3 Jan 2014

Kautilya, Machiavel, Richelieu et Mazarin - 14e partie : Le Prince de Machiavel

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Pour comprendre la démarche de Nicolas Machiavel (1469-1529), il faut raisonner en terme de « positions ».

Pour cela, on peut reprendre l'exemple de Vauban, le grand stratège militaire ayant organisé des citadelles pour protéger des invasions le régime de Louis XIV.

Voici comment il formule le principe du « pré carré », dans une lettre à François Michel Le Tellier de Louvois en janvier 1673, ce dernier étant l'organisateur des fameuses « dragonnades », ces opérations militaires extrêmement brutales pour convertir de force les protestants.

Vauban explique :

« Sérieusement, Monseigneur, le roi devrait un peu songer à faire son pré carré. Cette confusion de places amies et ennemies ne me plaît point.

Vous êtes obligé d'en entretenir trois pour une. Vos peuples en sont tourmentés, vos dépenses de beaucoup augmentées et vos forces de beaucoup diminuées, et j'ajoute qu'il est presque impossible que vous les puissiez toutes mettre en état et les munir.

Je dis de plus que si, dans les démêlés que nous avons si souvent avec nos voisins, nous venions à jouer un peu de malheur, ou (ce que Dieu ne veuille) à tomber dans une minorité, la plupart s'en irait comme elles sont venues.

C'est pourquoi, soit par traité ou par une bonne guerre, Monseigneur, prêchez toujours la quadrature, non pas du cercle, mais du pré. C'est une belle et bonne chose que de pouvoir tenir son fait des deux mains. »

Cette organisation tactique dans l'espace, Nicolas Machiavel en affirme la nécessité dans la société elle-même. Son œuvre, Le Prince, est un manuel complet d'averroïsme politique : c'est une œuvre équivalent directement l'Arthashastra indien.

Les contextes indien et italien étaient cependant très différents. Lorsque l'Arthashastra a été écrit, la monarchie absolue était déjà en train de se tracer un chemin à travers le terrible chaos des forces féodales, particulièrement brutales et sanglantes.

Lorsque Le Prince a été écrit, on a la même situation, mais sans aucun espoir de voir la monarchie absolue s'imposer, en raison du Vatican qui, comme l'explique Nicolas Machiavel, était trop faible pour unifier l'Italie mais suffisamment fort pour parvenir à empêcher que quelqu'un d'autre réussisse.

Les autres forces principales étaient des villes-états, comme Venise, Milan et Florence, ou encore Gênes, Ferrare et Bologne.

Ainsi, dans son œuvre, Nicolas Machiavel traite de la question du pouvoir – comment l'obtenir et le garder – mais il conclut par un appel à unifier l'Italie. C'est un appel à un « Prince » idéal, réalisant pour l'Italie ce qui a été fait en France et en Angleterre.

Les dernières lignes de l'oeuvre consistent en des vers de Pétrarque :

« La vaillance prendra les armes
Contre la fureur et tôt la vaincra
Car la valeur ancienne n'est pas morte
Dans les cœurs italiens »

D'autres œuvres témoignent de ce grand travail de fond en faveur de l'avancée politique de l'Italie ; il y a ainsi notamment Les Discours sur la première décade de Tite-Live écrits de 1512 à 1519, ainsi que le Discours sur la réforme de l'Etat de Florence, écrit en 1521.

Le Prince est donc un ouvrage qui doit en quelque sorte contribuer à faire émerger la force politique unifiant l'Italie, c'est un manuel qui affirme la nécessité d'être matérialiste et de ne pas reposer sur un quelconque idéalisme, notamment religieux.

Le Prince, en tant que représentant de l'intérêt général, doit être auto-centré, indifférent aux autres aspects et, s'il le faut, pratiquer l'habileté, la simulation et la dissimulation pour triompher.

C'est une démarche relevant de l'averroïsme politique, servant les intérêts de la monarchie absolue contre l’Église et ouvrant la porte au matérialisme bourgeois en arrière-plan.

Nicolas Machiavel ayant formulé brutalement ses sentences – l'ouvrage ayant eu une diffusion très large grâce à l'imprimerie, à l'opposé de l'Arthshastra –, Le Prince fut un scandale, l'Eglise comprenant immédiatement le danger et interdisant de son côté l'ouvrage jusqu'au début du 20e siècle.

Voici une sentence « typique » de ce qu'on trouve dans Le Prince :

« Un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet accomplissement lui serait nuisible, et que les raisons qui l’ont déterminé à promettre n’existent plus : tel est le précepte à donner. »

Le raisonnement pragmatique-machiavélique est entièrement fondé sur le positionnement :

« On doit bien comprendre qu’il n’est pas possible à un prince, et surtout à un prince nouveau, d’observer dans sa conduite tout ce qui fait que les hommes sont réputés gens de bien, et qu’il est souvent obligé, pour maintenir l’État, d’agir contre l’humanité, contre la charité, contre la religion même.

Il faut donc qu’il ait l’esprit assez flexible pour se tourner à toutes choses, selon que le vent et les accidents de la fortune le commandent ; il faut, comme je l’ai dit, que tant qu’il le peut il ne s’écarte pas de la voie du bien, mais qu’au besoin il sache entrer dans celle du mal. »

Nicolas Machiavel développe dans Le Prince tous les thèmes traditionnels de l'averroïsme politique : la nécessité que le peuple ait une bonne opinion du Prince, l'utilité des conseillers, le besoin d'une souplesse tactique, l'attitude de rejet à avoir vis-à-vis des flatteurs, etc.

Le Prince eut ainsi un énorme retentissement, son ouvrage sur le petit nombre manoeuvrant la « multitude » passive étant publié à une époque où justement la diffusion de la connaissance aux masses commence.

L'oeuvre déborde donc de la simple utilité pour la monarchie absolue et passe déjà dans le camp du peuple en tant que connaissance des manœuvres des puissants pour les dominer. C'est précisément cette dimension qui a rendu l'oeuvre si vivante et si ancrée dans son époque.

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