11 déc 2013

Kautilya, Machiavel, Richelieu et Mazarin - 1re partie : les Fables de La Fontaine

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Jean de La Fontaine (1621-1695) est considéré dans notre pays comme un illustre « fabuliste », terme qu'il a par ailleurs lui-même façonné. Mais la richesse de son œuvre pose un trouble à toute personne le lisant, car on a du mal à percevoir qui vise vraiment La Fontaine.

On fait ainsi apprendre certaines fables dès la maternelle, en pensant que finalement ce sont les enfants qui sont visés, les animaux étant uniquement plaisant. Cependant, la complexité des fables semble une évidence, et Jean-Jacques Rousseau est connu pour sa critique sur ce point.

Comme il le formule dans son Émile :

« On fait apprendre les fables de La Fontaine à tous les enfants, et il n'y en a pas un seul qui les entende. Quand ils les entendraient, ce serait encore pis ; car la morale en est tellement mêlée et si disproportionnée à leur âge, qu'elle les porterait plus au vice qu'à la vertu. »

Jean-Jacques Rousseau fait une longue explication des difficultés énormes qu'il y a pour un enfant à comprendre les Fables, sans compter qu'il est connu que la « morale » qui en ressort n'est pas nécessairement évidente !

Jean-Jacques Rousseau conclut alors sur un compromis, affirmant que seul un adulte moral peut saisir la teneur des Fables :

« Composons, monsieur de la Fontaine. Je promets, quant à moi, de vous lire avec choix, de vous aimer, de m'instruire dans vos fables ; car j'espère ne pas me tromper sur leur objet ; mais, pour mon élève, permettez que je ne lui en laisse pas étudier une seule jusqu'à ce que vous m'ayez prouvé qu'il est bon pour lui d'apprendre des choses dont il ne comprendra pas le quart ; que, dans celles qu'il pourra comprendre, il ne prendra jamais le change, et qu'au lieu de se corriger sur la dupe, il ne se formera pas sur le fripon. »

L'ensemble des commentateurs bourgeois navigue dans cette contradiction au sujet des Fables, et au final on se contente de proposer l'image d'un La Fontaine brillant et littéraire, de mentalité individualiste, volontairement « épicurien », etc., bref on se contente de désamorcer le problème de fond.

Or, naturellement, le matérialisme historique répond à cette question. Il est très facile de comprendre qui visait La Fontaine, si l'on a un aperçu historique de la France d'alors.

La Fontaine visait, en fait, les mêmes personnes que visaient les grands écrits indiens que sont l'Arthashastra, le Paṃchataṃtra, le Hitopadesha.

Ces deux derniers écrits sont d'ailleurs des fables, dans lesquelles justement La Fontaine a largement puisé.

Les commentateurs bourgeois ont imaginé un La Fontaine plaisant puisant dans l'antiquité gréco-romaine – parce qu'ils se sont auto-intoxiqués sur la portée de la prétendue « Renaissance ». Ils vont parfois même jusqu'à expliquer que La Fontaine aurait, de manière masquée, critiqué la monarchie absolue !

C'est une totale aberration. En réalité, La Fontaine a une démarche qui est celle de l'averroïsme politique. La Fontaine s'est en fait inspiré du Paṃchataṃtra, connu en France sous le titre de « Livre des lumières ou la Conduite des Rois ».

Les Fables de La Fontaine, tout comme les fables et contes du Paṃchataṃtra et du Hitopadesha, sont des leçons de réalisme et visent les personnes qui vont être au cœur de l'appareil d’État.

Dans le Hitopadesha, recueil indien de contes lui-même ayant sa source dans le Paṃchataṃtra, on lit ainsi au début :

« Même possédée par un quelconque individualiste
la science rapproche du prince inaccessible un homme,
d'où son avenir fortuné !
Comme une rivière, même coulant en basse région,
rejoint l'océan inaccessible,
d'où son heureuse destinée !

La science procure l'éducation,
de l'éducation se tire le talent,
du talent s'obtient la richesse
et, de la richesse, le dharma [la loi et l'ordre] :
c'est alors le bonheur !

Science des armes et des shâstra [traités],
ces deux sciences mènent à la gloire !
Dans la vieillesse, risible est la première,
toujours objet de respect la seconde.

Comme une empreinte gravée
sur un base neuf ne peut être modifiée,
ainsi la politique sera ici racontée
aux jeunes gens sous la fiction du conte. »

La première fable du premier recueil des Fables de La Fontaine, édité en 1668, s'adresse au fils de Louis XIV, qui avait six ans, et explique pareillement :

« Je chante les héros dont Esope est le père,
Troupe de qui l'histoire, encor que mensongère,
Contient des vérités qui servent de leçons.
Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons:
Ce qu'ils disent s'adresse à tous tant que nous sommes;
Je me sers d'animaux pour instruire les hommes.
Illustre rejeton d'un prince aimé des cieux,
Sur qui le monde entier a maintenant les yeux,
Et qui faisant fléchir les plus superbes têtes,
Comptera désormais ses jours par ses conquêtes,
Quelque autre te dira d'une plus forte voix
Les faits de tes aïeux et les vertus des rois.
Je vais t'entretenir de moindres aventures,
Te tracer en ces vers de légères peintures;
Et si de t'agréer je n'emporte le prix,
J'aurai du moins l'honneur de l'avoir entrepris. »

Mais de manière bien plus claire, il y a ce qu'on lit dans la préface qui précède cette fable. En apparence, on ne verra qu'une opération de « lèche-bottes », un exercice convenu ; en réalité, on y retrouve les qualités qui justement sont celles exigées par la raison d’État.

Voici ce que dit La Fontaine dans sa préface :

« Il fait en sorte que vous appreniez sans peine, ou, pour mieux parler, avec plaisir, tout ce qu'il est nécessaire qu'un prince sache. Nous espérons beaucoup de cette conduite. Mais, à dire vrai, il y a des choses dont nous espérons infiniment davantage: ce sont, Monseigneur, les qualités que notre invincible monarque vous a données avec la naissance; c'est l'exemple que tous les jours il vous donne.

Quand vous le voyez former de si grands desseins; quand vous le considérez qui regarde sans s'étonner l’agitation de l'Europe et les machines qu'elle remue pour le détourner de son entreprise, quand il pénètre dès sa première démarche jusque dans le coeur d'une province où l'on juge à chaque pas des barrières insurmontables, et qu'il en subjugue une autre en huit jours, pendant la saison la plus ennemie de la guerre, lorsque le repos et les plaisirs règnent dans les cours des autres princes; quand, non content de dompter les hommes, il veut triompher aussi des éléments; et quand, au retour de cette expédition où il a vaincu comme un Alexandre, vous le voyez gouverner ses peuples comme un Auguste: avouez le vrai, Monseigneur, vous soupirez pour la gloire aussi bien que pour lui, malgré l'impuissance de vos années; vous attendez avec impatience le temps où vous pourrez vous déclarer son rival dans l'amour de cette divine maîtresse.

Vous ne l'attendez pas, Monseigneur, vous le prévenez.

Je n'en veux pour témoignage que ces nobles inquiétudes, cette vivacité, cette ardeur, ces marques d'esprit, de courage et de grandeur d'âme, que vous faites paraitre à tous les moments. Certainement c'est une joie bien sensible à notre monarque; mais c'est un spectacle bien agréable pour l'univers; que de voir ainsi croître une jeune plante qui couvrira un jour de son ombre tant de peuples et de nations. »

Le Paṃchataṃtra, le Hitopadesha et les Fables de La Fontaine visent à former le responsable de l'Etat, celui que Machiavel appelle « le Prince » dans un ouvrage qui a la même fonction.

Le Prince doit disposer de qualités précises pour incarner l'Etat, pour porter l'appareil d'Etat. Et tout comme dans l'Arthashastra, on ne trouve dans ce que dit La Fontaine aucune référence à la religion...

On est ici, au siècle de Mazarin, de Richelieu, de Louis XIV, à l'époque de la naissance de l’État moderne.

Telle est la clef de l'entreprise de La Fontaine, une entreprise qui rentre dans un cadre décisif de l'histoire de France, à un moment où la monarchie absolue triomphe de la féodalité traditionnelle, avec Louis XIV réussissant ce qu'Ashoka en Inde ne put pas réaliser.

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