ajax se retournaient et se dressaient contre eux, la peau des Troyens changeait de couleur, et nul n'osait plus faire un bond en avant, afin de leur disputer le cadavre.

 

    Ainsi donc, pleins de fougue obstinée, Ménélas et Mérion emportaient le cadavre du champ de bataille vers les nefs creuses. Mais la guerre sauvage sur leurs pas s'étendait, à la façon du feu qui, lancé sur une ville habitée par les hommes, s'élève et flambe tout à coup, tandis que les maisons s'effondrent au milieu d'une immense lueur, qu'en rugissant attise la violence du vent ; de même, un tumulte incessant s'élevait sous les pas des chevaux et des piquiers belliqueux, à mesure qu'avançaient Mérion et Ménélas. Et eux, pareils à des mulets qui se sont enveloppés d'une forte vaillance et qui, de la montagne, traînent à travers un sentier escarpé, soit un bois de charpente, soit une grosse poutre pour construire un navire; leur cœur est épuisé par la fatigue et la sueur à la fois, tant ils sont empressés ; de la même façon, pleins de fougue obstinée, Ménélas et Mérion emportaient le cadavre.

 

    Derrière eux cependant, les deux Ajax arrêtaient les Troyens. Tout comme arrête l'eau une saillie boisée qui se trouve allongée en travers d'une plaine ; elle arrête même les rudes courants des fleuves intrépides, et brusquement donne à tous, en déroutant les eaux, un reflux vers la plaine, sans se laisser briser par la force des flots ; de même, les deux Ajax refoulaient constamment en arrière le combat des Troyens. Mais ceux-ci les poursuivaient pourtant, deux d'entre eux surtout, Énée fils d'Anchise et le brillant Hector. De même que s'envole en poussant des cris désespérés une nuée d étourneaux ou de geais, lorsqu'ils voient survenir l'épervier qui apporte le meurtre aux tout petits oiseaux ; de même, sous la poussée d'Énée et d'Hector, les jeunes Achéens s'enfuyaient en poussant des cris désespérés, et oubliaient leur ardeur offensive. Nombre de belles armes tombèrent à l'entour et autour du fossé, au cours de la déroute des guerriers danaens.

 

    Mais l'élan du combat se poursuivait sans trêve.

CHANT XVIII

  Ainsi combattaient-ils, à la façon d'un feu qui multiplie ses flammes. Cependant Antiloque, rapide messager, parvint auprès d'Achille. Il le trouva devant ses nefs aux cornes relevées, méditant au fond de son esprit sur ce qui déjà venait de s'accomplir. Il s'irritait et disait à son âme au valeureux courage:

 

     — Malheur à moi ! pourquoi les Achéens aux têtes chevelues se pressent-ils vers les nefs en désordre et sont-ils encore éperdus dans la plaine ? Je tremble que les dieux n'accomplissent les maux si cruels à mon cœur, que ma mère un jour clairement m'annonça, lorsqu'elle me dit que, de mon vivant même, le plus brave d'entre les Myrmidons quitterait sous les mains des Troyens la lumière du soleil ! Oui certes, il a déjà succombé le fils vaillant de Ménoetios. L'infortuné ! je lui avais cependant ordonné, une fois repoussé le feu dévastateur, de revenir aux nefs et de ne pas combattre vaillamment contre Hector. »

 

    Tandis qu'il agitait ces pensées en son âme et son cœur, le fils de l'admirable Nestor, versant de chaudes larmes, s'avança près de lui, et lui annonça son douloureux message :

 

    — Hélas à moi ! fils de Pelée à l'âme illuminée, c'est d'une affreuse nouvelle que tu vas être informé, d'un événement qui jamais n aurait dû survenir. Il gît, Patrocle, et le combat sévit autour de son cadavre nu, puisque ses armes, c'est Hector au casque à panache oscillant qui les détient. »

 

    Ainsi parla-t-il, et un sombre nuage de douleur enveloppa Achille. Prenant alors de ses deux mains la poussière brûlée de son foyer, il la versa sur sa tête, et déshonora son visage charmant. La cendre noire s'étala sur sa divine tunique. Et lui-même, grand corps étendu sur un grand espace, gisait dans la poussière, et déshonorait, en l'arrachant de ses mains, sa chevelure. Les servantes, qu'Achille et Patrocle s'étaient acquises au butin, poussèrent de grands cris, le cœur plein d'affliction. Passant la porte, elle accoururent auprès d'Achille à l'âme illuminée ; toutes, de leurs mains, se frappaient la poitrine, et la force des membres se rompit à chacune. Antiloque, d'autre part, se lamentait, versant des larmes, serrant les mains d'Achille, dont le noble cœur gémissait d'angoisse, car il craignait qu'Hector avec le fer ne vînt à couper la gorge de Patrocle.

 

    Achille alors jeta un cri affreux. Son auguste mère l'entendit du fond des abîmes marins où elle était assise auprès de son vieux père. Elle se prit alors à gémir à son tour. Les déesses se rassemblèrent autour d'elle, toutes les Néréides qui habitaient l'abîme marin. Là se trouvaient Glaucé, Tnalie, Cymodocé ; Nésée, Spéio, Thoé et Halié aux grands yeux de génisse ; Cymothoé, Actée et Limnoréia ; Mélité, laira, Amphithoé et Agave ; Dotô, Protô, Phérouse et Dynamène ; Dexamène, Amphinome et Callianira ; Doris, Panopé et Galatée très illustre ; Némertès, Apseudès et Callianassa ; là se trouvaient aussi Clymène, lanire et lanassa ; Maïra, Orythyie et Amathye aux belles boucles, et toutes les autres Néréides qui habitaient l'abîme marin. La grotte argentée en était remplie. Toutes ensemble se frappaient la poitrine, et Thétis entonna la lamentation :

 

    — Écoutez, Néréides, mes sœurs, afin que vous sachiez toutes bien, après m'avoir entendue, de combien de chagrins mon cœur est affligé. Hélas à moi ! infortunée. Hélas à moi ! malheureuse mère du plus brave des hommes ! Après avoir enfanté un fils irréprochable et fort, supérieur aux héros, ce fils a grandi comme une jeune pousse ; je l'ai soigné comme un plant sur un coteau de vignes et, sur des vaisseaux aux poupes recourbées, je l'ai envoyé vers Ilion combattre les Troyens. C'est lui que je ne dois jamais plus accueillir, à son retour au foyer, dans la maison de Pelée. Et, tandis que je l'ai, qu'il subsiste et qu'il voit la lumière du soleil, il vit dans l'affliction, et je ne puis lui être d aucune aide en allant près de lui. J'irai cependant, afin que je voie mon enfant chéri, et que j apprenne quelle souffrance lui est survenue, pendant qu'il se tenait éloigné du combat. »

 

   Ayant ainsi parlé, elle quitta sa grotte. Les Néréides en pleurant la suivirent, et le flot de la mer se fendait autour d'elles. Dès qu'elles arrivèrent sur les plantureuses terres de la Troade, elles montèrent sur le rivage les unes après les autres, à l'endroit où, tirés au sec, les nombreux vaisseaux des Myrmidons se pressaient autour du rapide Achille. Il gémissait lourdement, quand son auguste mère s'arrêta près de lui. Alors, poussant des cris aigus, elle prit la tête de son enfant et, tout en se lamentant, lui adressa ces paroles ailées :

 

    — Mon enfant, pourquoi pleures-tu ? Quelle affliction est entrée dans ton cœur ? Parle sans détour, ne me cache rien. Zeus, selon tes vœux, a tout accompli de ce que naguère, levant les mains au ciel, tu lui demandais : que tous les fils des Achéens fussent refoulés près des nefs, et que, privés de ton secours, ils souffrissent de bouleversants revers. »

 

    Après avoir profondément gémi, Achille aux pieds rapides lui répondit alors :

 

    — Ma mère, il est bien vrai que l'Olympien a exaucé tous ces vœux, mais quel profit m'en revient-il, puisqu'il est mort mon cher ami Patrocle, celui que j'estimais au-dessus de tous mes compagnons, et autant que ma tête. Je l'ai perdu, et c'est Hector qui, après l'avoir immolé, l'a dépouillé de ses belles armes, armes prodigieuses qui étonnaient la vue, et que les dieux donnèrent à Pelée en présents magnifiques, le jour même où ils te jetèrent dans le lit d'un mortel. Comme tu aurais dû rester là, au milieu des déesses marines, et Pelée emmener une épouse mortelle ! Mais aujourd'hui, c'est pour que tu aies, toi aussi, à souffrir en ton cœur d'une détresse infinie, que tu ne pourras plus, ton fils étant mort, le recevoir encore à son retour au foyer, puisque mon cœur m'incite à ne plus vivre, à ne plus désormais rester parmi les hommes, à moins qu'Hector, frappé le premier par ma lance, ne perde le souffle de la vie, et ne paie pour la proie qu'il se fit de Patrocle fils de Ménoetios. »

 

    Thétis, versant des larmes, lui répondit alors :

 

    — Prompt sera ton destin, mon enfant, à la façon dont tu parles, car aussitôt après celui d'Hector, ton trépas sera prêt.»

 

    Violemment irrité, Achille aux pieds rapides lui répondit alors :

 

    — Que je meure à l'instant, puisque je ne devais pas secourir le compagnon qui vient de m'être tué ! Il est mort fort loin de sa patrie, et il n'a pas eu en moi de protecteur contre la perdition. Et maintenant, puisque je ne retournerai plus dans la terre de ma douce patrie, puisque je n'ai pas été la clarté du salut pour Patrocle, ni pour ceux de mes autres amis que le divin Hector en grand nombre a domptés, tandis que je restais assis auprès des nefs, vain fardeau de la terre, moi qu'aucun des Achéens aux tuniques de bronze n'égale à la bataille, s'il en est d'autres, au sein de l'assemblée, qui valent mieux que moi ; ah ! puisse la discorde, de chez les dieux comme de chez les hommes, disparaître, ainsi que la colère qui pousse à s'irriter l'homme le plus sensé, et qui, beaucoup plus douce que des gouttes de miel, croît comme une fumée dans le cœur des humains ! C'est d'une telle colère que m'a rempli jusqu'ici le roi des guerriers Agamemnon. Mais laissons au passé, malgré notre affliction, ce qui est du passé, et domptons notre cœur au fond de la poitrine, sous le coup de la nécessité. J'irai donc maintenant à la rencontre d'Hector, du meurtrier d'une tête si chère. Je recevrai le Génie de la mort, lorsque Zeus et les autres dieux immortels voudront bien qu'il arrive. Car le puissant Héraclès lui-même n'évita pas le Génie de la mort, lui qui était si cher au fils de Cronos, à Zeus souverain. Le Destin le dompta, et le courroux implacable d'Héra. Pour moi, si un destin pareil m'est préparé, il en sera de même : on me verra gisant, lorsque je serai mort. Mais aujourd'hui, puisse-je me saisir d'une gloire éminente, et forcer telle ou telle des Troyennes, ou des Dardaniennes aux robes qui retombent avec des plis profonds, à gémir avec force, en essuyant des deux mains les larmes qui coulent sur ses joues délicates. Qu'elles s'aperçoivent que je me suis longtemps abstenu de la guerre. Ne me retiens pas de combattre, quel que soit ton amour ; tu n'arriverais pas à me persuader. »

 

    La déesse Thétis aux pieds d'argent lui répondit alors : 

 

    — Oui, tu dis vrai, mon enfant ; il ne peut être mal, quand ils sont épuisés, d'écarter de ses compagnons la mort abrupte. Mais tes belles armes sont aux mains des Troyens, tes armes de bronze, resplendissantes. Hector au casque à panache oscillant se glorifie de les porter lui-même sur ses propres épaules. Mais je t'affirme qu'il n'aura pas longtemps à s'en targuer, puisque le meurtre se tient auprès de lui. Toi cependant, ne plonge pas encore dans le tumulte d'Arès ; attends que de tes yeux tu m'aies vue revenir. Car, dès l'aurore, au lever du soleil, je reviendrai, en t'apportant de la part du seigneur Héphœstos, de belles armes. »

 

    Ayant ainsi parlé, elle fit demi-tour sous les yeux de son fils, et, une fois retournée, adressa ces mots à ses sœurs marines : 

 

     — Vous autres, maintenant, plongez dans le vaste sein de la mer, afin d'aller voir le Vieillard de la mer et le palais de mon père, et rapportez-lui tout. Pour moi, je vais dans l'Olympe élancé, m'informer auprès d'Héphœstos, l'illustre artisan, s'il consent à donner à mon fils des armes illustres et resplendissantes. »

 

    Ainsi parla-t-elle. Et les Néréides s'enfoncèrent aussitôt sous le flot de la mer. Quant à la déesse Thétis aux pieds d'argent, elle partit pour l'Olympe, afin d'apporter à son cher enfant des armes illustres.

 

    Or, tandis que ses pieds la portaient vers l'Olympe, les Achéens, sous les coups de l'homicide Hector, fuyaient au milieu d'horrifiantes clameurs, et parvenaient aux nefs et près de l'Hellespont. Quant à Patrocle, serviteur d'Achille, les Achéens aux belles cnémides ne pouvaient pas aux traits dérober son cadavre, car déjà l'armée, les chevaux et le fils de Priam, Hector, d'une vaillance pareille à celle de la flamme, l'avaient rejoint. Trois fois, l'illustre Hector, brûlant de l'entraîner, le saisit par les pieds et à grands cris exhorta les Troyens ; trois fois, les deux Ajax, revêtus d'impétueuse vaillance, le repoussèrent du cadavre. Mais sans répit Hector, confiant en sa vaillance, tantôt bondissait à travers la ruée, tantôt s'arrêtait et poussait de grands cris, mais jamais ne reculait d'un pas. Tout comme des bergers installés dans les champs ne peuvent pas, du corps d'un animal, éloigner un lion fauve que tourmente la faim ; de même, les deux Ajax casqués ne pouvaient pas effrayer le Priamide Hector et l'éloigner du mort. Et sûrement alors il l'eût entraîné et se fût saisi d'une indicible gloire, si la rapide Iris aux pieds de vent n'était alors, accourant de l'Olympe, venue annoncer au fils de Pelée, à l'insu de Zeus et des autres dieux, qu'il eût à s'armer. C'était Héra qui l'avait envoyée. S'arrêtant près d'Achille, elle lui adressa ces paroles ailées :

 

    — Lève-toi, fils de Pelée, le plus redoutable de tous les guerriers. Porte secours à Patrocle, pour lequel sévit une terrible mêlée en avant des vaisseaux. De part et d'autre on s'y entretue ; les uns défendent le cadavre du mort ; les autres, les Troyens, se précipitent pour le traîner vers Ilion battue par les vents. Le brillant Hector brûle entre tous de s'en emparer, et son

 

 

 

 cœur le pousse à planter en haut des palissades la tête de Patrocle, après l'avoir coupée de son cou délicat. Lève-toi donc, ne reste pas inerte, et qu'arrivé en ton cœur la crainte sacrée que Patrocle ne devienne un jouet pour les chiennes de Troie. Quel opprobre pour toi, si son cadavre revient déshonoré ! »

 

    Le divin Achille aux pieds infatigables lui répondit alors :

 

     — Déesse Iris, quel est celui des dieux qui, en messagère, vers moi t'a dépêchée ?»

 

    La rapide Iris aux pieds de vent sur-le-champ répliqua :

 

    — C'est Héra qui m'a dépêchée, la glorieuse compagne de Zeus. Nul ne le sait, ni le fils de Cronos, le pilote suprême, ni aucun des autres Immortels qui habitent l'Olympe neigeux. »

 

    Achille aux pieds infatigables lui répondit et dit :

 

     — Comment irais-je à travers le tumulte ? Ils détiennent mes armes, et ma chère mère m a défendu de m'armer, avant que mes yeux ne l'aient vue revenir, car elle a promis de m'apporter de la part d'Héphœstos de belles armes. D'un autre guerrier, je ne sais pas si je pourrais revêtir les armes illustres, si ce n'est le bouclier d'Ajax fils de Télamon. Mais ce héros, j'espère, se trouve aux premiers rangs, tuant avec sa pique pour le corps de Patrocle ! »

 

    La rapide Iris aux pieds de vent lui répondit alors :

 

    — Nous savons bien, nous aussi, que tes armes illustres sont aux mains ennemies. Mais, tel que tu es, va vers le fossé, apparais aux Troyens, et vois si, pris de peur, ces Troyens cesseront de combattre, et si les belliqueux fils des Achéens reprendront le souffle dans leur accablement. Il faut peu de temps à la guerre pour reprendre le souffle. »

 

    Ayant ainsi parlé, Iris aux pieds rapides s'en retourna. Aussitôt, Achille aimé de Zeus se leva. Athéna jeta sur ses fortes épaules l'égide ornée de franges. Autour de sa tête, la divine déesse répandit en couronne un nuage doré, et fit jaillir de son corps une flamme éblouissante. De même que, sortant d'une ville, du lointain d une île qu assiège l'ennemi, la fumée s'élève dans l'éther ; les habitants s'en sont remis, au cours de la journée, au jugement du redoutable Arès, hors des murs de la ville ; mais, dès qu'arrivé le coucher du soleil, les feux flambent serrés ; leur vif éclat apparaît et s'élance dans les hauteurs du ciel, afin d'être aperçu par les peuples voisins, et de voir si, montés sur des vaisseaux, ils ne viendront pas les protéger contre la perdition ; de même, de la tête d'Achille, montait dans les airs une vive lueur. Passant le mur, il s'arrêta, debout, sur le bord du fossé, sans se mêler pourtant aux Achéens, car il respectait la rigoureuse injonction de sa mère. Là, se tenant debout, il se mit à crier. Et Pallas Athéna, de son côté, fit entendre sa voix. Achille alors suscita parmi les Troyens un tumulte indicible. Aussi perçante qu'est la voix de la trompette, lorsqu'elle éclate au moment où de cruels ennemis assiègent une ville, aussi perçante fut la voix de l'Éacide. Et les Troyens alors, quand ils entendirent la voix de bronze du descendant d'Éaque, en eurent tous le cœur bouleversé. Les chevaux à belle robe firent tourner les chars en arrière, car au fond de leur cœur ils pressentaient des maux. Les cocher furent épouvantés, lorsqu'ils virent un feu infatigable flamber, terrible, sur la tête du fils de Pelée au valeureux courage. C'était Athéna, la déesse aux yeux pers, qui le faisait flamber. Trois fois, par-dessus le fossé, le divin Achille cria d'une voix retentissante, et trois fois, les Troyens et leurs illustres alliés furent dans l'effarement. Là même, à ce moment, douze guerriers des plus braves périrent sous leurs propres chars et par leurs propres piques. Les Achéens alors retirèrent avec joie Patrocle loin des traits, et le déposèrent sur une civière. Tout autour de lui ses chers compagnons se tenaient éplorés ; derrière eux, Achille aux pieds rapides marchait en versant des larmes brûlantes, car il voyait son loyal compagnon couché sur un brancard et déchiré par le bronze aigu. Il l'avait envoyé au combat en lui prêtant ses chevaux et son char, mais il ne put l'accueillir au retour. A ce moment, la vénérable Héra aux grands yeux de génisse envoya l'infatigable soleil regagner malgré lui le cours de l'Océan. Le soleil s'enfonça, et les divins Achéens suspendirent la lutte violente et la bataille aux communes épreuves.

 

    Les Troyens, d'autre part, s'étant retirés de la rude mêlée, dételèrent de leurs chars les rapides chevaux et se réunirent en assemblée, avant de songer au repas du soir. L'assemblée se fit, tous étant debout, et nul n'osa s'asseoir. La frayeur en effet les possédait tous, parce qu'Achille avait reparu, lui qui si longtemps s'était abstenu du douloureux combat. Polydamas alors, le fils inspiré de Panthoos, prit au milieu d'eux le premier la parole. Lui seul, en effet, savait à la fois considérer l'avenir et le passé. Il était le compagnon d'Hector, et tous deux étaient nés la même nuit. Mais l'un par ses avis prévalait avec éclat sur tous, et l'autre par sa lance. Plein de bons sentiments, il leur parla et dit :

 

    — Réfléchissez, mes amis, et songez bien à tout. Pour moi, je vous conseille de rentrer maintenant dans la ville, de ne pas attendre dans la plaine et près des vaisseaux la divine Aurore ; nous sommes loin de nos murs. Tant que cet homme était irrité contre le divin Agamemnon, les Achéens étaient plus faciles à combattre. J'étais moi-même tout joyeux de passer la nuit près des nefs rapides, dans l'espoir d'arriver à prendre leurs vaisseaux roulant d'un tord à l'autre. Mais aujourd'hui, j'appréhende avec terreur le Péléide aux pieds rapides. Telle qu'est l'excessive violence de son cœur, il ne voudra pas s'arrêter dans la plaine, au milieu de laquelle Troyens et Achéens se partagent, les uns et les autres, la fougue d'Arès. Mais il voudra combattre pour s'emparer de la ville et des femmes. Gagnons donc notre ville, croyez-moi ; car voici ce qui va survenir. A cette heure, la nuit sacrée vient d'arrêter le Péléide aux pieds rapides. Mais si demain, en s'élançant avec ses armes, il nous rencontre ici, chacun de nous le reconnaîtra tien. Quiconque alors aura fui, se trouvera heureux d'avoir gagné la sainte Ilion, car chiens et vautours mangeront maints Troyens. Ah ! puissent loin de l'oreille me passer de tels maux ! Mais si nous acquiesçons, malgré qu'il nous en coûte, au conseil que je donne, nous tiendrons tout au cours de la nuit nos forces rassemblées sur la place publique. La ville restera défendue par ses tours, ses portes élevées et les longs vantaux, tien façonnés et fortement unis, qui y sont adaptés. Puis, au matin, dès l'aurore, cuirassés de nos armes, nous serons de tout sur nos remparts. Et Achille dès lors aura peine plus grande si, partant de ses vaisseaux, il veut nous combattre autour de nos murailles. Il devra regagner ses navires, quand il aura, de courses en tout sens, saturé ses chevaux à la belle encolure, errant ça et là autour de notre ville. Mais son courage ne saura point lui donner d'y entrer, et jamais il ne la dévastera ; auparavant, les chiens alertes le dévoreront. »

 

    En le toisant alors d un regard de travers, Hector au casque à panache oscillant répondit :

 

    — Polydamas, tu ne dis plus là des paroles qui me plaisent, toi qui nous conseilles de regagner notre ville et de nous y enfermer. N'êtes-vous donc pas rassasiés de rester enfermés à l'intérieur des murs ? Naguère, en effet, les nommes doués de la parole proclamaient tous que la ville de Priam se trouvait riche en or et en bronze. Mais aujourd'hui, ils sont anéantis les précieux trésors de nos palais ; la plupart de nos biens ont été vendus et sont partis en Phrygie et dans l'aimable Méonie, parce que le grand Zeus était irrité contre nous. Maintenant donc que le fils de Cronos aux pensées tortueuses m'a donné d'acquérir de la gloire auprès des vaisseaux et d'acculer les Achéens à la mer, garde-toi, insensé, de manifester de telles pensées devant le peuple. Car aucun Troyen ne t'obéira ; je ne le permettrai pas. Mais allons ! obéissons tous à ce que je vais dire. Pour l'instant, prenez dans le camp votre repas du soir, à vos rangs respectifs ; souvenez-vous d'assurer votre garde, et qu'en éveil reste chacun de vous. Mais si quelque Troyen se tourmente à l'excès pour ses propres richesses, qu'il les rassemble et les donne en pâture à la masse des troupes ; mieux vaut qu'en jouisse chacun de nos soldats que les Achéens. Demain, dès l'aurore, cuirassés de nos armes, éveillons auprès des vaisseaux creux l'impétueux Arès. Et si vraiment le divin Achille veut se lever d'auprès de ses vaisseaux, ce sera, s'il le fait, pour lui peine plus grande. Moi du moins je ne le fuirai pas, loin de la guerre aux mille cris affreux. Mais, en pleine face, je lui résisterai, soit qu'il remporte un insigne avantage, soit que je le remporte. A tous est commun le Belliqueux meurtrier, et souvent il tue celui qui veut tuer.»

 

    Ainsi parla Hector et les Troyens l'acclamèrent. Les insensés ! Pallas Athéna leur avait enlevé la raison. Ils approuvèrent d'Hector les funestes projets, et nul n'osa louer le conseil salutaire de Polydamas. Ils prirent ensuite leur repas sous les armes.

 

    Quant aux Achéens, ils passèrent la nuit à pleurer sur Patrocle et à se lamenter. Le fils de Pelée fut le premier pour eux, après avoir posé ses mains tueuses d'hommes sur la poitrine de son compagnon, à donner cours et force à la lamentation. Il gémissait sans interruption, tel un lion à la barbe touffue qu'un chasseur de cerfs priva de ses petits, en les arrachant à l'épaisse forêt ; il se désole d'être arrivé trop tard, parcourt maints vallons sur les traces du ravisseur qu'il cherche à découvrir, car une âpre colère s'est emparée de lui. Aussi lourdement gémissait Achille, en s'adressant alors aux Myrmidons :

 

    — Hélas ! je n'ai donc lancé que de vaines paroles, le jour où je réconfortai le héros Ménoetios dans son palais. Je lui disais que je ramènerais dans Oponte son très illustre fils, lorsqu'il aurait renversé Troie et obtenu sa juste part de butin. Mais Zeus n'accomplit pas toutes les pensées des hommes. Pour tous deux, en effet, le sort a décidé que notre sang rougirait la même terre, ici même, en Troade, car ni le vieux Pelée conducteur de chevaux, ni ma mère Thétis, ne salueront mon retour en m'accueillant au palais ; mais ici la terre me gardera. Maintenant donc, ô Patrocle, puisque ce n'est qu'après toi que j'irai sous la terre, je ne t'ensevelirai point avant d'avoir apporté ici les armes et la tête d'Hector, ton meurtrier au valeureux courage. J'égorgerai devant ton bûcher douze fils illustres de Troyens, dans la colère que me cause ton meurtre. Jusque-là, tu resteras auprès des vaisseaux à poupes recourbées, gisant comme tu es. Autour de toi pleureront, en versant des larmes nuit et jour, les Troyennes et les Dardaniennes aux robes qui retombent avec des plis profonds, que nous avons conquises à force de fatigue, par notre valeur et notre longue lance, en saccageant les cités opulentes des bommes doués de la parole. »

 

    Ayant ainsi parlé, le divin Achille invita ses compagnons à placer un grand trépied sur le feu, afin de laver au plus vite Patrocle du sang figé qui le souillait, ils placèrent un trépied servant à préparer le bain sur un feu ardent, y versèrent de l'eau et firent brûler sous lui le bois qu'ils avaient pris. La flamme enveloppa la panse du trépied, et l'eau s'échauffa. Lorsque l'eau bouillit dans le bronze étincelant, ils lavèrent le corps de Patrocle, l'oignirent avec de l'huile onctueuse et remplirent ses blessures d'un baume de neuf ans. Puis, l'ayant mis sur un lit, ils le couvrirent des pieds jusqu'à la tête d'un bienséant linceul, sur lequel ils jetèrent un lé d'étoffe blanche. Toute la nuit ensuite, autour d'Achille aux pieds rapides, les Myrmidons la passèrent à pleurer sur Patrocle et à se lamenter.

 

    A ce moment, Zeus dit a Héra, sa sœur et son épouse :

 

    — Tu as enfin réussi, vénérable Héra aux grands yeux de génisse, à faire lever Achille aux pieds rapides. Il faut vraiment qu'ils soient nés de toi-même les Achéens aux têtes chevelues.»

 

  La vénérable Héra aux grands yeux de génisse lui répondit alors :

 

    — Terrible Cronide, quelle parole as-tu dite ! Un homme, qui est mortel et qui ne sait pas tout ce que nous pensons, peut contre un autre nomme accomplir ce qu'il veut, et moi qui prétends être à deux titres la plus noble de toutes les déesses, par ma naissance et parce que je suis appelée ton épouse, l'épouse du roi de tous les Immortels, comment n'aurais-je pas pu, quand les Troyens m'irritent, leur tramer des malheurs ? »

 

    Tels étaient les propos qu'ils échangeaient entre eux. Cependant Thétis aux pieds d'argent parvenait au palais d'Héphaestos, palais impérissable, éclatant comme un astre, remarquable entre ceux des autres Immortels, palais tout en bronze que le Boiteux s'était construit lui-même. Elle le trouva suant, tournant autour de ses soufflets et activant sa tâche. Il ne fabriquait pas moins de vingt trépieds, qui devaient trouver place autour du mur de la salle de son solide palais. Sous chacune de leurs bases, il avait disposé des roulettes d'or, afin qu'ils pussent à son ordre se rendre d'eux-mêmes à l'assemblée des dieux, et, prodige admirable ! revenir ensuite au sein de sa demeure. Ils étaient presque achevés, et les anses seules, travaillées avec art, n'y étaient point encore adaptées; il les ajustait et battait leurs attaches. Tandis qu'il peinait à sa tâche avec un art exercé, Thétis aux pieds d'argent arriva près de lui. En la voyant, Charis à l'éclatant bandeau, Charis qu'avait épousée le très illustre Boiteux, s'avança vers elle, lui prit la main, et dit en la nommant:

 

    — Pourquoi, Thétis au long péplos, viens-tu dans notre demeure, auguste et chère Thétis ? Jusqu'à présent, tu ne viens pas souvent. Mais suis-moi plus avant, afin que je te serve les présents d'accueil. » 

 

    Ayant ainsi parlé, la divine déesse fit avancer Thétis. Puis, sur un trône orné de clous d'argent, un beau trône habilement ouvré, elle la rit asseoir ; un tabouret pour les pieds se trouvait à sa base. Allant ensuite appeler Héphaestos, l'illustre artisan, elle lui dit :

 

    — Héphaestos, viens comme te voilà. Thétis a besoin de toi.»

 

    L'illustre Boiteux lui répondit alors :

 

 

 

   — Elle est donc chez moi la redoutable et respectable déesse qui me sauva, lorsque la douleur vint m'atteindre, après la longue chute que me fit faire la volonté de ma mère aux yeux de chienne, qui voulait me cacher parce que j'étais boiteux. Alors, j'aurais souffert de grands maux en mon cœur, si Eurynome et Thétis ne m'avaient recueilli sur leur sein, Eurynome, la fille de l'Océan qui reflue sur lui-même. Près d'elles, durant neuf ans, je forgeai maints bijoux ciselés, des agrafes, des bracelets en spirale, des boutons de fleurs et des colliers, dans une grotte profonde. Tout autour, le cours de l'Océan s'écoulait infini, grondant parmi l'écume. Nul, ni des dieux ni des hommes mortels, n'avait appris où j'étais ; mais Thétis et Eurynome qui m'avaient sauvé le savaient. C'est donc elle aujourd'hui qui vient en notre demeure. Aussi, faut-il absolument que je paie à Thétis aux belles boucles ma rançon de vie sauve. Pour toi, va placer maintenant auprès d'elle les beaux présents d'accueil, en attendant que j'aie remis en place mes soufflets et tous mes outils. »

 

    Il dit ; et, d'auprès le billot de l'enclume, Héphaestos, monstre au souffle bruyant, en boitant se leva ; sous lui s'empressaient ses jambes chétives. Il plaça ses soufflets loin du feu, rassembla dans un coffre d'argent tous les outils qui servaient à sa peine. Avec une éponge, il essuya son visage, ses deux mains, son cou râblé, sa poitrine velue. Il s'enfonça dans sa cotte, prit un gros bâton et sortit en boitant. Les servantes s'empressaient de soutenir leur maître, servantes en or, mais ressemblant à des vierges vivantes ; elles avaient en leur âme l'intelligence en partage, possédaient aussi la voix et la vigueur, et tenaient des dieux immortels eux-mêmes leur science du travail. Elles s'essoufflaient donc en soutenant leur maître. Mais lui, avançant avec peine, s'approcha de l'endroit où se trouvait Thétis et s'assit sur un trône éclatant. Puis, lui prenant la main, il dit en la nommant :

 

    — Pourquoi, Thétis au long péplos, viens-tu dans notre demeure, auguste et chère Thétis ? Jusqu'à présent tu ne viens pas souvent. Exprime ton désir. Mon cœur m'incite à l'accomplir, si je puis l'accomplir et s'il peut être accomplie. »

 

    Thétis, versant des larmes, lui répondit alors :

 

    — Héphaestos, est-il une déesse, parmi toutes celles qui habitent l'Olympe, qui ait souffert en son cœur autant de maux cruels, que Zeus fils de Cronos, de préférence à toutes, m'a donné de chagrins ? Seule, entre toutes les autres déesses de la mer, il m'a soumise à un homme, à l'Éacide Pelée, et j'ai subi, très à contre-cœur, la couche d'un mortel. Cet homme, épuisé par la triste vieillesse, gît à présent au fond de son palais. Mais voici que j'ai de bien autres soucis. Pelée, en effet, m'a donné d'avoir et d'élever un fils supérieur aux héros ; il a grandi comme une jeune pousse ; je l'ai soigné comme un plant sur un coteau de vignes, et, sur des vaisseaux à poupes recourbées, je l'ai envoyé vers Ilion combattre les Troyens. C'est lui que je ne dois jamais plus accueillir, à son retour au foyer, dans la maison de Pelée. Et, tandis que je l'ai, qu'il subsiste et qu'il voit la lumière du soleil, il vit dans l'affliction, et je ne puis lui être d'au­cune aide en allant près de lui. La jeune femme que les fils des Achéens, comme présent d honneur, lui avaient réservée, le puissant Agamemnon la lui a ravie des mains. Dès lors, souffrant à cause d'elle, mon fils se consumait le cœur. Cependant, les Troyens acculaient les Achéens près des poupes et ne leur permettaient pas de pouvoir en sortir. Les Anciens des Argiens alors le supplièrent et lui énumérèrent maints présents magnifiques. Il refusa d'écarter lui-même le désastre, mais il fit revêtir Patrocle de ses armes, l'envoya au combat et le fit suivre par une armée nombreuse. Durant tout un jour, ils combattirent près de la Porte Scée, et ils auraient en ce jour mis la ville à sac, si Apollon n'eût tué aux premiers rangs le vaillant fils de Ménoetios, qui leur avait déjà causé de bien grands maux, et n'eût donné la gloire à Hector. Voilà pourquoi tu me vois aujourd'hui venir à tes genoux, pour savoir si tu veux me donner pour mon fils à la brève existence : un bouclier, un casque, de belles cnémides que des agrafes ajustent aux chevilles, ainsi qu'une cuirasse, car celle qu'il avait, son loyal compagnon l'a perdue, en tombant sous les coups des Troyens. Quant à Achille, il gît sur la terre, le cœur plein d'affliction. »

 

    Le très illustre Boiteux lui répondit alors :

 

    — Prends courage! que ce souci n'inquiète pas ton cœur. Ah! que ne puis-je le soustraire à la mort exécrable, lorsque viendra pour lui la destinée terrible, aussi sûrement que de belles armes seront à lui, des armes telles que, si nombreux que soient ceux des humains qui les apercevront, tous en seront dans l'admiration ! »

 

    Ayant ainsi parlé, Héphaestos la quitta et revint auprès de ses soufflets. Il les tourna vers le feu, les contraignit au travail. Tous ses soufflets, au nombre de vingt, soufflèrent dans les fourneaux, faisant jaillir un souffle différent qui attisait le feu, tantôt pour seconder Héphaestos en sa hâte, tantôt pour modérer la flamme, lorsqu'il le voulait et que son labeur arrivait à sa fin. Il jeta dans le feu le bronze indestructible, l'étain, l'or précieux et l'argent. Il mit ensuite sur un billot une énorme enclume, saisit d'une main un solide marteau et de l'autre saisit des tenailles de forge.

 

   Il fabriqua d'abord un bouclier large et fort, qu'il orna de partout. Il l'entoura d'une éclatante bordure à trois lames brillantes, le munit d'un baudrier d'argent. Le corps du bouclier était formé de cinq lames ; avec un art savant, il couvrit sa surface de riches décorations. Il y représenta la terre, le ciel, la mer, l'infatigable soleil et la lune en son plein. Il y représenta toutes les constellations dont le ciel se couronne : les Pléiades, les Hyades, le vigoureux Orion, l'Ourse, que l'on désigne aussi sous le nom de Chariot, et qui, tournant sur place en épiant Orion, est seule exempte des bains de l'Océan. Il y représenta deux villes, deux belles villes où habitaient des bommes doués de la parole. Dans l'une, figuraient des noces et des festins. Sortant de leurs appartements, les épousées, sous des torches flambantes, étaient menées à travers la cité, et le chant d'hyménée s'élevait de partout. De jeunes danseurs tournoyaient, tandis qu'au milieu d eux, des flûtes et des lyres faisaient entendre leur voix. Les femmes admiraient, debout chacune sur le pas de sa porte. Sur la place publique, la foule était assemblée. Une querelle s'y était élevée et deux bommes se querellaient pour la rançon d'un meurtre. L'un, prétendait avoir tout payé, et le déclarait au peuple ; mais l'autre affirmait qu'il n avait rien reçu. Tous deux désiraient terminer le débat en prenant un arbitre. Les citoyens bruyamment soutenaient l'un et l'autre, chacun ayant ses partisans. Des hérauts contenaient la foule. Les Anciens étaient assis sur des pierres polies, dans un cercle sacré. Leurs sceptres se trouvaient dans les

 

    Autour de l'autre ville étaient campées deux armées de guerriers qui brillaient sous leurs armes. Les assiégeants se plai­saient à envisager deux partis : ou détruire la cité, ou partager en deux toutes les richesses que renfermait cette ville charmante. Les assiégés ne cédaient pas encore, et s'armaient en secret pour une embuscade. Le rempart était défendu par leurs femmes chéries et leurs jeunes enfants ; ils s'y tenaient debout, avec ceux des hommes qu'avait pris la vieillesse. Les autres partaient. Arès et Pallas Athéna marchaient à leur tête, tous deux en or et d'or tout habillés, beaux et grands sous leurs armes, comme il convient à des dieux, et l'un et l'autre parfaitement distincts ; les guerriers étaient de plus petite taille. Parvenus sur les lieux propices à l'embuscade, dans le lit du fleuve, où se trouvait un abreuvoir pour gros et pour menu bétail, ils étaient postés là, enveloppés de bronze éblouissant. A quelque distance, les deux guetteurs du groupe se tenaient, chargés d'épier la venue des moutons et des bœufs aux cornes recourbées. Les troupeaux arrivaient sans tarder ; deux pâtres les suivaient, en se charmant au son de la syrinx. Ils n'avaient pas prévu le piège. En les voyant venir, les guerriers embusqués s'élançaient, puis se hâtaient de couper la route à la troupe de bœufs et aux beaux troupeaux de blanches brebis, et tuaient en outre les gardiens des moutons. Mais les assiégeants, assis en avant du lieu de l'assemblée, avaient entendu le grand tumulte qui s élevait près des bœufs. Montant aussitôt sur leurs chars aux chevaux galopants, ils se rendaient sur place et bien vite arrivaient. Prenant alors position, ils engageaient la bataille sur les rives du fleuve, et se frappaient les uns les autres avec leurs piques de bronze. Au milieu d'eux se trouvaient la Discorde, le Tumulte et le Génie pernicieux de la mort. Ce dernier tenait un nomme vivant, nouvellement blessé ; il tenait un second sans blessure, et il tirait par les pieds à travers la mêlée un troisième qui était déjà mort. Il portait autour de ses épaules un vêtement rougi par le sang des guerriers. Tous ces guerriers se comportaient et se battaient comme des hommes vivants, et de part et d'autre entraînaient les corps de ceux qui tombaient morts.

 

   Il y représenta aussi une jachère meuble, grasse terre de labour, vaste, supportant d'être labourée trois fois. Maints laboureurs, en les faisant sur elle aller et revenir, par-ci par-là poussaient leurs attelages. Quand, après avoir retourné la charrue, ils revenaient à la limite du champ, un homme arrivait qui leur mettait en mains une coupe de vin doux comme le miel. Se retournant alors, ils retraçaient un sillon, impatients de revenir encore à la limite de la profonde jachère. Le champ se fonçait derrière eux, et, bien qu'il fût en or, il ressemblait à une terre labourée. Et c'était un ouvrage d'un art prestigieux.

 

   Il y représenta un domaine royal. Là, des ouvriers moisson­naient, tenant en mains de tranchantes faucilles. Des javelles tombaient dru sur la terre tout le long de l'andain, tandis que d'autres, par des botteleurs qui les attachaient, étaient mises en gerbes. Trois botteleurs se trouvaient sur les lieux ; et, derrière eux, ramassant les javelles et les portant dans leurs bras, des en

 

 

 

Au milieu d'eux, le roi, sceptre en main, se tenait en silence, debout sur l'andain, le cœur rempli de joie. Des hérauts, à l'écart sous un chêne, s'occupaient du repas ; ayant sacrifié un grand bœuf, ils le préparaient. Et les femmes, pour assaisonner le repas des ouvriers, saupoudraient force farine blanche.

 

   Il y représenta une grande vigne, surchargée de grappes, belle et tout en or. Les raisins noirs pendaient en haut des ceps que soutenaient, d'un bout à l'autre du champ, des échalas d'argent. Tout autour de la vigne, il avait tracé un fossé d'un bleu sombre et une clôture en étain. Un seul sentier conduisait au vignoble, et c'était par là que passaient les porteurs, quand on le vendangeait. Des filles et des garçons aux tendres sentiments, portaient en des paniers tressés le fruit doux comme le miel. Au milieu d'eux, un enfant jouait d'une façon charmante sur la lyre au son clair et chantait en même temps d une voix légère et fine, une belle chanson. Les autres, frappant le sol avec ensemble, l'accompagnaient de leur cadence et de leur fredonnement, bondissant sur leurs pieds.

 

    Il y représenta un troupeau de vaches aux cornes relevées. Ces vaches étaient faites en or et en étain ; elles s'élançaient en meuglant de leur étable vers un lieu de pacage, le long d'un fleuve au cours retentissant et aux rives couvertes de flexibles roseaux. Des bouviers tout en or, au nombre de quatre, marchaient avec les vaches, et neuf chiens aux pieds alertes les suivaient. Deux terrifiants lions, en tête du troupeau, maîtrisaient un taureau mugissant, et le taureau, qui beuglait avec force, était entraîné. Des chiens et des hommes robustes couraient à sa poursuite. Mais les deux fauves déchiraient déjà la peau du grand taureau et humaient ses entrailles ainsi que son sang noir. Les bergers vainement leur donnaient la chasse, excitant les chiens prestes. Mais ceux-ci se gardaient de mordre les lions ; ils aboyaient en restant tout près d'eux, mais ils les évitaient.

 

   Le très illustre Boiteux représenta aussi un pâturage dans une belle vallée, un vaste pacage pour les blanches brebis, des étables, des huttes bien couvertes ainsi que des enclos.

 

    Le très illustre Boiteux y cisela aussi un chœur de danse semblable à celui que, dans la vaste Cnossos, Dédale avait autrefois façonné pour Ariane aux belles tresses. Là, des garçons et des filles, du prix de maints bœufs, dansaient en se tenant la main par le poignet. Les filles portaient de fines robes de lin ; les garçons revêtaient des tuniques soigneusement tissées, dont l'étoffe brillait du doux éclat de l'huile. Celles-ci portaient de ravissantes couronnes ; ceux-là, des poignards d'or suspendus à des baudriers d'argent. Tantôt, de leurs pieds exercés, ils se mouvaient avec une aisance parfaite, comme quand le potier, assis auprès d'un tour fait à sa main, essaie s'il tourne bien. Tantôt, ils se mouvaient en lignes, les uns vers les autres. Une grande foule entourait ce gracieux cœur de danse, et tous étaient charmés. Au milieu d'eux, chantait un aède divin en jouant de la lyre. Deux bateleurs, dès que le criant préludait, pirouettaient au milieu des danseurs.

 

   Enfin, il y représenta la force puissante du fleuve Océan, sur l'extrême bord du pourtour du bouclier solidement ouvré.

 

    Puis, quand il eut façonné un bouclier large et fort, il façonna dès lors une cuirasse plus éblouissante que la clarté du feu. Pour Achille encore, il façonna un casque résistant, bien adapté aux tempes, un beau casque ouvragé, qu'il surmonta d'une aigrette d'or. Pour Achille enfin, il façonna des cnémides en airain ductile.

 

Lorsque l'illustre Boiteux eut par son labeur fini toutes ces armes, il les prit et vint les déposer devant les pieds de la mère d'Achille. Thétis alors, comme un épervier, fondit du haut de l'Olympe neigeux, emportant du palais d'Héphaestos ces armes éblouissantes.

CHANT XIX

 L'Aurore au voile de safran s'élevait au-dessus du cours de l'Océan pour apporter la lumière aux Immortels et aux mortels, lorsque Thétis arriva près des nefs, apportant les présents d'Héphaestos. Eue trouva son cher fils étendu, serrant Patrocle en ses bras, pleurant à cris aigus. Autour de lui, ses nombreux compagnons se lamentaient. La divine déesse parut au milieu d eux, prit la main d'Achille, et dit en le nommant :

 

    — Mon enfant, laissons cet homme, malgré notre affliction, demeurer étendu, puisque c'est avant tout par la volonté des dieux qu'il a été dompté. Pour toi, reçois de la part d'Héphaestos ces armes illustres, armes si belles que jamais un nomme sur ses épaules n'en porta de pareilles. »

 

    Ayant ainsi parlé, la déesse déposa ces armes aux pieds d'Achille, et toute cette armure d'un merveilleux travail rendit un son terrible. La terreur alors saisit les Myrmidons ; pas un n'osa la regarder en race, et tous s'enfuirent en tremblant de peur. Mais Achille, dès qu'il l'eut aperçue, sentit la colère le pénétrer davantage, et sous ses paupières, ses yeux s'allumèrent, comme un éclair de feu, d'un redoutable éclat. Vive était sa joie de prendre en mains les dons étincelants du dieu. Lorsque son âme eut ainsi pris plaisir à considérer ce merveilleux travail, il adressa brusquement à sa mère ces paroles ailées :

 

    — Ma mère, ces armes, que t'a fournies un dieu, sont telles qu il convient que soient les ouvrages que font les Immortels, et qu'un homme mortel ne saurait façonner. Maintenant donc, je vais m'en cuirasser. Toutefois, j'ai la plus grande peur que, pendant ce temps-là, les mouches ne pénètrent, à travers les blessures que le bronze lui fit, dans le corps du vaillant fils de Ménœtios, n'y engendrent des vers, n'outragent ce cadavre dont la force vitale a été arrachée, et que toutes ses chairs n'en soient décomposées. »

 

    Thétis, déesse aux pieds d'argent, lui répondit alors :

 

    — Mon enfant, que ce souci n'inquiète pas ton cœur. Car j'essaierai moi-même d'écarter de lui ces tribus sauvages, ces mouches qui dévorent les hommes tués par Arès. Restât-il gisant toute une année complète, sa chair sera toujours intacte, et même plus belle. Quant à toi, convoque en assemblée les héros achéens ; désavoue ta colère contre Agamemnon, le pasteur des guerriers ; cuirasse-toi sans retard pour aller au combat, et revêts-toi de vaillance. »

 

    Ayant ainsi parlé, elle mit en Achille une ardeur intrépide. Puis, par les narines, elle instilla dans Patrocle de l'ambroisie et du nectar rouge, afin que sa chair restât inaltérée.

 

    Cependant le divin Achille partit en suivant le rivage de la mer ; il poussait des cris prodigieux et faisait lever les héros achéens. Tous ceux qui, jusqu'ici, étaient restés dans le parc des nefs, ceux qui étaient pilotes et qui des vaisseaux tenaient le gouvernail, ceux qui, attachés aux navires, étaient intendants, distributeurs de blé, tous ceux-là se rendirent alors à l'assemblée, parce qu'Achille avait reparu, lui qui pendant longtemps s'était abstenu du douloureux combat. Tout en boitant, deux serviteurs d'Arès se mirent aussi en marche : le fils belliqueux de Tydée et le divin Ulysse ; ils s'appuyaient sur leurs lances, car ils souffraient encore de leurs tristes blessures. Ce fut au premier rang, en arrivant au sein de l'assemblée, qu'ils allèrent s'asseoir. Agamemnon pasteur des guerriers arriva le dernier, portant aussi une blessure, car Coon fils d'Anténor l'avait atteint dans la rude mêlée avec sa lance à la pointe de bronze. Enfin, lorsque les Achéens se furent tous attroupés, Achille aux pieds rapides se leva et leur dit :

 

    — Atride, ce que nous faisons aujourd'hui, il eût été pour tous deux, pour toi comme pour moi, plus avantageux de le faire au moment où, quoique d'un cœur affligé, nous nous emportâmes dans une querelle dévoratrice d'âme, à propos d'une femme. Artémis eût bien dû d'une flèche la tuer sur mes vaisseaux, le jour où je la pris en saccageant Lyrnesse. De la sorte, pendant que durait ma colère, tant d'Achéens n'auraient pas mordu la terre immense sous les coups portés par des mains ennemies. C'est à Hector et aux Troyens que cela fut profitable. Quant aux Achéens, ils garderont sans doute bien longtemps le souvenir de notre discorde réciproque. Mais laissons au passé, malgré notre affliction, ce qui est du passé, et domptons notre cœur au fond de la poitrine, sous le coup de la nécessité. Maintenant donc je me démets de ma colère, car il ne sied pas que je me garde toujours obstinément irrité. Va donc, excite au plus vite au combat les Achéens aux têtes chevelues, afin que je tente, en marchant contre eux, de sonder les Troyens et de savoir s'ils veulent dormir encore auprès de nos vaisseaux. Mais je crois que plus d'un parmi eux sera bien aise de détendre ses membres, s'il parvient, sous le coup de ma lance, à échapper au combat dévorant. »

 

    Ainsi parla-t-il. Et les Achéens aux belles cnémides firent éclater leur joie, car le magnanime fils de Pelée avait enfin désavoué sa colère. A ce moment, Agamemnon, le pasteur des guerriers, de sa place même, sans aller se mettre debout au milieu d'eux, leur adressa la parole à son tour :

 

    — Amis, héros danaens, serviteurs d'Arès, il convient d'écouter celui qui parle en se tenant debout, et il n'est pas décent de l'interrompre. Parler est déjà difficile, même pour celui qui sait y être habile. Mais comment, au milieu d'une foule en énorme tumulte, serait-il possible d'entendre ou de parler ? L'orateur même qui a la voix qui porte se trouve embarrassé. Pour moi, auprès du Péléide, je veux me disculper. Vous autres, Argiens, soyez attentifs, et que chacun de vous pèse bien mes paroles. Souvent les Achéens ont porté contre moi les accusations que tu portes, et ils m'injuriaient.

 

 

 

Mais ce n'est pas moi qui suis responsable. Les coupables sont Zeus, le Destin, l'Érinye qui vague dans la brume, et ce sont eux qui, au cours de l'assemblée, m ont jeté dans le cœur un sauvage égarement, le jour même où  de ma propre main, je ravis à Achille sa récompense. Mais que pouvais-je faire ? C est une divinité qui a tout accompli, l'auguste fille de Zeus, la pernicieuse Até qui égare tous les hommes. Elle a les pieds délicats, car jamais elle n'approche du sol, mais elle marche sur la tête des nommes en nuisant aux humains. Elle enchaîna aussi un tout autre que moi, car ce fut Zeus un jour qu'elle égara, Zeus que l'on dit être le plus puissant des nommes et des dieux. Héra donc, toute femme qu'elle était, le trompa lui aussi par ses ruses, le jour où dans Thèbes à la belle couronne, devait naître d'Alcmène le robuste Héraclès. En se glorifiant, Zeus disait alors à tous les autres dieux:  « Écoutez-moi, vous tous, dieux, et vous toutes, déesses, afin que je vous dise ce que mon cœur me dicte au fond de ma poitrine. Aujourd'hui, Ilithyie qui fait enfanter dans la peine, va faire paraître à la lumière un homme qui régnera sur tous ses voisins, un de ces hommes de la race de ceux qui sont nés de mon sang. » La vénérable Héra, méditant une ruse, lui répondit alors : « Tu veux nous tromper, et tes paroles seront sans résultat. Mais allons ! jure-moi maintenant, Olympien, par un solide serment, qu il régnera sur tous ses voisins celui des hommes qui, issu du sang de ta race, doit tomber en ce jour entre les pieds d'une femme. » Ainsi parla-t-elle, et Zeus ne vit point l'artifice. Mais il jura un grand serment,  qui  devait pour la suite  fortement  l'égarer. Héra quitta d'un bond le sommet de l'Olympe et promptement arriva dans Argos d'Achaïe, où elle savait qu'attendait la valeureuse épouse de Sthénélos, le fils de Persée. Elle était grosse d'un fils et se trouvait au septième mois. La déesse amena l'enfant à la lumière, bien qu'il n'eût pas encore accompli tous ses mois. Elle retarda par contre l'enfantement d'Alcmène, et retint les Ilithyies. Héra vint elle-même annoncer la nouvelle, en disant à Zeus, le fils de Cronos :  «  Zeus Père, toi qui détiens la foudre éblouissante, j'ai un mot à placer en ton âme. Il est déjà né, l'homme éminent qui doit régner sur les Argiens : c'est Eurysthée fils de Sthénélos, le fils de Persée. Issu de ta race, il ne messied point qu'il règne sur les Argiens.» Ainsi parla-t-elle, et une douleur aiguë vint atteindre Zeus jusqu au fond de son âme. Aussitôt, dans l'irritation qui possédait ses sens, il saisit Até par les boucles luisantes de sa tête, et il jura, par un solide serment, que jamais plus dans l'Olympe et le ciel étoile, ne reviendrait Até, cette déesse qui égare tous les hommes. Ayant ainsi parlé, il la précipita du haut du ciel étoile, après l'avoir fait tournoyer de sa main. Até promptement atteignit les travaux des mortels. Quant à Zeus, il ne cessait de se plaindre de cette divinité, quand il voyait son cher fils soumis à une tâche indigne, et contraint d'accomplir les travaux d'Eurysthée. Et moi aussi, lorsque le grand Hector au casque à panache oscillant massacrait les Argiens près des poupes des nefs, je ne pouvais oublier l'influence d'Até, par qui tout d'abord je fus égaré. Mais s'il est vrai que je fus égaré et que Zeus un jour m'ôta le sens, je veux réparer et payer une immense rançon. Allons ! lève-toi pour la guerre, et entraîne avec toi le reste de tes troupes. Pour moi, me voici prêt à t'offrir tous les dons que te promit hier, en venant sous ta tente, le divin Ulysse. Attends, si tu le veux, bien qu'Arès te presse, et des serviteurs, allant chercher ces dons sur mon vaisseau, te les apporteront ; tu verras alors ce que j'entends donner pour apaiser ton cœur. »

 

    Achille aux pieds rapides lui répondit et dit : 

 

    — Très glorieux Atride, roi des guerriers Agamemnon, tu peux à ton gré m'offrir ces présents, comme il est légitime, ou les garder chez toi. Mais pour l'instant rappelons au plus vite notre ardeur offensive, car il ne faut pas rester ici à tergiverser et à perdre du temps. Notre grande tâche n'est pas encore accomplie. Aussi, de la même façon que chacun de vous va revoir Achille marcher au premier rang et anéantir avec sa pique de bronze les phalanges troyennes, que chacun de vous, avec la même ardeur, songe à se battre avec un ennemi. »

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

    — Non, quelle que soit ta bravoure, Achille égal aux dieux, ne pousse pas les fils des Achéens, tant qu'ils sont à jeun, à se porter vers Ilion en combattant les Troyens. Car la mêlée ne sera pas de courte durée, une fois que seront aux prises les phalanges guerrières, et qu'un dieu soufflera l'ardeur aux deux partis. Mais ordonne aux Achéens de se nourrir près des nefs agiles, de pain et de vin, car c'est là que se trouvent l'ardeur et la vaillance. Un guerrier en effet ne pourra pas tout un jour, jusqu'au soleil couchant, faire face à l'ennemi, s'il n a mangé du pain. Même si son âme est ardente au combat, à son insu alors ses membres s'alourdissent, il est gagné par la soif et la faim, et ses genoux faiblissent dans sa marche. Mais le soldat qui, rassasié de vin et de nourriture, combat tout un jour contre des ennemis, garde un cœur intrépide au fond de sa poitrine, et ses membres ne se fatiguent pas, avant que tous s'arrêtent de combattre. Mais allons ! disperse les troupes, et ordonne que le repas s'apprête. Quant aux présents, que le roi des guerriers Agamemnon les apporte au sein de 1'assemblée, afin que tous les Achéens les voient de leurs  yeux, et que ton cœur à toi en soit épanoui. Qu'il te jure par serment, debout au milieu des Argiens, que jamais il ne monta sur la couche de Briséis, que jamais il ne s'unit à elle, selon l'usage, ô roi, des hommes et des femmes, et que ton cœur alors redevienne clément au rond de ta poitrine. Qu'il t'offre ensuite sous sa tente l'apaisement d'un plantureux festin, afin que rien ne manque à la réparation. Et dès lors, Atride, tu sauras être plus juste à l'avenir, même à l'égard d'un tout autre qu'Achille, car il n'est pas injuste qu'un roi se courrouce, lorsque quelqu'un l'offensa le premier. »

 

    Le roi des guerriers Agamemnon lui répondit alors :

 

    — Je me réjouis, fils de Laërte, du discours que tu viens de me faire entendre. Tu as tout exposé et tout expliqué comme il convenait. Quant au serment, je veux Bien le jurer ; mon cœur m'y incite, et ce n'est pas, en attestant un dieu, un faux serment que je proférerai. Qu'Achille cependant reste un moment ici, tien qu'Arès le presse, et vous autres, restez tous assemblés, jusqu'à ce que les dons soient arrivés de ma tente, et que nous ayons égorgé les victimes gages de nos serments. Pour toi, voici ce que je veux t'enjoindre et te recommander. Après avoir choisi les jeunes gens les plus nobles des Panachéens, fais-leur apporter de ma nef tous les présents que nous avons promis hier de donner à Achille, et amène les femmes. Et que Talthybios, dans la vaste armée des Achéens, promptement me prépare un verrat, pour le sacrifier à Zeus et au Soleil. »

 

    Achille aux pieds rapides lui répondit et dit :

 

    — Très glorieux Atride, roi des guerriers Agamemnon, vous devriez plutôt en un autre moment vous occuper de ce soin, lorsque quelque relâche au combat surviendra, et que l'ardeur ne sera pas si grande au fond de ma poitrine. Déchirés par les traits, ils gisent à cette heure ceux que dompta Hector fils de Priam, lorsque Zeus lui accorda la gloire. Et vous deux, vous nous incitez à manger ! Pour moi, j'exhorterais plutôt à ce moment les fils des Achéens à combattre à jeun, sans goûter à rien, puis à préparer un grand repas au soleil couchant, lorsque nous aurons fait payer nos outrages. D'ici là, il ne saurait passer par mon gosier ni breuvage ni nourriture, puisque mon compagnon est mort, qu'il gît sous ma tente, déchiré par le bronze aigu, le visage orienté vers la porte, et qu'autour de lui pleurent ses compagnons. Voilà pourquoi ce n'est point de ce que tu me parles que mon âme a souci, mais de meurtre, de sang et des affreux gémissements des hommes. »

 

    L ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

    — Achille fils de Pelée, ô toi de beaucoup le plus brave de tous les Achéens ! Tu es plus fort que moi, et sur moi par la lance, et non de peu, tu l'emportes. Mais moi, je te surpasse de beaucoup en sagesse, puisque je suis ton aîné, et que je sais plus de choses. Que ton cœur donc supporte mes paroles. Les hommes sont bien vite dégoûtés du combat dans lequel le bronze ne verse à terre que profusion de paille et ne recueille qu'une maigre moisson, lorsque Zeus, qui est chez les hommes 1'intendant de la guerre, incline ses balances. Il n'est pas possible que ce soit par le ventre que les Achéens marquent leur deuil pour un mort, car ils sont trop nombreux, trop serrés ceux des nôtres qui tombent chaque jour. Quand donc pourrions-nous respirer en nos peines ? Il faut ensevelir quiconque a succombé, mais garder cœur vaillant et ne pleurer qu'un jour. Quant à ceux qui survivent à l'affreuse bataille, qu'ils se souviennent de boire et de manger, afin que nous luttions mieux encore, sans relâche et toujours, contre nos ennemis, le corps vêtu d'un bronze indestructible. Qu'aucun de nos guerriers ne s'attarde, immobile, à attendre un autre ordre, car cet ordre sera funeste à qui restera près des vaisseaux argiens. En masse compacte, élançons-nous donc contre les Troyens dompteurs de chevaux, et réveillons le fougueux Arès.» Il dit, et il choisit pour suivants les fils du glorieux Nestor, ainsi que Mégès, le fils de Phylée, Thoas, Mérion, Lycomède fils de Créon, et enfin Mélanippe. Ils partirent pour aller dans la tente d'Agamemnon l'Atride. Là, aussitôt que l'ordre fut donné, l'exécution suivit. Ils emportèrent de la tente les sept trépieds qui avaient été promis, vingt chaudrons éblouissants, et douze chevaux. Ils firent au même instant sortir les femmes expertes en irréprochables travaux, au nombre de sept ; la huitième était Briséis aux belles joues. Ulysse, ayant fait en tout peser dix talents d'or, marchait en tête, et les autres jeunes guerriers achéens l'accompagnaient en portant les présents. Ils les déposèrent au cœur de l'assemblée. A ce moment, Agamemnon se leva, et Talthybios, dont la voix ressemblait à celle d'un dieu, tenant un verrat sur les bras, vint se placer auprès du pasteur des guerriers. L'Atride alors, tirant avec sa main le poignard qu'il gardait toujours suspendu auprès du grand fourreau de son épée, coupa comme prémices quelques soies du verrat, leva les mains vers Zeus, et se mit à prier. Tous les Argiens se tenaient à leur place, assis en silence, selon la juste règle, écoutant le roi. Il pria donc et, levant les yeux vers le vaste ciel, il dit à ce moment : 

 

       — Que Zeus maintenant en premier lieu le sache, Zeus, le plus haut et le plus noble des dieux ; puis ensuite la Terre et le Soleil, et les Érinyes qui punissent sous terre ceux des hommes qui ont juré un faux serment ! Oui, je jure que jamais sur la jeune Briséis je n'ai porté la main, soit en alléguant mon désir de sa couche, soit en prétextant d'un tout autre motif. Mais elle est restée intacte sous ma tente. Si j'ai sur ce point fait un faux serment, que les dieux m'envoient d'innombrables maux, tous ceux qu'ils envoient à qui les offense en se parjurant ! »

 

    Il dit, et il trancha d'un bronze sans pitié la gorge du verrat. Talthybios alors, après avoir fait tournoyer l'animal, le jeta en pâture aux poissons, dans le vaste gouffre de la mer écumante. Achille ensuite se leva et dit aux Argiens belliqueux :

 

    — Zeus Père ! tu donnes aux hommes de grands égarements! S'il en était autrement, jamais l'Atride n'aurait de fond en comble bouleversé mon cœur en ma poitrine ; jamais il n'aurait, malgré moi et d'une âme intraitable, emmené cette femme. Mais Zeus voulait sans doute que la mort échut à nombre d'Achéens. Et maintenant, allez au repas, afin que nous puissions reprendre le combat ! »

 

    Ainsi parla-t-il, et il rompit aussitôt l'assemblée. Les hommes se dispersèrent, chacun vers son vaisseau. Dès lors, les Myrmidons au grand cœur s'occupèrent des présents, et allèrent les porter vers la nef du divin Achille. Ils disposèrent les objets sous sa tente, installèrent les femmes, et de brillants serviteurs conduisirent les chevaux vers les autres troupeaux.

 

    Mais Briséis, semblable à Aphrodite d'or, lorsqu'elle vit Patrocle déchiré par le bronze aigu, se jeta sur lui, à cris perçants se lamenta, et de ses mains égratigna sa poitrine, son tendre col et son noble visage. Et cette femme, qui ressemblait aux déesses, en pleurant s'écria :

 

    — Patrocle, ô toi qui fus, à moi malheureuse, le plus cher à mon cœur ! Je te laissai vivant en quittant cette tente, et je te trouve mort, entraîneur de guerriers, le jour où j'y reviens ! Ainsi donc, le mal pour moi sans cesse succède au mal. L'homme auquel m'avaient donnée mon père et ma mère vénérable, je l'ai vu sous les murs de sa ville déchiré par le bronze aigu. Et les trois frères, qu'une même mère m'avait enfantés, je les ai tous vus, ces frères qui m'étaient chers, toucher le jour de leur perte. Tu ne me laissais pas cependant pleurer, lorsque le rapide Achille eût tué mon époux et dévasté la ville du divin Mynès. Mais tu m'assurais que du divin Achille tu me ferais l'épouse légitime, qu'il m'emmènerait sur ses nefs en Phthie, et qu'il célébrerait ses noces parmi les Myrmidons. Aussi, est-ce avec amertume que je te pleure, maintenant que tu es mort, toi qui toujours eut une âme si douce. »

 

     Ainsi disait-elle en pleurant. Les femmes gémissaient ; mais sous prétexte de gémir sur Patrocle, c'était chacune sur son propre malheur.

 

   Cependant, autour d'Achille, les Anciens d'Achaïe s'assemblèrent, le suppliant de manger. Mais en gémissant il s'y refusa :

 

    — Je vous en supplie, s'il est quelqu'un de mes chers compagnons qui veuille m'obéir, ne m'incitez pas prématurément à rassasier mon cœur de breuvage et de pain, puisqu une terrible douleur m'envahit. J'attendrai jusqu'au coucher du soleil et je saurai bien endurer jusque-là.» 

 

    Ayant ainsi parlé, il congédia les autres rois. Toutefois, les deux Atrides, le divin Ulysse, Nestor, Idoménée et le vieux Phénix conducteur de chevaux restèrent, essayant de calmer son oppressante affliction. Mais il n'entendait pas que son cœur fût calmé, avant que dans la gueule de la guerre sanglante il n'eût plongé lui-même. Il se ressouvint, jeta un long soupir, et s'écria :

 

    — Oui, c'était toi naguère, infortuné, ô le plus cher de mes compagnons, c'était toi-même qui me servais sous ma tente, avec zèle et promptitude, un repas savoureux, lorsque les Achéens se bâtaient de porter aux Troyens dompteurs de chevaux, Arès aux larmes abondantes ! Et maintenant, tu es étendu, déchiré. Aussi, mon cœur reste-t-il sans goûter au breuvage ni à la nourriture que ma tente contient, tant il te regrette. Non, jamais je ne saurais souffrir un plus terrible mal, pas même si j'apprenais la mort de mon père, qui sans doute a cette heure, en Phthie, verse de tendres larmes, privé qu'il est d'un tel fils, tandis que moi, en pays étranger, je combats les Troyens pour l'exécrable Hélène ; pas même si j'apprenais la mort de mon cher fils, que l'on m'élève à Scyros, si toutefois il est encore vivant, Néoptolème beau comme un dieu. Jusqu'ici, en effet, mon cœur espérait bien au fond de ma poitrine, que je serais seul à mourir loin d'Argos nourricière de chevaux, ici même, en Troade, et que toi, tu retournerais en Phthie, afin de ramener sur une agile nef noire mon fils de Scyros, et de lui montrer toute chose en détail, mes possessions, mes serviteurs et ma grande demeure à la haute toiture. Car je crois que Pelée est bien mort, ou que, s il est encore en vie pour quelque temps, il est accablé par l'odieuse vieillesse et l'attente sans fin du désastreux message l'informant de ma mort. » 

 

    Ainsi parla-t-il en pleurant. Les Anciens gémissaient, se rappelant ce qu'ils avaient chacun laissé dans leur palais. Or, en les voyant fondre en larmes, le fils de Cronos sur eux s'apitoya, et aussitôt adressa ces paroles ailées à Athéna :

 

    — Mon enfant, tu délaisses donc tout à fait ce guerrier valeureux. Ton cœur n'a-t-il plus aucun souci d'Achille ? Assis devant ses nefs aux cornes relevées, ce héros pleure sur son cher compagnon. Et, tandis que les autres vont prendre leur repas, lui reste à jeun et sans être nourri. Va donc, et fais couler en sa poitrine le nectar et la douce ambroisie, pour que la faim ne le saisisse pas. » 

 

 

 

     En parlant ainsi, il excita l'ardeur déjà brûlante d'Athéna. La déesse alors, pareille à l'aigle marin aux ailes étendues, à la voix stridente, s'élança du ciel à travers l'éther. Les Achéens déjà se cuirassaient dans le camp. Elle fit couler dans la poitrine d'Achille le nectar et la douce ambroisie, pour que la triste faim n'atteignît pas ses genoux. La déesse ensuite regagna la solide demeure de son père très puissant, et les Achéens se répandirent au loin de leurs nefs agiles. De même que les flocons de la neige de Zeus, volent serrés et glacés sous la poussée de Borée né du ciel éthéré ; de même, sortaient alors aussi serrés des nefs, les casques rutilants, les boucliers bombés, les cuirasses solidement plastronnées et les lances de frêne. Leur éclat s'en allait jusqu'au ciel, et toute la terre riait aux alentours sous les éclairs du bronze. Sous les pas des guerriers retentissait un bruit sourd. Au milieu d'eux, le divin Achille s'armait. Il grinçait des dents, ses yeux brillaient comme l'éclat du feu, et son cœur se sentait pénétré d'une intolérable douleur. Ainsi donc, dans sa fureur contre les Troyens, il s'enfonça dans les présents du dieu, dans l'armure que lui avait façonnée le labeur d'Héphaestos. En premier lieu, il entoura ses jambes de belles cnémides, qu'ajustaient aux chevilles des agrafes d'argent. En second lieu, il revêtit sa cuirasse autour de sa poitrine. Sur ses épaules, il jeta son épée de bronze ornée de clous d'argent. Il prit ensuite son bouclier large et fort, d'où jaillit au loin un éclat semblable à celui de la lune. De même que, de la haute mer, apparaît aux marins l'éclat d'un feu qui brille ; il brûle en haut de la montagne, dans un parc à moutons, tandis que les tempêtes malgré eux les emportent sur la mer poissonneuse, loin de leurs amis ; de même, du beau bouclier d'Achille, habilement ouvré, un brillant éclat s'élevait dans les airs. Soulevant son casque pesant, il le mit sur sa tête ; ce casque à queue de cheval resplendissait comme un astre, et les beaux brins d'or qu'Héphaestos avait étirés en grand nombre tout autour de l'aigrette, ondoyaient en tout sens. Le divin Achille s'essaya lui-même en cette armure, pour savoir si elle s'adaptait bien à lui, et si ses membres illustres s'y mouvaient aisément. Or, ces armes étaient pour lui comme des ailes, qui soulevaient le pasteur des guerriers. De sa gaine alors, il tira la pique paternelle, la lourde, la longue et la solide pique, qu'aucun des Achéens ne pouvait manier. Achille seul savait la brandir. C'était un bois de frêne du Pélion, que Chiron, sur le sommet du Pélion, avait coupé et donné à son père, pour être l'instrument du meurtre des héros. Automédon et Alcimos s'occupaient d'atteler les chevaux. Ils les garnirent de belles courroies, leur passèrent un frein dans les mâchoires, et tirèrent les rênes en arrière jusqu'au caisson du char solidement jointe. Prenant alors en main le fouet brillant et facile à manier, Automédon s'élança sur le char. Achille, après lui, monta tout équipé, resplendissant sous ses armes comme le brillant Hypérion. Et, d'une voix formidable, il excita les chevaux de son père :

 

    — Xanthos et Balios, fameux enfants de Podargé, songez cette fois à ramener sain et sauf votre conducteur dans la foule des guerriers danaens, lorsque nous serons rassasiés de combattre ; et ne me laissez pas, comme Patrocle, mourir sur place. »

 

    Tout attelé qu'il était, Xanthos alors, cheval aux pieds alertes, lui répondit. Il inclina la tête, et toute la crinière, s'échappant du collier, tombant le long du joug, arriva jusqu'à terre. Héra, la déesse aux bras blancs, lui donna la parole : 

 

    — Oui, certes, nous te sauverons encore cette fois, puissant Achille, Mais il est proche le jour de ta perte ; nous n'en serons pas responsables, mais un grand dieu et l'impérieux Destin. Ce n'est pas d'ailleurs à notre lenteur ni à notre indolence, que les Troyens ont dû d'enlever les armes des épaules de Patrocle. C'est le plus noble des dieux, celui qu'enfanta Latone aux superbes cheveux, qui le tua parmi les premiers rangs et donna de la gloire à Hector. Nous pourrions tous deux égaler à la course le souffle de Zéphire, qui est, dit-on, le plus leste des vents. Mais ton destin à toi est d'être dompté par la force d'un dieu et par celle d'un homme. »

 

     Après que Xanthos eut ainsi parlé, les Érinyes lui arrêtèrent la parole. Violemment irrité, Achille aux pieds rapides lui répondit alors :

 

    —Xanthos, pourquoi m'annonces-tu ma mort ? Ta peine est inutile. Je sais bien moi-même que ma destinée est de mourir ici, loin de mon père chéri et de ma mère. Mais, de toute façon, je ne m'arrêterai pas, avant d'avoir amené les Troyens au dégoût de la guerre. »

 

    Il dit. Puis, en poussant des clameurs, il lança ses chevaux aux sabots emportés, parmi les premiers rangs.

CHANT XX

  Et c'était ainsi, auprès des nefs recourbées, qu'autour de toi, fils de Pelée, s'armaient les Achéens insatiables de guerre. Les Troyens, par ailleurs, en faisaient autant sur les hauteurs de la plaine. Cependant, du sommet de l'Olympe aux replis innombrables, Zeus ordonna à Thémis de convoquer les dieux en assemblée. Courant de tous côtés, la déesse alors leur ordonna de se rendre dans le palais de Zeus. Pas un des Fleuves ne manqua, sauf l'Océan ; pas une des Nymphes non plus, de toutes celles qui habitent les bois charmants, les sources des rivières et les prairies verdoyantes. Parvenus dans le palais de Zeus assembleur de nuées, ils s assirent sous les portiques polis qu'Héphaestos, avec une savante ingéniosité, pour Zeus Père avait édifiés. Ils étaient donc ainsi rassemblés chez Zeus, et le dieu qui ébranle la terre ne fut point aussi sans écouter la déesse; il quitta la mer pour venir parmi eux, s'assit au milieu d'eux, et s'informa des intentions de Zeus :

 

    — Pourquoi donc, toi qui détiens la foudre éblouissante, as-tu convoqué les dieux en assemblée ? As-tu quelque souci à propos des Troyens et des Achéens, car le combat et la guerre en viennent à cette heure à flamber tout près d'eux ? »

 

    Zeus assembleur de nuées lui répondit et dit :

 

    — Tu as compris, ô toi qui ébranles la terre, la pensée qui est au fond de ma poitrine, et en vue de laquelle je vous ai rassemblés. D'eux je me préoccupe, parce qu'ils vont à leur perte. Mais je veux, quant à moi, rester assis dans un repli de l'Olympe, et mon âme, de là, aura plaisir à les considérer. Vous autres, partez et rendez-vous auprès des Troyens et des Achéens ; portez secours aux uns et aux autres, chacun selon votre sentiment. Car si, même seul, Achille attaque les Troyens, ceux-ci ne tiendront pas un instant devant le fils aux pieds rapides de Pelée. Jusqu'ici, rien qu'à le voir, ils se mettaient à trembler. Mais aujourd'hui, la mort de son ami remplit son cœur de funeste colère, et je crains qu'il n'arrive, en dépit du destin, à renverser même les murs de la cité. »

 

     Ainsi parla le fils de Cronos, et il fit naître une lutte acharnée. Les dieux se rendirent sur les champs de bataille, en se départageant selon leur sentiment. Héra se porta vers le parc des nefs, ainsi que Pallas Athéna, Poséidon, le soutien de la terre, et le bienfaisant Hermès, dont l'esprit brille par la sagacité. Héphaestos, exultant de force, partit encore avec eux en boitant, et sous lui s'empressaient ses jambes chétives. Vers les Troyens, Arès au casque à panache oscillant se dirigea, et avec lui, Phœbos aux cheveux non coupés, Artémis diffuseuse de traits, Latone, le Xanthe et Aphrodite amie des sourires.

 

    Tant que les dieux étaient loin des mortels, les Achéens se montraient d'une grande arrogance, parce qu'Achille avait reparu, lui qui pendant longtemps s'était abstenu du combat douloureux. Quant aux Troyens, un terrible frisson parcourut tous leurs membres; ils furent épouvantés, lorsqu'ils virent le fils aux pieds rapides de Pelée, resplendissant sous ses armes, égal d'Arès le fléau des mortels. Mais, lorsque les Olympiens furent arrivés dans la foule des hommes, la rude Discorde qui pousse les armées au combat aussitôt se leva. Athéna se mit à crier, tantôt dressée sur le bord du fossé, en dehors du rempart, tantôt sur les côtes abruptes du rivage sonore d'où elle poussait une longue clameur. De son côté, Arès aussi cria, pareil à la sombre bourrasque, clamant à voix perçante pour exhorter les Troyens du haut de la ville haute, et parfois, courant auprès du Simoïs, il allait crier sur la Belle Colline.

 

    Et c'est ainsi que les dieux bienheureux, surexcitant les deux camps, les mirent aux prises et firent entre eux éclater une discorde acharnée. Le Père des hommes et des dieux tonna du haut des airs d'une façon terrifiante. Poséidon ébranla les profondeurs de la terre infinie et les sommets escarpés des montagnes. Toutes les racines et toutes les cimes de l'Ida riche en sources furent secouées, sans que soient épargnées la ville des Troyens et les  nefs achéennes. Le roi de ceux qui sont sous terre. Aldonée, prit peur au fond de son royaume ; épouvanté, il sauta de son trône et cria, dans la crainte qu'au-dessus de lui, Poséidon qui ébranle la terre n'entr'ouvrît le sol et ne fît apparaître, aux yeux des mortels et des Immortels, les effrayantes et les putrides demeures, dont les dieux même ont horreur. Tel fut donc le bruit qui s'éleva de la discorde des dieux qui se heurtaient. Car en face du roi Poséidon, se dressait Phœbos Apollon, armé de traits ailés ; face au Belliqueux, se tenait la déesse Athéna aux yeux pers. En face d'Héra, se dressait la déesse à l'arc d'or, la bruyante Artémis, diffuseuse de traits, sœur du dieu qui frappe au loin. Le bienfaisant et vigoureux Hermès se tenait en face de Latone, et le grand fleuve aux tourbillons profonds, que les dieux appellent Xanthe et les hommes Scamandre, se dressait en face d'Héphaestos. C'est ainsi que les dieux s'opposaient aux dieux. Quant à Achille, c'était surtout en face du Priamide Hector qu'il brûlait, en plongeant dans la foule, de se porter, car son cœur le poussait avant tout à rassasier Arès, ce guerrier à peau dure, du sang de ce héros. Mais Apollon qui pousse les armées au combat lança tout droit Énée contre le Péléide, et le pénétra d'une audacieuse ardeur. Le dieu prit alors la voix de Lycaon ; et, sous l'aspect de ce fils de Priam, Apollon fils de Zeus dit alors à Énée :

 

    — Énée, conseiller des Troyens, où sont les exploits que tu annonçais aux rois des Troyens, en buvant du vin, quand tu te vantais d'affronter au combat le Péléide Achille ? »

 

    Énée alors lui répondit et dit :

 

    — Fils de Priam, pourquoi m'incites-tu, quand je ne le veux point, à lutter de front avec le Péléide au cœur plein de courage ? Ce ne serait pas aujourd'hui pour la première fois, qu'en face d'Achille aux pieds rapides je me dresserais. Une autre fois déjà, sa lance me chassa de l'Ida, lorsqu'il tomba sur nos bœufs et mit à sac Lyrnesse et Pédasos. Zeus alors me sauva, en suscitant en moi fougue et lestes genoux. Sans lui, j'aurais été dompté par les mains d'Achille et celles d'Athéna, qui marchait devant lui, assurait son salut et 1'exhortait à détruire avec sa pique de bronze Lélèges et Troyens. Voilà pourquoi il n'est pas possible à un homme de lutter de front avec Achille, car il a toujours auprès de lui quelqu'un des dieux qui le défend du malheur. Son trait, en outre, vole droit au but et ne s'arrête pas avant d'avoir passé par une chair humaine. Toutefois, si un dieu rendait égales les chances de la guerre, ce n'est point aisément qu'il parviendrait à me vaincre, fût-il, comme il s'en glorifie, un guerrier tout en bronze. »

 

     Le seigneur Apollon fils de Zeus lui répondit alors : 

 

    — Courage donc, héros, et prie, toi aussi, les dieux qui sont toujours. On dit que tu es né d'Aphrodite, la fille de Zeus, tandis qu'Achille provient d'une déesse inférieure. Aphrodite, en effet, est la fille de Zeus, l'autre est issue du Vieillard de la mer. Allons ! porte droit contre le Péléide le bronze inflexible, et ne te laisse en aucun cas détourner par ses tristes paroles, ni par ses menaces. »

 

    Tout en parlant ainsi, Apollon inspira une vigoureuse ardeur au pasteur des guerriers. Casqué de bronze éblouissant, Énée se porta parmi les premiers rangs. Le fils d'Anchise alors, comme il allait à travers le tourbillon des hommes, à la rencontre du fils de Pelée, ne passa pas inaperçu d'Héra, la déesse aux bras blancs. Réunissant les dieux, elle leur dit ces paroles :

 

    — Songez tous deux, Poséidon et Athéna, songez en vos esprits, à ce qui va survenir. Voici qu'Énée, casqué de bronze éblouissant, s'avance à la rencontre du fils de Pelée, et c'est Phoebos Apollon qui le pousse. Allons ! faisons-le sur-le-champ revenir en arrière, ou que l'un de nous assiste alors Achille, lui inspire une grande vigueur et préserve son cœur de toute défaillance ; il faut qu'il sache que ceux qui l'aiment sont les plus sûrs d'entre les Immortels, et que ce sont des dieux inconsistants, ceux qui, jusqu'ici, écartent des Troyens la guerre et le carnage. Nous sommes tous descendus de l'Olympe pour affronter ce combat,

 

 

 

afin qu' Achille au milieu des Troyens, n'ait aujourd'hui à souffrir d'aucun mal. A son tour, il souffrira plus tard ce que la Destinée lui fila de son lin au jour de sa naissance, lorsque sa mère lui donna le jour. Or donc, si Achille n'est pas instruit de nos desseins par une voix divine, la peur le saisira, lorsqu'il verra un dieu se mesurer au combat avec lui, car les dieux sont terribles quand ils se manifestent et se rendent visibles. »

 

        — Héra, ne t'irrite pas sans raison ; cela ne te sied point. Pour moi, je ne saurais vouloir, puisque nous sommes de beaucoup les plus forts, pousser dans la discorde les autres divinités. Allons plutôt nous asseoir, hors des chemins battus, sur un sommet propre à l'observation, et laissons aux hommes le souci de la guerre. Mais si Arès ou Phoebos Apollon commencent d'attaquer, s'ils retiennent Achille, l'empêchent de combattre, aussitôt alors, à côté d'eux, la discorde et la guerre s'élèveront pour nous. Et je crois que, très vite, la querelle tranchée, ils retourneront se joindre sur l'Olympe à l'assemblée des autres dieux, domptés sous nos mains par la force de la nécessité. »

 

    Ayant ainsi parlé, le dieu aux cheveux d'un bleu sombre les conduisit vers le rempart en remblai circulaire, vers le haut rempart que les Troyens et Pallas Athéna avaient édifié au divin Héraclès, afin qu'il pût échapper dans sa fuite au monstre marin, lorsqu'il fut par la bête, loin du rivage, poursuivi dans la plaine. Là, Poséidon s assit avec les autres dieux, et tous alors, d'un indéchirable nuage, se couvrirent les épaules. D'un autre côté, les dieux adverses s'assirent sur le sommet sourcilleux de la Belle Colline, autour de toi, Apollon archer, et autour d'Arès saccageur de cités.

 

    Ainsi les dieux s'assirent, chacun de son côté, méditant des projets. Ils hésitaient les uns et les autres à commencer le douloureux combat. Mais Zeus, assis sur les hauteurs, en donnait le signal. La plaine tout entière se remplissait d'hommes et de chevaux, et brillait sous le bronze. La terre craquait sous les pieds des guerriers qui s'élançaient en masse. Deux hommes alors, de beaucoup les plus braves, s'avancèrent entre les deux armées, brûlant de se combattre : Énée fils d'Anchise, et le divin Achille. 

 

    Énée s'était en menaçant présenté le premier, hochant la tête sous son casque pesant ; il tenait par devant sa poitrine son fougueux bouclier, et brandissait une pique de bronze. Le fils de Pelée, d'autre part, s'élança contre lui, tel un lion rapace qu'un rassemblement d'hommes, qu'un pays tout entier brûlent de massacrer. Le fauve d abord s'avance dédaigneux ; mais, quand un des vigoureux chasseurs alertes au combat l'a frappé de sa lance, le lion se ramasse en ouvrant ses mâchoires, l'écume lui vient autour des dents, et sa forte vaillance reste à l'étroit dans le fond de son cœur ; de chaque côté, il fouette de sa queue ses hanches et ses flancs, et il s'excite lui-même à l'offensive ; enfin, le regard avivé par de glauques reflets, il est emporté tout droit par sa fureur, décidé à tuer un des chasseurs, ou à trouver lui-même la mort au premier rang ; de la même façon, l'ardeur et la bravoure héroïque d'Achille le poussaient à venir affronter le magnanime Énée. Mais quand, marchant l'un contre l'autre, ils furent en présence, le divin Achille aux pieds infatigables fut le premier à prendre la parole :

 

    — Énée, pourquoi viens-tu, à si grande distance de la foule, te dresser ici ? Ton cœur te pousse-t-il à me combattre, dans l'espoir que tu pourras régner sur les Troyens dompteurs de chevaux, avec les mêmes honneurs que possède Priam ? Mais si par hasard tu venais à m'abattre, ce n'est pas pour cela que Priam mettrait sa charge entre tes mains. Car il a des enfants ; son bon sens est solide, et son esprit n'est pas dément. Les Troyens t'ont-ils donc découpé un domaine plus vaste que les autres, riche en vergers et en terres arables, pour que tu t'en nourrisses, si tu viens à me tuer ? Mais je présume que tu n'en viendras pas facilement à bout.  Car c'est toi, je l'affirme, qu'en une autre occurrence, ma lance a déjà mis en fuite. Ne te souviens-tu pas du jour où, te rencontrant seul, loin de tes bœufs, je te contraignis avec mes pieds rapides à descendre en vitesse des sommets de l'Ida ? Alors, en fuyant, tu ne te retournais pas, et ce fut vers Lyrnesse que de là tu t'enfuis. Mais moi, je détruisis cette ville en poursuivant tes pas, aidé par Athéna et par Zeus Père. Et les captives que je fis parmi les femmes, en leur étant la liberté, je les emmenai. Zeus alors te sauva, et les autres dieux. Mais je ne crois pas aujourd'hui qu'ils puissent te sauver, comme ton cœur te l'a persuadé. Je t'engage donc à te retirer, à ne pas te dresser devant moi et à rentrer dans la foule, avant d avoir éprouvé quelque mal. Le sot ne reconnaît que la chose accomplie. »

 

    Énée alors lui répondit et dit :

 

    — Fils de Pelée, n'espère plus m'épouvanter par des mots, comme si j'étais un enfant, car je sais clairement, moi aussi, proférer des insultes et des indignités. Nous connaissons notre race l'un et l'autre, nous connaissons nos parents par les illustres récits que nous avons entendus des hommes mortels, mais tu n'as de tes yeux jamais vu mes parents, ni moi les tiens. On dit que tu es issu de l'irréprochable Pelée, que ta mère est Thétis, fille aux belles boucles des ondes marines. Pour moi, c'est d'Anchise au grand cœur que je me glorifie d'être issu comme fils, et j'ai pour mère Aphrodite. De nos parents, les uns ou les autres pleureront aujourd'hui leur enfant, car ce n'est point, je l'affirme, sur des mots enfantins, après avoir ainsi réglé notre querelle, que nous reviendrons tous les deux du combat. Mais si tu tiens à en savoir davantage, et bien connaître ma race  nombreux sont ceux qui déjà la connaissent — sache que c'est Zeus d'abord, l'assembleur de nuées, qui engendra Dardanos, et que celui-ci fonda Dardanie. La sainte Ilion, en effet, cité d'hommes doués de la parole, n'était pas alors établie dans la plaine ; ses habitants résidaient encore sous les sommets de I'Ida riche en sources. Dardanos à son tour engendra un fils, le roi Érichthonios, qui devint le plus riche de tous les hommes mortels. Trois mille cavales lui appartenant étaient au pacage dans d'humides prairies, glorieuses de leurs bondissantes pouliches. Borée s'en éprit durant qu'elles paissaient ; sous l'aspect d'un cheval à crinière d'un bleu noir, il vint les saillir, et les juments engrossées mirent bas douze pouliches. Et celles-ci, lorsqu'elles bondissaient sur les terres couvertes de moisson, couraient sur la pointe des barbes des épis, et ne les ployaient point. Et, lorsqu'elles bondissaient sur le vaste dos de la plaine marine, elles couraient sur la pointe du brisant des vagues de la mer écumante. Érichthonios engendra Trôs, qui fut roi des Troyens. Trôs à son tour engendra trois enfants sans reproche : Ilos, Assaracos et Ganymède rival des dieux, qui devint le plus beau des hommes mortels. Les dieux, charmés de sa beauté, l'enlevèrent de la terre, afin qu il servît d'échanson à Zeus, et séjournât parmi les Immortels. Ilos à son tour engendra un fils, l'irréprochable Laomédon. Laomédon engendra Tithon et Priam, puis Lampos, Clytios et Hikétaon rejeton d'Arès. Assaracos engendra Capys, et Capys eut Anchise pour fils. Moi, je suis né d'Anchise, et le divin Hector est issu de Priam. Telle est ma race, et tel est le sang dont je me flatte d'être. Mais Zeus, selon qu'il lui plaît, augmente et diminue le mérite des hommes, car il est le plus puissant de tous. Mais  allons ! ne discourons plus ainsi, comme des enfants, debout au milieu du champ du carnage et de la mêlée. Car nous pourrions, tous deux, nous prodiguer tant d'injures, qu'un navire à cent rames ne pourrait pas en supporter le poids. La langue des mortels est flexible ; elle détient de nombreux discours de toutes sortes, et plantureux, pour l'un comme pour l'autre, est le champ des paroles.

 

 

 

 Tout ce que tu pourras dire, tu pourras te l'entendre redire. Mais quelle nécessité nous oblige tous deux à nous chercher disputes et querelles, l'un en face de l'autre, comme des femmes qu'a remplies de colère une dévorante dispute et qui, en pleine rue, s'entre-querellent en se lançant maints propos véridiques ou faux, car c'est encore la colère qui les conduit jusque-là. Par des paroles donc, tu ne détourneras pas l'ardeur de ma vaillance, avant qu'avec le bronze tu ne m'aies affronté. Allons ! tâtons-nous l'un et l'autre au plus vite avec nos lances aux pointes de bronze. »

 

     Il dit ; et sur le terrible et terrifiant bouclier, il poussa sa lance vigoureuse. Le grand bouclier mugit autour de la pointe de la pique. Mais le fils de Pelée, de sa main musclée, maintenait son bouclier écarté de son corps, saisi par la peur. Il se disait, en effet, que la longue lance du magnanime Énée passerait aisément au travers. L'insensé ! il n'avait pas songé en son âme et son cœur, que les glorieux présents des dieux sont difficilement susceptibles d'être brisés par des hommes mortels, et de leur céder. Cette fois encore, la lourde lance d'Énée à l'âme illuminée ne brisa pas le bouclier, car l'or, don du dieu, la retint. Énée la fit bien pénétrer à travers deux lames ; mais trois autres restaient, car c'étaient cinq lames que le Boiteux avait étendues : deux extérieures en bronze, deux internes en étain, et une d'or au milieu. Et ce fut sur celle-ci que s'arrêta la lance de frêne.

 

    En second, Achille, à son tour, lança sa pique à l'ombre longue. Il frappa sur le bouclier arrondi d'Énée, tout près de la bordure, à l'endroit où le bronze s'étendait le plus mince, et où le cuir de bœuf, qui couvrait le métal, était le moins épais. Le frêne du Pélion bondit de part en part, et le bouclier craqua sous son atteinte. Mais Énée s'était ramassé sur lui-même, et, saisi par la crainte, maintenait loin de lui son bouclier relevé. La lance avide, par-dessus son dos, vint se planter en terre, après avoir brisé les deux cercles qui bordaient le bouclier recouvrant l'homme entier. Énée alors, ayant échappé à la longue lance, se maintint debout ; une immense douleur s'épancha sur ses yeux, et l'effroi le saisit à la vue du trait planté si près de lui. Porté par son ardeur, Achille alors, tirant son glaive aigu, s'élança en poussant de formidables cris. Énée, de son côté, prit une pierre en sa main, une masse énorme, que deux hommes, tels que sont aujourd'hui les mortels, ne pourraient pas porter. Mais lui, il la brandissait tout seul et sans effort. A ce moment, Énée sans doute aurait de cette pierre atteint son assaillant, soit sur le casque, soit sur le bouclier qui l'eût protégé contre la triste mort, et le fils de Pelée aurait avec l'épée, en le perçant de près, ôté la vie à Énée, si Poséidon qui ébranle la terre ne s'en était vivement aperçu. Aussitôt alors il adressa ces mots aux dieux immortels :

 

   — Ah ! grande est ma douleur à propos du magnanime Énée qui, dompté par le fils de Pelée, va bientôt descendre chez Hadès, pour avoir obéi aux paroles d'Apollon qui lance au loin les traits. L'insensé ! ce dieu ne le secourra pas contre la triste mort. Mais pourquoi, maintenant, cet innocent souffre-t-il sans raison des maux pour des malheurs qu il n a point attirés, lui qui offre toujours des présents agréables aux dieux qui résident dans le vaste Ciel ? Mais allons ! soustrayons-le nous-mêmes au trépas de peur que le fils de Cronos ne soit irrité, si Achille venait à le tuer. Son destin veut qu'il échappe, afin que ne périsse pas sans semence et sans laisser de trace la race de Dardanos, de ce héros que le Cronide a aimé entre tous les enfants qui sont nés de lui et de femmes mortelles. Car déjà la race de Priam a été prise en naine par le fils de Cronos, et c'est maintenant au puissant Énée qu'il appartiendra de commander aux Troyens, à Énée et aux enfants des enfants qui naîtront après lui. »

 

    La vénérable Héra aux grands yeux de génisse lui répondit alors :

 

    — O toi qui ébranles la terre, songe toi-même en ton âme, si tu veux préserver Énée, ou le laisser dompter, noble comme il est, par le Péléide Achille. Car nous deux, moi et Pallas Athéna, nous avons au milieu de tous les Immortels, maintes fois juré de ne jamais écarter des Troyens le jour du malheur, pas même lorsque Troie tout entière en brûlant flambera sous un feu violent, et que les belliqueux fils des Achéens la feront brûler. »

 

    Lorsque Poséidon qui ébranle la terre eut entendu ces mots, il se mit à courir à travers la mêlée et à travers le tumulte des lances, jusqu'à ce qu'il parvînt où se trouvaient Énée et le fameux Achille. Aussitôt alors, sur les yeux du Péléide Achille, il répandit un nuage, retira du bouclier du magnanime Énée la lance de frêne au bronze solide, et la déposa devant les pieds d'Achille. Puis, soulevant Énée, il le lança bien haut, loin de la terre. Projeté par la main du dieu, Énée franchit d'un bond bien des rangs de héros, bien des rangs de chevaux ; il parvint ainsi aux extrêmes limites de l'impétueuse bataille, là où les Caucônes s'armaient pour la bataille. A ce moment, Poséidon qui ébranle la terre vint auprès d'Énée et lui adressa ces paroles ailées :

 

    — Énée, quel est celui des dieux qui t'aveugle et te pousse ainsi à combattre de front le fils de Pelée au valeureux courage, qui est à la fois plus fort que toi et plus aimé des Immortels ? Retire-toi donc, quand tu le rencontreras, de peur que tu n'ailles, contre ta destinée, dans la maison d'Hadès. Puis, lorsque Achille se sera attiré la mort et le destin, reprends confiance et combats dès lors parmi les premiers rangs, car aucun autre des Achéens ne te dépouillera. »

 

    Ayant ainsi parlé, il le laissa sur place, après lui avoir tout dévoilé. Aussitôt après, des yeux d'Achille, il dissipa le merveilleux brouillard. Achille alors de ses yeux vit très clair ; mais il s'indigna et dit à son cœur au valeureux courage :

 

    — Ah ! certes, je vois là de mes yeux un étonnant prodige. Voici ma lance qui gît sur la terre, et je ne vois plus le guerrier contre qui je l'avais dirigée, brûlant de le tuer. Énée aussi serait-il donc cher aux dieux immortels ? Et j'affirmais pourtant que c'était à tort qu'il s'en glorifiait. Qu'il s'en aille ! Il n'aura plus à cœur de s'essayer contre moi, lui qui vient maintenant d'être heureux d'échapper à la mort. Mais allons ! après avoir exhorté les Danaens amoureux de la guerre, je vais éprouver les autres Troyens en marchant contre eux. »

 

   Il dit, et il bondit à travers les rangs, en exhortant chacun des guerriers :

 

    — Ne vous tenez plus désormais éloignés des Troyens, divins Achéens. Allons ! que chaque guerrier marche contre un guerrier, et que chacun soit ardent au combat. Il m'est difficile, tout valeureux que je sois, de poursuivre autant d'hommes et de les combattre tous. Ni Arès, qui est un dieu immortel, ni Athéna non plus, ne pourraient pas explorer la gueule d'une telle mêlée, ni prendre cette peine. Pour moi, autant que mes mains, mes pieds et ma vigueur me le permettront, je ne me donnerai, je l'affirme, aucun relâche, même pas d'un instant. De part en part, je traverserai les lignes ennemies, et je ne crois pas qu'aucun des Troyens puisse se réjouir, aucun de ceux qui se seront approchés de ma lance. »

 

     Ainsi parla-t-il en les exhortant. De son côté, le brillant Hector faisait en criant appel aux Troyens, et leur annonçait qu'il marchait contre Achille :

 

    — Troyens impétueux, ne craignez pas le fils de Pelée. Moi aussi, avec des paroles, je combattrais même les Immortels ; mais avec la lance, c'est plus difficile de s'en prendre à eux, car ils sont bien plus forts. Achille, lui aussi, ne mettra pas en actes tous les propos qu'il tient ; s'il accomplit une chose, il laissera l'autre tronquée dans l'intervalle. Je vais donc, moi, marcher à sa rencontre, même si ses mains sont de feu, oui, si ses mains sont de feu, et son ardeur, du fer incandescent.»

 

    Ainsi parla-t-il en les exhortant. Les Troyens alors, donnant sur l'ennemi, relevèrent leurs lances ; toutes en une leurs ardeurs se fondirent, et la clameur du combat s'éleva. A ce moment, Phoebos Apollon dit à Hector en s'approchant de lui :

 

    — Hector, ne t'avance plus pour affronter Achille, mais attends-le dans la foule et hors du grand tumulte, de peur qu'il ne te frappe de loin, ou que de près son glaive ne te blesse. »

 

    Ainsi parla-t-il. Hector, effrayé, s'enfonça de nouveau dans la mêlée des hommes, lorsqu'il eut entendu la voix du dieu qui parlait. Achille, l'âme revêtue de vaillance, bondit sur les Troyens en poussant de formidables cris. Il s'en prit d'abord à Iphition, noble fils d'Otryntée,

 

   

 

 conducteur de nombreux guerriers, qu'une nymphe des eaux avait conçu d'Otryntée saccageur de cités, au pied du neigeux Tmolos, dans le gras pays d'Hyda. Il fonçait tout droit, porté par son ardeur, quand le divin Achille le frappa de sa lance, au milieu de la tête. Toute la tête en fut fendue en deux. Il s'abattit avec fracas, et le divin Achille alors exulta :

 

    — Te voilà gisant, fils d'Otryntée, ô le plus effrayant des hommes ! Ici tu meurs, et tu naquis sur le bord du lac Gygée, là où se trouve le domaine de tes pères, sur les bords du poissonneux Hyllos et de l'Hermos aux eaux tourbillonnantes. »

 

    Ainsi parla-t-il en se glorifiant. Mais l'obscurité enveloppa les yeux d'Iphition, et les chars des Achéens, sous les jantes des roues, le mirent en morceaux au premier rang de la mêlée. Quant à Achille, après Iphition, ce fut le fils d'Anténor, Démoléon, noble appui du combat, qu'il atteignit à la tempe, à travers le casque aux pare-joues de bronze. Le casque de bronze n'arrêta pas le coup ; mais la pointe, passant au travers de l'armure, brisa l'os, et toute la cervelle à l'intérieur du crâne s'éclaboussa. Ainsi, en pleine fougue, Achille le dompta. Ce fut ensuite Hippodamas, qui venait de sauter de son char et fuyait devant lui, que le Péléide atteignit d'un coup de lance entre les deux épaules. Le Troyen rendit l'âme et mugit, comme mugit un taureau, lorsque le mènent auprès du roi Héliconien, les jeunes gens qui le traînent, et que le dieu qui ébranle la terre est ravi de les voir. Ainsi quitta ses os, l'âme héroïque qu'Hippodamas rendit en mugissant. Achille ensuite marcha avec sa lance contre Polydore fils de Priam, rival des dieux. Son père s'opposait à ce qu'il combattît, parce qu'il était le plus jeune de tous ses enfants, et qu'il était celui qu'il chérissait le plus. Il l'emportait sur tous par sa vitesse à la course. Alors donc, comme il voulait, en sa puérilité, faire montre de la puissance de son agilité, il se précipita à travers les rangs des premiers combattants, jusqu'à ce qu'il perdît la douceur de la vie. Le divin Achille aux pieds infatigables le frappa de sa pique au milieu de l'échine, au moment où il bondissait près de lui ; il l'atteignit au point où s'attachaient les agrafes d'or de son ceinturon, et où se joignait la double cuirasse. La pointe de la pique traversa d'outre en outre, et ressortit auprès du nombril. Polydore tomba sur les genoux, en gémissant. Une sombre obscurité l'enveloppa ; et, courbé en avant, il retenait des mains ses entrailles contre lui.

 

    Hector, dès qu'il s'aperçut que son frère Polydore retenait, en se courbant vers le sol, ses entrailles en ses mains, sentit un brouillard s'épancher sur ses yeux. Il ne supporta pas de rester plus longtemps à l'écart. Mais, pareil à la flamme, il marcha contre Achille en brandissant une lance acérée. Dès qu'Achille le vit, il bondit aussitôt, et dit en exultant :

 

    — Le voici donc près de moi, l'homme qui m'a le plus trituré le cœur, et qui a tué mon digne compagnon ! Nous ne saurions plus longtemps, sur les ponts du combat, nous terrer l'un et l'autre. »

 

    Il dit, et le toisant d'un regard de travers, il s'adressa ainsi au divin Hector :

 

    — Avance plus près, pour arriver plus vite au terme de ta perte. »

 

    Sans être effrayé, Hector au casque à panache oscillant lui répondit :  

 

    — Fils de Pelée, n'espère plus m'épouvanter par des mots, comme si j'étais un enfant, car je sais clairement, moi aussi, proférer des injures et des indignités. Je sais que tu es brave, et que je suis, moi, bien inférieur à toi. Mais elle repose sur les genoux des dieux, la décision qui me donnera, tout en étant bien inférieur à toi, de t'arracher la vie d'un coup de lance, puisque mon trait aussi a su être perçant. »

 

    Il dit, et brandissant sa pique, il la lança. Mais Athéna, d'un souffle, d'une très légère haleine, la détourna du glorieux Achille. Le trait revint vers le divin Hector et chut devant ses pieds. Achille alors s'élança plein de fougue, brûlant de massacrer, poussant de formidables cris. Mais Apollon, en dieu qu'il était, déroba très aisément Hector et le cacha sous une brume épaisse. Trois fois le divin Achille aux pieds infatigables s'élança contre lui avec sa lance de bronze, et trois fois il frappa la brume profonde. Mais lorsque, pour la quatrième fois, il se précipita pareil à un démon, d'une voix terrible il fit alors entendre ces paroles ailées :

 

    —Tu viens encore, une fois de plus, d'échapper à la mort, chien ! Certes, bien près de toi le malheur a passé. Mais cette fois encore, c'est Phœbos Apollon qui t'a préservé, ce dieu à qui tu dois adresser des prières en allant au-devant du trait des javelots. Oui, je t'exécuterai en une autre rencontre, si quelqu'un des dieux veut aussi m'assister. Pour l'instant, je vais m'en prendre à d'autres, et attaquer celui que je rencontrerai. »

 

     Ayant ainsi parlé, ce fut Dryops, qu'au milieu du cou, blessa son javelot. Dryops s'abattit devant les pieds d'Achille. Mais Achille le laissa, et atteignit d'un coup de lance au genou, le brave et grand Démouchos fils de Philétor, qu'il immobilisa, puis, avec sa grande épée, il le perça et lui ôta la vie. S'élançant ensuite sur Laogonos et sur Dardanos, tous deux fils de Bias, il les précipita de leur char sur la terre, atteignant l'un de sa lance, et portant de près un coup de glaive à l'autre. Il atteignit encore Trôs, le fils d'Alastor. Mais celui-ci vint droit auprès d'Achille et lui prit les genoux, espérant qu'il l'épargnerait, le laisserait en vie et ne le tuerait point, prenant en pitié son âge égal au sien. L'insensé ! il ne savait pas qu il ne devait point persuader Achille, car celui-ci n'était pas un mortel au cœur doux, ni une âme tendre, mais un guerrier d'une inexorable violence. De ses mains donc, le Troyen lui touchait les genoux, ardent à la supplication ; mais Achille lui porta un coup d'épée au foie. Le foie jaillit au dehors ; le sang noir, qui en découlait, lui brûla les entrailles, et l'obscurité s'étendit sur ses yeux, dès le moment que la vie lui manqua.

 

    En s'approchant de lui, Achille ensuite blessa Moulios d'un coup de lance à l'oreille, et la pointe de la lance sortit aussitôt par l'autre oreille. Puis il porta son épée contre Échéclos fils d'Agénor, et le blessa au milieu de la tête. L'épée tout entière se tiédit sous le sang, et la mort empourprée et l'impérieux Destin s'emparèrent de ses yeux. Deucalion ensuite fut atteint par Achille, là où se réunissent les tendons du coude, et la pointe de bronze lui traversa le bras. Deucalion, alourdi par son bras, voyant la mort devant lui, attendit Achille. Et Achille alors, portant un coup d'épée au cou de sa victime, en projeta au loin la tête avec le casque. La moelle jaillit aussitôt des vertèbres, et Deucalion resta étendu sur la terre. Achille ensuite marcha contre le fils de Pires, l'irréprochable Rhigmos, qui était venu des terres plantureuses de Thrace. Il l'atteignit au milieu du corps avec son javelot, et le bronze resta fixé dans le poumon. Rhigmos alors s'abattit de son char. Quant à son serviteur, Aréithoos, qui faisait alors retourner les chevaux, Achille le piqua au dos d'un coup de lance aiguë, et le fit choir de son char ; ses chevaux se mirent à tourner en tous sens. 

 

    De même qu'un formidable feu déchaîne sa fureur dans les gorges profondes d'une montagne aride ; l'incendie dévaste la profonde forêt, et le vent, en poursuivant les flammes, de tous côtés les fait tourbillonner ; de même, Achille avec sa pique s'élançait en tout sens, pareil à un démon, pourchassant, massacrant. La terre noire ruisselait de sang. De même qu'un laboureur attelle des bœufs au large front pour égrener l'orge blanche sur une aire solidement aplanie ; les épis sont bientôt allégés de leurs graines sous les pieds des bœufs au fort mugissement ; de même, poussés par Achille au valeureux courage, les chevaux aux sabots emportés foulaient ensemble cadavres et boucliers. Le dessous de l'essieu tout entier était souillé de sang, tout comme l'était, par les éclaboussures que projetaient les sabots des chevaux et les jantes des roues, la rampe du char. Mais le fils de Pelée brûlait de se couvrir de gloire, et il souillait de poussière et de sang ses redoutables mains.