14 déc 2013

Kautilya, Machiavel, Richelieu et Mazarin - 4e partie : Vauban

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La raison d'Etat doit s'exprimer coûte que coûte ; elle prime sur toutes les autres considérations. Elle est par conséquent portée par des gens d'une abnégation complète.

L'une des figures marquantes sur ce plan en France est ici Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban (1633 - 1707). Il est notamment à l'origine de fortifications qui jouèrent un rôle capital dans la stratégie de Louis XIV, et qu'on appellera la « ceinture de fer ».

Sont concernées des villes comme Lille, Belfort, Neuf-Brisach, Saint-Malo, Longwy, Saint-Martin-de-Ré ; ces fortifications seront d'une efficacité quasi complète jusqu'à l'avènement de l'artillerie.

Vauban fut, en effet, une grande figure de l'intelligence militaire, ayant tenu 40 sièges, ayant construit ou réparé au final plus d'une centaine de places fortes, tout en étant à côté penseur politique, urbaniste, statisticien, économiste, agronome, cartographe, hydrographe, topographe, fantassin, artilleur, maçon, ingénieur des poudres et salpêtres mais aussi des mines et des ponts et chaussées, réformateur de l’armée (substitution du fusil au mousquet, remplacement de la pique par la baïonnette à douille), etc.

Vauban a théorisé les casernes, les tranchées pour renforcer les fortifications, il va utiliser des maquettes, etc. Il va jusqu'à assumer une certaine tension avec le Roi, en publiant de manière clandestine un projet de réforme de l'impôt, appelant à un impôt de 10 % de toutes les classes sociales, et intitulé :

« Projet d'une dixme royale qui, supprimant la taille, les aydes, les doüanes d'une province à l'autre, les décimes du Clergé, les affaires extraordinaires et tous autres impôts onéreux et non volontaires et diminuant le prix du sel de moitié et plus, produiroit au Roy un revenu certain et suffisant, sans frais, et sans être à charge à l'un de ses sujets plus qu'à l'autre, qui s'augmenteroit considérablement par la meilleure culture des terres. »

Vauban a assumé l'Etat moderne jusqu'au bout, y compris jusqu'à subordonner le roi en tant que composante de la noblesse. En 1696, il écrit ainsi, pour donner un exemple, un document intitulé :

« Description géographique de l'élection de Vézelay, contenant ses revenus, sa qualité, les mœurs de ses habitants, leur pauvreté et richesse, la fertilité du pays et ce que l'on pourrait y faire pour en corriger la stérilité et procurer l'augmentation des peuples et l'accroissement des bestiaux. »

Vauban y fait une analyse précise, concrète et détaillée du mode de production dans la région de Vézelay, et propose de le moderniser. Voici comment il présente son analyse:

« Voilà une véritable et sincère description de ce petit et mauvais pays, faite après une très-exacte recherche, fondée non sur des simples estimations, presque toujours fautives, mais sur un bon dénombrement en forme et bien rectifié. »

Vauban fait un réquisitoire contre le mode de production féodal, dans l'esprit de la monarchie absolue logique avec elle-même et allant en direction de l'Etat moderne. Il le fait, bien entendu et c'est une limite allant avec sa situation, dans une démarche de type formelle – mathématique, « rationelle », « pragmatique », etc.

Mais il le fait dans une démarche scientifique, progressiste pour son époque. Vauban suit ainsi une méthode, décrivant et se désolant d'une région pauvre où prédomine des méthodes de production agricole archaïques, toujours dans une perspective se voulant pratique, pragmatique, etc.

« Il y vient très-peu de chevaux, et ceux qu'on y trouve sont de mauvaise qualité et propres à peu de chose, parce qu'on ne se donne pas la peine ni aucune application pour en avoir de bons, les paysans étant trop pauvres pour pouvoir attendre un cheval quatre ou cinq ans ; à deux ils s'en défont, et à trois on les fait travailler, même couvrir : ce qui est cause que très-rarement il s'y en trouve de bons. »

« Il ne faut donc pas s'étonner si des peuples si mal nourris ont si peu de force. »

« Beaucoup d'autres vexations de ces pauvres gens demeurent au bout de ma plume, pour n'offenser personne. »

Il utilise alors toute sa capacité descriptive pour décrire l'ensemble de la situation:

« Le pays en général est mauvais, bien qu'il y ait de toutes choses un peu. L'air y est bon et sain, les eaux partout bonnes à boire, mais meilleures et plus abondantes en Morvan qu'au bon pays.

Les hommes y viennent grands et assez bien faits, et assez bons hommes de guerre, quand ils sont une fois dépaysés ; mais les terres y sont très-mal cultivées, les habitants lâches et paresseux jusqu'à ne se pas donner la peine d'ôter une pierre de leurs héritages, dans lesquels la plupart laissent gagner les ronces et méchants arbustes.

Ils sont d'ailleurs sans industrie, arts, ni manufacture aucune, qui puissent remplir les vides de leur vie, et gagner quelque chose pour les aider à subsister : ce qui provient apparemment de la mauvaise nourriture qu'ils prennent, car tout ce qui s'appelle bas peuple ne vit que de pain d'orge et d'avoine mêlées, dont ils n'ôtent pas même le son, ce qui fait qu'il y a tel pain qu'on peut lever par les pailles d'avoine dont il est mêlé. Ils se nourrissent encore de mauvais fruit, la plupart sauvages, et de quelque peu d'herbes potagères de leurs jardins, cuites à l'eau, avec un peu d'huile de noix ou de navette, le plus souvent sans ou avec très-peu de sel. Il n'y a que les plus aisés qui mangent du pain de seigle mêlé d'orge et de froment. »

Vauban pose alors des solutions qui sont utiles à l'Etat tout entier, quitte à ce que la noblesse lâche du lest. C'est l'intérêt de l'Etat, de la nation qui prime.

« L'extrême pauvreté où ils sont réduits (car ils ne possèdent pas un pouce de terre) retombe par contre-coup sur les bourgeois des villes et de la campagne qui sont un peu aisés, et sur la noblesse et le clergé, parce que, prenant leurs terres à bail de métairie, il faut que le maître qui veut avoir un nouveau métayer commence par le dégager et payer ses dettes, garnir sa métairie de bestiaux, et le nourrir, lui et sa famille, une année d'avance à ses dépens ; et, comme ce métayer n'a pour l'ordinaire pas de bien qui puisse répondre de sa conduite, il fait ce qu'il lui plaît et se met souvent peu en peine qui payera ses dettes : ce qui est très-incommode pour tous ceux qui ont des fonds de terre, qui ne reçoivent jamais la juste valeur de leur revenu, et essuient souvent de grandes pertes par les fréquentes banqueroutes de ces gens-là. »

« Au surplus, ce pays serait très-capable d'une grande amélioration, si, au lieu de toutes les différentes levées de deniers qui se font pour le compte du roi par des voies arbitraires, qui ont donné lieu à toutes les vexations et voleries qui s'y font depuis si longtemps, on faisait :

I. Une recherche exacte du revenu des fonds de terre et de bestiaux en nature, et de l'industrie, des arts et métiers qui s'y professent ; qu'on réglât ensuite les impositions sur le vingtième des revenus, sans autre égard que celui d'imposer légalement sur tous les biens apparents d'un chacun, exempts de frais et de violence.

II. Si on trouvait moyen d'abréger les procès pour imposer quelque rude châtiment, tant à ceux qui jugent mal, par corruption ou négligence, qu'à ceux qui plaident de mauvaise foi et par obstination.

III. Si le roi, bien persuadé que la grandeur de ses pareils se mesure par le nombre des sujets, commettait d'habiles intendants, gens de bien, pour avoir soin d'économiser les pays et les mettre en valeur, tant par l'amélioration de la culture des terres et augmentation des bestiaux, que pour y introduire des arts et manufactures propres au pays.

IV. Si on tenait de plus près la main à l'observation des ordonnances touchant la coupe des bois.

V. Si on rendait les rivières d'Yonne et de Cure navigables aussi loin qu'elles pourraient être nécessaires au pays.

VI. Si on y faisait faire quantité d'arrosements qui pourraient augmenter la fertilité des terres et l'abondance des fourrages presque de moitié, et à même temps le nombre des bestiaux à proportion, ce qui produirait trois profits considérables : 1° par de plus grandes ventes de bestiaux ; 2° par le laitage, qui contribue beaucoup à la nourriture des peuples, spécialement des enfants ; 3° par les fumiers,- qui augmenteraient de beaucoup la fertilité des terres.

VII. Et, pour ne pas demeurer en si beau chemin, ne pourrait-on pas ajouter : si on réduisait toutes les mesures de l'élection, et même celles de tout le royaume, à une seule de chaque différente espèce, avec les subdivisions nécessaires, sans égard aux mauvaises objections qu'on pourrait faire en faveur du commerce, qui sont toutes fausses et ne favorisent que les fripons.

VIII. Si on réduisait toutes les différentes coutumes en une, qui fût universelle et la seule dont il fût permis de se servir.

IX. Si, Dieu donnant la paix à ce royaume, Sa Majesté faisait sa principale application d'acquitter les dettes de l'État et de l'affranchir de toutes les charges extraordinaires dont il est accablé à l'occasion de la guerre présente et passée, sans autre distraction que du payement des gens de guerre entretenus et des charges et dépenses absolument nécessaires.

X. Si le roi établissait une chambre de commerce et de manufacture, composée de quatre ou cinq vieux conseillers d'État et d'autant de maîtres des requêtes, qui eussent leurs correspondances bien établies par toutes les villes commerçables de ce royaume, et dont la seule application fût de diriger ledit commerce, l'accroître, le protéger et maintenir, recevant sur cela les avis des plus forts négociants, et entretenant de bonnes correspondances avec ceux des pays étrangers. »  

Vauban est un parfait exemple de cadre de la monarchie absolue, posant l'intérêt national, qui ne sera assumé en tant que tel que par la bourgeoisie.

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