15 Jan 2014

Homère - L'Illiade - Chants I à V

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CHANT I

      Chante, Déesse, la colère du Péléide Achille, pernicieuse colère qui valut aux Achéens d'innombrables malheurs, précipita chez Hadès les âmes généreuses d'une foule de héros, et fit de leurs corps la proie des chiens et de tous les oiseaux — ainsi s'accomplissait la volonté de Zeus — depuis le moment où, sitôt après leur querelle, se séparèrent l'Atride roi des guerriers, et le divin Achille. Quel dieu les jeta dans la lutte et dans ce désaccord ? Le fils de Latone et de Zeus. C'est lui qui, irrité contre le roi, suscita dans l'armée une contagion funeste, et les combattants périssaient, parce que l'Atride avait outragé Chrysès, ministre des prières. Chrysès, en effet, était venu vers les rapides vaisseaux des Achéens pour racheter sa fille ; il apportait une immense rançon, tenait en ses mains, tombant du haut de son sceptre d'or, les bandelettes d'Apollon dont le trait porte loin, et suppliait tous les Achéens, surtout les deux Atrides, ordonnateurs des troupes :

    — Atrides, et vous autres, Achéens aux belles cnémides, que les dieux qui habitent les demeures de l'Olympe vous donnent de détruire la ville de Priam et de revenir heureusement chez vous ! Puissiez-vous aussi délivrer ma chère fille, et recevoir toute cette rançon par égard pour le fils de Zeus, Apollon dont le trait porte loin ! »

    Tous les Achéens déclarèrent alors qu'il fallait respecter le sacrificateur, et recevoir la rançon magnifique. Mais cette résolution n'agréa point au cœur d'Agamemnon l'Atride. Durement il renvoya Chrysès, et lança contre lui cet ordre véhément :

    — Que je ne te rencontre plus, vieillard, auprès des nefs creuses, soit t'y attardant comme présentement, soit y revenant ensuite une autre fois, de peur que ne te servent à rien ton sceptre et ta bandelette divine ! Ta fille, je ne l'affranchirai point ; la vieillesse auparavant l'atteindra, dans notre demeure, en Argolide, loin de sa patrie, travaillant au métier et partageant mon lit. Va donc ; ne me provoque pas, si tu veux t'en aller toujours aussi valide. »

    Ainsi parla-t-il, et le vieillard eut peur et obéit à l'ordre. Il suivit en silence le bord de la mer au sourd déferlement. Avec ferveur ensuite, une fois à l'écart, le vieil homme invoqua le seigneur Apollon, qu'enfanta Latone aux superbes cheveux :

    — Écoute-moi, dieu dont l'arc est d'argent, toi qui protèges Chrysa et Cilla très divine, et qui en souverain règnes sur Ténédos, ô Sminthée ! Si jamais tu t'es plu dans le temple que d'un toit j'ai couvert, et si jamais pour toi j'ai fait brûler de grasses cuisses de taureaux ou de chèvres, accorde-moi ce vœu : que les Danaens puissent payer mes pleurs sous les coups de tes flèches ! »

    Il dit, et Phoebos Apollon entendit sa prière. Il descendit, le cœur irrité, des sommets de l'Olympe, arc sur l'épaule et carquois bien fermé. Les flèches sonnaient sur les épaules de ce dieu irrité, au fur et à mesure qu'il se déplaçait, et il avançait tout pareil à la nuit. Il se posta à 1’écart des vaisseaux, puis décocha un trait. Un sifflement terrible jaillit de l'arc d'argent. Il atteignit d'abord les mulets et les chiens agiles; puis, lançant une flèche acérée contre les hommes eux-mêmes, il les frappa, et de nombreux bûchers ne s'arrêtaient pas de brûler des cadavres. Neuf jours durant, les flèches du dieu partirent sur l'armée ; mais, au cours du dixième, Achille fit convoquer et rassembler les troupes. Héra, la déesse aux bras blancs, lui en avait inspiré la pensée, car elle s'alarmait pour les Danaens en les voyant mourir. Or donc, dès qu'ils furent réunis et groupés, Achille aux pieds rapides se leva et leur dit :

    — Atride, je crois bien que nous allons bientôt, retournant sur nos pas, rentrer dans nos foyers, si du moins nous évitons la mort, puisque la guerre et la peste veulent à la fois dompter les Achéens. Mais allons ! interrogeons un devin, un sacrificateur, ou même encore un interprète des songes, car le songe aussi provient de Zeus. Qu'il nous dise pourquoi Phœbos Apollon est à ce point irrité, s'il a des reproches à nous faire pour un vœu ou pour une Hécatombe, et s'il consent, après avoir reçu la graisse les moutons et des chèvres sans tache, à écarter loin de nous le fléau. »

     Ayant ainsi parlé, Achille se rassit. Et Calchas fils de Thestor, de beaucoup le meilleur des augures, se leva devant les Achéens. Il connaissait les choses qui sont, celles qui vont être, celles qui ont précédé, et il avait guidé les nefs des Achéens jusque vers Ilion, grâce à l'art divinatoire que lui avait accordé Phoebos Apollon. Plein de bons sentiments, il leur parla et dit :

    — Achille aimé de Zeus, tu m'enjoins d'expliquer la colère d'Apollon, le roi dont le trait porte loin. Je vais donc parler. Pour toi, conviens et jure-moi de m'accorder avec empressement l'appui de tes paroles ainsi que de tes mains. Car je crois que je vais irriter I’homme puissant qui règne sur tous les Argiens, et auquel obéissent les Achéens. Car puissant est un roi, lorsqu'il s'irrite contre un homme plus faible ; et, s'il digère pour le moment sa bile, il garde pour plus tard, jusqu'à ce qu'il l'assouvisse, son ressentiment au fond de sa poitrine. Dis-moi donc, toi, si tu me sauveras. »

     Achille aux pieds rapides lui répondit et dit :

    — Sois tout à fait rassuré et dis ce que tu sais des volontés divines. Non, par cet Apollon cher à Zeus, que tu pries, ô Calchas, pour dévoiler aux Danaens les volontés divines ; non, personne, moi vivant et gardant ici-bas l'œil ouvert, ne portera sur toi des mains pesantes auprès des vaisseaux creux, personne de tous les Danaens, pas même si tu voulais nommer Agamemnon, qui se vante à cette heure d'être de beaucoup le plus brave en ce camp. »

    Alors l'irréprochable devin se rassura et dit :

        — Le dieu n'a pas, pour un vœu ni pour une hécatombe, de reproches à vous faire. Mais c'est en raison de l'offense qu'Agamemnon fit à son prêtre, en refusant d en libérer la fille et d'agréer une rançon. Voilà pourquoi l'Archer dont le trait porte loin vous inflige des souffrances, et continuera à vous en infliger. Il n'éloignera pas du camp des Danaens cet ignoble fléau, avant que la vierge aux yeux mobiles n'ait été rendue à son tendre père, sans marché, sans rançon, et que n'ait été conduite dans Chrysa une hécatombe sacrée. Alors seulement, après l'avoir apaisé, nous pourrions le fléchir. »

    Ayant ainsi parlé, Calchas se rassit. Et le héros, l'Atride Agamemnon aux pouvoirs étendus, se leva plein de rage. Son âme assombrie s'emplissait d'une grande fureur, et ses deux yeux semblaient un feu étincelant. Ce fut Calchas, avec un regard plein de mauvais présages, qu'il interpella le premier de tous :

    — Prophète de malheurs, jamais tu ne m'as annoncé ce que souhaitait mon cœur ! Et toujours ce sont des maux que ton âme se plaît à présager. Jamais tu ne m'as dit ni conduit à sa fin une parole heureuse. Et aujourd'hui encore, alors que tu proclames parmi les Danaens les volontés divines, tu déclares que si l'Archer dont le trait porte loin leur forge des maux, c'est que j'ai, moi, refusé d'accepter l'éclatante rançon de la jeune Chryséis. Je tiens beaucoup en effet à la garder chez moi. Je la préfère à Clytemnestre même, ma femme légitime ; elle ne lui cède ni pour le corps et la taille, ni pour l'esprit et l'adresse des mains. Telle qu'elle est pourtant, je consens à la rendre, si cela vaut mieux. Je préfère à leur perte le salut de mes peuples. Mais préparez-moi sur-le-champ un dédommagement, afin que je ne  sois pas le seul des Argiens à être sans honneurs ; ce serait indécent. Vous voyez tous, en effet, que ma récompense passe en d'autres mains.  »

    Le divin Achille aux pieds infatigables lui répondit alors :

    — Très illustre Atride, homme cupide entre tous, comment donc feront-ils pour te récompenser, les magnanimes Achéens ? Nous ne connaissons plus, accumulés quelque part, de biens à répartir. Les richesses que nous avions pillées dans les villes ont été partagées, et il ne convient pas que les troupes les rapportent à la masse. Pour toi, laisse aujourd'hui partir cette femme vers le dieu. Et nous, les Achéens, nous te dédommagerons au triple et au quadruple, si jamais Zeus nous donne un jour de saccager Troie aux solides remparts. »

    Le puissant Agamemnon lui répondit et dit :

    — N'essaie pas, tout brave que tu sois, Achille semblable à un dieu, de me prendre à la ruse ; tu ne saurais m'échapper ni me persuader. Veux-tu donc, tandis que toi tu garderas ta récom­pense, que je reste là, privé de la mienne, quand tu m'invites à rendre ma captive ? Si les Achéens magnanimes sont disposés à m'accorder une autre récompense conforme à mon désir et d'égale valeur, j'y consens. Mais, s'ils ne me concèdent rien, j'irai prendre moi-même ta propre récompense, ou bien celle d'Ajax, ou bien celle que j'aurai enlevée à Ulysse et que j'emmènerai, et celui vers qui je me rendrai pourrait bien avoir sujet de s'irriter. Mais nous réfléchirons à cela dans la suite. Pour l'instant, allons! tirons un vaisseau noir dans la mer divine, rassemblons-y des rameurs en nombre suffisant, embarquons-y une hécatombe, et faisons-y monter Chryséis elle-même, la vierge aux belles joues.

    Qu'il ait pour commandant un homme du Conseil, Ajax, Idoménée, le divin Ulysse, ou bien toi, Péléide, le plus terrible de tous les guerriers, afin que tu puisses apaiser pour nous, offrant  des sacrifices, le dieu qui au loin écarte les fléaux.»

    Tout en le toisant d'un regard de travers, Achille aux pieds rapides lui répondit alors :

    — Ah ! malheureux revêtu d'impudence et chercheur de profits, comment un Achéen pourrait-il volontiers obéir à tes ordres, soit pour entreprendre une expédition, soit pour lutter avec vaillance contre des guerriers. Pour moi, ce n'est pas à cause des Troyens lanceurs de piques que je suis ici venu pour me battre, puisqu'ils ne sont pas en cause pour moi. Jamais en effet ils ne m'ont ravi mes vaches ou mes cavales ; jamais, dans les champs  fertiles de la Phthie, nourricière de héros, ils n'ont ravagé mes récoltes, car entre eux et moi s'étendent trop d'obstacles, des montagnes boisées et la mer aux flots retentissants. Mais c'est toi, ô superbe impudent, que nous avons suivi, pour te combler de joie, en réclamant, pour Ménélas et pour toi, face de chien, que les Troyens fassent réparation ! De tout cela tu n'as cure et souci, et tu menaces encore de m'enlever toi-même la récompense pour laquelle j'ai eu tant de peine, et que m'ont attribuée les fils  des Achéens ! Jamais d'ailleurs je ne reçois un don égal au tien ; lorsque les Achéens ont détruit une ville bien bâtie des Troyens. Ce sont mes mains cependant, qui exécutent la plupart des travaux impétueux de la guerre. Et si un jour le partage se fait, à toi la récompense de beaucoup la plus grande, et moi, après en avoir reçu une petite, mais dont je me contente, je regagne mes vaisseaux avec elle, car je me suis épuisé à combattre.

    Dés à présent, je vais donc regagner la Phthie, puisqu'il vaut beaucoup mieux rentrer en ma demeure avec mes nefs aux poupes recourbées. Je n'ai nulle intention, restant ici sans compensation, de puiser pour toi abondance et richesse. »

    Agamemnon roi des guerriers lui répondit alors :

    —Fuis sans retard, si ton cœur t'y incite. Ce n'est pas moi qui te prierai de t’attarder pour moi. A mes côtés, il en est d autres qui demeureront et qui m'honoreront, et surtout Zeus aux conseils avisés. Tu m'es le plus odieux des rois nourris par Zeus, car toujours la discorde t'est chère, les guerres et les combats. Si tu es très fort, c'est à un dieu sans doute que tu le dois. Retourne chez toi avec tes vaisseaux et tes compagnons, et règne là sur les Myrmidons. De toi, je ne me soucie point, et je ne m émeus pas de ton ressentiment. Mais voici ce dont je te menace. Puisque Phoebos Apollon m'enlève Chryséis, je vais sur un de mes vaisseaux et avec des hommes qui sont de mes amis, la renvoyer. Puis, pénétrant moi-même sous ta tente, j’emmènerai Briséis aux belles joues, ta propre récompense, afin que tu saches à quel point je 1’emporte sur toi, et pour qu un autre redoute aussi de s'affirmer mon égal et de se comparer ouvertement à moi.»

 

    Ainsi parla-t-il. La douleur s'empara du fils de Pelée, et son cœur, en sa poitrine velue, hésitait entre deux sentiments. Allait-il tirer le glaive acéré qui touchait à sa cuisse, faire lever l'assistance et abattre l'Atride ; ou bien, calmer sa bile et retenir son exaspération ? Or, tandis qu'il agitait ces pensées en son âme et son cœur, et que déjà il tirait sa grande épée du fourreau, Athéna du haut du ciel arriva. Héra, la déesse aux bras blancs, l'avait envoyée, car d'un cœur égal elle aimait ces deux chefs et leur portait un pareil intérêt. S'arrêtant derrière lui, visible pour lui seul, car aucun autre ne l'apercevait, elle tira le fils de Pelée par ses blonds cheveux. Surpris, Achille se retourna, et aussitôt reconnut Pallas Athéna, car ses yeux terribles lui étaient apparus. Prenant alors la parole, il dit ces mots ailés :

     — Pourquoi donc, fille de Zeus porte-égide, es-tu venue ? Est-ce pour voir l'insolence de l'Atride Agamemnon ? Mais je vais te dire ce qui s accomplira, j'en ai la certitude : par son arrogance, il pourrait enfin bientôt perdre le souffle. »

    Athéna, la déesse aux yeux pers, lui répondit alors :

    — Je suis venue du ciel pour calmer ta fureur, si tu veux m'obéir. Héra, la déesse aux bras blancs, m'a envoyée vers vous, car d un cœur égal elle vous aime tous deux et vous porte un pareil intérêt. Allons ! finis cette dispute, et que ta main ne tire pas l’épée. Contente-toi de 1’outrager en paroles au gré de ta colère, car je vais te dire ce qui s'accomplira : tu recevras un jour trois fois autant de présents magnifiques, pour te dédommager de l'affront qu'on t'a fait. Retiens-toi donc, et obéis-moi. »  

  Achille aux pieds rapides lui répondit et dit :

    — Il faut, déesse, se conformer à votre ordre commun, quelque courroux que je garde en mon cœur. Cela vaut mieux, puisque celui qui obéit aux dieux est aussi par eux pleinement écouté. »

     Il dit ; et, appuyant sur la poignée d'argent de tout le poids de sa main, il repoussa sa grande épée dans le fourreau, et ne contrevint point aux ordres d'Athéna. La déesse alors remonta vers l'Olympe, dans les demeures de Zeus porte-égide, auprès des autres dieux. Quant au fils de Pelée, il interpella de nouveau l’Atride en paroles brutales, et ne se départit point encore de sa colère :

    — Sac à vin, ô toi qui as un oeil de chien et un cœur de biche, jamais tu n'as eu pour la guerre le courage de prendre la cuirasse en même temps que tes troupes, ni d'aller avec les Achéens les plus braves te poster aux aguets ; payer de ta personne te semble être la mort. Sans doute, il est bien plus profitable, dans le vaste camp des Achéens, de dépouiller de sa récompense celui qui ose te contredire. Tu es un roi qui dévore le peuple, parce que tu règnes sur une troupe de lâches. S'il en était autrement, Atride, tu commettrais aujourd'hui ta dernière infamie. Mais je vais te le dire et te le confirmer par un grand serment : « Par ce sceptre qui ne produira plus ni feuilles ni rejets, depuis qu'il a laissé sur les montagnes le tronc d'où il fut détaché, qui jamais ne reverdira plus, car le bronze a raclé son écorce et ses feuilles, et qui maintenant passe aux mains des fils des Achéens, lorsqu'ils font pour Zeus, en tant que justiciers, respecter les lois ! Par ce sceptre donc, le serment sera grand ! Oui, un jour viendra où le regret d'Achille atteindra tous les fils ; des Achéens ; si affligé que tu sois, tu ne pourras en rien les secourir, lorsque tu les verras, par centaines, tomber mourants sous les coups de l'homicide Hector. Et toi, tu te déchireras en toi-même le cœur, consterné de n'avoir pas honoré le plus vaillant des Achéens ! »

    Ainsi parla le fils de Pelée, et il jeta par terre le sceptre orné de clous d'or ; puis il s'assit. L'Atride, d'autre part, persistait en son ressentiment. Alors, au milieu d'eux, se leva Nestor au parler agréable, le mélodieux orateur des Pyliens ; de sa langue coulait une éloquence plus douce que le miel. Sous ses yeux déjà avaient disparu deux générations d'hommes doués de la parole, qui avaient naguère, dans la très sainte Pylos, grandi et subsisté en même temps que lui, et il régnait sur la troisième. Plein de bons sentiments, il leur parla et dit :

    — Ah ! c'est un grand deuil qui advient sur la terre achéenne ! En vérité, ils se réjouiraient, Priam et les fils de Priam, et le restant des Troyens auraient au cœur grande joie, s'ils apprenaient tout ce qu'engendrent vos luttes, vous qui l'emportez sur les Danaens par vos conseils et votre courage au combat. Écoutez-moi donc. Vous êtes tous deux plus jeunes que moi. Jadis, en effet, j'ai fréquenté des hommes plus vigoureux que vous, et jamais ils ne m'ont dédaigné. Non, je n'ai jamais vu et ne verrai jamais des hommes tels que Pirithoos ou Dryas pasteur des guerriers, que Cœnée, Éxadios et Polypnème comparable à un dieu, ou que Thésée fils d'Égée, semblable aux Immortels. Ceux-ci grandirent comme les plus forts des hommes qui aient vécu sur terre ; ils étaient les plus forts, et ils combattaient contre des adversaires qui étaient non moins forts, les monstres sauvages qui habitaient les monts, et ils en firent un prodigieux massacre. Voilà donc ceux que je fréquentais, moi qui venais de Pylos, d'une terre étrangère et lointaine. Ils m'avaient eux-mêmes appelé, et je combattais pour mon propre compte. Or, contre de tels hommes, aucun des mortels qui sont aujourd'hui sur la terre, ne pourrait combattre. Et pourtant, ils écoutaient mes conseils et suivaient mon avis. Suivez-les donc aussi, car il vaut mieux les suivre. Toi, quelle que soit ta valeur, ne lui enlève point cette jeune fille ; mais laisse-la-lui, puisque les fils des Achéens la lui ont tout d'abord donnée en récompense. Et toi, Péléide, ne va point en face chercher querelle au roi, car jamais un roi porte-sceptre, à qui Zeus a donné la gloire, n'a obtenu en partage une dignité comparable à la sienne. Si tu es plus fort, c'est que tu as eu pour mère une déesse. Mais il est plus puissant, puisqu'il commande à des sujets plus nombreux. Atride, calme donc ta fureur ; c'est moi qui te supplie de te démettre de ton ressentiment contre Achille, moi qui suis pour tous les Achéens, un solide rempart contre les maux de la guerre. »

    Le puissant Agamemnon lui répondit et dit :

    — Oui, tout ce que tu dis, vieillard, est conforme à ce qu'il faut que tu dises. Mais cet homme entend être au-dessus de tous ; il entend dominer sur tous, commander à tous, donner des ordres à tous. Mais je connais quelqu'un qui n'obéira pas. Si les dieux éternels l'ont fait lanceur de piques, l'engagent-ils à ce titre à proférer des insultes ? »

    Le divin Achille, en l'interrompant, lui répondit alors :

    — En vérité, je serais appelé impuissant et couard, si je te cédais en tout ce que tu dis. Donne ces ordres à d'autres ; ne me signifie rien, car je n'entends plus avoir à t'obéir. Mais j'ai encore un autre mot à dire : jette-le bien au fond de ton esprit. Je ne veux plus combattre de mes mains pour cette jeune fille, ni contre toi, ni contre un autre, puisque vous m'enlevez ce que vous m'aviez donné. Quant aux autres biens que je possède auprès de mon prompt vaisseau noir, tu ne pourras, l'enlevant malgré moi, me ravir aucun d'eux. Allons l’essaie, afin que ceux-ci sachent à quoi s en tenir. Aussitôt, ton sang noir jaillira tout autour de ma lance. »

    Ayant ainsi lutté en paroles hostiles, les deux héros se levèrent, et rompirent 1’assemblée, qui se tenait auprès des vaisseaux achéens. Le Péléide regagna sa tente et ses vaisseaux d'un solide équilibre, accompagné par le fils de Ménetios et par ses compagnons. L’Atride alors fit mettre à la mer un vaisseau rapide, choisit vingt rameurs, embarqua une hécatombe pour le dieu, et fit monter à bord, en I’amenant lui-même, Chryséis aux belles joues. L'ingénieux Ulysse, en qualité de chef, s'embarqua sur la nef. Une fois montés à bord, les passagers naviguèrent sur les routes humides. De son côté, l'Atride exhortait les troupes à se purifier. Elles se purifièrent, jetèrent leurs souillures dans les eaux de la mer, sacrifièrent à Apollon des hécatombes sans tache de taureaux et de chèvres, sur le sable du bord de la mer sans récolte. Et la graisse s'en alla vers le ciel, en s'enroulant autour de la fumée. Telles étaient, dans le camp, les occupations aux­quelles on se livrait. Mais Agamemnon ne se désistait pas de l'inimitié dont il venait de menacer Achille. Il dit alors à Talthybios et à Eurybate, ses deux hérauts et diligents serviteurs :

    — Allez à la tente du Péléide Achille. Prenez par la main, et amenez-moi Briséis aux belles joues. S'il ne la cède pas, j'irai moi-même la prendre en compagnie accrue, et ce sera pour lui  plus fâcheuse aventure. »

    Ayant ainsi parlé, il les congédia sur cet ordre brutal. Tous deux, à contre-cœur, longèrent le bord de sable de la mer sans récolte, et atteignirent les tentes et les nefs des Myrmidons. Ils trouvèrent Achille assis près de sa tente et de sa nef noire ; et Achille à leur vue ne se réjouit pas. Tous deux, saisis devant le roi de crainte et de respect, s'arrêtèrent ; et, debout, sans rien dire, ne l'interrogeaient pas. Mais Achille comprit en son esprit et dit :  

     —Salut ! hérauts, messagers et de Zeus et des hommes ! Approchez. Ce n'est pas vous que je tiens pour coupables, mais Agamemnon, qui vous envoie chercher la jeune Briséis. Allons ! Patrocle issu de Zeus, fais sortir la jeune fille, donne-la-leur, et qu'ils l'emmènent ! Mais que tous deux me servent eux-mêmes de témoins devant les dieux bienheureux, devant les hommes mortels, et devant même ce roi impitoyable, si jamais ensuite on a besoin de moi pour écarter des autres un indigne fléau ! Car cet homme s'emporte en des pensées funestes, et il ne sait point aviser, considérant à la fois l'avenir et le passé, à ce que près de leurs nefs les Achéens pour lui combattent sans dommage. » 

    Ainsi parla-t-il, et Patrocle obéit à son cher compagnon. Il fit sortir de la tente Briséis aux belles joues, et la remit pour qu'elle soit emmenée. Les deux hérauts s'en retournèrent en longeant les vaisseaux achéens. A contre-cœur, la femme les suivait. Achille alors, en pleurant, se retira aussitôt loin de ses compagnons, et vint s'asseoir sur le sable du bord de la mer écumante, le regard tourné vers l'infini du large. Et ardemment, en lui tendant les mains, il supplia sa mère bien-aimée :

    — Mère, puisque tu m'as enfanté pour une vie très courte, Zeus altitonnant, le roi de I’Olympe, devait tout au moins m'accorder quelque gloire. Or, voici qu'il me laisse aujourd'hui sans le moindre honneur. L'Atride en effet, Agamemnon aux pouvoirs étendus, m'a déshonoré ; il a pris et il garde la récompense qu'il m'a ravie lui-même. »

    Ainsi parla-t-il en versant des larmes, et sa mère vénérable, du fond de la mer où elle était assise, auprès de son vieux père, l'entendit. Prestement, elle sortit du sein de la mer écumante, comme un léger nuage, vint s'asseoir devant Achille en pleurs, le caressa de sa main, prit la parole et dit en le nommant :

   — Mon enfant, pourquoi pleures-tu ? Quelle douleur est entrée dans ton âme ? Parle-moi sans détour ; ne cache rien en ton cœur, afin que nous puissions tous deux être informes. »

     Alors, gémissant lourdement, Achille aux pieds rapides lui répondit :

     — Tu le sais. Pourquoi te raconter tout ce que tu connais ? Nous étions allés à Thèbes, ville sacrée d'Éétion. Nous l’avions saccagée, et nous avions ici traîné tout le butin. Les fils des Achéens en firent entre eux un partage équitable ; et, pour l’Atride, ils réservèrent Chryséis aux belles joues. Mais Chrysès, le prêtre d’Apollon dont le trait porte loin, vint auprès des vaisseaux des Achéens aux tuniques de bronze pour racheter sa fille. Il apportait une immense rançon, tenait en ses mains, tombant du haut de son sceptre d'or, les bandelettes d'Apollon dont le trait porte loin, et suppliait les Achéens, surtout les deux Atrides ordonnateurs des troupes. Tous les Achéens déclarèrent alors qu il fallait respecter le sacrificateur, et recevoir la rançon magnifique. Mais il ne fut pas, l'Atride Agamemnon, satisfait en son cœur. Durement il renvoya Chrysès, et lança contre lui un ordre véhément. Le vieillard irrité se retira. Mais Apollon entendit sa prière, car il l'aimait très fort, et il lança contre les Achéens un trait pernicieux. Les bommes mouraient par tas, et les flèches du dieu volaient de toutes parts à travers l'étendue du camp des Achéens. Un devin, qui les connaissait bien, nous révéla les volontés du dieu qui frappe au loin. Aussitôt, le premier, je conseillai d'apaiser Apollon. Mais la colère saisit alors le descendant d'Atrée ; il se leva brusquement et proféra des menaces qui se sont accomplies. Voici qu'en effet les Achéens aux yeux vifs renvoient sur un vaisseau Chryséis à Chrysa et portent des présents au seigneur Apollon, tandis que des hérauts viennent d'emmener de ma tente la jeune Briséis, que m'avaient donnée les fils des Achéens. Pour toi, si tu le peux, porte secours à ton fils. Va sur l'Olympe implorer Zeus, si jamais, en parole et en acte, tu as su te rendre agréable à son cœur. Maintes fois, en effet, dans les palais de ton père, je t'ai entendue te vanter, et raconter qu'au Cronide, roi des sombres nuées, seule parmi les Immortels, tu avais épargné un malheur infamant, lorsque voulaient l'enchaîner les autres Olympiens : Héra, Poséidon et Pallas Athéna. Mais tu vins, ô déesse, le soustraire à ces liens, en conviant sur I’Olympe élancé cet être aux cent bras, que les dieux appellent Briarée et tous les nommes Égéon, car Briarée l'emportait en force sur son père. Tout fier de ce prestige, il s'assit à côté du Cronide. Les dieux bienheureux furent pris de peur, et renoncèrent à enchaîner Zeus. Rappelle-lui présentement ce bienfait ; assieds-toi près de lui et touche ses genoux. Vois s'il voudrait assister les Troyens et refouler vers les poupes et sur le bord de la mer les Achéens décimés, afin que tous jouissent de leur roi, et que l'Atride lui-même, Agamemnon aux pouvoirs étendus, comprenne enfin ce que fut sa folie, lorsqu'il refusa tout honneur au plus brave de tous les Achéens. »

    Thétis, en versant des larmes, lui répondit alors :

     — Hélas ! ô mon enfant, pourquoi t'ai-je élevé et enfanté pour le malheur ? Tu aurais bien dû, sans pleurs et sans chagrin, rester auprès des nefs, puisque ta destinée est courte et de trop brève durée. Aujourd'hui, te voilà donc à la fois celui de tous les hommes qui doit mourir le plus tôt et le plus tristement. Tel est le sort malheureux pour lequel, dans mon palais, je t'ai mis au monde. Toutefois, pour exposer ta prière à Zeus lance-foudre, je me rendrai moi-même sur l'Olympe aux neiges abondantes, et je verrai si je serai écoutée. Pour toi, reste pour le moment auprès de tes vaisseaux au rapide trajet, persiste en ta colère contre les Achéens, mais arrête-toi tout à fait de combattre. Zeus, en effet, vers l'Océan, chez les Éthiopiens sans reproche, est parti hier partager un banquet, et tous les dieux ensemble Font accompagné. Dans douze jours, il reviendra sur l'Olympe. Et sans faute alors, j'irai dans le palais au seuil de bronze de Zeus, je lui prendrai les genoux, et j'espère parvenir à le persuader. »

    Ayant ainsi parlé, Thétis s'éloigna, et laissa là son fils dont le cœur irrité se rappelait la femme à la belle ceinture qu'on lui avait, malgré lui, par violence enlevée. Cependant, Ulysse s'avançait vers Chrysa, transportant I’hécatombe sacrée. En arrivant dans les eaux très profondes du port, ils amenèrent les voiles et les rangèrent dans la nef noire ; ils abattirent le mât sur son chevet, le rabattant à l'aide des cordages d'avant, en rapide manœuvre. Puis ils gagnèrent le mouillage à la rame, jetèrent l'ancre de pierre et lièrent les amarres. Débarquant enfin où se brise la mer, ils firent alors, pour Apollon dont le trait porte loin, descendre l'hécatombe. A ce moment, Chryséis descendit du vaisseau traverseur de la mer. L'ingénieux Ulysse la conduisit vers 1’autel, la remit aux mains de son père chéri, et dit à Chrysès :

     — Chrysès, le roi des guerriers Agamemnon m'envoie te ramener ton enfant, et sacrifier à Phoebos une hécatombe sacrée au nom des Danaens, afin que nous puissions apaiser le dieu qui vient de lancer contre les Achéens de lamentables deuils. »

     En parlant ainsi, il remit la jeune fille entre les mains du père, qui reçut avec joie son enfant bien-aimée. Bien vite, pour le dieu, ils disposèrent alors la magnifique hécatombe autour du bel autel. Puis, s'étant lavé les mains, ils prirent les grains d'orge mondé. Au nom de tous alors, Chrysès à voix haute pria en élevant les mains :

    — Écoute-moi, dieu dont l'arc est d'argent, toi qui protèges Chrysa et Cilla très divine, et qui en souverain règnes sur Ténédos ! Jadis tu voulus bien écouter ma prière ; tu me pris en considération, et lourdement tu frappas l'armée des Achéens. Cette fois encore, accorde-moi ce vœu : dès aujourd'hui écarte des Danaens cet indigne fléau ! »

    Il dit, et Phoebos Apollon entendit sa prière. Alors, dès qu'ils eurent prié, ils répandirent les grains d'orge mondé, tirèrent en arrière la tête des victimes, les égorgèrent, les écorchèrent. Ils détachèrent ensuite les cuisses, les enveloppèrent d'une couche de graisse sur 1'une et 1'autre face, et placèrent sur elles des morceaux de chair vive. Le vieillard les brûla sur du bois fendu, et répandit sur elles du vin couleur de feu, tandis qu'à ses côtés, des jeunes gens tenaient entre leurs mains des brochettes à cinq branches. Aussitôt que les cuisses furent consumées et que les viscères eurent été mangés, ils coupèrent en menus morceaux le reste des victimes, de part en part les percèrent de leurs broches, les rôtirent avec soin et retirèrent tout. Alors, ayant fini leur tâche et apprêté le festin, ils festoyèrent, et l'appétit ne fit point défaut à ce repas également partagé. Aussitôt qu'ils eurent chassé le désir de boire et de manger, les jeunes gens couronnèrent les cratères de boisson, servirent à boire à tous, ayant offert aux dieux le prime honneur des coupes. Tout le reste du jour, par la musique et la danse, les jeunes Achéens, chantant un beau péan, s'efforcèrent d'apaiser Apollon et de célébrer le dieu qui au loin écarte les fléaux. Et Apollon, à les entendre, se plaisait en son cœur.

    Lorsque le soleil se fut enfoncé, et qu'après lui survint l'obscurité, ils s'étendirent auprès des agrès du navire ; et, quand parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, ils reprirent le large pour regagner la vaste armée des Achéens. Apollon, le dieu qui au loin écarte les fléaux, leur envoya la brise favorable. Ils dressèrent le mât, larguèrent les voiles blanches, et le vent mit le souffle du feu au milieu de la toile. Le flot bouillonnant retentissait à grand bruit tout autour de 1'étrave de la nef emportée, qui courait sur la vague en filant son chemin. Parvenus au vaste camp des Achéens, aussitôt ils tirèrent le vaisseau noir sur le continent, à la cime des sables, puis étendirent de longs étais sous lui. Dès ce moment, ils se dispersèrent à travers les tentes et les nefs.

     Cependant, assis auprès de ses vaisseaux au rapide trajet, le descendant de Zeus, le fils de Pelée, Achille aux pieds rapides continuait sa colère. Jamais il ne se rendait dans 1'assemblée où la valeur s'illustre, jamais dans la bataille. Toutefois, il se rongeait le cœur en demeurant sur place, et regrettait le cri de guerre et le combat. Mais quand, à partir de ce jour, vint la douzième aurore, les dieux qui sont toujours, vers l'Olympe alors, retournèrent tous ensemble ; Zeus était à leur tête. Thétis n'oublia pas les recommandations de son fils. Elle émergea du sein des vagues de la mer et s'éleva, dans la buée du matin, vers les hauteurs du ciel et de 1'Olympe. Elle trouva le Cronide au vaste regard siégeant à part des autres divinités, sur le sommet le plus haut de l'Olympe aux innombrables cimes. Elle s'assit devant lui, de sa main gauche lui saisit les genoux et, de sa droite lui touchant le menton, elle adressa à Zeus, le roi fils de Cronos, ces suppliantes paroles :

    — Zeus Père, si jamais, entre les Immortels, je t'ai rendu service en parole ou en acte, exauce ce vœu. Honore mon fils, qui est destiné à mourir plus promptement que les autres. Or, le roi des guerriers, Agamemnon l'a déshonoré. Il détient, en effet, la récompense qu'il lui a prise, et qu'il se chargea lui-même de ravir. Toi du moins, honore mon enfant, sage Zeus Olympien ! Donne aux Troyens la prédominance, jusqu'à ce que les Achéens dédom-magent mon fils et le comblent d'honneurs. »

    Ainsi parla-t-elle. Zeus assembleur de nuées ne répondit rien, mais persistait en un fort long silence. Or, comme Thétis avait saisi ses genoux, et qu'elle s y tenait obstinément attachée, elle exposa sa requête une seconde fois :

    — En toute vérité, donne-moi ta promesse et confirme-la par un signe de tête ; ou tien, car tu n'as rien à craindre, marque-moi ton refus, afin que je sache avec exactitude à quel point je suis, entre toutes les divinités, celle qui est la plus indignement traitée. »

    Violemment irrité, Zeus assembleur de nuées lui répondit alors :

    — Ah ! de désastreux embarras surviendront, lorsque tu m'auras incité à traiter Héra en ennemie, et que celle-ci m'irritera par d'outrageants propos. Même sans autre raison, elle me cherche constamment querelle devant les dieux immortels, et prétend que je soutiens les Troyens dans la lutte. Retire-toi donc à présent, de peur qu'Héra ne t'aperçoive. C'est à moi de m'occuper de ton vœu, et de voir comment je pourrai l'accomplir. Allons ! pour toi j'inclinerai ma tête en signe d'assentiment, afin que tu me croies, car c'est là de ma part, parmi les Immortels, la garantie la plus forte que je puisse donner. Ce à quoi je consens en inclinant ma tête, est irrévocable, infaillible et sûr. »

   Il dit, et le Cronide, en abaissant ses sombres sourcils, lui donna le signe de son assentiment. Les boucles ambrosiaques de Zeus souverain s'agitèrent du haut de sa tête immortelle, et le vaste Olympe en fut ébranlé.

    S'étant ainsi concertés, tous deux se séparèrent. Thétis alors, du haut de I'Olympe éclatant, plongea dans le sein profond de la mer, et Zeus regagna sa demeure. Tous les dieux à la fois se levèrent de leurs sièges et se portèrent au-devant de leur père. Aucun à son approche n osa rester en place, et tous se dressèrent pour aller l'accueillir. Et ce fut ainsi que Zeus en sa demeure se rassit sur son trône. Mais, en le voyant, Héra reconnaît que la fille du Vieillard de la mer, Thétis aux pieds d'argent, avait avec lui concerté des projets. Et aussitôt, à Zeus fils de Cronos, elle s adressa par ces mots incisifs :

    — Quelle divinité, trameur de ruses, a concerté des projets avec toi ? Tu te plais sans cesse, me tenant à l'écart, à réfléchir à des choses secrètes et à les décider. Et tu n'as jamais pu te résigner à me dire de ton cœur les projets que tu trames. »

     Le Père des hommes et des dieux lui répondit alors :

     — Ne cherche pas, Héra, à être instruite de tous mes projets ; ils te seraient d'une pénétration difficile, bien que tu sois mon épouse. Mais, s'il en est un qu'il te soit bienséant d'écouter, aucun des dieux ne le saura avant toi, ni aucun des mortels. Quant à ceux auxquels je veux songer sans consulter les dieux, ne t'en informe pas, et ne me questionne sur aucun détail. »

  La vénérable Héra aux grands yeux de génisse lui répondit, alors :

    — Terrible Cronide, quelle parole as-tu dite ! Jusqu'ici certes, je ne t'ai que trop peu questionné ou sondé ; et, tout à loisir, tu as pu songer à tout ce que tu voulais. Mais aujourd’hui, je crains terriblement en mon cœur que la fille du Vieillard de la mer, Thétis aux pieds d'argent, ne t'ait circonvenu. Car elle est montée, dans la buée du matin, s'asseoir auprès de toi, elle a pris tes genoux, et je crois bien que tu lui as donné, par un signe de tête, l'infaillible promesse d'honorer Achille, et de faire périr  auprès de leurs vaisseaux de nombreux Achéens. »    

    Zeus assembleur de nuées lui répondit alors :  

     — Démon ! tu soupçonnes toujours, et je ne puis rien te cacher ! Mais tu n'arriveras absolument à rien, si ce n'est qu'à davantage t'éloigner de mon cœur, et ce sera pour toi bien plus fâcheux encore. S’il en est ainsi que tu le crois, c'est que cela ? doit me plaire. Assieds-toi donc en silence, et obéis à mon ordre, de peur que tous les dieux qui habitent l'Olympe ne te servent à rien, si j'en venais, approchant de plus près, à jeter sur toi mes redoutables mains. »

     Ainsi parla-t-il, et la vénérable Héra aux grands yeux de génisse prit peur, et s'assit en silence, faisant céder son cœur. Les dieux célestes, dans le palais de Zeus, firent entendre un murmure. Héphaestos alors, l'illustre artisan, fut parmi eux le premier à parler, adressant à sa mère, Héra aux bras blancs, d'agréables paroles :

    — Ah ! des maux affreux et intolérables viendront, si tous deux ainsi, pour des mortels, vous vous cherchez querelle, et si parmi les dieux vous suscitez un ramage de geais. Il n'y aura plus de charme à nos sages repas, si le pire l'emporte. Pour moi, je conseille à ma mère, bien qu'elle y pense déjà, d'adresser à Zeus, mon père bien-aimé, d’agréables paroles, afin que mon père ne lui cherche pas noise, et ne vienne plus troubler notre festin. Et si l’Olympien au foudroyant éclair voulait nous jeter à bas de nos sièges, car il est de beaucoup le plus fort !... toi donc, essaie de le toucher par de tendres paroles, et aussitôt l'Olympien nous sera bienveillante.»

    Ainsi parla-t-il, et il s empressa de mettre aux mains de sa mère une coupe à double calice, en lui disant :

    — Supporte, ma mère, et résigne-toi, bien que tu sois offensée, de peur que je ne te voie maltraiter sous mes yeux, toi qui m’es si chère, car, alors, malgré mon affliction, je ne pourrais t'aider, car il en coûte de se dresser contre l'Olympien. Déjà, en une autre occurrence, comme je voulais te défendre, il me prit par le pied et me jeta hors du seuil divin. Tout un jour, je fus emporté et, au moment où le soleil se couchait, je tombai dans Lemnos. Un léger souffle restait encore en moi. Là, aussitôt tombé, je fus ramassé par les Sintiens. »

     Ainsi parla-t-il, et Héra, la déesse aux bras blancs, sourit et reçut en sa main, toujours en souriant, la coupe de son fils.  Héphaestos alors, de gauche à droite, à tous les autres dieux versa le doux nectar puisé dans un cratère. Un rire inextinguible éclata parmi les dieux heureux, lorsqu'ils virent Héphaestos s'essouffler ainsi dans le palais. Tout le reste du jour, jusqu'au coucher du soleil, ils festoyèrent, et l'appétit ne fit point défaut à ce repas également partagé, ni la très belle cithare que tenait Apollon, ni le chant des Muses, dont les belles voix se donnaient la réplique. Mais aussitôt que la brillante lumière du soleil s'immergea, les dieux, ayant envie de dormir, chacun chez soi se retirèrent, là où s'élevait la demeure qu'avec un art savant, Héphaestos aux deux illustres bras avait construite à chacun. L'Olympien, Zeus qui lance l'éclair, se dirigea vers la couche dans laquelle il dormait, lorsque le doux sommeil venait à lui. C'est là qu'il alla s'étendre et s'endormir, ayant à ses côtés Héra au trône d'or.

CHANT II

      Les autres dieux et les hommes qui combattent sur char dormirent toute la nuit. Mais le sommeil invincible ne possédait point Zeus. Il s'inquiétait en son âme des moyens d'honorer Achille, et de faire périr auprès de leurs vaisseaux grand nombre d’Achéens. Et ce fut cette résolution qui lui parut la meilleure en son cœur : dépêcher vers Agamemnon l'Atride, le Songe perni-cieux. Après l'avoir appelé, il lui adressa donc ces paroles ailées :

    — Pars et rends-toi, Songe pernicieux, vers les agiles vaisseaux des Achéens. Entre dans la tente d’Agamemnon l'Atride, et rapporte-lui, très exactement, tout ce que je veux. Ordonne-lui a armer en masse les Achéens aux têtes chevelues, car il pourrait maintenant s'emparer de la ville aux larges rues des Troyens. Les Immortels qui habitent les demeures de l’Olympe ne sont plus de sentiments divisés. Héra, les suppliant, les a tous fléchis et, sur les Troyens, des deuils sont imminents.»

    Ainsi parla-t-il, et le Songe partit aussitôt qu'il eut entendu le message. Promptement, il atteignit les agiles vaisseaux des Achéens, et se rendit auprès d'Agamemnon l'Atride. Il le trouva endormi sous sa tente. L'ambrosiaque sommeil l'enveloppait de partout. Il s'arrêta au-dessus de sa tête, semblable à Nestor fils de Nélée, qu'Agamemnon, entre tous les Anciens, honorait le plus. Or donc, sous les traits de Nestor, le Songe divin lui adressa la parole :

    — Tu dors, fils de l’ardent Atrée, le dompteur de chevaux ! Il ne doit pas dormir toute la nuit, l’homme qui siège au Conseil, le chef à qui les armées sont commises, et à qui tant de soins se trouvent réservés. Maintenant donc, écoute-moi vite. Je suis le messager de Zeus qui, tout éloigné qu'il soit, de toi s'inquiète fort et te prend en pitié. Il t'ordonne d'armer en masse les Achéens aux têtes chevelues, car tu peux maintenant t'emparer de la ville aux larges rues des Troyens. Les Immortels qui habitent les demeures de l'Olympe ne sont plus de sentiments divisés. Héra, les suppliant, les a tous fléchis et, sur les Troyens, des deuils sont imminents, envoyés par Zeus. Pour toi, garde bien en ton âme cet avertissement, et que l'oubli ne t'appréhende pas, lorsque t'aura quitté le suave sommeil. »

    Ayant ainsi parlé, il s'en retourna, et le laissa là, songer en son âme à des événements qui ne devaient pas s'accomplir. Agamemnon se disait, en effet, qu'il allait enlever en ce jour la ville de Priam  ; l'insensé ! il ignorait les intentions que Zeus nourrissait, Zeus qui devait encore, en de rudes mêlées, infliger aux Troyens et aux Danaens bien des douleurs et des gémissements. Il s'éveilla de son sommeil, et la voix divine l'enveloppait encore. Se soulevant alors et se mettant debout, il revêtit une tunique moelleuse, élégante et neuve, et s'entoura d'un vaste manteau. Sous ses pieds luisants, il attacha de magnifiques sandales, puis il jeta autour de ses épaules le baudrier d'une épée ornée de clous d’argent. Il prit ensuite le sceptre de ses pères, toujours incorruptible, et se rendit, en le portant avec lui, auprès des nefs des Achéens aux tuniques de bronze. La divine Aurore s'avançait alors vers l’Olympe élancé, pour annoncer la lumière à Zeus et aux autres Immortels. A ce moment, Agamemnon prescrivit aux hérauts à voix retentissante, de convoquer à l’assemblée les Achéens aux têtes chevelues.

    Le ban proclamé, les Achéens se réunirent sans le moindre retard. Et ce fut d'abord le Conseil des Anciens à l'âme magnanime, qu'Agamemnon fit siéger, près du vaisseau de Nestor, le roi né à Pylos. Lorsqu il les eut rassemblés, il leur exposa sa ferme décision :

    — Écoutez, mes amis ! Le Songe divin, durant la nuit ambro-siaque, est venu me trouver pendant que je dormais. Au divin Nestor il ressemblait de très près, ayant à s'y méprendre son aspect, sa taille et son allure. Il s'arrêta au-dessus de ma tête et m'adressa ce message : « Tu dors, fils de l'ardent Atrée, le dompteur de chevaux ! Il ne doit pas dormir toute la nuit, l'homme qui siège au Conseil, le chef à qui les armées sont commises, et à qui tant de soins se trouvent réservés. Maintenant donc, écoute-moi vite. Je suis le messager de Zeus qui, tout éloigné qu'il soit, de toi s'inquiète fort et te prend en pitié. Il t'ordonne d’armer en masse les Achéens aux têtes chevelues, car tu peux maintenant t'emparer de la ville aux larges rues des Troyens. Les Immortels qui habitent les demeures de l'Olympe ne sont plus de sentiments divisés. Héra, les suppliant, les a tous fléchis et, sur les Troyens, des deuils sont imminents, envoyés par Zeus. Pour toi, garde bien en ton âme cet avertissement. » Ayant ainsi parlé, il partit en volant, et le doux sommeil m'abandonna. Allons ! examinons si nous pourrons armer les fils des Achéens. Je veux d'abord les éprouver en paroles, suivant le juste usage. Je leur ordonnerai de fuir sur leurs navires garnis de bonnes rames, et vous alors, chacun de votre côté, vous chercherez par vos paroles à les retenir.  »

    Ayant ainsi parlé, Agamemnon s'assit. Et devant eux, le roi de Pylos des Sables, Nestor, se leva. Plein de bons sentiments, il leur parla et dit :

    — O mes amis, conducteurs et conseillers des Argiens, si quelque autre des Achéens nous eût rapporté ce songe, nous pourrions affirmer que c'est une illusion, et c'est résolument que nous l'écarterions. Mais l'homme qui l'a vu se vante avec éclat d être le plus brave d'entre les Achéens. Allons ! examinons si nous pourrons armer les fils des Achéens.  »

    Ayant ainsi parlé, il fut le premier à quitter le Conseil. Les rois porte-sceptre se levèrent alors, et obéirent aux pasteurs des armées. Pendant ce temps, les troupes affluaient. Tout comme les abeilles sortent à flots pressés et constamment nouveaux des flancs d'un rocher creux, pour voltiger en grappes sur les rieurs printanières, volant en grande foule, les unes par ici et les autres par là ; de même, les tribus nombreuses des guerriers sortant des vaisseaux et des tentes, venaient se ranger, par groupes serrés, sur le bord du rivage de la profonde baie, en vue de l'assemblée. Au milieu d'eux, accélérant leur marche, la Rumeur, messagère de Zeus, s'étendait comme un feu. Ils se rendaient donc au rassemblement. L'assemblée s'agitait ; la terre gémissait sous le poids des guerriers qui s'asseyaient sur elle, et c'était le tumulte. Neuf hérauts à grands cris cherchaient à contenir cet attroupement,  essayant d'arrêter les clameurs et de faire que les rois, ces nourrissons de Zeus, pussent être entendus. A grand peine, les troupes parvinrent à s asseoir, se tinrent à leurs places et cessèrent de brailler. Alors le puissant Agamemnon se leva, portant le sceptre que lui avait façonné le labeur d’Héphaestos. Héphaestos l'avait donné à Zeus, le roi fils de Cronos. Zeus ensuite le donna à Hermès, le brillant messager. Le seigneur Hermès le donna à Pélops, le dresseur de chevaux. Et Pélops à son tour le donna à Atrée pasteur des guerriers. Atrée en mourant le transmit à Thyeste riche en moutons. Et Thyeste à son tour le transmit à Agamemnon, pour le porter et régner sur des îles nombreuses et sur tout le pays qui dépendait d'Argos. Appuyé sur ce sceptre, il adressa ces mots aux Argiens :

    — O mes amis, héros Danaens, serviteurs d'Arès ! Zeus fils de Cronos m'a durement enchaîné au joug pesant d'une funeste illusion. Le cruel ! il m'avait autrefois promis et accordé d'un signe de sa tête, que nous ne repartirions pas avant d’avoir détruit Ilion aux beaux remparts. Et aujourd'hui, voici qu’il se résout à méchamment me trahir, et il m'ordonne de retourner sans gloire dans Argos, après avoir perdu tant de guerriers. Tel doit être sans doute le bon plaisir de Zeus omnipotent, qui a déjà décapité tant de villes, et qui doit encore en décapiter d'autres, car sa force prédomine sur tout. Il est honteux, en effet, que même ceux qui viendront après nous, sachent qu'une armée si grande et si nombreuse que celle des Achéens, a, sans aucun résultat, conduit une guerre et vainement engagé des combats contre des ennemis qui étaient moins nombreux. Et nous n'en sommes pas encore à la fin ! Car si nous voulions, Achéens et Troyens, après avoir abattu des victimes, gages de nos serments, nous compter les uns les autres ; si les Troyens, tant qu'ils sont, se groupaient par familles, et que nous, les Achéens, nous nous rangions par décades, et que nous prélevions pour chaque décade un guerrier troyen pour être échanson, beaucoup de décades manqueraient d'échansons, tant je suis sûr que les fils des Achéens dépassent en nombre les Troyens qui résident dans Troie. Mais des auxiliaires, brandisseurs de piques, leur sont venus de nombreuses cités, et ce sont eux qui rudement m'écartent et ne me permettent pas, malgré ma décision, de renverser la ville bien peuplée d'Ilion. Neuf années du grand Zeus ont passé ; les bois de nos vaisseaux sont pourris ; les câbles se sont détendus, et nos épouses et nos jeunes enfants restent encore à nous attendre au sein de nos maisons, tandis que la tâche pour laquelle nous sommes ici venus, reste pour nous toujours inachevée. Allons ! obéissons tous à l'avis que je donne. Fuyons sur nos vaisseaux vers la terre de la douce patrie, car Troie aux larges rues, nous ne la prendrons plus. »

    Ainsi parla-t-il et, dans leurs poitrines, il attendrit le cœur ; de tous ceux qui, parmi la multitude, n'avaient pas assisté au Conseil. L'assemblée s'agita comme les longues vagues que l'Euros et le Notos soulèvent au large de la mer Icarienne, lorsqu'ils s'élancent des nuages de Zeus notre père. De même que Zéphyre agite à son lever une moisson profonde, quand il s'abat avec violence sur les épis qu'il incline ; de même, s'agita toute leur assemblée. A grands cris alors, vers les vaisseaux ils se précipitèrent, et, sous leurs pieds, la poussière soulevée se dressait. Ils s'exhortaient les uns les autres à s'attaquer aux navires et à les tirer dans la mer divine. Ils nettoyaient les glissières. Un tumulte de gens s apprêtant au départ s'élevait dans le ciel, et ils en étaient à retirer les étais de dessous les carènes. A ce moment, le retour des Argiens se serait effectué avant le temps marqué, si Héra n'avait point adressé ces paroles à Athéna :

    — Ah ! fille de Zeus porte-égide, Indomptable ! Les Argiens, vers leurs foyers et la terre de leur douce patrie, vont-ils ainsi s'enfuir sur le vaste dos de la plaine marine ? Laisseraient-ils comme un sujet d'orgueil, à Priam, aux Troyens, Hélène d'Argos, pour laquelle nombre d'Achéens sont morts en Troade, loin du doux ; pays de la patrie ? Allons ! pars à I’instant vers l’armée des Achéens  aux tuniques de bronze. Retiens chaque soldat par de douces paroles, et ne permets pas qu'ils mettent à la mer leurs vaisseaux roulant d'un bord à l'autre. »

    Ainsi parla-t-elle, et la déesse Athéna aux yeux pers ne désobéit pas. Elle descendit d'un trait des cimes de l'Olympe, et promptement atteignit les agiles vaisseaux des Achéens. Elle trouva Ulysse égal à Zeus en conseil, qui se tenait debout. A son noir vaisseau solidement charpenté, il ne s'attaquait pas, car la douleur avait envahi et son cœur et son âme. S'arrêtant près de lui, Athéna aux yeux pers lui dit alors :

    — Descendant de Zeus, fils de Laërte, artificieux Ulysse ! allez-vous ainsi vous enfuir, vous abattant sur vos nefs garnies de bonnes rames, vers vos foyers et la terre de votre douce patrie ? Laisseriez-vous, comme un sujet d'orgueil, à Priam, aux Troyens, Hélène d'Argos, pour laquelle nombre d'Achéens sont morts en Troade, loin du doux pays de la patrie ? Allons ! pars à l’instant vers 1'armée des Achéens ; ne tergiverse plus. Retiens chaque soldat par de douces paroles, et ne permets pas qu'ils mettent à la mer leurs vaisseaux roulant d'un bord à l'autre. »

    Ainsi parla-t-elle. Ulysse reconnut la voix de la déesse qui lui avait parlé. Il se mit à courir, jeta son manteau, et le héraut, Eurybate d'Ithaque qui l'accompagnait, le ramassa. Allant alors au-devant d'Agamemnon l'Atride, il reçut de lui le sceptre de ses pères, toujours incorruptible, et se rendit, avec le sceptre à la main, auprès des nefs des Achéens aux tuniques de bronze. Chaque fois qu il rencontrait un roi ou un chef éminent, il s'arrêtait près de lui, et cherchait par de douces paroles à le retenir :

    — Malheureux ! Il ne sied pas, comme un lâche, que tu aies peur. Commence toi-même par rester assis, et fais asseoir aussi le reste de tes troupes. Car tu ne sais rien de clair sur la pensée de l'Atride. Aujourd'hui, il met à l'épreuve les fils des Achéens, mais bientôt il les châtiera. Nous n'avons pas tous entendu ce qu'il a dit au Conseil. Prends garde que, dans son irritation, il ne sévisse contre les fils des Achéens. Vive est la colère des rois issus de Zeus. La dignité du nôtre vient de Zeus, et Zeus aux conseils avisés le tient en amitié. »

    Chaque fois qu'il voyait un homme de troupe, et qu'il le surprenait en train de crier, Ulysse le frappait de son sceptre, et par ces mots le rappelait à l’ordre :

    — Insensé ! reste tranquille, et écoute la parole des autres, de ceux qui valent mieux que toi. Toi, qui es sans vaillance ni valeur militaire, jamais tu n as compté dans la guerre ou bien  dans le Conseil. Non, il n'est pas possible que tous les Achéens puissent régner ici. L'autorité multiple ne vaut rien. Qu'un seul homme soit chef, qu'un seul homme soit roi : celui à qui Zeus aux pensées tortueuses a donné le sceptre et les lois pour régner sur les hommes. »

    C'est ainsi qu'en chef il redressait l'armée. Sortant alors des vaisseaux et des tentes, vers l'assemblée les Achéens derechef accoururent avec un bruit confus, pareil au flot de la mer au sourd déferlement, lorsqu'elle gronde sur l'étendue d'un rivage et retentit jusqu'au large.

    Tous s'étaient assis et se tenaient à leurs places. Seul, braillard infatigable, piaillait comme un geai, Thersite, dont l'esprit débordait de propos incongrus, pour vainement et sans nul à-propos chercher querelle aux rois, en contant aux Argiens tout ce qui lui semblait propre à les porter à rire. Il était le plus laid des hommes venus sous Ilion. Cagneux et pied bot, ses épaules voûtées rentraient en sa poitrine, et sa tête pointue se fleurissait d'un duvet clairsemé. Il était surtout acharné contre Achille et aussi contre Ulysse, car il ne cessait pas d'invectiver contre eux. Mais cette fois, d'une voix stridente, c'était contre le divin Agamemnon qu'il proférait des injures, car c'était alors contre ce roi que les Achéens gardaient en leur cœur un farouche dépit et de l’inimitié. A grands cris, il se mit donc à insulter en ces termes Agamemnon :

    — Atride, de quoi encore te plains-tu, et que te manque-t-il ? Tes tentes sont pleines de bronze, et nombre de captives sont aussi sous tes tentes, femmes de choix, que nous, les Achéens, nous te donnons, à toi avant tout autre, aussitôt que nous prenons une ville. Te faut-il encore l'or que t'apporterait quelque Troyen dompteur de chevaux, comme rançon d'un fils qui aurait été, par moi ou par un autre d'entre les Achéens, ligoté et conduit jusqu'ici ? Désires-tu une femme jeune pour t'unir en amour ; avec elle, et la garder pour toi seul, à l'écart ? Il ne sied pas à un chef d'entraîner au malheur les fils des Achéens. Ah ! cœurs  amollis, vils sujets d'opprobres, Achéennes et non plus Achéens ! tâchons sur nos vaisseaux de retourner chez nous, et laissons cet homme, ici même, en Troade, digérer ses récompenses en paix, afin qu'il voie si nous lui sommes, ou non, de quelque utilité lui qui vient encore de déshonorer Achille, guerrier d'une toute autre vaillance que la sienne, car il a pris et il garde la récompense qu il a, de son chef, ravie à ce héros. Mais Achille n'a vraiment plus de bile dans le cœur et il laisse faire : autrement, Atride, tu l'aurais outragé aujourd’hui pour la dernière fois. »

    Ainsi parlait Thersite, insultant Agamemnon pasteur des guerriers. Le divin Ulysse auprès de lui vivement se dressa ; et, tout en le toisant d'un regard de travers, le rudoya par ces âpres paroles :

    — Thersite, bavard désordonné, malgré ta voix aiguë et tes dons d'orateur, arrête-toi, et ne prétends pas tout seul chercher querelle aux rois. Il n'est pas, je l'affirme, d'homme plus lâche que toi, entre tous ceux qui sont avec l'Atride venus sous Ilion. A ce compte, tu ne devrais point en public, en ayant sans cesse le nom des rois à la bouche, proférer contre eux des outrages, et te préoccuper de notre retour. Nous ignorons encore ce qui doit arriver, et si nous, les fils des Achéens, nous aurons un heureux ou malheureux retour. Pour toi, tu restes pour l'instant à insulter ici l'Atride Agamemnon, le pasteur des guerriers, parce que les héros Danaens lui accordent de vastes récompenses, et tu pérores en tenant des propos malveillants. Mais je vais te dire ce qui s'accomplira. Si je te prends encore à divaguer ainsi que tu le fais, que cette tête ne reste plus sur les épaules d'Ulysse, que je ne sois plus appelé le père de Télémaque, si de mes mains je ne t'empoigne alors, et ne t'arrache tes vêtements, ton manteau, ta tunique et ce qui cache ton sexe, et si, te renvoyant tout en pleurs vers les vaisseaux agiles, je ne t'assène en te chassant de l'assemblée des coups déshonorants. »

    Ainsi parla-t-il. Et, de son sceptre, Ulysse le frappa sur la nuque et sur les deux épaules. Thersite se courba et laissa tomber des larmes abondantes. Une tumeur sanguinolente se gonfla sur son dos, sous les coups portés par le sceptre d'or. Il s'assit alors et  fut saisi d effroi ; pleurant de douleur, le regard éperdu, il essuya     ses larmes. Les Achéens, tout affligés qu ils fussent, se mirent plaisamment à se moquer de lui, et chacun disait en regardant son voisin :

    — Ah ! Ulysse a certes fait des milliers de prouesses, proposant des avis salutaires, préparant les batailles. Mais aujourd'hui il fit mieux que jamais parmi les Argiens, lui qui vient d'empêcher de parler en public ce misérable lanceur d'outrageantes paroles. Désormais, son âme héroïque ne le poussera plus à outrager les rois par d'injurieux propos. »

    Ainsi parlait la foule. Ulysse alors, saccageur de cités, se leva, tenant le sceptre à la main. Près de lui, Athéna aux yeux pers, ayant pris la forme d'un héraut, invitait les guerriers à se taire, afin que, des premiers aux derniers, les fils des Achéens pussent tous à la fois entendre son discours et réfléchir à sa décision. Plein de bons sentiments, Ulysse leur parla et dit :

    — Atride, les Achéens veulent donc aujourd'hui te rendre, ô roi, le plus honteux des hommes aux yeux de tous les hommes doués de la parole, en n'accomplissant pas la promesse qu'ils te firent, lorsqu'ils partaient d'Argos nourricière de chevaux, pour venir jusqu'ici : que tu ne reviendrais qu'après avoir détruit Ilion aux beaux remparts. Comme des petits enfants ou des femmes veuves, ils se lamentent les uns avec les autres pour retourner chez eux. En vérité, notre fatigue est si grande qu'en notre affliction nous désirons le retour. Un homme, en effet, qui reste un mois loin de sa femme, s'impatiente sur son navire garni de bonnes rames, alors que le retiennent les tempêtes d'hiver et la mer soulevée. Or, pour nous, la neuvième année achève son cours, depuis que nous attendons ici. Aussi, je ne blâme point les Achéens de s'impatienter auprès Je leurs vaisseaux aux poupes recourbées, vu qu'il est après tout fort honteux d'attendre si longtemps et de revenir en ayant les mains vides. Prenez courage, amis, et restez assez pour savoir si Calchas nous a fait, oui ou non, des prédictions véridiques. Car il est un fait que vos esprits savent bien, et dont vous restez tous les témoins, vous que les Génies de la mort n'ont pas encore emportés avec eux. C'était hier ou avant-hier, lorsque les vaisseaux des Achéens se réunissaient dans Aulis, pour porter des malheurs à Priam et aux Troyens ; nous alors, tout à l'entour d'une source, près des autels sacrés, nous offrions aux Immortels des hécatombes choisies, sous un beau platane, au pied duquel une eau chatoyante coulait. Là, nous apparut un grand signe divin. Un serpent au dos rouge, terrifiant, que l'Olympien envoyait lui-même à la lumière, sortit sous l'autel, et s'élança d'un bond sur le platane. Là se trouvaient des petits passereaux, tendre nichée, sur une branche très haute, blottis sous les feuilles, au nombre de huit, neuf avec la mère qui les avait couvés. Le serpent alors dévora la nichée qui poussait, lamentablement, de petits cris aigus. La mère volait tout autour, en gémissant sur sa chère couvée. Mais le serpent, déroulant ses anneaux, saisit par l'aile cette mère éplorée. Alors, dès qu'il eut dévoré les passereaux et leur mère, le dieu qui l'avait fait apparaître, le rendit invisible, car le fils de Cronos aux pensées tortueuses en pierre le changea. Et nous, immobiles, nous étions stupéfaits de ce qui s'était produit. Comme ces terrifiants prodiges s'étaient manifestés pendant les hécatombes que nous offrions aux dieux, Calchas aussitôt, interprétant les décisions divines, prit alors la parole : « Pourquoi restez-vous interdits, Achéens aux têtes chevelues ? C'est pour nous que Zeus aux conseils avisés vient de faire apparaître ce singulier prodige, signe tardif d'un tardif événement dont le renom ne périra jamais. De même que le serpent a dévoré les passereaux et leur mère, au nombre de huit, neuf en comptant la mère qui les avait couvés, nous, de même, nous combattrons au même endroit pendant autant d'années, et nous prendrons à la dixième la ville aux larges rues. » Ainsi parlait Calchas ; et maintenant, tout va s'accomplissant. Allons ! Achéens aux belles cnémides, demeurez tous ici, jusqu'à ce que nous prenions la grande ville de Priam. »

    Ainsi parla-t-il. Les Achéens poussèrent une grande clameur, et, tout aux alentours, les vaisseaux terriblement retentirent aux cris des Achéens, qui approuvaient la harangue du divin Ulysse. Le Gérénien Nestor conducteur de chevaux prit aussi la parole :

    — Ah ! vous discourez, pareils à de petits enfants qui n'ont aucun souci des travaux de la guerre. Où donc s'en iront nos pactes et les sacrifices, gages de nos serments ? Qu'ils aillent au feu les décisions et les desseins des hommes, les libations de vin pur et les mains droites auxquelles nous nous étions nés ! Nous nous battons constamment en paroles, et, depuis si longtemps que nous sommes ici, nous ne pouvons trouver le moyen d'en finir. Toi donc, fils d'Atrée, persiste comme avant en ton inébranlable dessein ; conduis les Argiens dans les rudes mêlées, et laisse se consumer ceux qui, un ou deux tout au plus, projettent à l'écart des autres Achéens, mais sans devoir aboutir, de s'en aller en Argos, avant même de savoir si la promesse de Zeus porte-égide est un mensonge, ou non. Or, je l'affirme, le  tout-puissant de Cronos, le jour où les Argiens montaient sur leurs vaisseaux au rapide trajet, pour porter le meurtre et la mort aux Troyens, nous donna la preuve de son assentiment ; il tonna sur la droite, nous montrant ainsi des signes favorables. Aussi, que personne ne se hâte de retourner chez lui, avant d'avoir dormi avec la femme d'un Troyen, et vengé le départ et les plaintes d'Hélène. Et si quelqu'un tient à toute force à retourner chez lui, qu'il prenne son noir vaisseau solidement charpenté, afin d'aller, avant les autres, au-devant de la mort et de la destinée ! Quant à toi, prince, réfléchis Lien toi-même, et fais confiance aussi au conseil d'un autre homme. Il ne sera pas à rejeter, l'avis que je vais te donner. Répartis les guerriers, Agamemnon, par pays et par clan, afin que le clan serve d'appui au clan, le pays au pays. Si tu agis ainsi, et que les Achéens t'obéissent, tu connaîtras par la suite qui des chefs ou des troupes est un lâche, ou se conduit en brave, car ils combattront chacun par eux-mêmes. Tu connaîtras enfin, si c'est un arrêt divin qui t'interdit la prise de la ville, ou bien si c'est la lâcheté des hommes et leur ignorance des lois de la guerre.  »

    Le puissant Agamemnon lui répondit et dit :

    — Encore une fois, en vérité, tu viens dans l'assemblée, vieillard, de surpasser les fils des Achéens. Ah ! Zeus Père, Athéna, Apollon ! si j'avais dix conseillers tels que toi parmi les Achéens ! Alors, la ville de Priam succomberait bientôt, prise par nos mains et saccagée. Mais le fils de Cronos, Zeus porte-égide, aux tourments m'a livré, lui qui me jette au milieu des discordes et des vaines querelles. Achille et moi, nous avons lutté pour une  jeune femme en propos agressifs, et je fus lepremier à m'emporter. Mais si jamais nous tombons a accord sur un même avis, il n'y aura plus de délai au malheur des Troyens, même pas le moindre. Pour l'instant, allez au repas, afin d'engager ensuite le combat. Que chacun aiguise bien sa lance et mette bien son bouclier en état ; qu'il donne à ses chevaux rapides une bonne ration, et se prépare à l’assaut, en examinant bien son char de toutes parts, afin que, tant que dure le jour, nous prenions comme arbitre le redoutable Arès. Car aucune trêve, même pas la moindre, n'interviendra, jusqu'à ce que la nuit sépare en survenant l'ardeur des combattants. La courroie du bouclier qui recouvre chaque homme suera sur sa poitrine ; la main se fatiguera autour du javelot, et le cheval en tirant sur le char bien poli ruissellera. Quant à celui que je soupçonnerai décidé à rester à 1'écart du combat, auprès des vaisseaux aux poupes recourbées, celui-là n'aura plus désormais aucun moyen d'échapper aux  chiens et aux oiseaux.»

     Ainsi parla-t-il. Les Argiens poussèrent alors une grande clameur, comme la vague sur un rivage escarpé, toutes les fois que le  Notos arrive et la projette contre un roc avancé, roc que jamais ne laissent en repos les flots qu'amènent tous les vents, de quelque côté qu ils viennent à souffler. S'étant alors levés, ils se précipitèrent et se dispersèrent à travers les vaisseaux. Ils firent parmi les tentes monter de la fumée, et prirent leur repas. Chacun offrait un sacrifice à l'un des dieux éternels, lui demandant d'échapper à la mort et aux travaux d'Arès. Le roi des guerriers, Agamemnon, immola au fils tout-puissant de Cronos, un bœuf gras de cinq ans. Il invita les plus nobles Anciens de tous les Achéens, Nestor en premier lieu et le roi Idoménée, les deux Ajax ensuite et le fils de Tydée. Ulysse, égal à Zeus en conseil, fut le sixième convive. De lui-même, arriva Ménélas vaillant au cri de guerre, car son âme savait de quels soucis son frère était préoccupé. Ils entourèrent le bœuf en se tenant debout, et prirent en leurs mains les grains d'orge mondé. Au nom de tous alors, le puissant Agamemnon pria et dit :

    — Zeus très illustre, très grand, dieu des sombres nuées, qui habites l'éther ! Que le soleil ne se couche pas et que l'obscurité ne vienne point, avant que je n'aie jeté race à terre le palais de Priam, tout noirci par la flamme, brûlé ses portes d'un feu dévastateur, et mis en pièces, déchirée par le bronze, la tunique entourant la poitrine d'Hector ! Et qu'autour de lui, de nombreux compagnons, le front dans la poussière, puissent saisir la terre en la mordant ! »

    Ainsi parla-t-il. Mais le fils de Cronos ne l’exauça pas  encore ; il agréa le sacrifice, mais il multiplia leurs sombres afflictions. Alors, dès qu ils eurent prié et répandu les grains d’orge mondé, ils tirèrent en arrière les têtes des victimes, les égorgèrent, les écorchèrent. Ils détachèrent ensuite les cuisses, les enveloppèrent d'une couche de graisse sur l’une et l’autre face, et placèrent sur elles des morceaux de chair vive. Ils les brûlèrent sur du bois fendu, dépouillé de ses feuilles ; puis, embrochant les viscères, ils les tenaient sur le feu d'Héphaestos. Aussitôt que les cuisses furent consumées, et que les viscères eurent été mangés, ils coupèrent en menus morceaux le reste des victimes, les percèrent de leurs broches, les rôtirent avec soin, et retirèrent tout. Alors, ayant fini leur tâche et apprêté le festin, ils festoyèrent, et l’appétit ne fit point défaut à ce repas également partagé. Dès qu'ils eurent chassé le désir de boire et de manger, le Gérénien Nestor fut le premier à prendre la parole :

    — Atride très illustre, roi des guerriers Agamemnon, il ne faut plus qu'ici nous restions assemblés et que nous différions plus longtemps l'entreprise qu'un dieu met à notre portée. Allons ! que les Hérauts appellent et rassemblent auprès de ses vaisseaux 1'armée des Achéens aux tuniques de bronze. Et nous, en groupe comme nous sommes, répandons-nous à travers le vaste camp des Achéens, et réveillons au plus vite la fougue d'Arès.»

    Ainsi parla-t-il, et le roi des guerriers, Agamemnon, ne désobéit pas. Sur le champ, il prescrivit aux hérauts à voix retentissante d'appeler au combat les Achéens aux têtes chevelues. Les hérauts convoquèrent, et les guerriers très vite s'assemblèrent. Autour du fils d'Atrée, les rois nourrissons de Zeus, s'empressaient de trier les guerriers. Athéna, la déesse aux yeux pers, se trouvait parmi eux, portant l'égide glorieuse, invieillissable, immortelle, d'où pendaient cent franges toutes d'or, toutes bien tressées, valant chacune cent bœufs. L'égide en main, la déesse, soudainement apparue, s'élançait à travers l'armée des Achéens et poussait les guerriers à marcher. Dans le cœur de chacun, elle excita la force de combattre et de lutter sans trêve. Et aussitôt, la guerre leur devint plus attrayante que de revenir, sur les vaisseaux creux, dans la terre de leur douce patrie.

    De même que le feu destructeur, sur les sommets d'une montagne, embrase une immense forêt ; la lueur de la flamme s'aperçoit de très loin ; de même, du bronze prodigieux des guerriers qui marchaient, un flamboyant éclat, à travers l'éther, s'élevait jusqu au ciel. De même que les tribus nombreuses des oiseaux ailés, oies ou grues, ou cygnes au long col, dans la prairie d'Asias, de chaque côté du courant du Caystre, volent ça et là, battent allègrement des ailes, et se posent à terre en jetant des clameurs ; de même, les tribus nombreuses affluaient des vaisseaux et des tentes dans la plaine du Scamandre ; le sol alors terriblement résonnait sous leurs pieds et sous ceux des chevaux. Ils s'arrêtèrent par milliers  dans la prairie fleurie du Scamandre, aussi nombreux que les  feuilles et les fleurs que le printemps fait naître.

    De même que les tribus nombreuses des mouches s'agglomèrent et fuient dans l'enclos d'un verger, à la saison printanière, lorsque le lait mouille les vases ; de même, aussi nombreux, les Achéens aux têtes chevelues contre les Troyens se formèrent dans la plaine, aspirant à les réduire en pièces.

    De même que les chevriers séparent sans peine leurs troupeaux éparpillés de chèvres, quand ils se sont mêlés dans un pâturage ; de même, les chefs répartissaient ça et là les guerriers, pour les engager dans la mêlée. Au milieu d'eux, le puissant Agamemnon se voyait, semblable pour les yeux et la tête à Zeus lance-foudre, à Arès pour la ceinture, et pour la poitrine à Poséidon. De même que, dans un troupeau de bêtes, c'est le taureau qu'on voit avec éclat prédominer sur toutes et se distinguer dans un groupe de vaches ; de même, grâce à Zeus, on voyait 1'Atride se distinguer en ce jour au milieu de ses troupes, et prédominer entre tous les héros.

    Dites-moi maintenant, Muses qui habitez les demeures de l’Olympe, — car vous êtes déesses, vous assistez à tout, vous savez tout, tandis que nous, nous n'entendons rien que la Renommée, et nous ne savons rien — quels étaient les guides des Danaens et leurs chefs. Quant à la foule des soldats, je ne saurais la dire, ni les nommer tous, même si j'avais dix langues et dix bouches, une voix infrangible et des poumons de bronze, à moins que les Muses olympiennes, filles de Zeus porte-égide, ne me rappellent tous ceux qui vinrent sous Ilion. Mais les commandants des vaisseaux et le nombre total de ces vaisseaux, je les dirai.

    Aux Béotiens commandaient Pénéléos, Léitos, Arcésilas, Protboénor et Clonios. Les uns habitaient Hyrie et la rocheuse Aulis, Schœnos, Scôlos et la montueuse Ëtéone, Thespie, Gréa et la spacieuse Mycalesse ; les autres peuplaient les alentours d'Harma, Ilèse et Érythra ; d'autres occupaient Éléon, Hylé et Pétéon, Ocalée et Médéon, ville bien bâtie, Copas, Eutrésis et Thisbé aux nombreuses colombes ; les uns habitaient Coronée et Haliarte au gazon fleuri ; les autres occupaient Platée ; d'autres habitaient Glisas ; ceux-ci occupaient Hypothèbes, ville bien bâtie, Onchestos la sainte et le bois magnifique de Poséidon ; ceux-là tenaient Arné aux vignes plantureuses ; les uns venaient de Midée, de la très divine Nisa et de l'extrême Anthédon. Ils étaient venus sur cinquante vaisseaux, et cent vingt jeunes Béotiens étaient à bord de chaque nef.

    Ceux qui habitaient Asplédon et Orchomène des Minyens, étaient commandés par Ascalaphe et Ialmène, tous deux fils d'Arès, qu'Astyoché, dans la maison d'Actor fils d'Azée, avait enfantés pour le très fort Arès. Vierge pudique, elle était montée à l'étage des femmes, et le dieu, en secret, avait couché près d'elle. Trente vaisseaux creux pour eux étaient en ligne.

    Aux Phocidiens commandaient Schédios et Épistrophos, fils du magnanime Iphitos, issu de Naubolos. Les uns occupaient Kyparissos et Pytho la Rocheuse, Chrysa la très divine, Daulis et Panopée; les autres demeuraient aux alentours d'Anémoria et d Hyampolis, habitaient sur les bords du Céphise divin, ou occupaient Lilée, aux sources du Céphise. Quarante-quatre vaisseaux noirs accompagnaient ces chefs. Et ces chefs s'occupaient d'aligner les rangs des Phocidiens, qui s'armaient, sur la gauche, tout près des Béotiens.

    Les Locriens étaient conduits par le rapide Ajax, fils d'Oïlée. Petit de taille, il n'était pas aussi grand qu'Ajax, le fils de Télamon, mais beaucoup plus petit. S'il était court de taille et cuirassé de lin, il prévalait pourtant au javelot sur tous les Hellènes et tous les Achéens. Les uns habitaient Cynos, Oponte et Calliare, Bessa, Scarphé et Augées la charmante, Tarphé et Thronion sur le cours du Boagre. Quarante vaisseaux noirs accompagnaient Ajax, montés par les Locriens, qui habitent en face de la sainte Eubée.

    Ceux qui tenaient l'Eubée — les Abantes respirant le courage — qui occupaient Chalcis et Érétrie, Histiée aux plantureuses vignes, la maritime Cérinthe et la ville escarpée de Dion ; ceux qui avaient Caryste ou habitaient Styra : tous ceux-là étaient conduits par Éléphénor rejeton d'Arès, issu de Chalcodon, et chef des intrépides Abantes. C'est lui que suivaient les agiles Abantes aux cheveux en arrière, guerriers impatients, avec le bois de frêne de leurs piques tendues, de briser les cuirasses autour des poitrines de leurs ennemis. Quarante vaisseaux noirs accompagnaient ce chef.

    Ceux qui tenaient Athènes, ville bien bâtie, le pays d'Érechthée au grand cœur, qu'Athéna fille de Zeus avait jadis élevé, et qu avait enfanté la terre porteuse de froment. La déesse avait ensuite établi Érechthée dans Athènes, dans son temple opulent, et là, au retour des années, les jeunes Athéniens se le rendaient propice par des taureaux et des agneaux. A tous ceux-là commandait Ménesthée fils de Pétéos. Jamais homme vivant sur la terre n avait été jusqu'ici semblable à lui pour ordonner les chars et les guerriers armés d'un bouclier. Nestor seul rivalisait avec lui, car il était plus avancé en âge. Cinquante vaisseaux noirs accompagnaient ce chef.

    Ajax avait de Salamine amené douze nefs ; une fois amenées, il les disposa là où les Athéniens disposaient leurs phalanges.

    Ceux qui tenaient Argos et Tyrinthe entourée de murailles, Hermione et Asiné régnant sur un golfe profond, Trézène, Éïones et Épidaure favorable à la vigne ; ceux qui, enfants des Achéens, tenaient Égine et Masès : à tous ceux-là commandaient Diomède vaillant au cri de guerre, et Sthénélos, fils chéri du fameux Ca-panée. Avec eux, fils de Mécistée issu de Talaos, venait Euryaïe mortel égal aux dieux, comme troisième chef. Mais tous étaient soumis aux ordres de Diomède vaillant au cri de guerre. Quatre-vingts vaisseaux noirs accompagnaient ce chef.

    Ceux qui tenaient Mycènes, ville bien bâtie, la riche Corinthe et la belle Cléones ; ceux qui habitaient Ornées, Aréthyrée la charmante, et Sicyone où d'abord Adraste fut roi ; ceux qui occupaient Hypérésie, Goncessa l'escarpée et Pellène ; ceux qui occupaient la région d'Égion, le pays tout entier d'Êgiale et les alentours de la spacieuse Hélice : à tous ceux-là et à leurs cent vaisseaux commandait le puissant Atride Agamemnon. Avec lui, les troupes de beaucoup les meilleures et les plus nombreuses suivaient. Éclatant de fierté, il avait endossé le bronze éblouissant et se distinguait entre tous les héros, parce qu'il était à la fois le plus brave et qu'il conduisait les plus nombreuses troupes.

    Ceux qui occupaient le pays encaissé de Lacédémone aux profonds ravins, Pharis et Sparte, Messe aux nombreuses colombes ; ceux qui habitaient Brysées et Augées la charmante ; ceux qui tenaient Amycles et Élos, ville maritime ; ceux qui avaient Laas, ou habitaient les environs d'Œtyle : à tous ceux-là commandait le frère d'Agamemnon, Ménélas vaillant au cri de guerre, à la tête de soixante vaisseaux. Ils s'armaient à part. Parmi eux s'agitait Ménélas, confiant en son ardeur et les poussant à combattre. Plus que tout autre, il souhaitait en son âme de venger le départ et les plaintes d'Hélène.

    Ceux qui habitaient Pylos, la charmante Arène, Thryon, sur un gué de l'Alphée, et la ville bien construite d'Épy ; ceux qui occupaient Cyparisséis et Amphigénie, Ptéléos, Élos et Dorion où les Muses, venant à la rencontre de Thamyris de Thrace, mirent fin à ses chants ; il revenait d Œchalie, de chez l'Œchalien Eurytos, et il se flattait d'affirmer qu'il vaincrait, même si les Muses filles de Zeus porte-égide, voulaient elles-mêmes chanter. Irritées, elles le rendirent hébété, lui enlevèrent l'art divin du chant, et lui firent oublier son habileté à jouer de la cithare. A tous ceux-là, le Gérénien Nestor conducteur de chevaux commandait, et quatre-vingt-dix vaisseaux creux pour lui étaient en ligne.

    Ceux qui occupaient l'Arcadie, sous la montagne escarpée du Cyllène, près du tombeau d'Épytos, où résident les hommes qui combattent de près ; ceux qui habitaient Phénée, Orcho ; mène riche en troupeaux de moutons, Rhipé, Stratié et Énispé battue par les vents ; ceux qui tenaient Tégée et Mantinée la charmante ; ceux qui avaient Stymphale et habitaient Parrhasie : à tous ceux-là, le fils d Ancée, le puissant Agapénor, commandait à la tête de soixante vaisseaux. Sur chaque nef, de nombreux Arcadiens expérimentés à la guerre étaient montés, car c'était le roi des guerriers, l'Atride Agamemnon, qui leur avait lui-même  fait don de ces vaisseaux solidement charpentés, pour traverser la mer couleur de lie de vin, car les Arcadiens ne s'inquiétaient pas des travaux de la mer.

    Ceux qui habitaient Bouprasion et la divine Élide, tout le territoire compris entre Hyrminé et Myrsine qui est au bout du pays, la roche Olénienne et Alésion : à tous ceux-là commandaient  quatre chefs ; dix rapides vaisseaux avaient suivi chacun deux, où de nombreux Épéens s'étaient embarqués. Les uns étaient conduits par Amphimaque et Thalpios, fils, l’un de Ctéatos, l'autre d'Eurytos, tous deux issus d'Actor. Les autres étaient commandés par le robuste Diorès fils d'Amaryncée. Le quatrième groupe était dirigé par Polyxène, beau comme un dieu, fils du roi Agasthène descendant d'Augias.

    Ceux de Doulichion et des Échines, îles sacrées, situées au delà de la mer, en face de l'Élide, étaient commandés par le fils de Phylée, Mégès égal d'Ares, qu'avait engendré le conducteur de chevaux, Phylée cher à Zeus, qui jadis était venu s'établir à Doulichion, irrité contre son père. Quarante vaisseaux noirs accompagnaient ce chef.

    Mais Ulysse conduisait les Céphalléniens magnanimes, ceux qui tenaient Ithaque et le Nériton aux feuilles agitées, ceux qui habitaient Crocylée et la rocailleuse Egilipe, ceux qui tenaient Zacynthe, ceux qui demeuraient aux alentours de Samé, ceux qui occupaient le continent, et qui habitaient sur la rive opposée : à tous ceux-là commandait Ulysse égal à Zeus en conseil. Douze vaisseaux aux joues vermillonnées accompagnaient ce chef.

    Les Étoliens étaient commandés par Thoas fils d'Andrémon ; ils habitaient Fleuron, Olène ou Pylène, Chalcis la maritime et Calydon la Rocheuse. Car ils n'étaient plus, les fils d'Œnée au valeureux courage ; Œnée lui-même n'était plus, et le blond Méléagre était mort. C'était donc à Thoas qu'avait été confié le pouvoir absolu sur les Étoliens. Quarante vaisseaux noirs accompagnaient ce chef.

    Idoménée illustre par sa lance conduisait les Crétois, ceux qui occupaient Cnossos et Gortyne entourée de murailles, Lyctos, Milet et la blanche Lycaste, Phœstos et Rhytion, villes bien peuplées, et tous ceux qui habitaient ailleurs dans la Crète aux cent villes. A tous ceux-là commandaient Idoménée illustre par sa lance, et Mérion comparable au Belliqueux meurtrier. Quatre-vingts vaisseaux noirs accompagnaient  ces chefs.

   Tlépolème, le noble et grand Héraclide, avait amené de Rhodes neuf vaisseaux de Rhodiens à la fière attitude ; ils habitaient Rhodes, répartis en trois groupes : Lindos, Iélysos et la blanche Camire. A tous ceux-là commandait Tlépolème illustre par sa lance, qu'avait enfanté au puissant Héraclès, Astyoché. Héraclès l'avait ramenée d'Éphyre, des bords du Selléis, après avoir saccagé maintes cités d'hommes forts, nourrissons de Zeus.

    Mais Tlépolème, dès qu'il eut grandi dans le palais solide, aussitôt tua l'oncle de son père, Licymnios, le rejeton d'Arès, déjà vieillissant. En hâte alors, il construisit des vaisseaux, réunit de nombreux partisans, s'embarqua et s'enfuit sur la mer, car les fils et les petits-fils du puissant Héraclès le menaçaient. Il vint à Rhodes, errant et souffrant mille maux. Là, ils s'établirent, par tribus, en trois groupes, et furent aimés de Zeus qui règne sur les dieux et les hommes. Et le fils de Cronos versa sur eux une merveilleuse abondance.

    Nirée avait amené de Symé trois navires au solide équilibre : Nirée, fils d’Aglaé et du roi Charops, Nirée qui était, après le Péléide, le plus bel homme d'entre les Danaens venus sous Ilion. Mais il était sans puissance, et une armée peu nombreuse l'accompagnait.

    Ceux qui tenaient Nisyros, Crapathos, Casos et Cos, ville d'Eurypyle, et les îles Calydnes : à tous ceux-là commandaient Phidippos et Antiphos, tous deux fils de Thessalos descendant d'Héraclès. Trente vaisseaux creux pour eux étaient en ligne. Et voici tous ceux qui habitaient l'Argos Pélasgique ; ceux qui demeuraient dans Alos, Alopé, Tréchis ; ceux qui tenaient la Phthie et l'Hellade aux belles femmes — ils s'appelaient Myrmidons, Hellènes et Achéens. A tous ceux-là, à la tête de cinquante vaisseaux, Achille commandait. Mais ces guerriers ne se souvenaient plus de la guerre au pénible fracas ; ils n'avaient personne pour les conduire en lignes. Car il restait auprès de ses vaisseaux le divin Achille aux pieds infatigables, irrité à cause de Briséis, jeune fille aux beaux cheveux, qu'il avait enlevée de Lymesse après bien des fatigues, lorsqu'il eut renversé Lymesse  et les remparts de Thèbes. C'est alors qu'il avait abattu Mynès et Épistrophos aux lances furieuses, fils du roi Événos descendant de Sélépios. A cause de Briséis, Achille s'affligeait et restait au repos. Mais il n'allait pas tarder à se lever.

    Ceux qui tenaient Phylaque et Pyrasos la fleurie, enclos sacré de Déméter, et Iton mère des brebis, la maritime Antron, et Ptéléos aux lits d'herbes touffues : à tous ceux-là le belliqueux Protésilas avait commandé, tant qu il était vivant. Mais alors la terre sombre déjà le possédait. De lui, à Phylaque, il restait une épouse aux joues déchirées et une maison à moitié terminée. Un Dardanien l'avait tué, comme il sautait de son vaisseau, le tout premier de tous les Achéens. Ces guerriers néanmoins ne restaient pas sans chef, mais ils étaient au regret de leur chef. C'était Podarcès rejeton d'Arès, qui les mettait en rang, Podarcès fils d'Iphiclos riche en moutons, issu de Phylacos, et le propre frère du magnanime Protésilas, mais son cadet, car le belliqueux héros Protésilas était un guerrier plus âgé et plus fort. Les troupes donc ne manquaient pas de chef, quelque regret qu'elles eussent de ce brave. Quarante vaisseaux accompagnaient ce chef.

    Ceux qui habitaient Phères, près du lac Boebis, Boebé, Glaphyras et lolchos bien bâtie : à tous ceux-là Eumélos, l'enfant chéri d'Admète, commandait à la tête de onze vaisseaux, Eumélos qu'avait engendré d'une étreinte d'Admète, Alceste, la plus divine des femmes et la plus belle des filles de Pélias.

    Ceux qui habitaient Méthone et Thaumacie, ceux qui tenaient Mélibée et la rocailleuse Olizon : à tous ceux-là Philoctète, tireur d'arc exercé, commandait à la tête de sept vaisseaux. Dans chacun d'eux, cinquante rameurs s'étaient embarqués, tireurs d'arc exercés à vaillamment combattre. Mais Philoctète restait étendu dans une île, souffrant des maux violents, dans la très sainte Lemnos, où l'avaient laissé les fils des Achéens, affligé par la terrible plaie que lui avait value une hydre redoutable. Il restait là, étendu, désolé. Mais bientôt les Argiens allaient se souvenir auprès de leurs vaisseaux du roi Philoctète. Ces guerriers néanmoins ne restaient pas sans chef, mais ils étaient au regret de leur cher. C'était alors Médon qui les mettait en rang, Médon, ce bâtard d'Oïlée que Rhéné avait enfanté de l'étreinte d Oïlée saccageur de cités.

    Ceux qui tenaient Tricca et la rocheuse Ithome, ceux qui avaient Œchalie, ville de l'Œchalien Eurytos : à tous ceux-là commandaient deux enfants d'Asclépios, les bons médecins Polalire et Machaon. Trente vaisseaux creux pour eux étaient en ligne.

    Ceux qui tenaient Orménion et la source Hypérée ; ceux qui avaient Astérios et les blanches têtes du mont Titanos : à tous ceux-là commandait Eurypyle fils brillant d'Évémon. Quarante vaisseaux noirs accompagnaient ce chef.

    Ceux qui tenaient Argissa et habitaient Gyrtone, Orthé, Élone et la blanche Oloosson : à tous ceux-là l'ardent guerrier Polypcetès fils de Pirithoos, que Zeus immortel avait engendré, commandait. La glorieuse Hippodamie l'avait conçu de l'étreinte de Pirithoos, le jour où il châtia les sauvages Centaures à crinière de cheval, qu'il chassa du Pélion et rapprocha des Éthices. Il n'était pas seul, mais avec lui était Léontée rejeton d'Arès, fils du fougueux Coronos descendant de Caenée. Quarante vaisseaux noirs accompagnaient ce chef. Gomée avait amené de Cyphos vingt-deux vaisseaux. Les Éniénes l’accompagnaient ainsi que les Perrhèbes : guerriers intrépides, ils avaient leurs demeures aux alentours de Dodone aux rigoureux hivers. Avec eux venaient ceux qui cultivaient la vallée du riant Titarèse, qui jette dans le Pénée le beau cours de ses eaux ; elles ne se mêlent point aux tourbillons argentés du Pénée, mais coulent à sa surface, comme de l'huile, car elles s'épanchent des ondes du Styx, le redoutable fleuve du serment.

    Prothoos, le fils de Tenthrédon, commandait aux Magnètes, qui habitaient aux alentours du Pénée et du Pélion aux feuilles agitées. Le rapide Prothoos les conduisait. Quarante vaisseaux noirs accompagnaient ce chef.

    Tels étaient les guides des Danaens et leurs chefs. Mais quel était le plus brave, Muse, dis-le-moi, le plus brave d'entre eux, et aussi des coursiers qui suivaient les Atrides ? Les cavales du fils de Phérès, que poussait Eumélos, étaient de beaucoup les meilleures, rapides comme l'oiseau, du même poil, du même âge, ayant le dos à un même niveau. Apollon, dieu dont l'arc est d'argent, avait élevé, dans la Piérie, ces deux cavales qui portaient avec elles la déroute d'Arès. Parmi les hommes, le plus brave, et de beaucoup, était Ajax fils de Télamon, tant qu'Achille persista en son ressentiment. Mais le fils de Pelée était beaucoup plus fort, ainsi que les chevaux qui entraînaient l'irréprochable Achille. Quant à lui, il restait en repos auprès de ses vaisseaux, coureurs de mer aux poupes recourbées, nourrissant sa rancune contre l'Atride, Agamemnon pasteur des guerriers. Ses troupes, sur le rivage où se brise la mer, s'amusaient à lancer des disques, des javelots et des flèches. Les chevaux, chacun près de leur char, broutant le lotos et l'ache des marais, se tenaient inactifs. Les chars de leurs maîtres se tenaient en repos, tien hachés sous les tentes, et ces maîtres eux-mêmes, regrettant l'abstention du chef aimé d’Arès, erraient ça et là à travers le camp, et ne combattaient pas.

    Tous ces Danaens avançaient comme un feu qui ravagerait la terre tout entière, et le sol gémissait comme sous la colère de Zeus lance-foudre, lorsqu'il fouette la terre autour de Typhée, chez les Arimes, où l'on dit que se trouve la couche de Typhée. Ainsi, pendant qu'ils avançaient, le sol gémissait lourdement sous leurs pieds ; et très rapidement ils franchissaient la plaine.

    Alors, rapide messagère, Iris aux pieds de vent, survint chez les Troyens ; elle apportait de la part de Zeus porte-égide, un douloureux message. Les Troyens tenaient conseil à la porte du palais de Priam, réunis tous ensemble, les jeunes et les vieux. S'arrêtant tout près d'eux, Iris aux pieds rapides leur adressa la parole. Elle avait pris la voix d'un des fils de Priam, de Politès qui s'était posté, guetteur troyen comptant sur sa vitesse, sur le sommet du tombeau de l'antique Esyétès, épiant le moment où les Achéens s'élanceraient de leurs nefs. Sous ces traits, Iris aux pieds rapides dit alors à Priam :

    — Vieillard, constamment tu te plais aux discours indécis, comme autrefois en temps de paix. Mais la guerre acharnée vient de se lever. Très souvent je me suis trouvée au milieu des combats que se livrent les hommes ; mais jamais je n'ai vu si grande et si nombreuse armée. Car c'est vraiment comme des feuilles ou bien des grains de sable, qu'ils marchent dans la plaine et viennent vers la ville pour porter la bataille. Hector, c'est à toi surtout que je recommande de faire ce que je vais te dire. Puisqu'il y a dans la grande ville de Priam de nombreux auxiliaires, et qu'ils parlent des langues différentes, étant de races diverses, que chaque chef signifie ses ordres à ceux qui sont sous son commandement et qu'après avoir disposé leurs rangs, il marche à la tête de ses compatriotes. »

    Ainsi parla-t-elle. Hector ne méconnut pas la voix de la déesse, et aussitôt il leva l'assemblée. Les Troyens coururent alors aux armes. Toutes les portes s'ouvrirent et l'armée s'élança, fantassins et chars, hors de la cité. Un tumulte énorme s'éleva.

     Devant la ville, il est une butte escarpée, en retrait de la plaine, au pourtour accessible par différents côtés. Cette butte, les nommes l'appellent Batiée, et les Immortels, le tertre de la bondissante Myrine. C'est là que les Troyens se répartirent, ainsi que leurs alliés. Le fils de Priam, le grand Hector au casque à panache oscillant, commandait les Troyens. Avec lui, les troupes les plus nombreuses et de beaucoup les plus braves s'armaient, portées par leur ardeur à manier la pique.

     Le brave fils d'Anchise, Énée, commandait aux Dardaniens, Énée, qu'avait conçu d'une étreinte d'Anchise la divine Aphrodite, un jour que la déesse, sur les flancs de l'Ida, avait partagé le lit d'un mortel. Il n'était pas seul, mais avec lui se trouvaient les deux fils d'Anténor, Archéloque et Acamas, fort  exercés à tout genre de combat.

      Ceux qui habitaient Zélée, au pied du dernier contrefort de  l'Ida, riches Troyens buvant l'eau noire de l’Esépos : à ceux-là  commandait le glorieux fils de Lycaon, Pandaros, à qui Apollon lui-même avait donné son arc.

    Ceux qui tenaient Adrestée et le canton d'Apèse, ceux qui occupaient Pithyée et la montagne escarpée de Térée : à tous ceux-là commandaient Adraste et Amphios à la cuirasse de lin, tous deux fils de Mérops de Percote qui, mieux que tous, connaissait les arts divinatoires, et ne consentait pas à ce que ses enfants partissent pour la guerre où succombent les hommes. Mais ses enfants ne l'avaient point écouté, car les Génies de la sombre mort les poussaient tous les deux. Ceux qui habitaient aux alentours de Percote et du Practios ; ceux qui tenaient Sestos, Abydos et la divine Arisbé : à tous ceux-là commandait le fils d'Hyrtacos, Asios, le premier des guerriers, qu'avaient amené d'Arisbé, des bords du fleuve Héléis, de grands chevaux à la robe de feu. Hippothoos conduisait les tribus des Pélasges aux furieux javelots, les tribus de ceux qui habitaient Larissa la fertile à tous ceux-là commandaient Hippothoos et Pylée rejeton d'Arès, tous deux fils du Pélasge Létbos issu de Teutamis.

    Mais Acamas et le héros Pirôs conduisaient les Thraces, tous ceux que l'Hellespont au cours impétueux retient au delà de ses rives.

    Euphémos commandait aux Cicones armés de javelots. Euphémos, fils de Trézène nourrisson de Zeus et issu de Céas.

    Mais c’était Pyraechmès qui conduisait les Péoniens aux arcs recourbés, venus de loin, d'Amydon, de l'Axios au large courant, de l'Axios qui répand sur la terre la plus belle eau qui soit.

    Pylaeménès au cœur velu conduisait les Paphlagoniens du pays des Énètes, d'où vient la race des mules sauvages ; ils tenaient Cytore, peuplaient la région de Sésame, habitaient dans d'illustres maisons auprès des bords du fleuve Parthénios, et occupaient Cromna, Égiale et la haute Érythines.

    Mais Odios et Épistrophos commandaient aux Alizones, venus de loin, d'Alybe où naît l'argent.

    Chromis et l'augure Ennomos commandaient aux Mysiens, mais les oiseaux ne l'arrachèrent point au Génie ténébreux, et il fut dompté par les mains du rapide descendant d'Éaque, dans le lit du fleuve, à l'endroit où Achille devait massacrer d'autres Troyens encore.

    Phorcys, d'autre part, avec Ascanios beau comme un dieu, commandaient aux Phrygiens, venus de loin, d'Ascanie ; ils brûlaient d'entrer dans la mêlée.

    Mesthlès et Antiphos conduisaient les Méoniens ; ils étaient tous deux fils de Talémène, et le lac Gygée les avait enfantés ; ils conduisaient aussi les Méoniens qui naquirent au pied du Tmolos.

    Nastès conduisait les Cariens au langage barbare, ceux qui tenaient Milet et le mont Phthirion au feuillage touffu, le cours du Ménandre et les sommets escarpés du Mycale. Amphimaque et Nastès les conduisaient, Nastès et Amphimaque fils brillants de Nomion. Amphimaque allait au combat paré d'or, comme une jeune femme. L'ingénu ! l'or n'écarta pas de lui le malheureux trépas, car il fut dompté par les mains du rapide descendant d'Éaque, dans le lit du fleuve, et l'or de sa parure fut emporté par Achille à l'âme illuminée.

    Sarpédon et l'irréprochable Glaucos commandaient aux Lyciens, venus de loin, de Lycie et des bords du Xanthe aux eaux tourbillonnantes.

CHANT III

    Lorsque les combattants de l'une et l'autre année furent avec leurs chefs mis en rang de bataille, les Troyens s’avancèrent, jetant cris et clameurs, comme des oiseaux. On aurait dit les cris qui montent à la face du ciel, lorsque les grues, fuyant l’hiver et les pluies excessives, volent en clamant vers le cours de l'Océan, portant aux Pygmées le meurtre et le trépas ; elles annoncent, dans la buée du matin, la funeste discorde.

    Mais les Achéens avançaient en silence, respirant le courage, le cœur ardent à se soutenir les uns par les autres. De même que le Notos rabat, sur les sommets d'un mont, un brouillard qui n'a rien d'agréable aux bergers, mais qui, plus que la nuit, est propice au voleur ; on ne voit pas plus loin que le jet d'une pierre ; de même, sous les pas des guerriers qui se mettaient en branle, s'élevait un épais tourbillon de poussière, et très rapidement ils franchissaient la plaine.

    Mais quand, marchant les uns contre les autres, les deux armées se trouvèrent en présence, Alexandre alors, beau comme un dieu, s'avança pour combattre en avant des Troyens, portant sur les épaules une peau de panthère, un arc recourbé et un glaive. Brandissant deux lances aux pointes de bronze, il provoquait tous les preux des Argiens à venir, en un combat terrible, s'affronter avec lui.

    Aussitôt donc que Ménélas aimé d'Arès le vit sortir des lignes et marcher à grands pas, il se réjouit comme un lion qui a fait la rencontre du corps abattu d'un énorme animal ; ayant trouvé pour sa faim un cerf ramé ou un bouc sauvage, il le dévore en entier, même si chiens rapides et vigoureux chasseurs se jettent sur lui. Ainsi se réjouit Ménélas, en apercevant de ses yeux Alexandre beau comme un dieu, car il se promettait de punir le coupable. Aussitôt, de son char il sauta tout armé sur la terre.

    Mais aussitôt qu'Alexandre beau comme un dieu le vit apparaître en avant des guerriers, il fut frappé d'épouvanté en son cœur, fit demi-tour et se retira dans le groupe des siens, pour éviter le Génie de la mort. De même qu'un homme, ayant aperçu un serpent dans les replis de la montagne, revient d'un bond sur ses pas et s'écarte ; un tremblement se saisit de ses membres, il retourne en arrière et la pâleur s'empare de ses joues ; de même, se replongea dans la foule des Troyens exaltés, par crainte de l'Atride, Alexandre beau comme un dieu. Hector en le voyant l'interpella par ces mots outrageants :

    — Maudit Pâris, bellâtre, coureur, suborneur, que n'es-tu né sans semence et mort sans mariage ! Oui, je le souhaiterais et cela te vaudrait beaucoup mieux que d'être ainsi l'opprobre et le mépris des autres. En vérité, ils ricanent les Achéens aux têtes chevelues, eux qui te disaient un preux incomparable, parce que tu jouissais d'une belle prestance. Mais ni vigueur ni vaillance ne résident en ton cœur. Est-ce donc avec ces qualités, que tu as, sur des vaisseaux au rapide trajet, traversé la mer, après avoir groupé des compagnons choisis, et que, liant commerce avec des étrangers, tu as ramené d'une terre lointaine une femme charmante, entrée par le mariage chez de vaillants piquiers, grand malheur pour ton père, ta ville et tout le peuple, sujet de joie pour ceux qui nous haïssent et de honte pour toi ? Ne pouvais-tu pas attendre Ménélas aimé d'Arès ? Tu aurais su alors de quel homme tu détiens la florissante épouse. Rien ne te servira, ni ta cithare, ni les dons d'Aphrodite, ni ta chevelure, ni ta belle prestance, lorsque tu seras roulé dans la poussière. Mais les Troyens sont trop timides ; sans cela, tu serais déjà vêtu d'une tunique de pierre, pour tous les maux que tu as soulevés.»

    Beau comme un dieu, Alexandre alors lui répondit et dit :

    — Hector, tu m'as interpellé selon mon mérite et non mon démérite. Ton cœur toujours est inflexible comme la hache qui, maniée par un homme habile à équarrir la poutre d'une nef, pénètre le bois et favorise l'énergie de cet homme. Ton cœur est aussi ferme au fond de ta poitrine. Ne me reproche point les dons charmants de l'Aphrodite d'or, car ils ne sont pas à rejeter les dons glorieux qui nous viennent des dieux, tous ceux qu'ils nous concèdent et dont personne, de son propre chef, ne pourrait s'emparer. Mais aujourd'hui, si tu veux que je fasse la guerre et que je combatte, fais asseoir les autres Troyens et tous les Achéens ; puis, entre les deux armées, mettez-nous aux prises, Ménélas aimé d'Arès et moi, afin que pour Hélène et pour tous ses trésors, nous combattions. Celui qui vaincra et sera le plus fort, qu'il prenne à bon droit tous les biens et la femme, et s'en aille chez lui. Quant à vous, après avoir juré un pacte d'amitié et abattu les victimes, gages de vos serments, puissiez-vous habiter la Troade fertile, et ceux-ci, retourner en Argos nourricière de chevaux et dans l'Achaïe où les femmes sont belles. »

    Ainsi parla-t-il. Hector eut grande joie à écouter cette proposition. S'élançant alors entre les deux armées, il arrêta les phalanges troyennes, en ayant pris sa lance par le milieu du bois. Tous s'immobilisèrent. Mais les Achéens aux têtes chevelues tendaient déjà leurs arcs contre lui, le visaient de leurs flèches et lui lançaient des pierres. A ce moment, le roi des guerriers Agamemnon cria d'une voix forte :

    — Arrêtez, Argiens ! Ne frappez pas, fils des Achéens ! Car Hector au casque à panache oscillant se tient prêt à prendre la parole. »

    Ainsi parla-t-il. Ils cessèrent de combattre, et firent silence aussitôt. Hector dit alors à l'une et l'autre armée :

    — Écoutez-moi, Troyens, et vous, Achéens aux belles cnémides, écoutez la proposition d'Alexandre, cause de notre dispute. Il invite les autres Troyens et tous les Achéens à déposer leurs belles armes sur la terre nourricière, tandis que lui-même et Ménélas aimé d'Arès combattront seuls, entre les deux armées, pour Hélène et pour tous ses trésors. Celui qui vaincra et sera le plus fort, qu'il prenne à bon droit tous les biens et la femme, et s'en aille chez lui. Quant à nous, jurons-nous un pacte d'amitié et abattons les victimes, gages de nos serments. »

    Ainsi parla-t-il, et tous restèrent silencieux et cois. Ménélas vaillant au cri de guerre prit aussi la parole :

    — Écoutez-moi maintenant à mon tour, car, plus qu'à tout autre, la douleur pénètre jusqu'au fond de mon cœur. Je pense qu'il faut, dès à présent, qu'Argiens et Troyens soient départagés, car vous avez, à cause de ma querelle et par le fait d'Alexandre, souffert de trop de maux. Ainsi donc, que celui de nous deux dont la mort et la destinée sont préparées, périsse. Quant à vous autres, hâtez-vous de vous départager. Apportez deux agneaux, l'un blanc et l'autre noir, pour la Terre et le Soleil. Nous, nous en apporterons un autre pour Zeus. Faites venir ici le puissant Priam, afin que lui-même, car ses enfants sont arrogants et perfides, abatte les victimes, gages de nos serments, et pour que personne n'altère et ne transgresse les serments de Zeus. L'âme des jeunes hommes constamment flotte en l'air. Mais quand un vieillard intervient parmi eux, il voit, considérant à la fois l'avenir et le passé, comment il est possible, pour l'un et l'autre parti, d'arranger tout au mieux. »

    Ainsi parla-t-il. Les Achéens et les Troyens se réjouirent à la pensée que cette guerre déplorable allait se terminer. Ils arrêtèrent leurs chevaux sur les lignes, descendirent de leurs chars, se dépouillèrent de leurs armes, les mirent à terre, les unes près des autres, car peu de champ se trouvait entre les deux armées.

Hector expédia deux hérauts vers la ville, pour promptement apporter les agneaux et convoquer Priam. De son côté, le puissant Agamemnon envoya Talthybios auprès des vaisseaux creux, lui ordonnant d'apporter un agneau. Et le héraut ne désobéit pas au divin Agamemnon.

    Iris entre temps vint en messagère vers Hélène aux bras blancs ; elle avait pris les traits de la sœur de son mari, de l'épouse du fils d'Anténor, que le puissant Hélicaon fils d'Anténor, avait prise pour femme, de Laodice, la plus belle des filles de Priam. Elle la trouva dans son appartement, tissant un grand carré de toile, un châle de pourpre sur lequel elle brochait les multiples combats que les Troyens conducteurs de chevaux et les Achéens aux tuniques de bronze, supportaient pour elle sous les mains d'Arès. S'arrêtant auprès d'elle, Iris aux pieds rapides lui dit alors :

    — Viens ici, chère jeune femme, pour que tu voies les exploits merveilleux des Troyens conducteurs de chevaux et des Achéens aux tuniques de bronze. Ceux qui naguère portaient dans la plaine, les uns contre les autres, le déplorable Arès et se montraient pleins d'ardeur pour la guerre destructrice, ceux-là maintenant se tiennent en silence, car la guerre a cessé ; ils s'appuient sur leurs boucliers, et leurs longues piques sont plantées auprès d'eux. Alexandre et Ménélas aimé d'Arès vont avec de longues lances combattre pour toi, et tu seras appelée la chère épouse de celui qui vaincra. »

    Ayant ainsi parlé, la déesse lui jeta dans le cœur un doux regret de son premier époux, de sa cité et de ses parents. Aussitôt elle se couvrit d'un voile d'éclatante blancheur et sortit de sa chambre, versant d'exquises larmes. Elle n'était pas seule. Der­rière elle, deux servantes suivaient: AEthré fille de Pitthée, et Clymène aux grands yeux de génisse. Bien vite elles arrivèrent près de la Porte Scée. Or, auprès de Priam, Panthoos et Thymœtès, Lampos, Clytios et Hikétaon rejeton d'Arès, Oucalégon et Anténor, tous deux bien informés, étaient assis, en tant qu'Anciens du peuple, près de la Porte Scée. Leur âge les tenait éloignés de la guerre, mais ils étaient d'agréables parleurs, pareils à des cigales qui, postées sur un arbre, dans la forêt font entendre leur douce voix de lis. Tels étaient les chefs troyens, assis sur le rempart. Dès qu'ils virent Hélène s'avancer vers la tour, doucement alors, ils échangèrent entre eux ces paroles ailées :

    — Non, il ne faut pas s'indigner si les Troyens et les Achéens aux belles cnémides souffrent depuis longtemps des maux pour une telle femme. Elle ressemble d'une façon terrible, quand elle s'offre de face, aux immortelles déesses. Mais après tout, si belle qu'elle soit, qu'elle s'embarque et s'en aille, et qu'elle ne reste plus à être pour nous et nos enfants plus tard, une calamité. »

    Ainsi parlèrent-ils. Mais Priam appela Hélène à haute voix :

    — Viens ici, ma fille, viens t'asseoir devant moi, afin que tu voies ton premier époux, tes parents, tes amis. Pour moi, tu n'es pas responsable, et ce sont les dieux seuls que je tiens pour coupables, eux qui ont contre moi déchaîné cette guerre, source de tant de larmes, que font les Achéens. Par la même occasion, dis-moi donc le nom de cet homme imposant. Quel est-il, cet Achéen, ce guerrier noble et grand ? Il en est d'autres, il est vrai, qui le dépassent de la tête, mais jamais je n'ai vu de mes yeux quelqu'un d'aussi beau, ni d'aussi vénérable. Son allure est d'un roi. »

    Hélène, divine entre les femmes, lui répondit ces mots :

    — Je te vénère, mon cher beau-père, autant que je te crains. Ah ! que n'ai-je préféré le funeste trépas, le jour où j'ai suivi ton fils jusqu'ici, abandonnant mon lit, mes parents, ma fille tant choyée et mes charmantes compagnes ! Mais je ne le fis point. Et c'est pourquoi je me fonds en répandant des pleurs. Je te dirai toutefois ce que tu me demandes et ce dont tu t'informes. Cet nomme, c'est le fils d'Atrée, Agamemnon aux pouvoirs étendus, tout ensemble bon roi et vigoureux piquier. Il était le beau-frère, si je dois dire que je le fus jamais, le beau-frère de la chienne que je suis devenue. »

    Ainsi parla-t-elle, et le vieillard admira Agamemnon et dit :

   — O bienheureux Atride, né sous un sort heureux, heureusement inspiré ! Ils sont évidemment nombreux, les fils des Achéens qui sont sous ton pouvoir. Je me suis jadis rendu dans la Phrygie aux vignes plantureuses, et j'ai vu là de très nombreux Phrygiens entraînés à faire voltiger les chevaux ; troupes d’Otrée et de Mygdon rival d'un dieu, elles campaient alors sur les rives du Sangarios. Étant leur allié, je fis nombre avec eux, le jour qui vit venir les rivales des hommes que sont les Amazones. Mais ces guerriers étaient moins nombreux que ne le sont ici les Achéens aux yeux vifs. »

    Alors, apercevant Ulysse, le vieillard demanda pour la seconde fois :

    — Allons, dis-moi aussi, chère enfant, quel est cet autre homme ? Il est plus petit, si l'on part de la tête, qu'Agamemnon l'Atride ; mais il est, au juger, plus large d'épaules et de tour de poitrine. Ses armes sont posées sur la terre nourricière, et lui, tel un bélier, parcourt les rangs de ses soldats. Je le compare, en effet, à un bélier à épaisse toison qui traverse un grand troupeau de brebis blanches. »

    Hélène née de Zeus lui répondit alors :

    — Celui-là, c'est le fils de Laërte, l'artificieux Ulysse qui grandit dans le pays d'Ithaque, malgré son âpreté. Il est capable de toutes sortes de ruses et de projets serrés. »

    Anténor, en homme informé, alors lui répliqua :

    — Femme, tu viens de proférer une très véridique parole. Car il est, autrefois déjà, venu ici, le divin Ulysse, pour une ambassade qui te concernait, avec Ménélas aimé d'Arès. Je les reçus comme hôtes, et de bonne grâce je les accueillis. De tous deux alors je pus connaître la nature et les projets serrés. Quand ils se mêlaient aux Troyens réunis, et qu'ils étaient debout, Ménélas l'emportait sur Ulysse par ses larges épaules ; mais lorsque tous deux se trouvaient assis, Ulysse était plus imposant. Quand ils tissaient devant tous discours et suggestions, Ménélas s'exprimait couramment, en peu de mots, mais d'une voix très claire, car il n'était ni orateur abondant, ni parleur qui se perd, quoiqu'il fût le plus jeune. Mais quand se levait l'artificieux Ulysse, il se tenait sans bouger, le regard abaissé, les yeux fixés à terre ; son sceptre, il ne le déplaçait, ni en avant ni en arrière, mais le gardait immobile, tel un bomme emprunté ; on eût dit à le voir un être plein de rogne et aussi de sottise. Mais quand sa grande voix sortait de sa poitrine et lançait des paroles semblables aux flocons de la neige d'hiver, aucun mortel ne pouvait alors disputer contre Ulysse. Désormais, ce ne fut plus la prestance d'Ulysse que nous admirâmes en le considérant. »

    Alors, apercevant Ajax, le vieillard demanda pour la troisième fois :

     — Quel est cet autre bomme, cet Achéen brave et grand, qui, de la tête et des larges épaules, dépasse les Argiens ? »

    Hélène au long péplos, divine entre les femmes, lui répondit alors :

    — Celui-là, c'est le prodigieux Ajax, rempart des Achéens. De l'autre côté, debout comme un dieu au milieu des Crétois, se tient Idoménée, et, près de lui, s'assemblent les guides des Crétois. Maintes fois, Ménélas aimé d'Arès le reçut comme hôte en notre maison, quand il venait de Crète. D'ailleurs, tous les autres Achéens aux yeux vifs, je les vois à présent, et je pourrais aisément tous les reconnaître et te les nommer. Mais il est deux ordonnateurs de troupes que je n'aperçois point : Castor, le dompteur de chevaux, et Pollux au redoutable poing, mes deux frères, qu'enfanta la mère qui est la mienne. Ou bien, ils n'ont pas quitté, pour suivre l'armée, l'aimable Lacédémone ; ou bien, s'ils l'ont jusqu'ici suivie sur les vaisseaux traverseurs de la mer, ils ne veulent plus se plonger à présent dans le combat des hommes, par crainte des opprobres et des nombreux outrages dont je me suis couverte. »

    Ainsi parla-t-elle. Mais la terre qui fait germer la vie les contenait déjà, en Laconie même, dans la terre de leur douce patrie.

    Pendant ce temps, les hérauts portaient à travers la ville les victimes des dieux, gages des serments ; deux agneaux, et du vin qui réjouit le cœur, fruit du sol cultivé, dans une outre de chèvre. Le héraut Idœos apportait avec lui un brillant cratère et des coupes d'or. S'arrêtant auprès du vieux Priam, il l'exhorta ,et dit :

    — Lève-toi, fils de Laomédon ! Les meilleurs des Troyens conducteurs de chevaux et des Achéens aux tuniques de bronze t'invitent à descendre dans la plaine, afin d'abattre les victimes, gages des serments. Alexandre et Ménélas aimé d'Arès vont, avec leurs longues lances, combattre pour la femme. Celui qui vaincra emportera la femme et les trésors. Quant aux autres, les uns, après avoir juré un pacte d’amitié et abattu les victimes, gages de leurs serments, s'en iront habiter la Troade fertile ; les autres retourneront dans Argos nourricière de chevaux, et dans l'Achaïe où les femmes sont belles. »

    Ainsi parla-t-il, et le vieillard ressentit un frisson. Il donna l'ordre à ses serviteurs d'atteler les chevaux, et les serviteurs prestement obéirent. Priam alors monta sur son char et tendit les rênes en arrière. Avec lui, Anténor était aussi monté sur le char magnifique. Et tous deux, par la Porte Scée, conduisaient dans la plaine leurs rapides chevaux. Aussitôt qu'ils parvinrent auprès des Troyens et des Achéens, ils descendirent de leur char sur la terre nourricière, et vinrent se ranger au milieu de l'espace qui séparait Troyens et Achéens. Agamemnon le roi des guerriers, sans retard se leva, tandis que se levait l'ingénieux Ulysse. Les hérauts magnifiques amenèrent ensuite les victimes des dieux, gages des serments, mêlèrent le vin dans un cratère, et versèrent aux rois de l'eau sur les mains. L'Atride alors, tirant avec sa main le coutelas qu'il portait constamment suspendu auprès du long fourreau de son épée, coupa des poils sur le front des agneaux. Les hérauts des Troyens et des Achéens les distribuèrent aux plus nobles d'entre eux. Au nom de tous alors, l'Atride pria d'une voix forte en élevant les mains :

    — Zeus Père, toi qui protèges du haut de l'Ida, très glorieux, très grand ! Et toi, Soleil qui vois tout, entends tout ; vous, Fleuves et Terre, et vous deux qui, sous terre, punissez parmi les hommes qui ont achevé de souffrir, celui qui a juré un faux serment, soyez témoins et préservez les serments gagés sur les victimes ! Si Alexandre tue Ménélas, qu'il prenne et garde Hélène et tous ses trésors, tandis que nous, nous repartirons sur nos vaisseaux traverseras de la mer. Mais si le blond Ménélas fait mourir Alexandre, que les Troyens alors rendent Hélène et tous ses trésors, qu'ils paient aux Argiens une indemnité suffisante pour que les hommes qui viendront après nous s'en souviennent aussi. Mais si Priam et les fils de Priam refusent de payer, Alexandre venant à succomber, alors je combattrai moi-même pour obtenir cette compensation, restant ici jusqu'à ce que j'atteigne la fin de cette guerre.»

    Il dit, et il trancha d'un bronze sans pitié la gorge des agneaux, les étendit palpitants et sans vie sur la terre, car le bronze leur avait enlevé toute ardeur. Puis, ayant avec leurs coupes puisé du vin dans un cratère, ils le répandirent et prièrent à me faire du mal, le divin Alexandre ; dompte-le sous mes mains, afin que chacun tremble, et jusqu'aux hommes qui viendront après nous, d'offenser l'hôte qui vous fit bon accueil.»

    Il dit ; et, brandissant sa pique à l'ombre longue, il la projeta ; l'arme atteignit le bouclier arrondi du fils de Priam. Elle pénétra dans le brillant bouclier la forte pique, et s'enfonça dans la cuirasse habilement ouvrée. Tout droit, la pique s'en alla, près du flanc, déchirer la tunique. Mais Alexandre se pencha et évita le Génie ténébreux. L'Atride alors, tirant son épée ornée de clous d'argent, la leva et frappa Pâris sur le cimier du casque. Autour de lui, l'épée se brisa en trois ou quatre éclats, et tomba de sa main. Et l'Atride gémit, les yeux levés vers le vaste ciel :

    — Zeus Père, aucun autre des dieux n'est plus méchant que toi. Je m'étais dit que j'allais punir Alexandre de sa scélératesse, et voici qu'en ma main s'est brisée mon épée, et que ma pique s'est élancée de mes paumes sans aucun résultat ; je ne l'ai pas atteint ! »

    Il dit, et il saisit d'un bond Pâris par son casque à épaisse crinière, se retourna, et tira le Troyen vers les Achéens aux belles cnémides. La jugulaire richement brodée, courroie du casque tendue sous le menton, l'étranglait sous son cou délicat. Et Ménélas aurait certainement entraîné Pâris et se serait acquis une gloire indicible, si Aphrodite fille de Zeus ne s'en était promptement avisée. Elle rompit la courroie provenant d'un bœuf vaillamment abattu, et le casque vide suivit la forte main. Le héros alors fit tournoyer ce casque et le jeta parmi les Achéens aux belles cnémides ; ses loyaux compagnons dès lors le ramassèrent. Puis, contre Pâris, il courut de nouveau, ardent à le tuer avec sa lance de bronze. Mais Aphrodite n'eut aucune peine, car elle était déesse, à enlever Pâris. Elle le cacha sous un épais brouillard, et le déposa dans sa chambre odorante, où brûlaient des parfums. La déesse elle-même alla chercher Hélène. Elle la trouva sur la haute tour.

La foule des Troyennes se pressait autour a elle. De sa main alors, elle saisit et tira la robe somptueuse et parfumée d'Hélène. Et, s'étant rendue semblable à une vieille femme, lainière de grand âge, qui travaillait les fines laines pour elle, lorsqu'elle habitait à Lacédémone, et qui l'aimait entre toutes, elle adressa la parole à Hélène. Ainsi donc, sous ces traits, la divine Aphrodite lui dit :

    — Viens, Alexandre t'appelle et te demande de revenir chez toi. Il t'attend dans sa chambre, sur le lit fait au tour, où sa beauté reluit autant que sa parure. Tu ne dirais pas qu'il vient de combattre un guerrier, mais qu'il s'en va danser, ou bien qu'il se repose, après avoir dansé. »

    Ainsi parla-t-elle, et le cœur d'Hélène s'émut en sa poitrine. Mais, dès que celle-ci eut reconnu la déesse à son cou magnifique, aux attraits de sa gorge et à ses yeux fascinants, elle fut saisie d'effroi, et dit en la nommant :

    — Démon ! pourquoi t'efforces-tu de me séduire ainsi ? Veux-tu donc encore m'emmener plus loin, dans quelque autre ville bien habitée, soit de la Phrygie, soit de l'aimable Méonie, s'il se trouve aussi là, parmi les hommes doués de la parole, quel­qu'un qui te soit cher ? Est-ce parce qu'il vient de vaincre aujourd'hui le divin Alexandre, que Ménélas veut me faire à mon horreur regagner son foyer, est-ce pour cela que te voici encore, l'artifice dans l'âme, aujourd'hui près de moi ? Va donc t'asseoir auprès de lui, retire-toi du chemin des dieux et que tes pieds ne te fassent plus remonter sur l'Olympe ! Mais, restant désormais sans cesse auprès de lui, plains-le, garde-le, jusqu'à ce qu'il ait fait de toi sa femme ou son esclave. Non, car ce serait indigne, je n irai pas là-bas lui préparer son lit. Toutes les Troyennes d'ailleurs me railleraient, et j'ai au cœur des douleurs infinies. »

    Irritée, la divine Aphrodite lui répondit alors :

    — Ne me provoque pas, misérable ! Crains qu'en ma colère je ne t'abandonne, et ne te haïsse avec autant de force que je t'ai jusqu'ici étonnamment aimée. Je tramerais alors entre les deux partis, Troyens et Danaens, des haines désastreuses, et tu périrais sous un sort exécrable. »

    Ainsi parla-t-elle, et Hélène née de Zeus prit peur. Elle se mit en route en abaissant son voile d'une blancheur éclatante, en silence avança, passant inaperçue de toutes les Troyennes. Devant elle marchait une divinité. Dès qu elles arrivèrent dans la maison très belle d'Alexandre, les esclaves se hâtèrent alors de reprendre leur tâche. Hélène, divine entre les femmes, gagna sa chambre à haut plafond. Et Aphrodite amie des sourires, prit un siège et vint, en le portant, le placer pour Hélène en face d'Alexandre. Là, s'assit Hélène fille de Zeus porte-égide. Baissant alors et détournant les yeux, elle gourmanda son époux en ces termes :

    —Te voilà donc revenu du combat ! Que n'as-tu succombé sur les lieux, dompté par l'homme vigoureux qui fut mon premier époux ! Tu te vantais jusqu'ici de l'emporter par ta force, par tes mains et ta pique, sur Ménélas aimé d'Arès. Eh bien il va donc à présent provoquer derechef à un combat singulier Ménélas aimé d'Arès ! Mais non, je veux que tu t'arrêtes, que tu renonces à lutter en face du blond Ménélas et à livrer contre lui un combat insensé, de peur que tu ne sois bientôt terrassé sous sa lance. »

    Pâris alors lui répondit et dit :

    — Femme, par de rudes outrages ne blâme pas mon cœur ! Aujourd'hui, en effet, Ménélas, avec l'aide d'Athéna, m'a vaincu ; mais une autre fois je le vaincrai, car nous aussi, nous avons des dieux avec nous. Mais allons ! couchons-nous et goûtons au plaisir de tendresse. Car jamais encore l'amour n'enveloppa mes sens à ce point, pas même quand, après t'avoir tout d'abord arrachée de la riante Lacédémone, je pris le large sur mes vaisseaux traverseras de la mer, et que, dans l'île de Cranaë, je m'unis à toi dans le lit et l'amour. Non, jamais je ne t'ai tant aimée qu'aujourd’hui, et un plus doux désir jamais ne m'a saisi. »

    Il dit, et, le premier, il marcha vers le lit ; sa femme le suivit.

    Comme ils dormaient tous deux dans leur lit ajouré, l'Atride allait et venait dans la foule, pareil à un fauve, cherchant partout à découvrir Alexandre beau comme un dieu. Mais aucun des Troyens, ni des illustres alliés ne put alors montrer Alexandre à Ménélas aimé d'Arès. Ils ne l'auraient certes pas caché par amitié, si quelqu'un l’avait vu, car il était par tous aussi détesté que le Génie ténébreux. Le roi des guerriers Agamemnon dit alors aux armées :

    — Écoutez-moi, Troyens, Dardaniens et alliés ! La victoire se montre manifestement en faveur de Ménélas aimé d'Arès. Vous donc, livrez-nous Hélène d'Argos et ses trésors avec elle, et payez-nous une indemnité suffisante pour que les hommes qui viendront après nous s'en souviennent aussi.»

    Ainsi parla l'Atride, et les autres Achéens l'approuvèrent.

CHANT IV

     Mais les dieux, assis auprès de Zeus, se tenaient en  conseil dans une salle d'or. Au milieu d'eux, la vénérable Hébé leur versait le nectar. De l’un à l'autre,  ils se passaient des coupes d'or, tout en regardant la ville des Troyens. Le Cronide alors voulut essayer d'irriter Héra par des mots incisifs; il lui dit donc insidieusement :

    — Deux déesses protègent Ménélas : Héra d'Argos et Athéna d'Alalcomène. Assises à l'écart, elles se contentent de le considérer. Mais Aphrodite amie des sourires, vole sans cesse au secours de son favori, et le défend du Génie de la mort. Aujourd’hui encore, elle vient de le sauver, au moment même où il croyait mourir. Toutefois, c'est bien à Ménélas aimé d'Arès qu'appartient la victoire. A nous dès lors de délibérer sur la suite à donner à ces événements. Allons-nous de nouveau susciter la funeste guerre et l'atroce mêlée, ou bien jetterons-nous l'amitié entre les deux armées ? Si ce dernier parti pouvait vous plaire et vous être agréable, la ville du roi Priam resterait habitée, et Ménélas ramènerait Hélène d'Argos. »

    Ainsi parla-t-il. Athéna et Héra murmurèrent. Assises côte à côte, elles méditaient des maux pour les Troyens. Athéna cependant resta silencieuse et ne dit pas un mot, tout irritée qu’elle fût contre Zeus son père, car une âpre fureur s’était d’elle emparée. Mais Héra ne put contenir sa rage en sa poitrine, et elle s'écria :

    — Terrible Cronide, quelle parole as-tu dite ? Comment veux-tu rendre mon labeur inutile, et vaine la sueur que j'ai suée à la peine ? Mes chevaux aussi se sont fatigués, tandis que je rassemblais l'armée destinée au malheur de Priam et de ses enfants. Agis. Mais nous ne sommes pas tous, nous les autres dieux, d’humeur à t'approuver. »

   Violemment irrité, Zeus assembleur de nuées lui répondit alors :

    — Cruelle ! en quoi Priam et les enfants de Priam t'ont-ils fait tant de mal, pour que tu brûles avec autant d'ardeur de ruiner d'Ilion la forte citadelle ? Si, franchissant portes et grands murs, tu dévorais tout crus Priam, ses enfants et les autres Troyens, peut-être alors guérirais-tu ta rage. Fais ce que tu veux, pourvu que cette querelle, de mon côté ni du tien, ne devienne pas dans la suite, un grave sujet de discorde entre nous. Mais j'ai encore un autre mot à dire : jette-le bien au fond de ton esprit. Quand, à mon tour aussi, je serai brûlant du désir de ruiner une ville où se trouvent des bommes que tu aimes, ne ralentis pas ma colère, mais laisse-moi faire. Car, si c'est de mon plein gré, ce n'est pas volontiers que je t'ai accordé la ruine d'Ilion. Entre toutes les villes où habitent, en effet, sous le soleil et le ciel étoile, les hommes de la terre, aucune d elles, plus que la sainte Ilion, ne me tenait tant au cœur, tout comme Priam et le peuple de Priam à la lance de frêne. Jamais mon autel n'était privé de repas également partagés, de libations et de grasses fumées, car tels sont les honneurs qui nous sont dévolus. »

  La vénérable Héra aux grands yeux de génisse lui répondit alors :

    — Pour moi, en vérité, trois villes me sont de beaucoup les plus chères : Argos, Sparte, Mycènes aux larges rues. Détruis-les, du jour où ton cœur les aura prises en haine. Je n'entends pas me mettre entre elles et toi, ni te les jalouser. Car, si je refusais et voulais empêcher que tu ne les détruises, mon refus n'aboutirait à rien, puisque tu es de beaucoup le plus fort. Mais il faut que mes peines ne restent pas inutiles. Car, moi aussi, je suis une divinité ; ma provenance est celle dont tu proviens, et Cronos aux pensées tortueuses m'a engendrée pour être, à double titre, la plus auguste de toutes : par ma naissance, et parce que je suis appelée ton épouse, et que toi tu domines sur tous les Immortels. Cédons-nous alors sur ce point l'un à l'autre, toi à moi, ainsi que moi à toi, et les autres dieux immortels se rallieront à nous. Toi donc, au plus vite, ordonne à Athéna de se rendre dans l'atroce mêlée des Achéens et des Troyens, et de s'efforcer à ce que les Troyens commencent les premiers, au mépris des serments, à porter offense aux Achéens trop fiers. »

    Ainsi parla-t-elle. Le Père des hommes et des dieux ne désobéit pas, et aussitôt, à Athéna, il adressa ces paroles ailées :

    — Sans le moindre retard, gagne l'armée, et va vers les Troyens et vers les Achéens, t'efforcer à ce que les Troyens commencent les premiers, au mépris des serments, à porter offense aux Achéens trop fiers. »

    En parlant ainsi, il excita l'ardeur déjà brûlante d'Athéna. Elle descendit d'un bond des sommets de l'Olympe. Tel un météore, que le fils de Cronos aux pensées tortueuses lance, comme présage, aux matelots et à un vaste rassemblement de troupes, astre éclatant d’où mille étincelles jaillissent ; telle, Pallas Athéna s'abattit sur la terre, et tomba au milieu des deux camps. La stupeur s'empara de ceux qui l'aperçurent, Troyens dompteurs de chevaux et Achéens aux belles cnémides. Et chacun disait, en regardant son voisin :

   — Ou bien, la guerre funeste et l'atroce mêlée vont recom-mencer ; ou bien, Zeus établit l'amitié entre les deux armées, Zeus qui est pour les hommes l'arbitre de la guerre. »

    Ainsi parlait chaque Troyen, comme chaque Achéen. Mais la déesse s'enfonça dans la foule troyenne, s'étant rendue semblable à un guerrier, à Laodocos, fils d'Anténor le vaillant piquier. Elle cherchait à trouver Pandaros rival des dieux. Elle rencontra le fils irréprochable et robuste de Lycaon, qui se tenait debout, au milieu des rangs valeureux des troupes à boucliers qui l'avaient suivi depuis le cours de l'Ésépos. S'arrêtant près de lui, elle dit ces mots ailés :

    — Voudrais-tu me croire, fils éclairé de Lycaon ? Oserais-tu décocher contre Ménélas une flèche rapide, et consentirais-tu à obtenir des Troyens, et surtout entre tous, du royal Alexandre, renommée et gloire ? De lui tout d'abord, tu emporterais des présents magnifiques, s'il voyait le fils d'Atrée, le glorieux Ménélas, terrassé par ton trait et monté sur le triste bûcher. Allons il décoche une flèche contre le glorieux Ménélas, et prie le fils de la lumière, Apollon à l'arc renommé, en promettant de lui offrir une illustre hécatombe d'agneaux premier-nés, lorsque chez toi, dans la ville de la sainte Zélée, tu seras de retour. »

     Ainsi dit Athéna. Elle séduisit l'esprit de cet irréfléchi.

    Aussitôt, il saisit son arc Lien poli, fait de la corne d'un sauvage et capricant bouquetin, que lui-même, un jour, en le touchant au poitrail au moment même où il sautait d un rocher et se présentait au chasseur embusqué, avait frappé à la poitrine. La tête à la renverse tomba sur le rocher. Sa tête avait jeté des cornes longues de seize palmes. Un ouvrier habile à travailler la corne les prépara, les emboîta, les polit avec soin et leur apposa une couronne d'or. Cet arc, après l'avoir bandé, Pandaros l'inclina contre terre pour l'armer avec soin. Devant lui, ses braves compagnons dressèrent leurs boucliers, de peur que les belliqueux fils des Achéens ne s'élançassent avant que n'ait été frappé le belliqueux Ménélas fils d'Atrée. Soulevant alors le couvercle du carquois, il en sortit une flèche jamais encore lancée, empennée et lestée de sombres afflictions. Aussitôt, sur la corde, il ajusta la flèche amère, et pria le fils de la lumière, Apollon à l'arc renommé, en promettant de lui offrir une illustre hécatombe d'agneaux premier-nés, lorsque chez lui, dans la ville de la sainte Zélée, il serait de retour. Alors, saisissant en même temps l'encoche de la flèche et le nerf de bœuf de la corde, il les tira et amena la corde contre sa mamelle, et contre l'arc, le fer de la flèche. Puis, dès qu'il eut en cercle tendu son grand arc, la corne crissa, la corde retentit avec un grand éclat, et la flèche à la pointe acérée s élança, ardente à voler au milieu de la foule.

    Mais toi non plus, Ménélas, les dieux bienheureux et immortels ne t'oublièrent pas, et surtout la fille de Zeus meneuse de butin. Se plaçant devant toi, elle dévia le trait à la pointe perçante. Elle l'écarta de ton corps, autant qu'une mère écarte de son fils une mouche, quand il repose en un doux sommeil. La déesse le dirigea au point où s attachaient les agrafes d or du ceinturon, et où se joignait la double cuirasse. La flèche arrière tomba sur le ceinturon ajusté, s'enfonça dans le ceinturon brodé, pénétra dans la cuirasse ouvragée et parvint jusqu'à la sangle bardée qu'il portait en dessous, protection pour sa peau, rempart contre les traits. La sangle assurait sa dernière défense. De part en part la flèche la traversa pourtant, et le trait vint légèrement écorcher la peau de ce guerrier. Aussitôt un sang noir coula de la blessure. Ainsi, quand une femme, Méonienne ou Carienne, teint de pourpre un ivoire pour faire une bossette à un mors de cheval ; l'ivoire reste en réserve et bien des cavaliers désireraient l’emporter ; mais c'est un prince qu'attend cet ornement, pour être à la fois la parure du cheval et l'orgueil du monteur. De même, ô Ménélas, tes cuisses vigoureuses furent teintes de sang, tes jambes et jusqu au bas de tes fines chevilles.

    Un frisson saisit Agamemnon le roi des guerriers, lorsqu'il vit le sang noir couler de la blessure. Et lui-même aussi, Ménélas aimé d’Arès, fut saisi d'un frisson. Mais quand il vit que le cordelet et les barbes du trait se trouvaient en dehors, son cœur se ranima au fond de sa poitrine. Alors, gémissant lourdement, le puissant Agamemnon prit par la main Ménélas et, pendant que ses compagnons gémissaient sur lui, s'écria :

    — Frère bien-aimé ! est-ce donc pour ta mort que j'immolai les victimes gages de nos serments, et que seul, en avant des lignes achéennes, je te fis poster pour attaquer les Troyens ? Ainsi, les Troyens t'ont frappé et ont foulé aux pieds les serments gagés sur les victimes ! Non certes, ce n'est pas aux serments une garantie vaine que le sang des agneaux, les libations de vin pur et les mains droites auxquelles nous nous étions fiés. Car, même si l’Olympien sur l'heure ne les sanctionne pas, il les sanctionne plus tard, et les parjures doivent s'acquitter à grand prix, au prix de leurs têtes et de la vie de leurs femmes et de leurs enfants. Pour moi, voici ce qu'en mon esprit et mon cœur je sais pertinemment : un jour viendra où Ilion la sainte sera détruite, ainsi que Priam et le peuple de Priam à la lance de frêne. Zeus fils de Cronos, le pilote suprême qui habite l'éther, agitera lui-même contre eux tous sa ténébreuse égide, exaspéré par cette perfidie. Et ces pressentiments ne resteront pas sans effet. Mais moi, Ménélas, en quelle terrible affliction tu me laisseras, si tu viens à mourir et à combler le destin de ta vie. Je reviendrai couvert de bonté dans le pays très assoiffé d'Argos, car les Achéens se rappelleront aussitôt la terre de leur patrie, et laisseront à Priam ainsi qu'aux Troyens, comme signe de gloire, Hélène d’Argos. Et toi, pendant que tes os pourriront dans la terre, tu resteras étendu en Troade, sans avoir parachevé ton œuvre. Et quelque Troyen, surestimant sa force et bondissant sur le tertre du glorieux Ménélas, dira sans doute : « Puisse Agamemnon, en toutes circonstances, assouvir sa colère comme il vient de le faire, sans aucun résultat, lui qui conduisit sur ces bords l'armée des Achéens, et qui, avec ses vaisseaux vides, s'en retourna chez lui, dans la terre de sa douce patrie, en abandonnant le brave Ménélas ! » Voilà ce qu'on dira. Puisse alors pour moi s'ouvrir la vaste terre ! »

    En le réconfortant, le blond Ménélas lui dit alors : — Prends courage ! N'effraye pas l'armée des Achéens. Le trait aigu n'est pas tombé sur un point dangereux. Mais le ceinturon bigarré m'a protégé par devant ; puis, en dessous, la cotte et la sangle bardée, que le labeur des armuriers m'ont forgées. »

     Le puissant Agamemnon lui répondit alors :

    — Ah ! puisse-t-il en être ainsi, ô mon cher Ménélas ! Mais un médecin va palper ta blessure, et appliquer sur elle les remèdes qui mettront fin à tes sombres douleurs. »

    Il dit, et à Talthybios, le héraut divin, il adressa ces mots :

    — Talthybios, appelle ici Machaon le plus vite possible, ce mâle enfant d'Asclépios, l'irréprochable médecin, afin qu'il vienne voir le belliqueux Ménélas, chef des Achéens, qu'a blessé la flèche de quelque adroit archer, troyen ou lycien : gloire pour lui, et tristesse pour nous. »

    Ainsi parla-t-il, et le héraut, après l'avoir entendu, ne désobéit pas. Il partit, parcourant l'armée des Achéens aux tuniques de  bronze, cherchant de tous côtés le héros Machaon. Il l'aperçut debout, au milieu des rangs valeureux des troupes à boucliers, qui l'avaient suivi depuis Tricca nourricière de chevaux. S'arrêtant près de lui, il dit ces mots ailés :

    — Presse-toi, Asclépiade ! le puissant Agamemnon t'appelle, afin que tu viennes voir le belliqueux Ménélas, chef des Achéens, qu'a blessé la flèche de quelque adroit archer, troyen ou lycien : gloire pour lui, et tristesse pour nous. »

    Ainsi parla-t-il, et le cœur de Machaon s'émut en sa poitrine.  Ils partirent dans la foule, marchèrent à travers la vaste armée achéenne, et parvinrent à l'endroit où, blessé, se trouvait le blond Ménélas. Autour de lui, s'étaient en cercle assemblés les plus braves, et lui, mortel égal aux dieux, se dressait à leur centre. Aussitôt, Machaon, du ceinturon ajusté dégagea la flèche, et les barbes piquantes se brisaient à mesure qu'il la retirait. Il dégrafa le ceinturon bigarré, et, au-dessous, la cotte et la sangle que lui avait forgées le labeur des armuriers. Puis, lorsqu'il eut examiné la blessure, au point de chute de la flèche amère, il en suça le sang et répandit sur elle les remèdes adoucissants qu'il connaissait, et qu'autrefois son père avait reçus de Chiron, qui se montrait pour lui plein de bons sentiments.

   Tandis qu'on s'empressait autour de Ménélas vaillant au cri de guerre, les rangs des Troyens à boucliers s'ébranlaient. Les Achéens de nouveau se revêtirent de leurs armes, et se souvinrent de l'ardeur offensive. A ce moment, vous n'eussiez pas vu le divin Agamemnon sommeiller, se blottir de peur et refuser de combattre, mais se montrer plein de zèle pour le combat où la valeur s'illustre. Il laissa ses chevaux et son char, aux parures de bronze. Son écuyer, Eurymédon, fils de Ptolémée descendant de Piras, maintenait à l'écart les chevaux haletants. Agamemnon lui recommanda fort de les lui amener, au cas où la fatigue se saisirait de ses membres, tandis qu'il porterait ses ordres dans l'armée. Alors, marchant à pied, il parcourut les rangs des guerriers. Ceux des Achéens aux rapides chevaux qu'il voyait s'empresser, il les encourageait ; et, s'arrêtant auprès d'eux, leur disait ces paroles :

     — Argiens ! ne vous relâchez pas de l'impétueuse vaillance, car Zeus Père ne sera pas un soutien pour des hommes perfides. Mais ceux qui, les premiers, au mépris des serments nous ont porté offense, de ceux-là les vautours mangeront la chair tendre, et nous, nous emmènerons sur nos nefs leurs chères épouses et leurs petits enfants, dès que nous aurons emporté leur cité. »

    Ceux qu'il voyait, au contraire, se relâcher de la guerre exécrable, il les tançait par ces mots irrités :

     — Argiens affolés par les traits, vils sujets d'opprobres, n'avez-vous pas honte ? Pourquoi ainsi restez-vous immobiles et saisis de stupeur, telles de jeunes biches qui, lorsqu'elles se sont fatiguées à courir dans la vaste campagne, s'arrêtent sans qu'aucune vaillance ne soit plus en leur âme ? Comme elles, vous restez immobiles et saisis de stupeur, et ne combattez point. Attendez-vous que les Troyens viennent tout près, là où, sur le rivage de la mer écumante, ont été tirées les nefs aux belles poupes, pour voir si le Cronide tendra la main sur vous?»

    Ainsi, faisant acte de chef, il parcourait les rangs des guerriers. Il arriva vers les Crétois, en marchant à travers la masse des soldats. Ils s'armaient autour d'Idoménée à l'âme illuminée. Idoménée se tenait au milieu des premiers combattants, semblable au sanglier pour la forte vigueur, tandis que Mérion encourageait ceux des dernières phalanges. En les voyant, le roi des guerriers Agamemnon se réjouit ; et, tout aussitôt, il adressa ces mots d'une douceur de miel à Idoménée :

     — Idoménée, je t’estime entre tous les Danaens aux rapides chevaux, soit à la guerre, soit à toute autre tâche, et soit aussi lorsque, dans un banquet, les plus nobles des Argiens mêlent dans le cratère un vin d’honneur à la couleur de feu. Alors, tandis que les autres Achéens aux têtes chevelues boivent par ration, ta coupe est toujours tenue pleine, comme la mienne, afin de boire quand le désir t'y pousse. Mais lève-toi pour la guerre, et montre-toi l'homme que jusqu'ici tu te flattes d'être ! »

     Idoménée conducteur des Crétois lui répondit et dit :

     — Atride, je serai pour toi un compagnon très fidèle, comme je l'ai auparavant promis et garanti. Mais exhorte les autres Achéens aux têtes chevelues, afin qu'au plus tôt nous engagions le combat, puisque les Troyens ont ruiné les serments. La mort et le deuil leur viendront désormais, puisqu'ils nous ont, les premiers, au mépris des serments, porté offense. »

    Ainsi parla-t-il. Et l'Atride passa, joyeux dans son cœur. Il arriva vers les deux Ajax, en marchant à travers la masse des soldats. Tous deux étaient casqués, et une nuée de fantassins les suivaient. De même que, d'un poste culminant, un chevrier voit venir sur la mer un nuage que pousse le souffle du zéphyre ; à lui qui en est loin, le nuage qui passe sur la mer d'un bleu noir apparaît plus sombre que la poix, et il annonce une grande bourrasque ; il frémit en l'apercevant, et, dans une caverne, il pousse son troupeau ; de même, avec les deux Ajax, les phalanges des eunes nommes nourrissons de Zeus, marchaient en rangs serrés et sombres vers la guerre destructrice, tout hérissés de boucliers et de lances. En les voyant, le roi Agamemnon se sentit plein de joie. Prenant la parole, il dit ces mots ailés :

     — Ajax, conducteurs des Argiens aux tuniques de bronze, à vous deux je ne commande rien, car il ne sied pas de vous encourager. C'est de vous-mêmes, en effet, que vous excitez vaillamment les troupes au combat. Ah ! Zeus Père, Athéna, Apollon ! puisse un tel cœur se trouver au sein de toutes les poitrines ! La ville du roi Priam Bientôt s'affaisserait, par nos mains prise et saccagée. »

     Ayant ainsi parlé, il les laissa et s'en alla vers d'autres. Alors il rencontra Nestor, le mélodieux orateur des Pyliens, qui préparait ses compagnons, les exhortait à combattre, entouré du grand Pélagon, d’Alastor, de Chromios, du puissant Hémon et de Bias pasteur des guerriers. Il disposait en tête les cavaliers, avec leurs chars et leurs chevaux ; puis, en arrière, les nombreux et valeureux fantassins destinés à être le rempart du combat. Quant aux mauvais soldats, Nestor les renvoyait au centre, afin que chacun d'eux, même à contre-cœur, fût forcé de se battre. Il haranguait d'abord les cavaliers, les invitait à contenir leurs chevaux et à ne pas s'éparpiller dans la foule :

    — Que personne, se fiant à son adresse à conduire les chevaux et à sa mâle ardeur, n'ait la hardiesse d'aller tout seul, en avant des autres, combattre les Troyens, ni de reculer, car vous seriez alors plus faciles à briser. L'homme qui, de son char, va contre un autre char, qu'il attaque en allongeant sa lance ; cela vaut beaucoup mieux, car c'est ainsi que nos ancêtres renversaient les villes et les remparts, en gardant ce courage et cette discipline au fond de leurs poitrines. »

     Ainsi les exhortait le vieillard, qui connaissait bien, et de longue date, les choses de la guerre. En le voyant, le puissant Agamemnon se sentit plein de joie. Prenant la parole, il dit ces mots ailés :

     — Vieillard ! plût aux dieux que, comme ton cœur en ta chère poitrine, tes genoux t’obéissent, et que ta force soit affermie sur le sol ! Mais la vieillesse, qui s en prend à tous, t'accable.

     Que n’est-ce un autre homme qui en soit atteint, et que ne comptes-tu au nombre des plus jeunes ! »

    Le Gérénien Nestor conducteur de chevaux lui répondit alors :

     — Atride ! je voudrais bien être, moi-même aussi, ce que j'étais, lorsque je tuai le divin Éreuthalion. Mais les dieux n'ont pas tout donné aux nommes en même temps. Si j'étais jeune alors, aujourd'hui le grand âge me presse. Mais, tel que je suis, j'irai quand même aux cavaliers me mêler, et les encourager par le conseil et la voix, car c'est là une charge incombant aux vieillards. Les jeunes pointeront la pointe de leurs lances, eux qui sont, mieux que moi, plus aptes aux armes et plus sûrs de leurs forces. »

     Ainsi parla-t-il. Et l'Atride passa, joyeux dans son cœur. Il trouva le fils de Pétéos, Ménesthée, le dresseur de chevaux, qui se tenait debout. Auprès de lui, il vit les Athéniens lanceurs du cri de guerre. Tout à côté, l’ingénieux Ulysse se dressait, et les rangs infrangibles des Céphalléniens de tout près l’entouraient. Leur armée n'avait pas encore entendu le cri de guerre, tandis que, venant de s'ébranler, les phalanges des Troyens dompteurs de chevaux s'agitaient, tout comme celles des Achéens. Ils attendaient, immobiles, qu'un autre corps de troupes achéennes survînt, s'élançât contre les Troyens et engageât la bataille. En les voyant, le roi des guerriers Agamemnon les tança. Prenant alors la parole, il dit ces mots ailés :

     — Fils de Pétéos nourrisson de Zeus, et toi, maître en ruses perfides, âme vénale, pourquoi, blottis de peur, restez-vous à l'écart en attendant les autres ? C'est à vous qu'il convient de se tenir debout aux premiers rangs, et de se jeter au-devant de la brûlante bataille. N'êtes-vous pas par moi, les deux premiers à être invités au repas, lorsque nos Achéens apprêtent un festin en l'honneur des Anciens ? Là, il vous est agréable de manger des viandes rôties, et de boire, tant que vous en voulez, des coupes d'un vin aussi doux que le miel. Et maintenant, vous verriez avec joie jusqu'à dix corps de troupes achéennes marcher au combat avant vous, en ayant à la main le bronze impitoyable ! »

     L'ingénieux Ulysse, en le toisant d'un regard de travers, lui répondit alors :

    — Atride ! quelle parole a fui la barrière de tes dents ? Comment peux-tu dire que pour la lutte nous manquions de courage ? Lorsque nous, Achéens, nous éveillerons contre les Troyens dompteurs de chevaux, le fougueux Arès, tu verras, si tu veux et si cela t’intéresse, mêlé aux premiers rangs des Troyens dompteurs de chevaux, le père de Télémaque. Quant à toi, tu tiens des propos vides comme le vent. »

    Le puissant Agamemnon, dès qu'il le vit irrité, rétracta ses paroles et dit en souriant :

    — Descendant de Zeus, fils de Laërte, artificieux Ulysse, je n’entends pas outre mesure te chercher querelle, ni te commander, car je sais combien, au sein de ta poitrine, ton cœur connaît de nobles sentiments, car tes sentiments sont aussi les miens. Mais allons ! nous réparerons tout cela plus tard, si quelque mot fâcheux vient d'être prononcé. Fassent les dieux que tout s'en aille au vent ! »

    Ayant ainsi parlé, il les laissa et s'en alla vers d'autres. Il trouva le fils de Tydée, le bouillant Diomède, au milieu des chevaux et des chars solidement jointes. Auprès de lui, se tenait Sthénélos fils de Capanée. En le voyant, le puissant Agamemnon le tança. Prenant alors la parole, il dit ces mots ailés :

    — Eh bien ! fils de Tydée à l'âme illuminée et dompteur de chevaux, pourquoi te blottis-tu, et pourquoi pointes-tu ton regard sur les ponts de la guerre ? Il n'était pas agréable à Tydée de se blottir ainsi, mais il aimait plutôt combattre l'ennemi en devançant de loin ses compagnons, comme le rapportent ceux qui l’ont vu à l’œuvre. Pour moi, je ne l’ai jamais vu, ni jamais rencontré. Mais on dit qu'il passait tous les autres. En effet, il entra comme hôte sans combat dans Mycènes, avec Polynice rival des dieux, dans le moment où il recrutait une armée. Ils préparaient alors une expédition contre les murs sacrés de Thèbes, et suppliaient instamment qu'on leur accordât des alliés réputés. Les Mycéniens voulaient en accorder, et approuvaient ce qui était réclamé. Mais Zeus les en détourna, en manifestant des présages contraires. Ils s'en allèrent donc et, poursuivant leur route, ils arrivèrent sur l’Asopos au lit de joncs épais et d'herbages touffus. Là, les Achéens renvoyèrent Tydée en ambassade. Il partit, et il trouva nombre de Cadméens en train de festoyer dans le palais du puissant Étéocle. Et là, quoique étranger, Tydée conducteur de chevaux ne s'effraya point, tout isolé qu'il fût parmi les Cadméens. Il les provoqua à des combats divers, et facilement les vainquit en tout, tant Athéna lui était secourable. Mais, irrités, ces Cadméens piqueurs de chevaux postèrent contre lui, comme il s'en retournait, une embuscade serrée, qui comprenait cinquante jeunes gens. Deux chefs la commandaient : Méon fils d'Hémon, semblable aux Immortels, et le fils d'Autophone, l'ardent guerrier Polyphonte. Tydée leur infligea aussi un destin lamentable. Il les égorgea tous, et ne permit qu'à un seul de retourner chez lui. Et ce fut Méon qu’il renvoya, pour obéir aux présages envoyés par les dieux. Tel était Tydée l'ÉtoIien. Mais son fils, il l’engendra moins vaillant que lui dans le combat, mais plus prompt à parler. »

    Ainsi parla-t-il, et le robuste Diomède ne répondit rien, par respect pour le roi respecté qui le réprimandait. Mais le fils du glorieux Capanée alors lui répliqua :

    — Atride ! ne mens pas en sachant la vérité à dire. Nous certes, nous prétendons valoir beaucoup mieux que nos pères, car c'est nous qui avons enlevé la ville de Thèbes aux sept portes, en conduisant une armée moins nombreuse sous un mur plus martial, confiants dans les signes des dieux et dans l'aide de Zeus. Quant à nos pères, ils se sont perdus par leurs propres folies. Garde-toi donc de les placer jamais au même rang d'honneur. »

    Le robuste Diomède, en le toisant d'un regard de travers, lui répondit alors :

    — Ami, reste en silence et obéis à ma voix. Pour moi, je ne m indigne point contre Agamemnon pasteur des guerriers, s'il excite au combat les Achéens aux belles cnémides. Car la gloire le suivra, si les Achéens massacrent les Troyens et se rendent maîtres de la sainte Ilion. Mais grand sera son deuil, si les Achéens viennent, au contraire, à être massacrés. Mais allons ! souvenons-nous tous les deux de l'impétueuse vaillance. »

    Il dit, et de son char il sauta tout armé sur la terre. Le bronze rendit un son terrible sur la poitrine du roi qui s'élançait, et la crainte aurait saisi le cœur, même du plus allant. De même que, sur le rivage retentissant, les vagues de la mer déferlent plus pressées sous le vent qui les pousse ; au large d'abord, elles se sont crêtées ; elles viennent ensuite à grand fracas se briser sur la terre, se bomber autour des promontoires, se dresser et cracher l'écume de la mer ; de même alors, à vagues plus pressées, s'agitaient les phalanges achéennes, et se portaient sans arrêt au combat. Chacun des chefs encourageait ses troupes, et leurs soldats les suivaient en silence.

  Tu n’aurais jamais cru qu une si nombreuse armée pût marcher derrière eux, en ayant une voix dans le fond des poitrines, tant elle marchait silencieuse et redoutant ses chefs. Sur tous, étincelaient les armes scintillantes qu'ils avaient revêtues pour avancer en ligne.

    Quant aux Troyens, ils étaient pareils aux brebis que l’on voit dans l'enclos d'un riche propriétaire, au moment où l'on trait leur lait blanc, se tenir par milliers et bêler sans répit en entendant la voix de leurs agneaux ; les Troyens de même, faisaient monter un alala confus au-dessus des rangs étendus de l'armée, car tous n'avaient pas le même cri de guerre ni le même parler, mais les langues étaient confondues, car les hommes venaient de pays différents. Arès poussait les uns ; Athéna aux yeux pers stimulait les autres, aidée par la Terreur, la Déroute et la Discorde aux fureurs sans mesure, sœur et compagne de l'homicide Arès ; faible d'abord lorsqu'elle se soulève, elle affermit ensuite sa tête dans le ciel et marche sur la terre. Ce fut donc elle qui, une fois de plus, vint jeter parmi eux une force agressive qui s'empara de tous, parcourant la foule et multipliant les plaintes des guerriers.

    Mais quand ils arrivèrent sur le même terrain et qu'ils se rencontrèrent, ils mirent alors aux prises leurs boucliers, leurs lances, leurs ardeurs de guerriers aux cuirasses de bronze. Les boucliers bombés se heurtèrent les uns contre les autres, et grand fut le tumulte. Alors s'élevèrent en même temps les plaintes et les cris de triomphe des hommes qui frappaient ou qui étaient frappés, et le sang ruisselait sur la terre. De même que les torrents accrus par les hivers dévalent des montagnes, jettent et entremêlent, issues de grandes sources, les masses de leurs eaux dans le creux d'un ravin ; le berger entend leur fracas retentir au loin dans les montagnes ; de même, se perçurent les clameurs et les cris d'épouvanté sortant de la mêlée.

    Le premier, Antiloque tua un guerrier troyen qui se distinguait parmi les premiers rangs, Échépolos fils de Thalysias. Il le frappa le premier sur le cimier du casque à épaisse crinière, lui planta dans le front la pointe de sa lance, et le bronze perça l'os de part en part. L'ombre voila les yeux d'Échépolos et, de même qu une tour, il s'abattit dans la rude mêlée. Comme il était tombé, le puissant Éléphénor fils de Chalcodon, et des Abantes le magnanime chef, l'ayant saisi par le pied, le traînait hors de portée des traits, aspirant au plus vite à le dépouiller de ses armes. Mais court fut son élan, car Agénor au valeureux courage, ayant vu qu'il tirait le cadavre et qu'en se penchant il se découvrait du côté du bouclier, de sa pique de bronze l'atteignit au flanc, et lui rompit les membres. Ainsi la vie l'abandonna, et sur son corps s'engagea dès lors un âpre assaut de Troyens et d'Achéens. Comme des loups, ils se jetèrent les uns contre les autres, et chaque guerrier ébranlait un guerrier.

    A ce moment, Ajax, le fils de Télamon, atteignit le fils d’Anthémion, le jeune et florissant Simoïsios, que sa mère, un jour, descendant de l’Ida, avait enfanté sur les bords du Simoïs, comme elle suivait ses parents pour visiter leurs troupeaux. De là son nom de Simoïsios. Mais il ne rendit pas à ses parents chéris les soins qu'il en avait reçus. Courte fut sa durée, et il tomba sous la lance d'Ajax au valeureux courage. En effet, comme il marchait en tête, Ajax l'atteignit à la poitrine, près de la mamelle droite. La lance lui traversa directement l'épaule, et Simoïsios tomba dans la poussière, tel un peuplier qui, dans la vaste prairie d’un fond marécageux, a poussé bien lisse, tout en faisant pousser des branches à son sommet ; un charron l’a coupé, ébranché avec un fer luisant, pour le courber en jante d'un magnifique char, et il reste étendu, tandis qu'il se dessèche, près des bords du ruisseau. Tel, Simoïsios, le fils d'Anthémion, fut abattu par Ajax descendant de Zeus. Mais alors, au cours de la mêlée, le fils de Priam, Antiphos à la scintillante cuirasse, lança contre Ajax un javelot aigu. Il le manqua, mais atteignit à l'aine un brave compagnon d'Ulysse, Leucos, qui tirait un mort dans les rangs opposés. Leucos s affaissa sur lui-même, et le cadavre échappa de sa main. De cette mort, Ulysse fut alors vivement irrité. Il se porta parmi les premiers rangs, casqué du bronze étincelant, s'arrêta, autour de lui promena ses regards, et fit voler son brillant javelot. Les Troyens reculèrent, en le voyant darder sa javeline. Le trait pourtant ne fut pas inutile ; il atteignit un fils bâtard de Priam, Démocoon, venu d'Abydos, où il gardait des cavales rapides. Ulysse, qui était irrité de la mort de son ami, l'atteignit à la tempe ; la pointe du bronze sortit par l'autre tempe, et l’ombre voila les yeux de ce bâtard. Il s'abattit avec fracas et ses armes sur lui s'entre-choquèrent. A cette vue, les soldats avancés et le brillant Hector se replièrent. Les Argiens poussèrent un grand cri, retirèrent leurs morts, et se portèrent beaucoup plus en avant. Mais Apollon s'indigna, en les voyant des hauteurs de Pergame ; il exhorta alors les Troyens en criant :

 

    — Troyens dompteurs de chevaux, ne vous désistez pas, au profit des Argiens, de l'ardeur offensive. Leur peau n'est pas de pierre ni de fer, pour résister aux taillades du bronze qui les frappe. Achille d'ailleurs, le fils de Thétis aux superbes cheveux ne combat plus ; mais il reste auprès de ses vaisseaux, à digérer la bile qui lui navre le cœur. »

 

   Ainsi parla, du haut de la ville, le terrible dieu. Mais la fille de Zeus, la très glorieuse Tritogénie, animait les Achéens, gagnant à travers la foule les rangs qu'elle voyait fléchir. A ce moment, le Destin enchaîna Diorès fils d'Amaryncée, car il fut atteint à la jambe droite, près de la cheville, par un caillou rugueux. Un chef des guerriers thraces, Pirôs fils d'Imbrasos, venu d'Énos, le lui avait lancé. L’implacable pierre broya jusqu au fond les deux tendons et les os. Diorès sur le dos tomba dans la poussière, tendit les mains à ses chers compagnons et exhala son âme. A ce moment accourut Pirôs, le guerrier qui venait de frapper Diorès ; il le perça de sa lance à l'entour du nombril ; toutes ses entrailles par terre se répandirent, et l'ombre voila les yeux de Diorès. Mais l'ÉtoIien Thoas, comme Pirôs s'élançait, l'atteignit à la poitrine, au-dessous de la mamelle, avec son javelot. La pointe de bronze dans le poumon s'enfonça. Thoas alors approcha, arracha de la poitrine sa lourde pique, tira son glaive aigu, frappa Pirôs au beau milieu du ventre, et lui ôta la vie. Il ne le dépouilla pas toutefois de ses armes, car ses compagnons, les Thraces aux cheveux relevés sur le haut de la tête et aux mains armées de longues lances, entourèrent le cadavre. Et ceux-ci, malgré sa taille, sa force et sa brillante allure, loin d'eux le refoulèrent. Se sentant repoussé, Thoas se replia. Et c'est ainsi que deux chefs furent dans la poussière étendus côte à côte : celui des Thraces, et celui des Épéens aux tuniques de bronze. Beaucoup d'autres guerriers autour d'eux furent tués. Alors, il n'aurait pu trouver, dans l'action du combat, quoi que ce fût à blâmer, l'homme qui, sans être encore atteint ni blessé par le bronze acéré, aurait pu venir et circuler au cœur de la mêlée, et que Pallas Athéna eût pris et conduit par la main, en détournant de lui l'élan des traits, car nombre de Troyens ainsi que d'Achéens tombèrent en ce jour le front dans la poussière, restant étendus les uns auprès des autres.

CHANT V

   Ce fut alors à Diomède fils de Tydée, que Pallas-Athéna communiqua la fougue et la hardiesse, pour qu’il se distinguât entre tous les Argiens, et se saisît d’une gloire éminente. Elle fit flamber son casque et son bouclier d'un feu infatigable, semblable à celui de l'astre d'automne, qui rayonne de son plus vif éclat, quand il s'est baigné dans l’Océan. Tel était le feu qu'elle lui donna de jeter du chef et des épaules. Puis, elle le poussa au cœur de la mêlée, là où s'agitaient les rangs les plus nombreux.

 

    Or, il était parmi les Troyens un certain Darès, riche, irréprochable, et prêtre d' Héphaestos. Il avait deux fils : Phégée et Idœos, bien exercés à tout genre de combat. Tous deux, quittant le rang, s'élancèrent au-devant de Diomède. Ils attaquaient du haut de leurs chevaux, tandis que Diomède combattait sur le sol, en fantassin. Mais dès que, marchant les uns contre les autres, ils furent en présence, Phégée lança le premier sa pique à l’ombre longue. La pointe passa par-dessus l’épaule gauche du fils de Tydée, et ne l'atteignit pas. A son tour alors, le fils de Tydée, bronze en main, s’élança. Et ce ne fut pas un trait inutile qui partit de son bras, car, entre les deux mamelles, il atteignit Phégée en pleine poitrine, et le précipita à bas de ses chevaux. Idœos s'enfuit, abandonnant son magnifique char, et n'osa pas veiller sur son frère abattu ; car lui non plus, n'aurait pas échappé au Génie ténébreux. Mais Héphaestos le tira de ce pas, le sauva en le cachant sous un voile de nuit, pour épargner une entière affliction au vieillard qu'il aimait. Quant aux chevaux, le fils du magnanime Tydée les retira du char, et les remit à ses compagnons, pour qu'ils les emmenassent auprès des vaisseaux creux. Lorsque les Troyens magnanimes virent les deux fils de Darès, l'un en fuite et l'autre tué à côté de son char, ils eurent tous alors le cœur épouvanté. A ce moment, Amena aux yeux pers, prenant par la main l’impétueux Arès, lui adressa ces mots :

 

    — Arès ! Arès ! fléau des mortels, souillé de meurtres, sapeur de murailles ! pourquoi ne laisserions-nous pas Troyens et Achéens disputer entre eux à qui Zeus Père accordera la gloire ? Retirons-nous, et de Zeus évitons la colère. »

 

    En parlant ainsi, elle entraîna hors du combat l'impétueux Arès, et le fit asseoir sur les bords herbeux du Scamandre. Les Danaens alors firent plier les Troyens. Chacun des chefs vainquit un ennemi. Le premier, le roi des guerriers Agamemnon précipita de son char le grand Odios, prince des Alizones. Comme il était le premier à tourner le dos, Agamemnon lui enfonça sa lance dans l’échine, au milieu des épaules, et la poussa à travers la poitrine. Il s’abattit avec fracas, et ses armes sur lui s’entre­choquèrent. Alors, Idoménée fit périr Phaestos, fils du Méonien Boros, qui était venu de Tarné la fertile. Il montait sur son char, quand Idoménée illustre par sa lance lui transperça de sa longue pique l'épaule droite. Phaestos s'abattit de son char, et l'ombre exécrable s'empara de lui.

 

    Les serviteurs d'Idoménée en étaient donc à dépouiller Phaestos, lorsque l'Atride Ménélas tua d'un coup de lance de hêtre le fils de Strophios, Scamandrios passionné pour la chasse. Chasseur hors de pair, Artémis elle-même lui avait appris à frapper toutes les bêtes sauvages que la forêt nourrit sur les montagnes. Mais Artémis diffuseuse de traits ne lui fut alors d’aucun secours, ni non plus cette adresse à tirer qui le rendait jusqu'ici sans pareil. Illustre par sa lance, l'Atride Ménélas, le voyant fuir devant lui, le blessa de sa pique, dans le dos, au milieu des épaules, et poussa la pointe à travers la poitrine. Tête en avant, Scamandrios s'abattit, et ses armes sur lui s'entre­choquèrent.

 

   Mérion fit périr Phéréclos, fils du charpentier Harmon, qui savait fabriquer de ses mains toutes sortes d’œuvres d'art. Pallas Athéna le chérissait entre tous. C'était lui qui avait construit pour Alexandre ces navires bien équilibrés, sources de malheurs, qui devinrent un malheur pour tous les Troyens et pour lui-même aussi, puisqu'il ignorait les prédictions des dieux. Cet nomme donc, Mérion, qui le poursuivait, le rejoignit et le frappa sur la fesse droite. Passant sous l'os, la pointe de la pique alla directe­ment jusque dans la vessie. En gémissant, Phéréclos sur les genoux s'abattit, et la mort le couvrit de son voile.

 

    Mégès égorgea Pédœos, le fils d'Anténor. C'était un bâtard, mais la divine Théano, pour plaire à son mari, l'avait élevé avec autant de soin que ses enfants chéris. Illustre par sa lance, le fils de Phylée s'approcha près de lui, et le frappa d’un coup de pique acérée sur le bas de la nuque. Le bronze, en remontant directement jusqu'aux dents, coupa la langue à sa racine. Dans la poussière s'abattit Pédœos, et de ses dents serra le bronze froid.

 

    Eurypyle fils d'Évémon, terrassa le divin Hypsénor, le fils du très fervent Dolopion, qui avait été nommé prêtre du Scamandre, et qui était par le peuple vénéré comme un dieu. Eurypyle donc, brillant fils d'Évémon, le voyant fuir devant lui, le poursuivit en bondissant armé de son épée, l'atteignit à l'épaule et lui trancha le redoutable bras. Le bras sanglant tomba dans la poussière ; et, sur les yeux d'Hypsénor, la mort empourprée et l'impérieux Destin s'abattirent.

 

    Ainsi peinaient-ils dans la mêlée brutale. Quant au fils de Tydée, tu n'aurais pas reconnu de quel bord il était, s'il appartenait au camp des Troyens ou des Achéens. Car il se ruait dans la plaine, semblable à un fleuve que l'hiver a fait arriver à son plein, et dont les eaux brusquement dispersent les chaussées ; ni les digues qui le canalisent, ni les clôtures des vergers florissants, ne retiennent sa soudaine irruption, lorsque la pluie de Zeus s'appesantit sur terre ; sous les eaux, s'affaissent en grand nombre les beaux travaux des hommes à la force de l'âge. De même, les phalanges serrées des Troyens s'enfuyaient en désordre et ne lui résistaient pas, pour nombreuses qu'elles fussent.

 

 

    Mais, dès qu'il aperçut le fils de Tydée se ruer dans la plaine, chassant devant lui les phalanges en désordre, le brillant fils de Lycaon banda aussitôt contre lui son arc recourbé, l’atteignit en plein élan, et le blessa près de l'épaule droite, au creux de la cuirasse. La flèche amère vola tout au travers, pénétra tout droit, et la cuirasse fut éclaboussée de sang. A ce coup, le brillant fils de Lycaon cria d'une voix forte :

   — Élancez-vous, Troyens au grand cœur, piqueurs de che-vaux ! Le plus brave des Achéens vient d'être blessé, et j'affirme qu'il n'aura pas longtemps à résister à ce trait vigoureux, s'il est vrai que ce soit le roi fils de Zeus qui m ait fait venir quand je vins de Lycie. »

 

    Ainsi parla-t-il en se glorifiant. Mais la flèche perçante ne dompta pas le héros. Diomède recula, s'arrêta devant son char et ses chevaux, et dit à Sthénélos fils de Capanée :

 

    — Élance-toi, mon doux ami, fils de Capanée ! Descends du char, et viens me tirer de l'épaule une flèche amère. »

 

    Ainsi parla-t-il. Sthénélos sauta du char à terre, s'approcha et, d'un bout à l'autre, retira de l'épaule la flèche aiguë. Le sang, comme un trait, jaillit à travers la tunique maillée. Diomède alors, vaillant au cri de guerre, fit cette prière:

 

    — Écoute-moi, fille de Zeus porte-égide, Indomptable ! Si jamais tu nous as assistés et aimés, mon père et moi, dans la guerre destructrice, aime-moi derechef à cette heure, Athéna ! Donne-moi de maîtriser cet homme ; fais-le venir à portée de ma pique, lui qui m'a frappé en me devançant, qui se glorifie et qui prétend que je ne verrai plus longtemps la brillante lumière du soleil. »

 

    Il dit, et Pallas Athéna entendit sa prière. Elle rendit ses membres alertes, ses pieds et ses mains. S'arrêtant près de lui, elle lui adressa ces paroles ailées :

 

    — Sois désormais confiant, Diomède, et combats les Troyens. Dans ta poitrine, en effet, j'ai jeté la fougue de ton père, cette fougue intrépide que Tydée conducteur de chevaux possédait en agitant son bouclier. J'ai dissipé le brouillard qui était jusqu'ici sur tes yeux, afin que tu puisses exactement discerner un homme d un dieu. Dès lors, si un dieu vient ici t'éprouver, garde-toi d'affronter les autres dieux immortels. Mais si la fille de Zeus, Aphrodite, se présente à la guerre, blesse-la d'un coup de bronze aigu.»

 

    Ayant ainsi parlé, Athéna aux yeux pers s'en alla. Le fils de Tydée se porta de nouveau aux premiers rangs. Si ardent qu'avait été son cœur à combattre jusqu'ici les Troyens, une ardeur trois fois plus grande le saisit alors, tel un lion, qu'un berger veillant dans la campagne sur ses brebis à épaisse toison, a blessé au moment où il sautait par-dessus la clôture, mais n'a pas terrassé. Le coup n'a fait qu'exciter sa vigueur ; le berger dès lors renonce à se défendre, et va se cacher dans le fond des étables. Le troupeau abandonné s'effare ; et les brebis se serrent et se jettent les unes sur les autres, tandis que le lion ressaute en fureur par-dessus la clôture élevée. Tel, le robuste Diomède, porté par son ardeur, s enfonça au milieu des Troyens.

 

    A ce moment, il tua Astynoos et Hypéron pasteur des guerriers. Il atteignit l'un de sa lance de bronze, au-dessus de la mamelle, et frappa I'autre avec sa grande épée, à la clavicule, tout le long de l’épaule ; et, du col et du dos, il détacha l'épaule. Il les laissa sur place, pour foncer sur Abas et sur Polyidos, les fils d’Eurydamas, vieil interprète des songes. Mais le vieillard n'avait pas, au moment du départ, discriminé les songes de ses fils, et le robuste Diomède les dépouilla. Puis il marcha contre Xanthos et Thoon, fils de Phénops, tous deux d'un père âgé. La triste vieillesse le consumait, et aucun autre fils ne lui était né pour hériter de ses biens. Le héros les immola sur place, et à tous deux ravit la douce vie, laissant à leur père plaintes et tristes deuils. Le vieillard ne put les accueillir, puisqu'ils ne revinrent pas vivants du combat. Des collatéraux se partagèrent son avoir.

 

    Il surprit ensuite les deux fils de Priam issu de Dardanos, Echemmon et Chromios, qui étaient montés sur le même char. Comme un lion se jette sur un troupeau, brise le cou d'une génisse, ou d'une vache, paissant dans un taillis ; de même, le fils de Tydée les fit brutalement tomber de leur char, tous deux contre leur gré. Il les dépouilla sans tarder de leurs armes. Quant aux chevaux, Diomède les remit à ses compagnons, pour qu'ils les poussassent jusques aux vaisseaux.

 

    Mais Énée le vit exterminer des lignes de guerriers. Il s'élança alors à travers la Bataille et la tumultueuse agitation des lances, cherchant s'il pourrait découvrir Pandaros rival des dieux. Il rencontra le fils irréprochable et fort de Lycaon, s'arrêta devant lui, et lui dit face à face :

 

    — Pandaros, où donc est ton arc, et tes flèches ailées, et ton renom ? Aucun guerrier ici ne te le dispute, et personne en Lycie ne se vante de l'emporter sur toi. Allons ! après avoir levé les mains vers Zeus, décoche un trait contre cet homme que tu vois triompher devant nous, et qui a fait déjà tant de mal aux Troyens, puisqu'il vient de rompre les genoux à de nombreux et vaillants combattants. Mais peut-être est-ce un dieu irrité contre les Troyens, leur gardant rancune de quelque sacrifice ! Et redoutable est le courroux d'un dieu ! »

 

    Le fils glorieux de Lycaon lui répondit alors :

 

    — Énée, conseiller des Troyens aux tuniques de bronze, je le vois, quant à moi, tout pareil au fils de Tydée à l'âme illuminée. Je reconnais son bouclier, son casque conique, et je vois ses chevaux. Mais je ne sais vraiment si ce n'est point un dieu. S'il est l'homme que je dis, le fils de Tydée à l'âme illuminée, ce n'est pas sans être soutenu par un dieu qu'il a cette fureur ; mais, près de lui, doit être un Immortel, les épaules couvertes d'un nuage, et c'est lui qui aura détourné le trait rapide qui l'a pourtant touché. Car déjà contre lui j'ai décoché un trait : je l'ai atteint tout droit sur l'épaule droite, à travers le creux de la cuirasse. Je me disais que j'allais l'envoyer chez Hadès, mais je ne l'ai point cependant abattu. C'est sans doute quelque dieu courroucé. Je n'ai d'ailleurs ni chevaux, ni chars où je puisse monter. Cependant, dans le palais de Lycaon, il y a douze beaux chars, ajustés depuis peu, nouvellement construits. Des housses les recouvrent ; et, près de chaque char, se tiennent les deux chevaux du joug, se repaissant d’orge manche et d’épeautre. Certes, le vieux piquier Lycaon, dans son palais bien bâti, me donna maints conseils au moment du départ. Il me recommandait de monter sur un char muni de bons chevaux, pour m'engager en tête des Troyens, dans les rudes mêlées. Mais je n'ai pas obéi — et obéir eût beaucoup mieux valu — car je voulais épargner mes chevaux. J'ai craint qu'ils ne fussent pas suffisamment nourris dans une ville assiégée, eux qui sont habitués à manger à leur faim. Je les ai donc laissés, et c'est à pied que je suis venu dans Ilion, plein de confiance en mon arc. Mais cette arme ne devait pas m'être utile. Je l'ai déjà bandée contre deux vaillants guerriers : le Tydide et l'Atride. Visiblement, le sang de tous les deux a jailli sous le coup, mais je ne les ai qu'excités davantage. Ainsi donc, ce fut sous un mauvais destin que je décrochai du clou mon arc recourbé, le jour où je conduisis des Troyens vers l'aimable Ilion, apportant mon appui au divin Hector. Mais si jamais je retourne chez moi et si de mes yeux je revois ma patrie, mon épouse et le haut toit de ma grande demeure, que ma tête aussitôt soit coupée par un bras étranger, si je ne jette cet arc dans un brasier ardent, après l'avoir fracassé de mes mains, car il m'accompagne sans me servir à rien ! »

 

    Énée conducteur des Troyens lui répondit alors :

 

    — Ne parle pas ainsi. Rien ne sera changé, avant que nous allions tous deux contre cet homme, avec chevaux et char, faire sur lui l'épreuve de nos armes. Allons ! monte sur mon char, et tu verras ce que sont les chevaux de Trôs, et comment ils savent dans la plaine, de tout côté et à très vive allure, poursuivre l'ennemi, ou s'en dégager. Ils sauront aussi dans la ville nous ramener sains et saufs, si Zeus tend une seconde fois la gloire à Diomède fils de Tydée. Mais allons ! prends maintenant le fouet et les rênes luisantes, et moi, je resterai sur le char à combattre. Ou bien, charge-toi d'accueillir l'assaillant, et laisse-moi m'occuper des chevaux. »

 

    Le brillant fils de Lycaon lui répondit alors :

 

    — Énée, tiens toi-même les rênes et tes chevaux. Sous leur cocher accoutumé, ils emporteront mieux le char aux lignes courbes, si nous avons à fuir devant le fils de Tydée. Je crains, en effet, que tous deux, pris de peur, ne s'agitent au hasard et ne veuillent point nous ramener du combat, s'ils regrettent ta voix ; et que, fondant sur nous, le fils du magnanime Tydée ne nous tue, et n'emmène les chevaux aux sabots emportés. Pousse donc toi-même ton char et les chevaux ; et moi, j'accueillerai l'assaillant avec ma lance aiguë, quand il arrivera. »

 

    Ayant ainsi parlé, ils montèrent sur le char éclatant, et, pleins de fougue, dirigèrent leurs rapides chevaux contre le Tydide. Sthénélos, le brillant fils de Capanée, les aperçut, et aussitôt adressa au fils de Tydée ces paroles ailées :

 

     — Fils de Tydée, Diomède cher à mon cœur, je vois deux solides guerriers venir vers toi et brûler de combattre ; ils sont nantis d'une vigueur sans mesure. L'un, excellent tireur d'arc, Pandaros, se flatte aussi d'être le fils de Lycaon ; l’autre, Enée, se flatte d'être le fils de l'irréprochable Anchise ; sa mère est Aphrodite. Faisons donc reculer notre char, et ne va pas ainsi te ruer aux premiers rangs, de peur que tu ne perdes le doux souffle de vie. »

 

    Le robuste Diomède, en le toisant d'un regard de travers, lui répondit alors :

 

    — Ne parle pas de fuite, car je ne crois pas que tu me persuades. Je ne suis pas de race, en effet, à combattre en me dérobant, ni à me terrer. Ma vaillance est encore assurée. J'hésite à monter sur un char, mais je veux pourtant, tel que me voici, aller au-devant d'eux. Pallas Athéna ne me permet pas le recul. Quant à ces guerriers, leurs rapides chevaux ne les emporteront pas tous les deux loin de nous, si tant est même que l'un d'eux puisse fuir. Mais j'ai encore un autre mot à dire : jette-le bien au fond de ton esprit. Si Athéna aux multiples conseils me tend la gloire de les tuer tous les deux, arrête sur-le-champ nos rapides chevaux, attache les rênes à la rampe du char, et souviens-toi de te jeter alors sur les chevaux d'Énée et de les pousser, loin des Troyens, vers les Achéens aux belles cnémides. Ils sont, en effet, de la race fameuse de ceux que Zeus au vaste regard donna un jour à Trôs, en indemnité du rapt de Ganymède son fils, et qui sont, à ce titre, les meilleurs des chevaux qui soient sous l'aube et le soleil. De cette race, Anchise roi des guerriers frauduleusement s acquit des rejetons. A l’insu de Laomédon, il fit saillir ses juments par eux. En son palais naquirent six poulains de leur sang. Lui-même en garda quatre, qu'il nourrit à la crèche. Les deux autres, artisans de déroute, il en fit don à Énée. Si nous pouvions les prendre, nous en retirerions une gloire éclatante. »

 

    Tels étaient les propos qu'ils échangeaient entre eux. Mais bien vite, stimulant leurs rapides chevaux, les deux Troyens auprès d eux se trouvèrent. Le premier alors, le fils brillant de Lycaon, dit à Diomède :

 

    — Cœur courageux, âme illuminée, fils de l'admirable Tydée ! ma flèche perçante, trait amer, ne t'a pas dompté ! Mais c est avec ma pique que je vais maintenant essayer de t'atteindre. »

 

    Il dit. Brandissant alors sa pique à l'ombre longue, il la projeta et atteignit le bouclier du Tydide. La pointe de bronze vola tout au travers et frôla la cuirasse. A ce coup, le fils brillant de Lycaon cria d'une voix forte :

 

    — Tu es, au creux du ventre, atteint de part en part. Je ne crois pas dès lors que tu tiennes longtemps, et tu m'as donné un grand sujet de gloire. »

 

    Sans se troubler, le robuste Diomède lui répondit alors :

 

     — Tu m'as manqué ; tu ne m'as pas touché ! Mais je ne crois pas que vous puissiez vous arrêter tous deux, avant que l'un de vous ne tombe, et de son sang ne rassasie Arès, ce guerrier à peau dure. »

 

    Ayant ainsi parlé, il lança un trait, qu'Athéna dirigea vers le nez de Pandaros tout auprès de l’œil. Le javelot traversa les dents blanches ; le bronze inflexible trancha la langue à la racine, et la pointe sortit au-dessous du menton. L'archer s'abattit de son char ; ses armes éblouissantes, aux chatoyants reflets, sur lui s'entre-choquèrent, et ses chevaux aux pieds prompts s’emportèrent. Et ce fut là, sur place, que l’ardeur et la vie du héros se rompirent. Énée alors s'élança de son char avec son bouclier et sa longue lance, car il craignait que les Achéens ne vinssent à tirer le cadavre. Il circulait autour, comme un lion confiant en sa vigueur, le couvrait de sa lance et de son bouclier arrondi, brûlant de tuer quiconque oserait l'affronter, et jetant d'effroyables clameurs. A ce moment, le fils de Tydée prit une pierre d'un énorme poids, que ne pourraient pas soulever deux hommes tels que sont les mortels d'aujourd'hui. Mais lui, facilement, la brandissait tout seul. De cette pierre, il atteignit la hanche d’Énée, au point où s'articule la cuisse dans la hanche, et qu'on nomme cotyle. Il broya le cotyle et, de plus, rompit les deux tendons. La peau fut arrachée par la pierre raboteuse. Le héros alors sur les genoux s'affaissa, et de sa forte main s'appuya sur la terre. La sombre nuit enveloppa ses yeux.

 

    Là donc, Énée roi des guerriers aurait péri sans doute, si la fille de Zeus, Aphrodite sa mère, qui l'avait engendré d'une étreinte d'Anchise comme il paissait ses bœufs, ne l'avait aperçu de son regard aigu. Autour de son cher fils, elle fit couler ses bras blancs ; devant lui, elle tendit les plis de son brillant péplos, rempart contre les traits, par crainte qu'un Danaen aux rapides chevaux, frappant avec le bronze Énée à la poitrine, ne lui ôtât la vie. Furtivement ensuite, elle emporta son cher fils loin du lieu du combat. Quant au fils de Capanée, il n'oublia pas les recommandations que lui avait faites Diomède vaillant au cri de guerre. Il arrêta ses chevaux aux sabots emportés à l'écart du tumulte, et attacha les rênes à la rampe du char. Puis, bondissant sur les chevaux à belle robe d'Énée, il les poussa, loin des Troyens, vers les Achéens aux belles cnémides. Il les remit à Déipyle, cher compagnon qu'il estimait au-dessus de tous ceux de son âge parce que ses sentiments aux siens étaient conformes, afin qu'il les rabattît vers les vaisseaux creux. Le héros alors remonta sur son char, prit les rênes luisantes et, brûlant d'ardeur, tout aussitôt lança sur les traces du fils de Tydée, ses chevaux aux sabots vigoureux. Mais Diomède poursuivait Hypris d'un bronze sans pitié ; il la savait déesse sans vaillance, et non de ces déesses qui commandent aux hommes dans la guerre : Athéna ou Ényo destructrice de cités. Dès qu'il la rejoignit, la poursuivant parmi la grande foule, le fils du magnanime Tydée s'allongea sur sa lance perçante, bondit et blessa la déesse à la racine de sa main langoureuse. La lance perça tout aussitôt la peau, à l'extrémité de la paume, à travers l'ambrosiaque péplos, que le labeur des Charites elles-mêmes lui avait tramé. Le sang divin de la déesse, l’ichor, coula tel qu'il coule chez les dieux bienheureux, car ils ne mangent pas de pain, ne boivent point de vin couleur de feu, et c’est pourquoi ils n ont pas de sang, et sont dits immortels. Poussant alors un grand cri, Aphrodite loin d'elle laissa tomber son fils. Phoebos Apollon le reçut en ses mains et le fit disparaître dans une sombre nuée, par crainte qu'un Danaen aux rapides chevaux, l’atteignant au cœur avec sa lance de bronze, ne lui ôtât la vie. Diomède alors, vaillant au cri de guerre, cria d'une voix forte :

 

    — Retire-toi, fille de Zeus, de la guerre et du carnage ! N’est-ce point assez que tu fascines les femmes sans vaillance ? Mais si tu veux reparaître à la guerre, je crois que la guerre te fera frissonner, même si tu entends dire qu'on se bat loin d'ici. »

 

   Ainsi parla-t-il. Et Kypris tout alarmée s’en allait, terriblement brisée. Iris aux pieds de vent prit alors par la main et conduisit hors de la mêlée, la déesse accablée de douleurs ; sa belle peau noircissait. Elle rencontra dès lors, à gauche du combat, l'impétueux Arès ; il était assis, tandis que sa lance et ses chevaux rapides portaient sur un nuage. Tombant alors aux genoux de son frère, le suppliant instamment, elle lui demanda ses chevaux au frontal d'or :

 

    — Frère chéri, seconde-moi et prête-moi tes chevaux pour retourner dans l'Olympe, où est le séjour des Immortels. Je souffre trop de la blessure dont me férit un mortel, le fils de Tydée, qui s'attaquerait à cette heure, même à Zeus mon père. »

 

    Ainsi parla-t-elle, et Arès lui prêta ses chevaux au frontal d'or. Elle monta sur le char, le cœur au désespoir. Iris auprès d’elle monta, prit en mains les rênes, donna d'un coup de fouet le signal de l'élan, et les deux chevaux de bon cœur s'envolèrent. Bien vite alors, elles parvinrent au séjour des dieux, sur l’Olympe escarpé. Là, la prompte Iris aux pieds de vent arrêta les chevaux, les détela du char et leur servit leur pâture ambrosiaque. La divine Aphrodite tomba aux genoux de Dioné sa mère, qui prit alors sa fille entre ses bras, la caressa de la main, lui adressa la parole et dit en la nommant :

 

    — Quel est, chère enfant, celui des dieux célestes qui t'a ainsi traitée, sans motif, comme si tu faisais ouvertement du mal ? »

 

    Aphrodite amie des sourires lui répondit alors :

 

     — Celui qui m'a blessée, c'est le fils de Tydée, le fougueux Diomède, parce que je voulais dérober au combat mon fils chéri, Énée, qui m’est de tous de beaucoup le plus cher. Ce n’est plus entre Troyens et Achéens que se déroule une mêlée terrible ; mais les Danaens s'acharnent à présent contre les Immortels ! »

 

    Dioné, divine déesse, lui répondit alors :

 

    — Supporte, ô mon enfant, et résigne-toi malgré ton affliction. Nous sommes plusieurs parmi les habitants des demeures de l'Olympe qui avons eu à souffrir de par le fait des hommes, en nous infligeant les uns aux autres de pénibles tourments. Il eut à souffrir Arès, quand les fils d'Aloée, Otos et le robuste Éphialte, l'attachèrent sous de solides nœuds, et que, dans une prison de bronze, il resta treize mois enchaîné. Et là, le dieu insatiable de guerre aurait sans doute succombé, si leur marâtre, la très belle Éribée, n'eût avisé Hermès. Hermès alors enleva furtivement Arès, épuisé déjà, car des nœuds terribles le terrassaient. Elle eut à souffrir Héra, lorsque l'enfant robuste d'Amphitryon l’atteignit au sein droit d'une flèche à trois pointes ; et une incurable douleur l'assaillit alors, elle aussi. Il eut aussi à souffrir le formidable Hadès, lorsque le même héros, fils de Zeus porte-égide, l’atteignit dans Pylos d’une flèche rapide, et, au milieu des morts, le remit aux souffrances. Hadès se rendit alors dans le palais de Zeus, sur l'Olympe élancé, le cœur navré, transpercé de douleurs, car la flèche s'était enfoncée dans sa robuste épaule et tourmentait son âme. Pœon versa sur lui des médicaments sédatifs, et le guérit, car le blessé n'était pas né pour être mortel. Ah ! l'effroyable héros aux hardiesses outrées, qui ne s’inquiétait pas de perpétrer des crimes et qui, de ses flèches, blessait les dieux qui habitent l'Olympe ! Mais contre toi, c'est Athéna, la déesse aux yeux pers, qui déchaîna Diomède. L'insensé ! il ne sait pas en son âme, ce fils de Tydée, qu'il n'a pas longue vie celui qui s'en prend aux Immortels, et que ses enfants, sur ses genoux, ne viennent pas l'appeler «papa», au retour du combat et de l'horrible carnage ! Aussi ce Tydide, quelle que soit sa bravoure, devrait maintenant prendre garde qu'un plus fort ne l'assaille, et qu'Égialée, calme fille d'Adraste, ne fasse, par ses gémissements, sortir sa maison du sommeil, quand elle pleurera l'époux de son jeune âge, le plus brave des Achéens, elle, la valeureuse épouse de Diomède, le dompteur de chevaux. »

 

    Elle dit et, de ses deux mains, elle étancha l’ichor du poignet de sa fille. La main se cicatrisait, et l'insupportable douleur s'adoucissait. Mais Athéna et Héra, qui avaient tout observé, cherchèrent alors à indisposer Zeus fils de Cronos par de mordants propos. Et ce fut Athéna, la déesse aux yeux pers, qui commença par dire :

 

    — Zeus Père, te fâcheras-tu contre moi de ce que je vais te dire ? C’est sûrement en excitant une de ces Achéennes à suivre ces Troyens, dont elle est aujourd'hui terriblement éprise, en caressant une de ces Achéennes au beau péplos, que Kypris vient, à une agrafe d'or, d'égratigner son élégante main. »

 

    Ainsi dit-elle, et le Père des hommes et des dieux sourit. Appelant alors Aphrodite d'or, Zeus lui dit :

 

    — Ce n'est point à toi, mon enfant, qu'ont été confiées les oeuvres de la guerre. Va donc, pour ta part, t'employer aux œuvres charmantes du mariage. Pour les premières, l'impétueux Arès et Athéna s'en chargeront. »

 

    Tels étaient les propos qu'ils échangeaient entre eux. A ce moment, Diomède vaillant au cri de guerre s'élança sur Énée. Il savait qu'Apollon lui-même tenait les mains sur lui ; mais ce héros n'avait pour ce grand dieu aucune vénération, et il restait toujours avide de tuer Énée et de le dépouiller de ses armes illustres. Trois fois alors, brûlant de l'abattre, il s'élança, et trois fois Apollon malmena rudement son éclatant bouclier. Mais lorsque, pour la quatrième fois, il bondit semblable à un démon, alors, Apollon qui au loin écarte les fléaux, d une voix terrible l'interpella et dit :

 

    — Réfléchis, Diomède, et retire-toi ! Ne prétends pas aux mêmes sentiments que les dieux, car il n'y a aucune parité entre la race des dieux immortels et celle des hommes qui marchent sur la terre.»

 

    Ainsi parla-t-il. Le fils de Tydée recula quelque peu, esquivant la colère d'Apollon dont le trait porte loin. Apollon alors, loin de la mêlée, déposa Énée dans la sainte Pergame, où était bâti un temple en son honneur. Là, dans ce grand sanctuaire, Latone et Artémis diffuseuse de traits le guérirent et lui rendirent son éclat. Mais Apollon, dieu dont l'arc est d'argent, fit apparaître un fantôme semblable à Énée et armé comme lui. Autour de ce fantôme, Troyens et divins Achéens se déchiraient entre eux autour de la poitrine, leurs boucliers de cuir bien arrondis et leurs écus légers. A ce moment, Phœbos Apollon à l'impétueux Ares s'adressa :

 

    — Arès ! Arès ! fléau des mortels, souillé de meurtres, sapeur de murailles, pourquoi, allant vers lui, ne fais-tu pas sortir cet homme du combat, ce fils de Tydée, qui s'attaquerait à cette heure, même à Zeus mon père ? C'est Kypris d'abord qu'il a blessée de près, au poignet de la main ; et c'est ensuite contre moi qu'il s'est jeté, semblable à un démon. »

 

    Ayant ainsi parlé, il alla s'asseoir sur la haute Pergame. Or, le pernicieux Arès, en parcourant leurs rangs excitait les Troyens, sous les traits du rapide Acamas conducteur des Thraces. Il exhortait les fils de Priam nourrisson de Zeus :

 

    — Fils du roi Priam nourrisson de Zeus, jusques à quand laisserez-vous massacrer votre armée par les Achéens ? Attendrez-vous qu'ils combattent autour des portes bien construites ? Il gît, le héros que nous estimions à l'égal du divin Hector, Énée fils d'Anchise au valeureux courage. Mais allons ! sauvons de la tourmente notre brave compagnon. »

 

    En parlant ainsi, il excita le courage et l'ardeur dans le cœur de chacun.

 

    A ce moment, Sarpédon, pour sa part, invectiva fort contre le divin Hector :

 

    — Hector, où donc est passée l'ardeur qui t'animait naguère ? Tu prétendais que, sans armée, sans alliés, seul avec tes frères et les époux de tes sœurs, tu tiendrais la cité. De tous ces guerriers, je n'en vois ni n'en découvre aucun ; mais ils se terrent comme des chiens autour d un lion. Nous, au contraire, qui ne sommes que vos alliés, nous combattons. Et moi-même, pour être votre allié, je suis venu de très loin, car lointaine est la Lycie située près du Xanthe aux eaux tourbillonnantes, et c'est là que j'ai laissé mon épouse chérie, mon jeune fils, et ces biens abondants que désire quiconque en est privé. J'excite néanmoins les Lyciens, et je suis, quant à moi, plein d'ardeur pour charger l’adversaire, alors que je n'ai rien ici qui puisse être emmené ou emporté par les Achéens. Mais toi, tu te tiens inactif, sans même ordonner au reste de tes troupes de résister et de défendre leurs femmes. Crains que ton peuple et que toi, pris dans les mailles d'un filet à tout prendre, vous ne deveniez la capture et la proie de vos ennemis, car ils ne tarderont pas à détruire votre cité bien peuplée. Tu te dois de songer à tout cela nuit et jour, de supplier les chefs des alliés au lointain renom de tenir sans faiblir, et de te garder de toute offensante parole. »

 

   Ainsi parla Sarpédon, et ce langage mordit l'âme d'Hector. Aussitôt, de son char il sauta tout armé sur la terre, et, brandissant des javelots acérés, parcourut en tous sens les rangs de son armée, excitant au combat et réveillant l’effroyable ruée. Les Troyens alors se retournèrent, et firent front aux troupes achéennes. Les Argiens, en rangs serrés, soutinrent le choc et ne bronchèrent pas. De même que le vent, à travers les aires sacrées, emporte la balle, lorsque vannent les hommes, et que la blonde Déméter sépare, à l'aide des vents qui les trient, le grain de la balle ; des monceaux de déchets blanchissent sur le sol ; de même, les Achéens devinrent alors tout blancs sous le tourbillon de poussière que soulevaient jusqu'au ciel au large toit de bronze, les pieds battants des chevaux qui s'engageaient en une autre mêlée, car les conducteurs avaient fait demi-tour, et les combattants portaient droit devant eux la fureur de leurs bras. L'impétueux Arès étendit la nuit sur le champ de bataille ; il soutenait les Troyens et se portait partout. Il exécutait les ordres de Phœbos Apollon, dieu dont le glaive est d'or, qui lui avait enjoint d'éveiller le courage dans le cœur des Troyens, lorsqu'il avait vu Pallas Athéna se retirer du combat, car cette déesse soutenait les Danaens.

 

    Cependant, Apollon lui-même fit sortir Énée de son opulent sanctuaire, et jeta l'ardeur dans la poitrine du pasteur des guerriers. Énée se rendit alors parmi ses compagnons, et ceux-ci se réjouirent, quand ils le virent avancer, vivant et sauf, et gardant son ardeur généreuse. Toutefois, ils ne songèrent pas à l'interroger, car les autres soucis qu'éveillaient en eux Apollon, dieu dont l'arc est d'argent, Arès fléau des mortels, et la Discorde aux fureurs sans mesure, ne le leur permettaient pas.

 

     Les deux Ajax, Ulysse et Diomède excitaient entre temps les Danaens à la lutte. Ceux-ci d'ailleurs n'appréhendaient ni les forces, ni l'assaut des Troyens. Ils attendaient, semblables à ces nuages que le fils de Cronos met, par temps calme, sur les cimes des monts, et qui restent immobiles tant que sommeillent la fougue de Borée et la véhémence de ces autres vents qui hurlent et  dispersent, de leurs souffles sifflants, les nuages ombreux. Ainsi, les Danaens attendaient les Troyens de pied ferme, et ils ne bronchaient pas. Et l’Atride, de tous côtés s'en allait dans la foule, multipliant ses ordres :

 

    — Amis, soyez des hommes, prenez un cœur vaillant, et respectez-vous les uns les autres dans les rudes mêlées. Il y a, chez les combattants qui se respectent, plus de sauvés que de tués. Mais, des rangs des fuyards, aucune gloire ne s'élance, ni aucune vaillance. »

 

    Il dit, et balançant sa pique sans retard, il atteignit un guerrier avancé, compagnon du magnanime Énée, Déicoon fils de Pergase, que les Troyens honoraient à l'égal des enfants de Priam, car il était prompt à se porter en tête du combat. Ce combattant, le puissant Agamemnon l'atteignit de sa pique, sur le bouclier. L'obstacle n'arrêta pas la lance ; de part en part le bronze traversa, perça le ceinturon et s'enfonça dans le bas du ventre. Il s'abattit alors avec fracas, et ses armes sur lui s'entre-choquèrent.

 

    A ce moment, Énée défit les guerriers les plus braves des Danaens : Créthon et Orsiloque, tous deux fils de Diodes. Leur père habitait dans Prières bien bâtie ; il était riche en ressources de vie, et sa race provenait de l'Alpnée, dont le large cours passe à travers la terre des Pyliens. Le fleuve avait engendré Orsiloque roi de nombreux sujets, et Orsiloque engendra le magnanime Dioclès. De Dioclès naquirent deux jumeaux : Créthon et Orsiloque, exercés à tout genre de combat. Tous deux avaient, une fois parvenus à l'adolescence, suivi les Argiens sur des nefs noires jusque vers la ville riche en chevaux d'Ilion, pour venger l'honneur des Atrides, Agamemnon et Ménélas. Mais ce fut là que les enveloppa le terme de la mort. Tels deux lions qui, sur les sommets d'une montagne, ont été nourris par leur mère dans les fourrés d'une forêt profonde, et qui, en ravissant les bœufs et les moutons robustes, ravagent les étables des hommes, jusqu'à ce qu'ils soient tués avec le bronze aigu par les mains des chasseurs ; tels, terrassés par les bras d'Énée, ces deux frères s'abattirent comme de hauts sapins.

 

    En les voyant abattus, Ménélas aimé d'Arès s'émut de pitié. Il se porta aux rangs des premiers combattants, casqué de bronze flamboyant et brandissant sa lance. Arès excitait son ardeur, tout en projetant de le faire abattre par les mains d'Énée. Alors, le fils du magnanime Nestor, Antiloque, le vit. Il se porta aux rangs des premiers combattants, car il craignait beaucoup que le pasteur des guerriers ne souffrît quelque mal, et ne leur fît ainsi perdre le plus sûr de leurs peines. Déjà Énée et Ménélas, de leurs bras et de leurs piques de hêtre, s'opposaient l'un à l'autre, brûlant de s'attaquer. Antiloque vint alors se placer tout à côté du pasteur des guerriers. Mais Énée, tout agile combattant qu'il fût, ne soutint pas l'attaque, lorsqu'il vit ces deux nommes rester l'un près de l'autre. Ménélas et Antiloque traînèrent alors dans l'armée achéenne les deux cadavres des fils de Dioclès, jetèrent dans les mains de leurs compagnons ces deux infortunés, puis retournèrent combattre aux premiers rangs.

 

    A ce moment, ils mirent hors de combat Pylaeménès comparable à Arès, et conducteur des magnanimes Paphla-goniens armés de boucliers. L'Atride Ménélas illustre par sa lance le perça de sa pique comme il était debout, et l'atteignit près de la clavicule. Antiloque frappa Mydon, cocher et serviteur de Pylaeménès et fils éminent d'Atymnios. Il ramenait ses chevaux aux sabots emportés, quand une pierre l'atteignit en plein coude. De ses mains, les rênes que blanchissait l'ivoire tombèrent à terre, dans la poussière. Fonçant alors avec l'épée, Antiloque lui transperça la tempe. Mydon, râlant, dégringola de son char habilement ouvré, tête en avant dans la poussière, plongeant du crâne et des épaules. Longtemps il se maintint piqué, car il avait donné dans un sable profond, jusqu'à ce que ses chevaux le heurtassent et le fissent à terre tomber dans la poussière. Antiloque les fouetta et les poussa vers l'armée achéenne.

 

    Hector les aperçut à travers les rangs et se mit en criant à leur donner la poursuite. Les vigoureuses phalanges des Troyens s'ébranlaient après lui. A leur tête, marchaient Arès et l'auguste Ényo ; l'une portait avec elle l'insatiable tumulte du carnage, et Ares brandissait en ses mains une formidable pique, allant et venant, tantôt devant, tantôt derrière Hector. A cette vue, Diomède vaillant au cri de guerre frissonna. Tel un homme sans bras exercés à la nage et qui, marchant dans une vaste plaine, s'arrête au bord d'un fleuve dont le rapide cours s'épanche dans la mer, quand il le voit écumer et gronder, et revient sur ses pas en courant ; de même alors, le fils de Tydée recula et dit à son armée :

 

    — Amis, comme nous avons raison d'admirer le divin Hector et de le tenir pour bon piqueur et hardi combattant ! Ne voit-on pas un dieu sans cesse à ses côtés, un dieu qui le met à l'abri du malheur ? Et maintenant, voici qu'Arès, sous les traits d'un mortel, se tient à ses côtés ! Sans cesser de faire face aux Troyens, cédez, reculez, et n ayons pas la folie de mesurer notre force avec celle des dieux. »

 

    Ainsi parla-t-il. Mais déjà les Troyens serraient de tout près les pas des Achéens. A ce moment, Hector abattit deux guerriers entraînés à l'ardeur offensive, Ménesthée et Anchialos, tous les deux montés sur un même char. En les voyant abattus, le grand Ajax fils de Télamon s'émut de pitié. Il avança, s'arrêta tout près d'eux, balança son brillant  javelot,   et atteignit Amphios fils de Sélagos, qui, riche en  avoir  et riche en champs de blé, habitait à Pesos ; mais le Destin l'avait amené au secours de Priam et de ses enfants ! Ajax fils de Télamon l'atteignit sur le ceinturon, et, dans le tas du ventre, la pique à l'ombre longue se planta. Amphios s'abattit alors avec fracas. Le brillant Ajax courut piller ses armes, et sur lui les Troyens déversèrent leurs javelots pointus, resplendissants. Son bouclier en reçut un grand nombre. Posant alors le pied sur le cadavre, Ajax en arracha sa pique de bronze. Mais il ne put enlever les belles armes des épaules d'Amphios, car il était environné de traits. Il craignait la garde vigoureuse que les Troyens exaltés menaient autour du mort, des Troyens qui, nombreux et prévalent, lance à la main, se tenaient en arrêt. Loin d'eux, malgré sa taille, sa force et sa brillante allure, ils le refoulèrent. Se sentant repoussé, Ajax recula.

 

    Ainsi peinaient-ils dans la rude mêlée. Mais le Destin puissant poussa contre Sarpédon rival des dieux, le noble et grand Tlépolème issu d Héraclès. Lorsque, marchant I'un contre l'autre, le fils et le petit-fils de Zeus assembleur de nuées se trouvèrent en présence, Tlépolème adressa le premier ces mots à Sarpédon :

 

    — Sarpédon, conseiller des Lyciens, quelle nécessité te pousse à te terrer ici, toi qui es un guerrier ignorant du combat ? C'est un mensonge que de te dire fils de Zeus porte-égide, puisque tu es de beaucoup inférieur à ces bommes qui naquirent de Zeus, au temps des premiers bommes. Aussi, quel bomme, dit-on, fut le puissant Héraclès, mon intrépide père au cœur de lion ! Il vint un jour ici réclamer les chevaux de Laomédon, avec six nefs seulement et un petit nombre d'hommes, et il saccagea la ville d'ilion et rendit ses rues vides. Mais toi, tu as un cœur de lâche, et tes soldats périssent. Je ne crois pas que les Troyens trouvent aucun secours à ta venue de Lycie, quand bien même tu serais très vaillant, puisque, dompté par moi, tu vas franchir les portes d'Hadès. »

 

    Sarpédon alors, conducteur des Lyciens, lui répondit et dit :

 

    — Tlépolème, celui dont tu parles détruisit certes Ilion la sainte, par la folie d'un homme, celle du superbe Laomédon, qui reçut par de rudes paroles un de ses obligés, et refusa les chevaux qu'il était venu réclamer de si loin. Quant à toi, je l'affirme, tu vas par moi trouver ici le meurtre et le Génie ténébreux de la mort. Terrassé par ma lance, tu donneras la gloire à mon nom, et ton âme à Hadès aux illustres coursiers. »

 

    Ainsi parla Sarpédon, et Tlépolème leva sa lance de frêne. Les longues lances partirent en même temps de leurs mains. Sarpédon atteignit Tlépolème au milieu du cou ; la douloureuse pointe passa de part en part, et la nuit ténébreuse s'étendit sur ses yeux. Tlépolème, de sa longue pique, atteignit Sarpédon à la cuisse gauche ; la pointe y pénétra avec avidité, et heurta contre l'os. Mais son père, cette fois encore, le garantit du désastre.

 

    Les divins compagnons de Sarpédon rival des dieux l'enlevèrent du combat, et la longue pique qu'il tirait après lui l'accablait de douleur. Mais nul ne s'en avisa et ne vint à penser à retirer de sa cuisse la pique de frêne pour l'aider à marcher, tant leur hâte était grande, et tant ils avaient de peine à l'entourer. D'autre part, les Achéens aux belles cnémides enlevèrent du combat Tlépolème. Mais le divin Ulysse au courage endurant s'en aperçut, et son cœur bouillonna. Il examina, en son âme et son cœur, s’il poursuivrait plus avant le fils de Zeus au bruit retentissant, ou s il allait arracher la vie à de plus nombreux Lyciens. Mais il n’était pas dans le destin d'Ulysse au valeureux courage de tuer d'un bronze aigu le vaillant fils de Zeus. Aussi Athéna tourna-t-elle son courage contre la cohue des Lyciens. A ce moment donc, il défit Céranos, Alastor et Chromios, Alcandre, Halios, Noémon et Prytanis. Et le divin Ulysse aurait encore tué beaucoup plus de Lyciens, si le grand Hector au casque à panache oscillant ne s'en fût prestement aperçu. Il traversa les rangs des premiers combattants, casqué de bronze flamboyant, portant la terreur parmi les Danaens. Mais Sarpédon fils de Zeus se réjouit en le voyant approcher, et il lui adressa ces lamentables mots :

 

    — Fils de Priam, ne me laisse pas, étendu sur la terre, devenir la proie des Danaens, mais défends-moi ! Et que la vie ensuite me quitte en votre ville, puisque je ne devais pas, revenu chez moi, dans la terre de ma douce patrie, faire la joie de mon épouse chérie et de mon jeune fils. »

 

    Ainsi parla-t-il. Hector au casque à panache oscillant ne lui répondit rien, mais il le dépassa, impatient de repousser les Argiens au plus vite, et d'arracher la vie à grand nombre d'entre eux. Les divins compagnons de Sarpédon rival des dieux l'ins­tallèrent alors sous le très beau chêne de Zeus porte-égide. Le vigoureux Pélagon, son compagnon préféré, lui sortit de la cuisse la pique de frêne. Sarpédon perdit l'âme, et sur ses yeux s'étendit un brouillard. Mais il reprit sa respiration, et le souffle de Borée, soufflant autour de lui, ranima sa pauvre âme expirante.

 

    Cependant les Argiens, sous la poussée d'Arès et d'Hector casqué de bronze, ne s'enfuyaient pas vers les nefs noires, ne portaient pas en avant le combat, mais sans arrêt reculaient en cédant, dès l'instant où ils virent qu'Arès était au milieu des Troyens. Pour lors, quel fut le premier, quel fut le dernier que dépouillèrent Hector fils de Priam, et Arès de bronze ? Ce fut Teuthras rival des dieux, puis Oreste, le dresseur de chevaux, et le piquier étolien Tréchos, puis Œnomaos, Hélénos fils d'Œnops, et enfin Oresbios à la sangle éclatante ; il habitait Hylé, fort occupé du soin de ses richesses. Riverain du marais du Céphise, auprès de lui habitaient aussi d'autres Béotiens, jouissant d'un pays plantureux. Or, dès qu'Héra, la déesse aux bras blancs, les aperçut massacrer les Argiens dans la rude mêlée, aussitôt alors, en face d'Athéna, elle proféra ces paroles ailées :

 

    —Ah ! fille de Zeus porte-égide, Indomptable ! c'est en vain que nous aurons promis à Ménélas qu'il reviendrait après avoir détruit Ilion aux solides murailles, si nous laissons ainsi le pernicieux Arès exercer sa fureur. Mais allons ! songeons, nous aussi, à l'impétueuse vaillance. »

 

    Ainsi parla-t-elle, et la déesse Athéna aux yeux pers ne désobéit pas. L'une, Héra, déesse vénérable, fille du grand Cronos, se mit en demeure d'équiper ses chevaux au frontal d'or. Hébé, de chaque côté du char, adapta promptement les roues bien recourbées, à nuit rayons de bronze, aux deux bouts de l'essieu de fer. Les jantes incorruptibles étaient en or, et des bandages bien ajustés, merveille à contempler, les recouvraient de bronze par-dessus. D'argent étaient les moyeux qui tournaient à chaque bout de l'essieu. Le coffre était tendu de courroies d'or et d'argent, et deux rampes en suivaient le contour. A ce char s'ajustait un timon d'argent ; à son extrémité, Hébé attacha un magnifique joug d'or, et y fit passer de belles courroies d'or. Enfin, avide de rixes et de cris, Héra mit sous le joug ses chevaux aux pieds prompts.

 

    Athéna d'autre part, fille de Zeus porte-égide, laissa couler sur le seuil de son père la belle robe brodée qu'elle-même avait faite et ouvrée de ses mains. Elle revêtit ensuite la cuirasse de Zeus assembleur de nuées, et s'arma pour la guerre aux larmes abondantes des armes de ce dieu. Sur ses épaules, elle jeta la terrible égide frangée, dont la Déroute borde tout le pourtour. Dans le milieu se trouve la Discorde, se trouve la Vaillance, se trouve la Poursuite glacée, et se trouve enfin la tête de Gorgô, monstre effroyable, terrible, grimaçant, prodige de Zeus porte-égide. Sur sa tête, elle posa un casque à deux cimiers, à quatre bossettes, un casque d'or apte à terrifier les soldats de cent villes. Elle mit enfin les pieds sur le char flamboyant et saisit sa pique, la lourde, longue et solide pique avec laquelle elle dompte les rangs des héros et règle avec eux son ressentiment, en tant que fille d'un formidable père.

 

    De son fouet, Héra sans retard effleura les chevaux. D'elles-mêmes alors, les portes du ciel s'ouvrirent en mugissant, ces portes que gardent les Heures qui ont en charge l'entrée de l’Olympe et du vaste ciel, soit en écartant une épaisse nuée, soit en la replaçant. Ce fut donc par là que les déesses firent passer leurs chevaux pressés par l'aiguillon. Elles trouvèrent le fils de Cronos assis à l’écart, loin des autres dieux, sur le sommet le plus haut de l'Olympe aux cimes innombrables. Là, la déesse aux bras blancs arrêta ses chevaux, interrogea le fils de Cronos, Zeus souverain, et lui dit alors :

 

    — Zeus Père, ne seras-tu jamais indigné contre Arès pour toutes ces violences ? Quelle grande et belle armée d'Achéens n'a-t-il point fait périr sans raison, comme aussi sans vergogne ! A moi donc la douleur, tandis que, tranquilles, Kypris et Apollon, dieu dont l'arc est d'argent, se réjouissent d'avoir lâché ce forcené qui ne connaît point de loi. Zeus Père, t'irriteras-tu contre moi, si je frappe Arès assez cruellement pour le chasser du combat ? »

 

    Zeus assembleur de nuées lui répondit et dit :

 

    — Eh bien ! excite donc contre lui Athéna meneuse de butin, elle qui plus qu'une autre, est accoutumée à le livrer aux terribles douleurs. »

 

    Ainsi parla-t-il, et Héra, la déesse aux bras blancs, ne désobéit pas. Elle fouetta ses chevaux, et tous les deux s'envolèrent de bon cœur entre la terre et le ciel étoile. Autant d'espace ouvert qu'en aperçoit des yeux un nomme qui regarde, posté sur un sommet, le large de la mer couleur de lie de vin, autant en franchissaient d'un bond les chevaux hennissants des déesses. Mais, dès qu'elles furent arrivées en Troade, près du cours de deux neuves, à l’endroit où le Simoïs et le Scamandre réunissent leurs eaux, Héra, la déesse aux bras blancs, arrêta ses chevaux, les détacha du char et autour d'eux répandit une épaisse vapeur. Le Simoïs fit pousser alors un herbage divin pour les alimenter. Les déesses ensuite se mirent à marcher, semblables en leur allure aux timides colombes, brûlant de secourir les braves Argiens. Or, dès qu'elles arrivèrent au lieu où se tenaient les plus nombreux guerriers ainsi que les plus braves, serrés autour du puissant Diomède dompteur de chevaux, pareils aux lions dévorateurs de chair crue, ou aux sangliers sauvages dont la vigueur n'est pas douce à briser, Héra, la déesse aux bras blancs, s'arrêta et, après avoir revêtu la forme de Stentor au valeureux courage, dont la voix de bronze retentissait aussi fort que celle de cinquante hommes, elle s'écria :

 

    — Honte à vous, Argiens, vils sujets d'opprobres, qui n'avez d'imposant que la seule apparence ! Tant que le divin Achille prit part à la bataille, jamais les Troyens n'ont franchi la porte dardanienne, car ils craignaient sa lance redoutable. Et maintenant, les voici qui combattent au loin de leur cité, près de nos vaisseaux creux ! »

 

    En parlant ainsi, elle excita l’ardeur et le courage dans le cœur de chacun. De son côté, Athéna, la déesse aux yeux pers, partit à la rencontre du fils de Tydée. Elle trouva ce chef près de son char et de son attelage, rafraîchissant la blessure que lui avait envoyée le trait de Pandaros. La sueur en effet l'épuisait, sous le large baudrier du bouclier arrondi ; il était épuisé, et la fatigue alourdissait son bras. Soulevant le baudrier, il étanchait le sombre nuage de son sang. La déesse alors mit la main sur le joug des chevaux, et dit à Diomède :

 

    — En vérité, c'est un fils lui ressemblant bien peu qu'engendra Tydée. Tydée avait taille petite, mais c'était un guerrier. Je lui avais défendu de se battre et de faire montre de sa furie, lorsqu'il vint, sans aucun autre Achéen, en ambassade à Thèbes, au milieu des nombreux Cadméens. Je l'avais exhorté à s'asseoir au banquet en paisible convive. Mais lui, avec l'âme violente qu'il possédait toujours, provoqua les jeunes Cadméens et les vainquit facilement en tout, tant j'étais à même de le seconder. Toi aussi, certes, je t'assiste et te garde, et je t'exhorte en outre à combattre hardiment les Troyens. Mais alors, ou bien c'est la fatigue des assauts répétés qui envahit tes membres, ou bien c'est la peur qui te tient sans courage, et tu n'es point en ce cas le descendant de Tydée à l'âme illuminée, de Tydée fils d'Œnée. »

 

    Le robuste Diomède lui répondit et dit :

 

    — Je te reconnais, déesse, fille de Zeus porte-égide. Aussi vais-je te parler hardiment et ne rien te cacher. Non, ce n'est pas la peur qui me tient sans courage, ni l'hésitation. Mais je n'oublie pas les avertissements que tu m'as donnés. Tu m'as défendu d'affronter tous les dieux bienheureux. Toutefois, si la fille de Zeus Aphrodite, entrait dans la bataille, tu me laissais la blesser d'un coup de bronze aigu. Voilà pourquoi je recule à présent, et voilà pourquoi j'ai aussi donné l'ordre à tous les Argiens de se rallier ici, car je sais qu'Arès dirige le combat. »

 

    Athéna, la déesse aux yeux pers, lui répondit alors :

 

     — Fils de Tydée, Diomède cher à mon cœur, ne crains pas cet Arès, ni aucun autre Immortel, tant je suis à même de te seconder. Va, dirige d'abord contre Arès tes chevaux aux sabots emportés ; frappe de près, et ne respecte pas l'impétueux Arès, ce forcené, ce fléau accompli, cet évaporé, qui naguère nous déclarait et nous assurait, à Héra et à moi, qu'il combattrait contre les Troyens et prêterait secours aux Argiens, et qui maintenant fait cause commune avec les Troyens et oublie les Argiens ! »

 

    Ayant ainsi parlé, elle fit sauter Sthénélos de son char sur la terre en le tirant par la main, et le héros lestement s'élança. La déesse alors, portée par son ardeur, monta sur le char, à côté du divin Diomède, et l'essieu de chêne se mit fortement à grincer sous le poids, car il emportait une déesse terrible et l’homme le plus brave. Pallas Athéna saisit le fouet et les rênes, et, tout aussitôt, contre Arès d'abord, dirigea ses chevaux aux sabots emportés. A ce moment, le dieu dépouillait le prodigieux Péripbas fils brillant d'Ochésios, et de beaucoup le plus brave de tous les Étoliens. Arès souillé de meurtres dépouillait donc ce guerrier. Athéna, pour ne point être vue du redoutable Arès, se recouvrit alors du casque d'Hadès. Mais aussitôt qu'Arès fléau des mortels eut aperçu le divin Diomède, il laissa le prodigieux Péripbas étendu sur place, à l'endroit même où il l'avait tué et privé de la vie, et avança tout droit contre Diomède, le dompteur de chevaux. Et quand, marchant l’un contre l’autre, ils furent en présence, Arès, par-dessus le joug et les rênes du char, tendit en avant sa pique de bronze, brûlant d'arracher l'âme du Héros. A ce moment, Athéna, la déesse aux yeux pers, empoigna la pique, la détourna du char et rendit ainsi son élan sans effet. A son tour, Diomède vaillant au cri de guerre prit alors son élan avec sa pique de bronze. Pallas Athéna appuya le coup sur le bas du flanc, à l'endroit où Arès se ceignait de sa sangle. C'est là que Diomède, atteignant Arès, parvint à le blesser, c'est là qu'il rongea dans sa belle chair, et c est de là qu'il ramena la pique. Arès de bronze se mit alors à crier aussi fort que vocifèrent dans la guerre neuf ou dix mille hommes, quand ils engagent la discorde d'Arès. Un tremblement saisit Achéens et Troyens pris de peur, tant criait fort Arès insatiable de guerre.

 

    Telle qu'apparaît, détachée des nuages, une sombre nuée, quand un vent au souffle impétueux s’élève après la torride chaleur : tel, à Diomède fils de Tydée, Arès de bronze apparut, montant avec les nues vers le vaste ciel. Bien vite il arriva sur l'Olympe escarpé, résidence des dieux. Le cœur affligé, il s'assit près de Zeus fils de Cronos, lui montra le sang immortel coulant de sa blessure et, tout en se lamentant, lui dit ces mots ailés :

 

    — Zeus Père, ne seras-tu jamais indigné en voyant ces violences ? Nous ne cessons pas, nous dieux, de souffrir les maux les plus cruels en voulant, à l'envi l'un de l'autre, apporter notre faveur aux hommes. Aussi, contre toi sommes-nous tous irrités, car tu as enfanté une fille insensée, pernicieuse, que préoccupent toujours des exploits criminels. Tous les autres dieux qui habitent l'Olympe t'obéissent, et chacun d'entre nous t'est soumis. Mais à elle, tu ne t'en prends jamais, ni par un mot ni par un geste ; tu la laisses faire, parce que tu as tout seul donné le jour à cette enfant de perdition. C'est elle qui vient maintenant de pousser le fils de Tydée, le bouillant Diomède, à déployer ses fureurs contre les dieux immortels. Il a d'abord blessé de près Kypris au poignet de la main ; puis c'est contre moi qu'il s'est précipité, pareil à un démon. Mes pieds rapides m'ont soustrait au danger, sans quoi j'aurais eu là à endurer longtemps de pénibles épreuves, parmi des tas de cadavres affreux, ou bien, vivant, j'eusse perdu ma force sous les coups du bronze. »

 

    Zeus assembleur de nuées, en le toisant d’un regard de travers, lui répondit alors :

 

    — Ne viens pas, évaporé, assis auprès de moi te lamenter ainsi. Tu m'es le plus odieux de tous les dieux qui habitent l'Olympe, car toujours la discorde t'est chère, les guerres et les combats. Tu as l'ardeur excédante, intraitable, de ta mère Héra, que je ne puis qu'à grand peine dompter par mes paroles. Aussi, est-ce à ses suggestions que tu dois, ce me semble, les maux que tu endures. Mais je ne veux pas supporter plus longtemps de te laisser souffrir, car tu es de ma race, et c'est à moi que ta mère te donna. Sache pourtant que si tu étais né de quelque autre dieu, depuis longtemps déjà, désastreux comme tu es, tu serais plus bas que les fils d'Ouranos. »

 

    Ainsi parla-t-il, et il ordonna à Pæon de le guérir. Pæon alors versa sur lui des médicaments sédatifs et le guérit, car le blessé n'était pas né mortel. De même que le suc de figuier, battu dans du lait blanc, le fait cailler ; le lait était liquide, et bien vite il se prend sous la main qui le brouille ; de même, aussi promptement Pæon guérit l'impétueux Arès. Hébé le baigna et le vêtit de vêtements avenants. Arès alors, fier de son éclat, s'assit auprès de Zeus fils de Cronos. Quant aux déesses, Héra d'Argos et Athéna d’Alalcomène, elles revinrent aussi dans le palais du grand Zeus ayant mis fin aux massacres d'hommes que perpétrait Arès fléau des mortels .