16 Jan 2014

Aristote : La Métaphysique Livre VI à X

Submitted by Anonyme (non vérifié)

LIVRE VI

Chapitre 1

[1025b] Nous cherchons les principes et les causes des êtres, mais, évidemment, des êtres en tant qu’êtres. Il y a une cause qui produit la santé et le bien-être ; les mathématiques ont aussi des principes, des éléments, des causes ; et, en général, toute science intellectuelle ou qui participe de l’intelligence par quelque point, porte sur des causes et des principes, plus ou moins rigoureux, plus ou moins simples. Mais toutes ces sciences n’embrassent qu’un objet déterminé, traitent uniquement de ce genre, de cet objet, sans entrer dans aucune considération sur l’être proprement dit, ni sur l’être en tant qu’être, ni sur l’essence des choses. Elles partent de l’être, les unes de l’être révélé par les sens, les autres de l’essence admise comme fait fondamental ; puis, abordant les propriétés essentielles au genre d’être dont elles s’occupent, elles tirent des principes, des démonstrations plus ou moins absolues, plus ou moins probables. Il est clair qu’il ne sort d’une telle induction, ni une démonstration de la substance, ni une démonstration de l’essence : c’est une autre méthode de démonstration qu’il faut pour arriver à ce résultat. Par la même raison elles ne disent rien de l’existence ou de la non-existence du genre d’êtres dont elles traitent ; car, montrer ce que c’est que l’essence, et prouver l’existence, dépendent de la même opération intellectuelle.

 

La Physique est la science d’un genre d’êtres déterminé ; elle s’occupe de cette substance qui possède en elle le principe du mouvement et du repos. Évidemment elle n’est ni une science pratique, ni une science créatrice. Le principe de toute création, c’est, dans l’agent, ou l’esprit, ou l’art, ou une certaine puissance. La volonté est dans l’agent le principe de toute pratique : c’est la même chose qui est l’objet de l’action et celui du choix. Si donc toute conception intellectuelle a en vue ou la pratique, ou la création, ou la théorie, la Physique sera une science théorétique, mais la science théorétique des êtres qui sont susceptibles de mouvement, et la science d’une seule essence, celle dont la notion est inséparable d’un sujet matériel.

 

Mais il ne faut pas qu’on ignore ce que c’est que forme déterminée, la notion essentielle des êtres physiques ; chercher la vérité sans cette connaissance, c’est faire de vains efforts. Pour la définition, pour l’essence, on distingue deux cas ; prenons pour exemples le camus et le retroussé. Ces deux choses diffèrent en ce que le camus ne se conçoit qu’avec la matière : le camus, c’est le nez retroussé ; tandis qu’au contraire le retroussé se conçoit indépendamment de toute matière sensible.

 

[1026a] Or, si tous les sujets physiques sont dans le même cas que le camus – ainsi le nez, l’œil, la face, la chair, l’os, et enfin l’animal, la feuille, la racine, l’écorce, et enfin la plante ; car la notion de chacun de ces objets est toujours accompagnée de celle du mouvement, et toujours ils ont une matière –, on voit alors comment il faut chercher et définir la forme essentielle des objets physiques. On comprend aussi pourquoi le physicien doit s’occuper de cette âme qui n’existe pas indépendamment de la matière.

 

Il est évident, par ce qui précède, que la Physique est une science théorétique. La Science mathématique est théorétique aussi ; mais les objets dont elle s’occupe sont-ils réellement immobiles et indépendants ? C’est ce que nous ne savons point encore ; ce que nous savons toutefois, c’est qu’il est des êtres mathématiques qu’elle considère en tant qu’immobiles, et en tant qu’indépendants. Or, s’il y a quelque chose de réellement immobile, d’éternel, d’indépendant, c’est évidemment à la science théorétique qu’en appartient la connaissance. Et certes, cette connaissance n’est pas le partage de la Physique, car la Physique a pour objets des êtres susceptibles de mouvement ; elle ne revient pas non plus à la Science mathématique, mais à une science supérieure à l’une et à l’autre. La Physique étudie des êtres inséparables de la matière, et qui peuvent être mis en mouvement ; quelques-uns de ceux dont traite la Science mathématique sont immobiles, il est vrai, mais inséparables peut-être de la matière, tandis que la Science première a pour objet l’indépendant et l’immobile. Toutes les causes sont nécessairement éternelles ; les causes immobiles et indépendantes le sont par excellence, car elles sont les causes des phénomènes célestes.

 

Il y a donc trois sciences théorétiques, la Science mathématique, la Physique et la Théologie. En effet, si Dieu existe quelque part, c’est dans la nature immobile et indépendante qu’il faut le reconnaître. Et d’ailleurs, la science par excellence doit avoir pour objet l’être par excellence. Les sciences théorétiques sont à la tête des autres sciences ; mais celle dont nous parlons est à la tête des sciences théorétiques

 

On peut se demander si la philosophie première est une science universelle, ou bien si elle traite d’un genre unique et d’une seule nature. Il n’en est pas de cette science comme des sciences mathématiques. La Géométrie et l’Astronomie ont pour objet une nature particulière, tandis que la première philosophie embrasse sans exception l’étude de toutes les natures. S’il n’y avait pas, outre les substances qui ont une matière, quelque substance d’une autre nature, la Physique serait alors la science première. Mais s’il y a une substance immobile, c’est cette substance qui est antérieure aux autres, et la science première est la philosophie. Cette science, a titre de science première, est aussi la science universelle, et c’est à elle qu’il appartiendra d’étudier l’être en tant qu’être, l’essence, et les propriétés de l’être en tant qu’être.

 

 

 

Chapitre 2

L’être proprement dit s’entend dans plusieurs sens. Il y a d’abord l’être accidentel, puis l’être qui désigne la vérité, et, en regard, le non-être qui désigne le faux ; de plus, chaque forme de l’attribution est une manière d’envisager l’être : on le considère sous le rapport de l’essence, de la qualité, de la quantité, du lieu, du temps et sous les autres points de vue analogues ; [1026b] enfin il y a l’être en puissance et l’être en acte.

 

Puisqu’il s’agit des diverses acceptions qu’on donne à l’être, nous devons remarquer avant tout qu’il n’y a aucune spéculation qui ait pour objet l’être accidentel ; et la preuve, c’est qu’aucune science, ni pratique, ni créatrice, ni théorétique, ne tient compte de l’accident. Celui qui fait une maison ne fait pas les accidents divers dont cette construction est le sujet, car le nombre de ces accidents est infini. Rien n’empêche que la maison construite paraisse agréable aux uns, désagréable aux autres, utile à ceux-ci, et revête, pour ainsi dire, toute sorte d’êtres divers, dont aucun n’est le produit de l’art de bâtir. De même aussi le géomètre ne s’occupe ni des accidents de ce genre dont les figures sont le sujet, ni de la différence qu’il peut y avoir entre le triangle réalisé et le triangle qui a la somme de ses trois angles égale à deux angles droits. Et c’est avec raison qu’on en use ainsi : l’accident n’a, en quelque sorte, qu’une existence nominale.

 

Ce n’est donc pas à tort, sous un point de vue, que Platon a rangé dans la classe du non-être l’objet de la Sophistique. C’est l’accident, en effet, que les sophistes ont pris, de préférence à tout, si je puis dire, pour le texte de leurs discours. Ils se demandent s’il y a différence ou identité entre musicien et grammairien, entre Coriscus musicien et Coriscus, si tout ce qui est, mais n’est pas de tout temps, est devenu ; et, par suite, si celui qui est musicien est devenu grammairien, ou celui qui est grammairien, musicien ; et toutes les autres questions analogues. Or, l’accident semble quelque chose qui diffère peu du non-être, comme on le voit à de pareilles questions. Il y a bien pour tous les êtres d’une autre sorte, devenir et destruction, mais non pas pour l’être accidentel.

 

Nous devons dire toutefois, autant qu’il nous sera possible, quelle est la nature de l’accident, et quelle est sa cause d’existence : peut-être verra-t-on par cela même pourquoi il n’y a pas de science de l’accident.

 

Parmi les êtres, les uns restent dans le même état, toujours et nécessairement, non pas de cette nécessité qui n’est que la violence, mais de celle qu’on définit l’impossibilité d’être autrement ; tandis que les autres n’y restent ni nécessairement, ni toujours, ni ordinairement : voilà le principe, voilà la cause de l’être accidentel. Ce qui n’est ni toujours, ni dans le plus grand nombre de cas, c’est ce que nous nommons accident. Fait-il grand vent et froid dans la canicule, nous disons que c’est accidentel ; nous nous servons d’un autre terme s’il fait alors de la chaleur et de la sécheresse. C’est qu’ici c’est ce qui a toujours lieu, ou du moins ordinairement, et que là c’est le contraire. C’est un accident que l’homme soit blanc, car il ne l’est ni toujours, ni ordinairement ; mais ce n’est point accidentellement qu’il est animal. Que l’architecte produise la santé, ce n’est qu’un accident non plus : [1027a] il n’est pas dans la nature de l’architecte, mais dans celle du médecin de produire la santé ; c’est accidentellement que l’architecte est médecin. Et le cuisinier, tout en ne visant qu’au plaisir, peut bien composer quelque mets utile à la santé ; mais ce résultat ne provient point de l’art culinaire : aussi disons-nous que c’est un résultat accidentel ; le cuisinier quelquefois y arrive, mais non pas absolument.

 

Il est des êtres qui sont les produits de certaines puissances : les accidents ne sont, au contraire, les produits d’aucun art, ni d’aucune puissance déterminée. C’est que ce qui est ou devient accidentellement, ne peut avoir qu’une cause accidentelle. Il n’y a pas nécessité ni éternité pour tout ce qui est ou devient : la plupart des choses ne sont que souvent ; il faut donc qu’il y ait un être accidentel. Ainsi, le blanc n’est musicien ni toujours, ni ordinairement. Or, cela arrive quelquefois ; cela est donc un accident ; sinon, tout serait nécessaire. De sorte que la cause de l’accidentel, c’est la matière, en tant que susceptible d’être autre qu’elle n’est ordinairement.

 

De deux choses l’une : ou bien il n’y a rien qui soit ni toujours, ni ordinairement, ou bien cette supposition est impossible. Il y a donc quelque autre chose, les effets du hasard et les accidents. Mais n’y a-t-il que le souvent dans les êtres, et nullement le toujours, ou bien y a-t-il des êtres éternels ? C’est un point que nous discuterons plus tard.

 

On voit assez qu’il n’y a pas de science de l’accident. Toute science a pour objet ce qui arrive toujours ou d’ordinaire. Comment sans cela ou apprendre soi-même, ou enseigner aux autres ? Il faut, pour qu’il y ait science, la condition du toujours ou du souvent. Ainsi : L’hydromel est ordinairement bon pour la fièvre. Mais on ne pourra marquer l’exception, et dire quand il ne l’est pas, à la nouvelle lune, par exemple ; car, même à la nouvelle lune, il est bon ou bien dans tous les cas, ou bien dans le plus grand nombre des cas. Or, c’est l’accident qui est l’exception.

 

Voilà pour la nature de l’accident, pour la cause qui le produit, et pour l’impossibilité d’une science de l’être accidentel.

 

 

 

Chapitre 3

Il est clair que les principes et les causes des accidents se produisent et se détruisent, sans qu’il y ait réellement, dans ce cas, ni production, ni destruction. S’il n’en était pas ainsi, si la production et la destruction de l’accident avaient nécessairement une cause non-accidentelle, alors tout serait nécessaire.

 

Telle chose sera-t-elle ou non ? Oui, si telle chose a lieu ; sinon, non. Et cette chose aura lieu, si une autre a lieu elle-même. En poursuivant de la sorte, et en retranchant toujours du temps d’un temps fini, évidemment on arrivera à l’instant actuel. [1027b] Ainsi donc, tel homme mourra-t-il de maladie, ou de mort violente ? De mort violente s’il sort de la ville : il sortira s’il a soif, il aura soif à une autre condition. De cette façon on arrive à un fait actuel, ou à quelque fait accompli déjà. Par exemple, il sortira s’il a soif : il aura soif s’il mange des mets salés ; ce dernier fait est ou n’est pas. C’est donc nécessairement que cet homme mourra ou ne mourra pas de mort violente. Si l’on remonte aux faits accomplis, le même raisonnement s’applique encore ; car il y a déjà dans l’être donné la condition de ce qui sera : à savoir, le fait qui s’est accompli. Tout ce qui sera, sera donc nécessairement. Ainsi, c’est nécessairement que l’être qui vit, mourra ; car il y a déjà en lui la condition nécessaire, par exemple, la réunion des éléments contraires dans le même corps. Mais mourra-t-il de maladie ou de mort violente ? La condition nécessaire n’est pas encore remplie ; elle ne le sera que si telle chose a lieu.

 

Il est donc évident que l’on remonte ainsi à un principe, lequel ne se ramène plus à aucun autre. C’est là le principe de ce qui arrive d’une manière indéterminée : ce principe, aucune cause ne l’a produit lui-même. Mais à quel principe, et à quelle cause amène une telle réduction ; est-ce à la matière, à la cause finale ou à celle du mouvement ? C’est ce qu’il nous faudra examiner avec le plus grand soin.

 

Sur l’être accidentel, tenons-nous-en à ce qui précède : nous avons suffisamment déterminé quels sont ses caractères. Quant à l’être en tant que vrai, et au non-être en tant que faux, ils ne consistent que dans la réunion et la séparation de l’attribut et du sujet, en un mot, dans l’affirmation ou la négation. Le vrai, c’est l’affirmation de la convenance du sujet et de l’attribut, la négation de leur disconvenance. Le faux est la contrepartie de cette affirmation et de cette négation. Mais comment se fait-il que nous concevions ou réunis ou séparés l’attribut et le sujet (et quand je parle de réunion ou de séparation, j’entends une réunion qui produise, non pas une succession d’objet, mais un être un) ? C’est ce dont il ne s’agit point présentement. Le faux ni le vrai ne sont point dans les choses, comme, par exemple, si le bien était le vrai, et le mal, le faux. Ils n’existent que dans la pensée ; encore, les notions simples, la conception des pures essences, ne produisent-elles rien de semblable dans la pensée.

 

Nous aurons plus tard à nous occuper de l’être et du non-être en tant que vrai et faux. Qu’il nous suffise d’avoir remarqué que la convenance ou la disconvenance du sujet et de l’attribut existe dans la pensée et non dans les choses, et que l’être en question n’a pas d’existence propre ; car, ce que la pensée réunit au sujet ou en sépare, peut être ou bien l’essence, ou bien la qualité, ou bien la quantité, ou tout autre mode de l’être : laissons donc de côté l’être en tant que vrai, comme nous avons fait pour l’être accidentel. En effet, la cause de celui-ci est indéterminée ; celle de l’autre n’est qu’une modification de la pensée. [1028a] L’un et l’autre ont pour objets les divers genres de l’être, et ils ne manifestent, ni l’un ni l’autre, quelque nature particulière d’être. Passons-les donc tous les deux sous silence, et occupons-nous de l’examen des causes et des principes de l’être lui-même en tant qu’être ; et rappelons-nous qu’en déterminant le sens des termes de la philosophie, nous avons établi que l’être se prend sous plusieurs acceptions.

LIVRE VII

Chapitre 1

Ce mot d’Être peut recevoir plusieurs acceptions, comme l’a montré l’analyse que nous en avons faite antérieurement, en traitant des sens divers de ce mot. Être peut signifier, d’une part, la substance de la chose et son existence individuelle ; d’autre part, il signifie qu’elle a telle qualité, telle quantité, ou tel autre des différents attributs de cette sorte.

 

Du moment que l’Être peut s’énoncer sous tant de formes, il est clair que l’Être premier entre tous est celui qui exprime ce qu’est la chose, c’est-à-dire son existence substantielle. Ainsi, quand nous voulons désigner la qualité d’une chose, nous disons qu’elle est bonne ou mauvaise ; et alors nous ne disons pas plus que sa longueur est de trois coudées que nous ne disons qu’elle est un homme. Tout au contraire, si nous voulons exprimer ce qu’est la chose elle-même, nous ne disons plus qu’elle est blanche, ou chaude, ou de trois coudées ; nous disons simplement que c’est un homme, ou un Dieu.

 

Toutes les autres espèces de choses ne sont appelées des êtres que parce que les unes sont des quantités de l’Être ainsi conçu ; les autres, des qualités ; celles-ci, des affections ; celles-là, telle autre modification analogue.

 

Aussi, l’on peut se demander si chacune de ces façons d’être, qu’on désigne par ces mots Marcher, Se bien porter, S’asseoir, sont bien de l’Être ou n’en sont pas ; et la même question se représente pour toutes les autres classes qu’on vient d’énumérer. Aucun de ces êtres secondaires n’existe naturellement en soi, et ne peut être séparé de la substance individuelle ; et ceci doit paraître d’autant plus rationnel que l’Être réel, c’est ce qui marche, c’est ce qui se porte bien, c’est ce qui est assis. Et ce qui fait surtout que ce sont là des êtres, c’est qu’il y a sous tout cela un être déterminé, qui leur sert de sujet.

 

Ce sujet, c’est précisément la substance et l’individu, qui se montre clairement dans la catégorie qui y est attribuée. Sans cette première condition, on ne pourrait pas dire que l’être est bon, ou qu’il est assis.

 

Ainsi donc, il est bien clair que c’est uniquement grâce à cette catégorie de la substance, que chacun des autres attributs peut exister. Et par conséquent, l’Être premier, qui n’est pas de telle ou telle manière particulière, mais qui est simplement l’Être, c’est la substance individuelle. Le mot Premier peut, il est vrai, être pris lui-même en plusieurs sens ; mais la substance n’en est pas moins le premier sens de l’Être, qu’on le considère d’ailleurs sous quelque rapport que ce soit, la définition, la connaissance, le temps, et la nature. Pas un seul des autres attributs de l’Être ne peut exister séparément ; il n’y a que la substance toute seule qui le puisse.

 

D’abord, c’est bien cela qu’est le primitif sous le rapport de la définition ; car de toute nécessité, dans la définition d’une chose quelconque, la définition même de la substance est toujours implicitement comprise. Ajoutez que, quel que soit l’être dont il s’agit, nous ne croyons le connaître que quand nous savons, par exemple, que c’est un homme, ou que c’est du feu. [1028b] Et alors, nous le connaissons bien plus que quand nous savons seulement qu’il a telle qualité, ou telle quantité, ou qu’il est dans tel lieu. Pour ces notions mêmes, nous les comprenons d’autant mieux que nous savons quel est l’être qui a telle quantité, ou telle qualité.

 

On le voit donc : cette question agitée depuis si longtemps, agitée encore aujourd’hui, cette question toujours posée, et toujours douteuse de la nature de l’Être, revient à savoir ce qu’est la substance. Les uns prétendent que l’Être, c’est l’unité ; pour les autres, c’est la pluralité ; pour ceux-ci, les êtres sont limités ; pour ceux-là, ils sont infinis. Mais quant à nous, notre recherche principale, notre recherche première, et nous pourrions presque dire, notre unique recherche, c’est de savoir ce qu’est l’Être considéré sous le point de vue que nous avons indiqué.

 

 

 

Chapitre 2

C’est surtout aux corps que la substance individuelle semble appartenir le plus évidemment. Or, c’est ainsi que l’on qualifie de Substances, les animaux, les plantes, leurs différentes parties, et aussi les corps de la nature, tels que le feu, l’eau, la terre, et tous les autres éléments de ce genre, avec tout ce qui en fait partie, ou tout ce qui en est composé, soit qu’on les considère à l’état de fraction, soit à l’état de totalité : par exemple, le ciel et les parties du ciel, étoiles, lune, soleil.

 

Sont-ce bien là les seules substances ? Y en a-t-il d’autres encore ? Ou bien ne sont-ce même pas du tout des substances ? Les vraies substances ne sont-elles pas toutes différentes ? C’est ce qu’il faut examiner.

 

Des philosophes ont pensé que les limites du solide, surface, ligne, point, unité, sont des substances véritables, et qu’elles en sont plus réellement que le corps lui-même et le solide. D’autres ont cru qu’en dehors des choses sensibles, il n’y a rien qu’on puisse appeler substance ; d’autres, au contraire, ont supposé qu’il y a en outre bien des substances, et qui le sont même d’autant plus qu’elles sont éternelles.

 

Ainsi, Platon a fait des Idées et des Êtres mathématiques deux substances, et il n’a placé qu’au troisième rang la substance des corps sensibles. Speusippe a également admis plusieurs substances, en commençant par l’unité ; il supposait des principes pour chaque espèce de substance, un principe des nombres, un principe des grandeurs, un principe de l’âme ; et c’est de cette façon qu’il multiplie les substances.

 

D’autres philosophes encore ont soutenu que les Idées et les nombres sont de même nature, et que tout le reste ne fait qu’en dériver, les lignes et les sur faces, et même jusqu’à la substance du ciel et jusqu’aux choses sensibles.

 

Pour éclaircir toutes ces questions, il nous faut examiner ce qu’il y a d’exact ou d’erroné dans ces systèmes, quelles sont les vraies substances, s’il y a ou s’il n’y a pas de substances en dehors des substances sensibles ; et alors, nous nous demanderons ce qu’elles sont. Puis en supposant qu’il existe quelque substance séparée, pourquoi et comment elle l’est. Enfin, nous rechercherons s’il n’y a aucune substance possible en dehors des substances que nos sens nous révèlent. Mais auparavant, il nous faut esquisser ce que c’est que la substance.

 

 

 

Chapitre 3

Le mot Substance peut présenter tout au moins quatre sens principaux, si ce n’est davantage. Ainsi, dans chaque chose, la notion de substance semble s’appliquer à l’essence, qui fait que la chose est ce qu’elle est, à l’universel, au genre, et, en quatrième lieu, au sujet.

 

Par Sujet, on doit entendre ce à quoi tout le reste est attribué, sans qu’il soit jamais réciproquement l’attribut d’une autre chose. C’est donc du sujet qu’il faut tout d’abord noua occuper. [1029a] Le sujet, en effet, semble être plus particulièrement substance. Sous ce rapport, on l’appelle d’abord la matière ; puis à un autre point de vue, on l’appelle la forme ; et en troisième et dernier lieu c’est le composé que constituent, toutes deux réunies, la forme et la matière.

 

La matière, c’est par exemple l’airain ; la forme, c’est la figure que revêt la conception de l’artiste ; et l’ensemble qu’elles produisent en se réunissant, c’est, en fin de compte, la statue. Par conséquent si la forme, qui donne l’espèce, est antérieure à la matière, et si elle est davantage de l’Être, par la même raison elle doit être antérieure au composé, qui sort de la réunion des deux.

 

Nous avons donc maintenant un aperçu de ce qu’est la substance ; et nous savons qu’elle n’est jamais l’attribut de quoi que ce soit, et qu’au contraire c’est à elle que se rapportent tous les attributs divers. Mais nous ne devons pas nous contenter de cette esquisse, qui n’est pas tout à fait suffisante.

 

Elle est d’abord assez obscure en elle-même ; et de plus, c’est alors la matière qui devient la substance ; car, si la matière n’est pas la substance même, on ne voit plus quelle autre substance il pourrait y avoir. Tout le reste a disparu, et il n’y a plus rien absolument qui subsiste.

 

Tout le reste, en effet, ne représente que les affections des corps, leurs actions, leurs puissances. Longueur, largeur, profondeur, ce ne sont que des quantités ; ce ne sont pas des substances ; car la quantité et la substance ne se confondent pas ; et, loin de là, la substance est bien plutôt le sujet primordial auquel toutes ces modifications appartiennent. Si l’on retranche successivement longueur, largeur, profondeur, nous ne voyons pas qu’il reste quoi que ce soit, si ce n’est précisément l’objet que limitaient et déterminaient ces trois dimensions.

 

Ainsi, en se mettant à ce point de vue, il n’y a plus que la matière toute seule qui puisse être prise pour la substance. Mais quand je dis Matière, c’est la matière en soi, celle qui n’est, ni un objet individuel, ni une quantité, ni aucun des modes qui servent à déterminer l’Être. Il faut bien qu’il y ait quelque chose à quoi s’appliquent tous ces attributs, et dont la façon d’être soit tout à fait différente de chacune des catégories.

 

En effet, tout le reste est attribué à la substance, qui elle-même est l’attribut de la matière ; et par conséquent, ce terme dernier n’est en soi, ni un individu, ni une quantité, ni rien de pareil. Ce sont encore moins les négations de tout cela ; car les négations n’ont qu’une existence indirecte et accidentelle.

 

On voit donc qu’en adoptant ces théories, on arrive à reconnaître la matière pour la substance. Mais cette théorie est insoutenable, puisque le caractère éminent de la substance, c’est d’être séparée, et d’être quelque chose de distinct et d’individuel. Aussi, à ce point de vue, la forme et le composé que constituent la forme et la matière, sembleraient avoir plus de droit que la matière à représenter la substance. Cependant, il faut laisser de côté la substance formée de ces deux éléments, je veux dire, le résultat que composent la matière et la forme combinées. Cette substance est postérieure, et elle n’a rien d’obscur ; la matière est à peu près aussi claire ; mais c’est à la troisième substance, celle de la forme, qu’il faut nous attacher ; car elle est la plus difficile à comprendre.

 

Mais, comme on est d’accord pour reconnaître que, parmi les choses sensibles, il y en a qui sont des substances, c’est à celles-là que nos recherches vont s’adresser tout d’abord.

 

 

 

Chapitre 4

[1029b] Au début, nous avons indiqué tous les sens où le mot Substance peut être pris ; et l’un de ces sens nous a semblé être celui où Substance veut dire que la chose est ce qu’elle est. C’est cette dernière question qu’il faut étudier, en cherchant à arriver ensuite à quelque chose de plus notoire.

 

La science, en effet, s’acquiert toujours en partant de notions qui, de leur nature, sont moins notoires, pour s’élever à des notions qui, par leur nature, le sont davantage. C’est qu’il en est de la science comme de la conduite dans la vie pratique, où, partant du bien des individus, on doit faire que le bien général devienne aussi le bien de chaque particulier. De même ici, nous partons de notions qui nous sont personnellement plus connues, pour atteindre des notions qui, étant notoires par leur nature, finissent par le devenir aussi pour nous. Mais les connaissances qu’on a personnellement, et tout d’abord, sont souvent bien légères et bien peu nettes ; elles n’ont que peu ou point de réalité. Et cependant, c’est en partant de ces connaissances si insuffisantes, mais qui nous sont personnelles, qu’on doit tâcher d’atteindre à la connaissance absolue des choses, où l’on ne peut parvenir qu’en prenant le point de départ que nous venons d’indiquer.

 

D’abord, disons quelques mots, à un point de vue tout rationnel, pour faire comprendre que l’essence propre de chaque chose, et ce qui la fait être ce qu’elle est, c’est ce qu’elle est dite En soi. Ainsi, vous êtes éclairé et instruit ; mais ce n’est pas précisément être Vous ; car ce n’est pas en vous-même que vous êtes instruit. Ce que vous êtes essentiellement, c’est en vous seul que vous l’êtes.

 

Mais ceci n’est pas applicable à tous les cas. Être en soi, selon cette acception, ce n’est pas être à la manière que la surface est blanche, puisque l’Être de la surface n’est pas du tout l’Être du blanc. L’essence n’est pas non plus le composé des deux termes réunis : la surface blanche. Et pourquoi ? C’est que la surface, qui est à définir, est comprise dans sa définition.

 

Ainsi, la définition essentielle où la chose définie elle-même ne figure pas, c’est là vraiment la définition, qui explique pour chaque chose ce qu’elle est En soi. Si donc être une surface blanche était la même chose qu’être une surface polie, il s’ensuivrait que le Blanc et le Poli seraient absolument identiques, et ne seraient qu’une seule et même chose.

 

Mais il y a également des composés dans les autres catégories ; car, dans chacune, il y a toujours un sujet ; et, par exemple, il y a un sujet pour la qualité, pour le temps, pour le lieu, pour le mouvement. Dès lors, il faut voir si la définition de l’essence, telle qu’on l’applique a chacun de ces sujets, se retrouve aussi dans les composés. Par exemple, si l’on définit l’Homme blanc, il faut voir s’il y a une définition essentielle de ce composé : l’Homme blanc.

 

Représentons, si nous voulons, cette définition, par le mot Manteau. Mais alors qu’est-ce que c’est que d’être un manteau ? Ce composé d’Homme blanc n’est pas certainement non plus une de ces choses dont on peut dire qu’elles sont en elles-mêmes, et par elles-mêmes. Ou bien, l’expression de N’être pas En soi ne peut-elle pas avoir un double sens ? Dans l’un, on fait une addition à la chose à définir, tandis que, dans l’autre, on ne fait pas cette addition. Ici, le défini ne s’énonce qu’en étant adjoint à une chose autre que lui ; et par exemple, si l’on avait à définir le blanc, ce serait commettre cette faute que de donner la définition d’Homme blanc. Là au contraire, le défini est accompagné d’un autre terme, qui est ajouté ; et si, comme nous venons de le dire, Manteau signifiait Homme blanc, on définirait le manteau, comme si l’on avait simplement le Blanc. L’Homme blanc est bien quelque chose dans le blanc ; [1030a] mais sa définition essentielle n’est pas d’être blanc.

 

L’essence, dans le cas où la définition d’Homme blanc est Manteau, est-elle quelque chose de réel, quelque chose d’absolu ? Ou bien n’y a-t-il pas la d’essence ? L’essence d’une chose, c’est d’être ce qu’elle est. Mais quand une chose est l’attribut d’une autre, c’est qu’elle n’est pas quelque chose d’individuel et d’indépendant. Ainsi, l’Homme blanc n’est pas une chose individuelle, puisque cette individualité indépendante appartient uniquement aux substances.

 

Par conséquent, il n’y a d’essence individuelle que pour les choses dont l’explication est une définition. Or, il n’y a pas de définition par cela seul que le nom de la chose aurait le même sens qu’elle. Autrement toutes les appellations nominales seraient autant de définitions, puisque le nom d’une chose se confondrait alors avec l’explication qu’on en donnerait ; et, à ce compte, le mot seul d’Iliade serait une définition tout entière.

 

Mais la définition n’est réelle que si elle s’adresse à un primitif. Et les primitifs sont toutes les choses qu’on peut désigner, sans que la chose en question soit attribuée à une autre. Aussi, la définition essentielle, exprimant que le primitif est ce qu’il est, n’appartiendra à aucune des espèces qui ne font pas partie du genre ; elle n’appartiendra qu’aux seules espèces qui y sont comprises ; car, dans la désignation de ces espèces, on n’a besoin d’impliquer, ni leur participation à un autre être, ni une modification quelconque, ni une attribution accidentelle. Mais même, pour chacune des autres catégories, l’appellation indiquera ce qu’elles expriment, du moment que le nom indique que telle chose est à. telle autre, ou bien, si, à la place d’une appellation simple, il y en a une plus exacte et plus complète. Mais il n’y aura là, ni définition, ni explication, de ce qu’est essentiellement la chose.

 

C’est que le mot Définition aussi bien que celui d’Essence peut avoir plusieurs acceptions. En effet, ce qu’est la chose peut, en un sens, signifier la substance, et aussi tel ou tel objet individuel ; mais, en un autre sens, il exprime indistinctement chacune des attributions : quantité, qualité, et le reste.

 

De même que l’Être appartient à toutes ces catégories, sans leur appartenir d’une manière semblable, puisqu’il est primitif dans l’une, et qu’il n’est que consécutif dans les autres ; de même ce qu’est la chose, l’essence, ne s’applique d’une manière absolue qu’à la substance ; mais elle peut aussi, sous certains rapports, s’appliquer au reste des catégories. C’est qu’en effet on peut aussi demander, pour la qualité, par exemple, ce qu’elle est ; et la qualité devient alors de l’Être, sans qu’elle en soit absolument. Et de même pour le Non-être, on dit quelquefois logiquement qu’il Est, sans que ce soit d’une manière absolue, mais seulement en tant que Non-être. De même encore, pour la qualité.

 

Il faut donc, pour chaque chose, bien voir le nom qu’on doit lui donner ; mais il faut voir, avec non moins d’attention, ce qu’est réellement la chose. Et comme ici ce dont on parle est fort clair, on peut dire que l’Être appartiendra également à tous ces termes ; mais il appartiendra premièrement et absolument à la substance ; et en sous-ordre, il appartiendra au reste, de même que l’existence individuelle appartiendra au reste aussi, non pas d’une manière absolue, mais en tant qu’elle peut appartenir à la qualité et à la quantité.

 

Il faut, en effet, que tout cela, ou ne soit de l’Être que par homonymie, ou bien que ce ne soit de l’Être qu’autant qu’on y ajoute, ou qu’on en retranche quelque chose, de même que l’inintelligible est encore de l’intelligible. Le vrai en ceci est de ne considérer l’Être de ces choses, ni comme une simple homonymie, ni comme un même être ; mais il faut le prendre comme on le fait pour le mot Médical, qui se rapporte bien à une seule et même chose, mais qui n’a pas un seul et même sens, et qu’on ne confond pas sous une vague homonymie. [1030b] Ainsi, un corps, une opération, un instrument, s’appellent Médical ; mais ce n’est pas là une homonymie ; ce n’est pas là non plus une seule et même chose ; mais c’est à une seule et même notion que tout cela se rapporte.

 

Du reste, il n’y a guère d’importance à se servir ici de l’expression qu’on voudra. Ce qu’il y a d’évident, c’est que la définition qui explique la chose d’une manière primitive et absolue, et qui dit ce qu’elle est essentiellement, ne s’adresse qu’aux substances ; et que, si la définition s’applique aussi aux autres catégories, ce n’est pas primitivement.

 

En effet, cela même étant admis, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’il y ait définition par cela seul que l’explication donnée signifie la même chose. Il faut encore que ce soit une explication d’un certain genre ; c’est-à-dire, qu’il faut que l’explication s’applique à une chose qui soit Une, non pas simplement Une en tant que continue, comme l’est l’Iliade, par exemple, ou comme le sont des choses qui se tiennent entre elles, par un lien commun, mais à une chose qui soit Une dans tous les sens où l’Un se comprend ; et l’Un a autant d’acceptions que l’Être peut en avoir. Or, l’Être désigne un objet substantiel ; mais il désigne encore la quantité, la qualité, etc. ; et voilà comment on peut tout à la fois donner une explication et une définition de ce que signifient ces deux mots réunis, Homme, Blanc ; et qu’à un autre point de vue, on peut expliquer et définir séparément le Blanc, et la Substance Homme.

 

 

 

Chapitre 5

Si l’on nie que l’explication complexe d’une chose soit une véritable définition, il est bien difficile de savoir dans quels cas la définition est possible, pour les termes qui ne sont pas simples, mais qui sont accouplés deux à deux. Car nécessairement on doit expliquer la chose avec le développement qu’on y a joint.

 

Je prends pour exemples le Nez et la Courbure, et le Camus, qui se forme de la combinaison des deux termes Nez et Courbure, puisque Camus est une certaine chose dans une autre chose. Or, la Courbure et le Camus ne sont pas des attributs accidentels du nez ; mais ils se rapportent au nez essentiellement et en soi.

 

lls ne sont pas au nez comme la blancheur est à Callias, ou à l’homme, parce que Callias, qui a pour attribut indirect d’être homme, est blanc. Mais ils sont au nez comme la notion de mâle se rapporte à celle d’Animal, comme l’égal se rapporte à la notion de quantité, et comme sont toutes les attributions dont on dit qu’elles sont essentiellement En soi.

 

Les attributs essentiels sont ceux dans lesquels se trouve comprise l’explication, ou le nom, de la chose dont les attributs sont les modes, et qu’on ne peut expliquer séparément de l’objet lui-même. La blancheur peut être exprimée sans l’idée d’homme, tandis qu’il est bien impossible d’exprimer l’idée de Femelle ou de Mâle sans l’idée d’Animal. Ainsi, pour ces attributs complexes, ils n’ont, ni essence, ni définition ; ou s’ils en ont, c’est tout autrement, ainsi que nous l’avons dit antérieurement.

 

Mais ici se présente une autre difficulté. Si un nez Courbé et un nez Camus sont la même chose, dès lors Camus et Courbé sont également identiques. Mais si l’on nie cela, parce qu’il est impossible de soutenir que le Camus existe en soi et sans la chose dont il est une affection, et si l’on soutient, au contraire, que le Camus est la courbure du nez, alors, ou il n’est pas possible de jamais dire que le nez est Camus ; ou, si on le dit, on s’expose à répéter deux fois la même idée Nez-nez courbé, puisque Nez Camus signifiera Nez-nez courbé.

 

Il est donc absurde de soutenir que ces attributs ont une définition essentielle ; et si l’on suppose qu’ils en ont une, ce sera se perdre dans l’infini ; car Nez-nez courbé pourra aussi avoir un autre attribut.

 

[1031a] Il faut donc en conclure qu’il n’y a vraiment de définition que pour la substance. S’il y en a pour les autres catégories, c’est uniquement par voie d’addition, comme on le voit quand on veut définir la qualité ou l’impair. Il est impossible, en effet, de définir l’impair sans l’idée du nombre, pas plus qu’on ne définit l’idée de femelle sans l’idée d’animal. Par Voie d’addition, j’entends les cas où, comme dans ceux qu’on vient de citer, l’on répète deux fois la même chose. Si cela est vrai, il n’y aura pas davantage de définition pour les termes accouplés, comme ils le sont quand on dit le : Nombre impair, au lieu de dire simplement l’Impair. Mais on ne prend pas garde que les expressions dont on se sert sont inexactes.

 

S’il y a des définitions même pour ces termes combinés, les conditions en sont du moins toutes différentes. Ou bien, comme nous l’avons dit, il faut reconnaître que le mot Définition peut se prendre en plusieurs acceptions, ainsi que le mot d’Essence. Par conséquent, dans un sens, il n’y aura de définition pour aucun de ces termes, et il n’y aura de définition essentielle absolument que pour les seules substances ; mais dans un autre sens, il pourra y en avoir.

 

En résumé, la définition est évidemment l’explication de l’essence indiquant que la chose est ce qu’elle est ; et l’essence ainsi comprise appartient aux substances, ou exclusivement, ou du moins, à titre supérieur, primitivement et absolument. Chapitre 6

 

L’essence d’une chose, l’essence qui fait que la chose est ce qu’elle est, et la chose elle-même, sont-elles toujours identiques, ou sont-elles différentes ? C’est une question que nous avons à examiner, et qui nous sera de quelque utilité dans notre étude de la substance. Il ne semble pas qu’une chose puisse jamais différer de sa substance propre, et l’essence qui fait que chaque chose est ce qu’elle est, s’appelle sa substance.

 

Mais, pour les attributions qui ne sont qu’accidentelles, on peut croire que la substance et l’essence sont différentes ; car l’Homme-blanc, par exemple, est autre chose que l’essence de l’homme qui est blanc. Mais, si Homme et Homme blanc sont la même chose, l’être de l’Homme et l’être de l’Homme blanc seront la même chose aussi, puisque, dit-on, Homme se confond avec Homme blanc, de telle sorte qu’être Homme blanc et être Homme sont des choses identiques.

 

Mais ne peut-on pas soutenir qu’il n’est pas du tout nécessaire que les attributs accidentels soient identiques avec l’essence ? En effet, les extrêmes ne s’identifient pas toujours avec l’essence de la même façon ; mais on peut croire que, s’ils peuvent s’identifier, c’est au moins d’une manière accidentelle ; comme, par exemple, être blanc serait la même chose qu’être instruit ; or cela n’est pas soutenable.

 

Mais pour les choses considérées en elles-mêmes, est-il nécessaire que l’essence et la substance soient toujours identiques, en supposant, par exemple, qu’il existe des substances qui soient antérieures à toutes les autres substances et à toutes les autres natures, dans le genre de ces substances que quelques philosophes ont appelées des Idées ? Si l’on veut distinguer l’essence du bien du bien réel, l’essence de l’animal de l’animal réel, l’essence de l’Être de l’Être réel, [1031b] alors il y a d’autres substances et d’autres Idées que celles dont on nous parle ; et ces autres substances seront les premières, si l’essence ne s’applique vraiment qu’à la substance.

 

Si les essences sont distinctes et indépendantes des substances, alors il n’y a plus de science possible pour les unes ; et les autres ne sont plus des êtres réels. Quand je dis Indépendantes et Distinctes, j’entends que l’essence du bien n’est pas le bien réel, et que le bien réel n’est pas davantage l’essence du bien. La science d’un objet quelconque consiste à savoir quelle en est l’essence, qui fait que l’objet est ce qu’il est. Le bien et toutes les choses sans exception sont dans le même cas ; et si le bien en soi n’est pas le bien, l’Être en soi non plus n’est plus l’Être, l’unité en soi cesse d’être l’unité. De deux choses l’une : ou toutes les essences sont soumises à la même règle, ou il n’y en a pas une qui le soit ; et, par une conséquence forcée, du moment que l’Être en soi n’est plus l’Être, tout le reste cesse du même coup de pouvoir être identique. Ajoutez encore que, dans cette supposition, ce qui n’a pas l’essence du bien n’est pas bon.

 

Dès lors, il faut nécessairement que le bien et l’essence du bien soient une seule et unique chose, que le beau soit identique à l’essence du beau, comme en un mot toutes les choses qui ne peuvent jamais être les attributs d’une autre chose, mais qui sont en soi les premières. Cette identité suffit du moment qu’elle existe, quand bien même il n’y aurait pas d’Idées, et, à bien plus forte raison peut-être, s’il y en a.

 

Il n’est pas moins clair que, s’il existe des Idées du genre de celles qu’on suppose, le sujet dès lors cesse d’être une substance ; car ce sont les Idées qui sont nécessairement les substances, et elles ne sont jamais les attributs d’un sujet, puisqu’alors elles n’existeraient que par simple participation.

 

De toutes ces considérations, on peut conclure que la chose réelle et l’essence de la chose forment une unité et une identité qui n’a rien d’accidentel ; et que savoir une chose quelconque, c’est savoir ce qu’est son essence. L’exposition que nous venons de faire prouve bien que l’une et l’autre ne sont absolument qu’une même chose.

 

Quant à l’accidentel, tels, par exemple, que les attributs de Blanc et d’Instruit, il est impossible de dire avec vérité que, dans ce cas, la chose et son essence se confondent et ne font qu’un, parce que le mot d’Accidentel peut se prendre en un double sens ; car pour le Blanc, par exemple, il y a d’une part le sujet auquel cet accident est attribué ; et, d’autre part, il y a cet accident lui-même. Par conséquent, ici la chose et son essence sont identiques en un sens ; et en un autre sens, elles ne le sont pas. Être Homme et être Homme-blanc ne sont pas des choses identiques, et il n’y a identité que par l’affection spéciale du sujet.

 

On verrait d’ailleurs aisément combien cette assertion est absurde, si l’on donnait à chacune de ces prétendues essences, sujet et attribut, un nom particulier ; car, à côté de cette essence-là, il y en aurait une autre ; et, par exemple, s’il s’agissait de l’essence du cheval, il y en aurait aussi une tout autre.

 

Cependant, qui empêche que, dans ce cas aussi, les essences ne soient immédiatement identiques à la substance, puisqu’on admet que l’essence est une substance ? Mais non seulement il y a ici unité de la substance et de l’essence ; mais la notion de l’une et de l’autre est absolument la même, comme le fait bien voir ce qu’on vient d’en dire ; [1032a] car il n’y a rien d’accidentel à ce que l’essence de l’unité et l’unité soient identiques.

 

Si l’on supposait une différence entre la substance et l’essence, ce serait se perdre dans l’infini ; car il faudra toujours avoir, d’une part, l’essence de l’unité, et d’autre part, l’unité ; et par conséquent, pour ces autres termes également, le raisonnement serait encore le même.

 

Il est donc évident que, quand il s’agit de primitifs et de choses en soi, l’essence de la chose et la chose elle-même sont absolument une seule et unique notion. Les objections sophistiques qu’on peut élever contre cette thèse, se réfuteraient de la même manière qu’on démontre que Socrate et l’essence de Socrate sont tout-à-fait des choses identiques ; car il n’y a ici aucune différence à mettre entre les interrogations que peuvent poser des Sophistes, et les solutions qu’on peut opposer victorieusement à devaines objections.

 

En résumé, nous avons fait voir dans quel sens on peut dire que l’essence se confond avec la substance, et en quel sens on peut dire qu’elle ne se confond pas avec elle.

 

 

 

Chapitre 7

Parmi les phénomènes qui viennent à se produire, il y en a qui sont produits par la nature ; d’autres sont le produit de l’art ; d’autres enfin sont spontanés et l’effet du hasard. D’ailleurs, tout phénomène, qui se produit, est nécessairement produit par quelque chose ; il vient de quelque chose, et il est telle ou telle chose. Quand je dis Quelque chose, ce terme peut s’appliquer également à toutes les catégories : ici la substance, là la quantité, la qualité, le lieu, etc.

 

Parmi les phénomènes qui se produisent, ceux qu’on appelle naturels sont précisément ceux dont la production vient de la nature. Ce dont est faite la chose qui se produit, c’est ce que nous nommons sa matière ; la cause par laquelle la chose est produite est un des êtres qui existent déjà naturellement. Un quelconque de ces êtres pris individuellement, c’est un homme, une plante, ou telle autre chose de ce genre, que nous regardons éminemment comme des substances.

 

Tout ce que produit la nature, ou tout ce que l’art produit, a une matière, parce qu’en effet chacun des produits de l’art et de la nature peut être ou n’être pas ; et c’est là précisément ce qu’est la matière dans chacun d’eux. D’une manière générale, on appelle également du nom de Nature, et l’origine d’où l’être vient à sortir, et la forme qu’il revêt ; car tout être qui se produit a une certaine nature, comme la plante ou l’animal ; et la cause par laquelle cet être est produit, c’est sa nature, qui, sous le rapport de l’espèce et de la forme, est identique à l’être qu’elle produit ; seulement cette cause est alors dans un autre être. C’est ainsi que l’homme engendre et produit l’homme.

 

Tels sont donc tous les phénomènes qui viennent de la nature. Quant aux autres, ce ne sont, à vrai dire, que des phénomènes produits par l’homme ; et tous les produits de ce genre viennent de l’art, ou d’une certaine faculté que l’homme possède, ou de son intelligence. Enfin, il y a des choses qui sont spontanées et qui viennent du hasard, à peu près comme certains phénomènes de la nature ; car, dans le domaine de la nature, les mêmes êtres naissent d’un germe, ou naissent sans germe. Mais ce sont là des considérations que nous aborderons plus tard.

 

[1032b] Les produits de l’art sont les choses dont la forme est dans l’esprit de l’homme ; et par forme, j’entends ici l’essence qui fait de chaque chose qu’elle est ce qu’elle est, et sa substance première. Car, à un certain point de vue, les contraires eux-mêmes ont une forme identique ; la substance opposée est la substance de la privation ; et, par exemple, la santé est l’opposé de la maladie ; car l’absence de la santé révèle et constitue la maladie. La santé, c’est la notion qui est dans l’esprit du médecin, et qui est selon la science. La guérison, qui rend la santé, ne se produit que si le médecin se dit d’abord dans sa pensée : « Puisqu’il s’agit de rendre la santé, il « faut nécessairement que telle chose se fasse pour que la santé soit rendue ; par exemple, il faut rétablir l’équilibre des humeurs, et si je l’obtiens, je rétablirai la chaleur. » Et c’est en allant toujours ainsi de pensée en pensée, que le médecin arrive à l’acte dernier qu’il doit réaliser lui-même.

 

Le mouvement qui vient de ces pensées successives et qui vise à guérir le malade, s’appelle une opération, un produit de l’art. Ainsi, à un certain égard, on peut dire que la santé vient de la santé, comme la maison vient de la maison, celle qui est matérielle venant de celle qui ne l’est pas. C’est que la médecine et l’architecture sont l’idée et la forme, ici de la santé, et là de la maison. Or, ce que j’appelle la substance sans matière, c’est précisément l’essence qui fait que la chose est ce qu’elle est.

 

De ces produits et de ces mouvements, l’un se nomme la pensée ; l’autre se nomme l’exécution. C’est du principe et de l’idée que part la pensée ; et le mouvement qui part du point extrême où la pensée peut atteindre, c’est l’exécution. Cette observation s’appliquerait également à tous les autres intermédiaires ; et, par exemple, pour que le malade guérisse, il faut qu’il retrouve l’équilibre des humeurs. Mais qu’est-ce que retrouver l’équilibre ? C’est telle ou telle chose ; et le malade arrivera à cet état, s’il rétablit sa chaleur. Et qu’est-ce encore que la chaleur ? C’est telle ou telle chose. Or, il est possible, d’une certaine façon, de rétablir la chaleur ; et voilà l’opération dernière qui dépend du médecin.

 

Ce qui agit ici et ce qui est le point de départ du mouvement de guérison, quand la guérison vient de l’art du médecin, c’est l’idée qu’il a dans l’esprit ; et si la guérison est spontanée, elle ne peut venir évidemment que de ce qui aurait été le principe d’action pour le médecin, agissant selon les règles de l’art. Dans l’exemple de guérison indiqué par nous, c’est la chaleur qui peut être considérée comme le principe ; or, c’est par la friction qu’on produit la chaleur nécessaire. Ainsi donc, c’est la chaleur, rétablie dans le corps, qui est un élément direct de la santé, ou qui est suivie d’une succession plus ou moins longue de conséquences heureuses, dont la santé a besoin. C’est là le terme dernier, celui qui agit, et qui à ce titre est une partie, ou de la santé, ou de la maison, comme en font partie les pierres ; ou qui fait partie de toute autre chose.

 

On le voit donc, il est impossible que rien puisse se produire ainsi qu’on l’a dit, s’il n’y a pas quelque chose de préexistant. De toute évidence, c’est quelque partie de la chose qui doit préexister ; or, la matière est une partie de la chose ; et tout ensemble, elle lui est intrinsèque, et c’est elle qui devient quelque chose.

 

[1033a] Mais la matière fait-elle partie de la définition ? En est-elle un élément ? Si nous avons, je suppose, à parler de cercles d’airain, nous pouvons de deux manières dire ce qu’ils sont. En parlant de leur matière, nous disons qu’ils sont d’airain ; puis, en parlant de leur forme, nous disons qu’ils ont telle ou telle figure ; et c’est là le genre dans lequel le cercle rentre primitivement. Ainsi, le cercle d’airain implique nécessairement la matière dans sa définition.

 

Par rapport à ce dont comme matière vient la chose, cette chose, quand elle se produit, ne prend pas le nom même de cette matière, mais on dit qu’elle en est faite ; et, par exemple, on ne dit pas d’une statue qu’elle est marbre, mais bien, qu’elle est de marbre. De même, l’homme qui guérit ne reçoit pas le nom de l’état d’où il vient ; et la raison de ceci, c’est qu’il vient de la négation privative, et du sujet même que nous appelons la matière.

 

Mais on peut dire tout à la fois que c’est l’homme et le malade qui reviennent à la santé. Cependant, on dit plutôt que c’est de la privation que vient le guéri ; c’est-à-dire que le guéri vient du malade, plutôt qu’il ne vient de l’homme. Aussi, ne peut-on pas dire du malade qu’il est bien portant ; mais on le dit de l’homme et de l’homme bien portant.

 

Dans les cas où la privation est incertaine et n’a pas de nom spécial, comme pour l’airain, par exemple, quand on ignore la forme quelconque qu’il doit recevoir, ou pour la maison quand on ignore le plan que formeront les pierres et les poutres, dans ces cas-là il semble que les choses se produisent ; comme on vient de dire que la santé se produit en venant de la maladie. Aussi, de même que, plus haut, la chose ne prenait pas précisément le nom de celle d’où elle sortait, de même la statue, par exemple, si elle est en bois, n’est pas appelée bois ; mais, par une dénomination un peu détournée, on dit qu’elle est de bois ; comme on dit qu’elle est d’airain et non pas qu’elle est airain ; ou encore, qu’elle est de marbre, et non pas qu’elle est marbre ; et pour la maison, qu’elle est de briques, et non pas qu’elle est briques. Mais, si l’on veut y regarder de près, on ne peut pas même dire que la statue est de bois, ou que la maison est de briques ; c’est là une expression absolue qu’on ne saurait employer, puisqu’il faut que la chose d’où se forme l’autre chose subisse un changement ; et qu’elle ne peut rester ce qu’elle est. C’est de là que vient la locution dont on est obligé de se servir.

 

 

 

Chapitre 8

Tout ce qui se produit est produit par quelque chose, que j’appelle le point de départ et le principe de la production. En même temps, tout ce qui se produit vient de quelque chose, laquelle chose n’est pas la privation, mais la matière, dans le sens que nous avons déjà expliqué. Et enfin, tout ce qui se produit devient une certaine chose, sphère, cercle, ou tel autre objet analogue, quel qu’il puisse être.

 

De même qu’on ne peut pas faire le sujet matériel qui est l’airain, de même on ne fait pas davantage la sphère, si ce n’est indirectement, et en tant que la sphère d’airain est en réalité une sphère. C’est que faire une chose particulière et individuelle, c’est la faire en la tirant absolument du sujet. Je m’explique : rendre rond un morceau d’airain, par exemple, ce n’est faire, ni la rondeur, ni la sphère ; c’est faire quelque autre chose ; en d’autres termes, si l’on veut, c’est donner cette forme de sphère à il un objet différent. Si l’on faisait la sphère, on ne pourrait la faire apparemment qu’en la tirant d’une autre chose également. [1033b] Ainsi, dans l’exemple cité, on se proposait de faire une boule d’airain, c’est-à-dire de faire de ceci, qui est de l’airain, cela qui est une sphère. Si donc on faisait aussi la forme, on ne pourrait la faire que de la même manière ; et dès lors, la série des productions successives se perdrait nécessairement dans l’infini.

 

Il est donc évident qu’on ne produit pas et qu’on ne fait pas la forme, ni la figure que revêt l’objet sensible, quel que soit le nom qu’on doive lui donner. Il n’y a pas de production possible de la forme, pas plus qu’il n’y en a pour l’essence, qui fait que la chose est ce qu’elle est ; car la forme est ce qui est produit dans une autre chose, que d’ailleurs cette forme provienne, ou de la nature, ou de l’art, ou de toute autre faculté de l’homme. Ici, l’on fait qu’il existe une sphère d’airain, c’est-à-dire que l’on compose cet objet nouveau, et de l’airain, et de la forme de la sphère. Alors, on fait que telle forme soit donnée à telle chose ; et il se trouve que la chose nouvelle est une sphère d’airain.

 

Mais si l’on admet que c’est une production absolue qui donne naissance à la sphère, alors il faudra encore que la chose soit faite d’une certaine autre chose ; car nécessairement ce qui se produit devra toujours être divisible, et que d’une part il y ait ceci, et que, d’autre part, il y ait cela ; je veux dire qu’il faudra qu’il y ait d’un côté la matière, et de l’autre côté, qu’il y ait la forme.

 

Si donc la sphère est bien une figure où tous les points de la surface sont également éloignés du centre, on pourra y distinguer deux parties, l’une qui sera ce dans quoi l’on fait ce qu’on fait, l’autre qui sera dans la première ; et le produit dans sa totalité sera la sphère d’airain.

 

Ce qu’on vient de dire fait donc bien voir que ce qu’on appelle la forme, ou la substance, ne se produit pas, à proprement parler ; que tout ce qui se produit, c’est la rencontre des deux éléments qui en recevront leur appellation ; que, dans tout phénomène qui vient à se produire, il y a préalablement de la matière, et que le résultat total se compose, partie de matière, et partie, de forme.

 

Se peut-il donc qu’il existe une sphère en dehors des sphères que nous voyons, une maison en dehors des matériaux qui la composent ? Si l’être réel devait exister à cette condition, il ne pourrait jamais exister, parce que l’espèce, ou la forme, n’exprime qu’une qualité. Elle n’est pas l’objet particulier et déterminé ; mais de tel objet qui existe, elle fait et produit tel autre objet doué de certaine qualité ; et, une fois que cet objet a été produit, il est doué d’une qualité qu’il n’avait pas auparavant. L’ensemble, ou le Tout composé de la matière et de la forme, est Callias ou Socrate, tout aussi bien qu’existe cette sphère d’airain que nous avons sous les yeux. L’homme et l’animal sont absolument au même titre que la sphère d’airain.

 

Ainsi donc, il est clair que les causes des espèces, nom que quelques philosophes appliquent aux Idées, en admettant même qu’il puisse y avoir quoi que ce soit en dehors des individus, sont parfaitement inutiles pour expliquer les phénomènes qui se produisent, et pour expliquer les substances. Il n’est pas moins clair que les Idées ne pourraient jamais être des substances par elles-mêmes et en soi.

 

Dans certains cas, il est tout aussi évident que l’être qui engendre est pareil à l’être engendré, sans cependant qu’ils soient numériquement un seul et même être. Entre eux, il n’y a qu’une unité d’espèce, comme ou le voit pour les êtres que produit la nature ; et c’est ainsi qu’un homme engendre et produit un homme. Ce qui n’empêche pas qu’il n’y ait parfois des phénomènes contre nature : par exemple, un cheval produisant un mulet. Et encore, dans ces cas, les choses se passent à peu près de même ; car le genre le plus proche qui pourrait être commun au cheval et à l’âne, n’a pas reçu de nom spécial, et ces deux animaux pourraient bien avoir quelque chose qui tint du mulet.

 

[1034a] En résumé, on doit reconnaître qu’il n’est nullement besoin de faire de l’Idée, ou espèce, une sorte de modèle et d’exemplaire. C’est surtout pour les êtres du genre de ceux qu’on vient de nommer qu’il en faudrait, puisque ce sont eux surtout qui sont des substances. Mais pour eux, il suffit que l’être générateur agisse, et qu’il devienne cause de la forme déposée dans la matière. Le composé total n’est que telle ou telle forme réalisée dans les chairs et les os, qui forment, ou Callias, ou Socrate. Le composé est autre matériellement, puisque la matière est autre dans chacun d’eux ; mais, en espèce, le composé est le même, puisque l’espèce est indivisible.

 

 

 

Chapitre 9

C’est une question de savoir comment il se fait que certaines choses peuvent à la fois être produites par l’art, et être spontanées : par exemple, la santé, tandis que d’autres choses ne le peuvent pas : par exemple, la maison. En voici la cause. Dans les produits de l’art, soit que l’art les fasse, soit simplement qu’il les transforme, la matière qui domine et commence la production, et qui est toujours une partie intrinsèque de la chose, est tantôt capable de se mouvoir par elle seule, et tantôt n’en est pas capable.

 

Même la matière qui se meut peut tantôt se donner tel mouvement spécial, et tantôt ne peut pas se le donner. Ainsi, bien des choses qui peuvent se mouvoir spontanément ne peuvent pas cependant se donner tel autre mouvement particulier, comme serait de se mouvoir en cadence. De là vient que, toutes les fois que la matière est de la même nature que celle des pierres, par exemple, qui forment la maison, il est impossible que les choses aient une certaine espèce de mouvement, à moins qu’elles ne le reçoivent du dehors. Mais elles peuvent néanmoins avoir un mouvement d’une autre espèce et se mouvoir, par exemple, comme le feu.

 

C’est là ce qui fait que certaines choses ne pourraient se produire sans l’aide de l’artiste qui les fait, tandis que d’autres peuvent s’en passer ; car elles seront mises en mouvement par des êtres qui n’ont pas le moindre rapport avec l’art, et qui peuvent être mus eux-mêmes, ou par d’autres êtres auxquels l’art est également étranger, ou être mus dans une de leurs parties quelconque, si ce n’est dans leur totalité.

 

Ce qu’on vient de dire doit nous faire voir qu’en un sens toutes les choses qui se produisent, viennent de choses qui leur sont homonymes, comme cela se passe pour les êtres naturels, ou d’une partie homonyme, comme la maison vient de la maison, ou de l’intelligence de l’artiste, puisque l’art c’est la forme, ou d’une partie quelconque de la chose, ou d’un être qui possède cette partie, à moins que les choses ne se produisent accidentellement.

 

La cause première de l’action de l’art est toujours une partie essentielle de la chose. Ainsi, la chaleur déployée par le mouvement de friction produit dans le corps la chaleur, qui est elle-même la santé, ou une partie de la santé, ou qui du moins a pour conséquence une partie de la santé, ou la santé tout entière. Et voilà comment on peut dire que ce qui fait la santé est ce qui a la chaleur pour conséquence, ou pour attribut.

 

Ainsi donc, de même que, dans les syllogismes, c’est la définition substantielle qui est le principe de tout le reste, puisque les syllogismes doivent toujours partir de l’essence réelle des choses, de même ici toutes les productions de l’art partent d’un certain principe. Les êtres que produit la nature sont absolument dans le même cas. Ainsi, le germe agit dans les choses naturelles tout à fait comme l’artiste dans les choses de l’art. Le germe renferme en puissance l’espèce ; [1034b] et l’être d’où vient le germe lui-même, est en quelque sorte homonyme à celui qui en sort. Si je dis En quelque sorte, c’est que les choses ne se passent pas toujours comme elles se passent quand un homme vient d’un homme, puisque d’un homme peut venir aussi une femme ; et c’est là ce qui fait qu’un mulet ne peut venir d’un mulet. Il n’y a d’exception que si l’être en question est incomplet et infirme.

 

Toutes les choses qui se produisent spontanément agissent comme on vient de le voir ; et ce sont toutes celles dont la matière peut se donner à elle-même un mouvement propre, analogue à celui que le germe lui-même détermine. Quand les choses ne sont pas dans ce cas, elles ne peuvent jamais être produites que par une cause extérieure à elles.

 

Non seulement la discussion que nous venons d’établir, en ce qui regarde la substance, nous démontre que la forme ne peut pas être produite ; mais le même raisonnement s’applique également à tous les primitifs, je veux dire, la quantité, la qualité et toutes les autres catégories. De même qu’on produit bien la sphère d’airain, mais qu’on ne peut produire ni la sphère ni l’airain, puisque c’est après l’airain que la sphère est produite, et qu’il faut toujours nécessairement que la matière et la forme préexistent, de même il se passe précisément quelque chose de pareil pour la substance, pour la qualité, pour la quantité, et en un mot pour toutes les catégories sans exception.

 

En effet, ce n’est pas précisément la qualité qui est produite ; mais c’est le bois, par exemple, qui reçoit telle qualité. Ce n’est pas la quantité qui est produite davantage ; mais c’est le bois, ou l’animal, qui acquiert tel volume, ou telle quantité.

 

Seulement, ceci peut faire voir quelle est la condition propre de la substance ; c’est que toujours il faut nécessairement qu’il existe, avant elle, une autre substance complète et réelle, qui la fasse ce qu’elle est, comme l’animal fait l’animal, si c’est un animal qui est produit, tandis que cette condition n’est pas nécessaire pour la quantité ou la qualité, qui n’ont besoin que d’être en simple puissance.

 

 

 

Chapitre 10

Toute définition est une explication d’une certaine chose, et toute explication a des parties diverses. Mais comme l’explication est à la chose totale, qu’elle fait connaître, dans le même rapport qu’une de ses parties est à une partie de cette chose, on s’est demandé s’il faut nécessairement que l’explication des parties se retrouve dans l’explication du Tout, ou s’il n’y a là rien de nécessaire.

 

On peut répondre que, pour certains cas, il semble bien que la définition des parties est comprise dans la définition du Tout ; pour certains autres, cela n’est pas. Ainsi, la définition du cercle ne contient pas celle de ses segments, tandis que la définition de la syllabe implique celle des lettres qui la forment. Cependant, le cercle se divise en segments, tout aussi bien que la syllabe se divise en ses lettres.

 

Autre question encore. Si les parties sont antérieures au Tout, l’angle aigu, étant une partie de l’angle droit, comme le doigt est une partie de l’animal, il s’ensuivrait que l’angle aigu est antérieur à l’angle droit, dont il est une partie ; et le doigt, antérieur à l’homme, à qui il appartient.

 

Mais il semble que ce sont au contraire l’homme et l’angle droit qui sont antérieurs ; car c’est d’eux qu’est tirée l’explication de leurs parties ; et les choses sont toujours antérieures, quand elles n’ont pas réciproquement besoin des autres.

 

Mais le mot Partie ne peut-il pas être pris en plusieurs sens divers ? La partie, prise en une première acception, c’est ce qui sert à mesurer la quantité. Mais je laisse ce premier sens de côté ; et je considère plutôt ce que sont les parties dont la substance peut se composer.

 

[1035a] Si, dans la substance, on distingue la matière, puis la forme, et en troisième lieu, le composé total qu’elles constituent, si la matière est de la substance, tout aussi bien que le sont la forme et le composé des deux, la matière est un certain point de vue une partie de la chose ; à un autre point de vue, elle ne l’est pas ; et les parties ne sont que des éléments d’où sort la définition de la forme. Par exemple, la chair n’est pas une partie de la définition de la courbure ; car elle est précisément la matière où a lieu cette courbure ; mais elle est une partie de la Camusité du nez. L’airain est bien aussi une partie de la statue totale et réelle ; mais il n’est pas une partie de la statue considérée dans sa forme spécifique.

 

En effet, c’est la forme qu’on doit exprimer ; et chaque chose est dénommée en tant qu’elle a telle ou telle forme. La matière, au contraire, ne peut jamais être exprimée en soi. C’est là ce qui fait que la définition du cercle n’implique pas celle des segments, tandis que la définition de la syllabe implique celle des lettres, parce que les lettres, élément du langage, sont ici des parties de la forme et n’en sont pas la matière. Au contraire, les segments sont des parties matérielles des cercles sur lesquels on les prend, bien qu’ils soient plus voisins de la forme que l’airain ne peut l’être, quand la rondeur vient à s’y produire.

 

Il y a des cas néanmoins où les lettres ne feront pas même toujours partie de la définition de la syllabe : par exemple, on n’y pourrait faire entrer les lettres tracées sur la cire, ni les lettres articulées dans l’air. Les lettres alors ne sont des parties de la syllabe que parce qu’elles en sont la matière sensible.

 

C’est que la ligne, tout en cessant d’être ce qu’elle était, si elle est divisée en deux moitiés, l’homme, en cessant d’être homme si on le divise en os, muscles et chairs, ne se composent pas cependant de ces éléments divers comme parties intégrantes de leur substance, mais seulement comme parties de leur matière. Ces éléments sont bien des parties du composé que constituent la forme et la matière réunies ; mais ce ne sont pas précisément des parties de la forme et du défini ; et c’est là ce qui fait qu’ils n’entrent pas dans les définitions de la forme.

 

Ainsi donc, la définition des parties de ce genre entrera quelquefois dans la définition de la chose ; d’autres fois, elle ne devra pas y entrer, là où ce n’est pas la définition du composé qu’on donne. C’est là ce qui fait que certaines choses sont formées des principes mêmes dans lesquels elles se dissolvent, et que certaines autres ne s’en forment pas. Tous les éléments qui, réunis dans le composé, sont de la forme et de la matière, comme le Camus, ou la sphère d’airain, se dissolvent et se perdent dans ces éléments mêmes ; et la matière en est une partie. Mais toutes les choses qui ne sont pas impliquées dans la matière, et qui sont immatérielles en tant qu’elles sont les définitions de la forme, celles-là ne se résolvent et ne se perdent jamais dans leurs parties, ou du moins ne s’y résolvent pas de cette manière.

 

Ainsi, pour ces choses, les éléments subordonnés sont des principes et des parties du composé ; mais ils ne peuvent être ni principes ni parties de la forme. Voilà comment la statue d’argile se résout en argile, la sphère d’airain se résout en airain, et Callias se résout en chair et en os. Voilà comment encore le cercle se résout et disparaît dans ses segments, parce qu’il a en lui quelque chose qui est impliqué dans la matière ; [1035b] car le cercle, soit qu’on le prenne d’une manière absolue, soit qu’il s’agisse des cercles considérés chacun dans sa réalité, est dénommé par simple homonymie, puisque les cercles particuliers et individuels n’ont pas un nom qui leur soit spécial.

 

Ce que nous avons dit jusqu’ici suffit à faire voir le vrai. Cependant nous allons revenir sur nos pas pour rendre ceci encore plus net.

 

Toutes les parties de la définition et les éléments dans lesquels la définition se divise, toutes ces parties, ou du moins quelques-unes, soient antérieures à la forme et au Tout. La définition de l’angle droit ne se divise pas dans la définition de l’angle aigu ; mais c’est au contraire la notion de l’angle aigu qui emprunte la notion de l’angle droit, puisque, pour définir l’angle aigu, il faut nécessairement employer la définition de l’angle droit, et qu’on dit, en effet, que l’angle aigu est plus petit que l’angle droit.

 

C’est là également le rapport du cercle au demi-cercle, le demi-cercle se définit par le cercle, comme le doigt se définit par le corps total auquel il appartient, puisque le doigt n’est qu’une certaine partie de l’homme.

 

Par conséquent, tout ce qui fait partie d’une chose comme matière, et tous les éléments matériels dans lesquels les choses se divisent, sont autant d’éléments postérieurs ; mais tout ce qui entre dans la définition, et dans la substance que la définition détermine, tout cela ou presque tout cela est ultérieur.

 

Prenons pour exemple l’âme dans les animaux. Elle est l’essence de l’être animé ; et, pour le corps où elle réside, elle est la substance qui entre dans sa définition ; elle est la forme du corps, et l’essence qui fait qu’il est ce qu’il est. De là vient qu’on ne peut pas définir convenablement une partie quelconque du corps, sans définir aussi la fonction de l’âme, qui, d’ailleurs, n’existe pas sans la sensibilité. Ainsi, toutes les parties de l’âme, ou du moins quelques-unes, sont antérieures au composé tout entier, qui est l’animal ; et il en est de même pour tout autre cas.

 

Mais le corps et les parties du corps sont postérieures à la substance de l’âme ; et ce n’est pas du tout cette substance, c’est le composé de l’âme et du corps, qui se divise en ces parties, qui en sont la matière. Ainsi, en un sens, ces parties matérielles sont antérieures au composé ; et, en un autre sens, elles ne le sont point. C’est qu’elles ne peuvent pas exister séparément de lui ; car un doigt n’est pas en tout état de cause le doigt d’un être animé ; et, par exemple, le doigt d’un cadavre n’est pas un doigt, si ce n’est par simple homonymie.

 

Il y a néanmoins des parties qui coexistent avec l’âme ; ce sont les parties maîtresses, et celles où résident primitivement la définition de l’être et sa substance. C’est, par exemple, le coeur et le cerveau, si toutefois ils jouent ce rôle, bien qu’il importe peu d’ailleurs que ce soit l’un ou l’autre. L’homme, le cheval, et toutes les entités de même ordre n’existent que dans les individus ; la substance réelle n’est pas un universel ; ce qui existe réellement, c’est un Tout qui se compose de telle notion ou de telle matière, et qu’on prend comme universel. L’individu, par exemple Socrate, est formé de l’extrême matière ; et tous les individus sont dans le même cas.

 

Ainsi donc, la forme aussi a des parties, j’entends la forme considérée comme essence, exprimant que la chose est ce qu’elle est. Le Tout réel, composé de la forme et de la matière même, a des parties également ; mais il n’y a que les parties de la forme qui soient des parties de la définition et de la notion ; or, la notion s’applique à l’universel. [1036a] L’essence du cercle et le cercle, l’essence de l’âme et l’âme, sont la même chose et se confondent. Mais le composé, par exemple, ce cercle individuel et particulier, que j’ai sous les yeux, ce cercle soit réel et sensible, soit purement intelligible, et par intelligibles j’entends les cercles mathématiques, comme par sensibles j’entends les cercles d’airain ou de bois, ces composés réels et individuels ne sont pas connus par définition ; on ne les connaît que par la pensée, ou par le. témoignage des sens. Une fois que nous sortons de la réalité actuelle, nous ne savons plus au juste s’ils existent ou n’existent pas ; mais nous pouvons toujours les dénommer et les connaître, si nous le voulons, par leur notion universelle.

 

En soi, la matière dernière est inconnue ; mais l’on peut y distinguer la matière sensible et la matière intelligible. La matière sensible, c’est de l’airain, du bois, en un mot, toute matière qui peut être mue. La matière intelligible est celle qui se trouve bien dans les objets sensibles, mais non point en tant que sensibles ; et ce sont, par exemple, les entités mathématiques.

 

On vient de voir ce que nous disons des rapports du Tout et de la partie, de ce qu’il y a d’antérieur et de postérieur dans l’un et dans l’autre. Si l’on vient à nous demander, pour la ligne droite, pour le cercle, pour l’animal, s’ils sont antérieurs aux parties dans lesquelles ils se divisent et qui les composent, nous répondrons qu’il n’y a ici rien d’absolu. Si le mot d’âme, en effet, signifie la forme de l’être animé, si l’âme de chaque individu est la forme de chaque individu, si le cercle est la même chose que la forme du cercle, si l’angle droit est la même chose que la forme de l’angle droit et la substance de l’angle droit, il faut répondre qu’il y a ici quelque chose de postérieur ; et il faut dire à quoi c’est postérieur. Le Tout est postérieur, par exemple, aux éléments de la définition et aux éléments de tel angle droit matériel ; car l’angle droit matériel, c’est l’angle en airain, l’angle droit, tout aussi bien que celui qui est formé de lignes particulières de chaque triangle. Mais l’angle immatériel est postérieur aux éléments qui entrent dans la définition, tandis qu’il est antérieur aux parties dont se compose un angle droit particulier ; absolument parlant, il ne l’est pas.

 

Si, au contraire, l’âme est autre chose que l’être animé et n’est pas l’être animé, il faut répondre alors que quelques-unes de ses parties sont antérieures à l’animal, et que d’autres ne le sont pas, ainsi que nous l’avons exposé.

 

 

 

Chapitre 11

On fait bien de se demander quelles sont ici les parties de la forme, et quelles sont celles qui se rapportent non à la forme, mais au composé. Tant que ce point n’est pas éclairci, il n’est pas possible de définir exactement quoi que ce soit, puisque la définition ne s’adresse qu’à l’universel et à la forme spécifique.

 

Il en résulte qu’à moins de voir clairement quelles parties sont matérielles et quelles parties ne le sont pas, il est impossible aussi d’avoir une notion claire de la chose qu’on veut définir. Toutes les fois que la forme peut s’adjoindre à des choses d’espèce différente, comme le cercle qui peut s’adjoindre indifféremment à l’airain, à la pierre ou au bois, la solution est évidente, attendu que, ni l’airain, ni la pierre, ne font partie de l’essence du cercle, puisque le cercle peut en être séparé. Même quand cette séparation ne serait pas aussi visible que dans ce cas, rien n’empêcherait qu’il n’en fût encore tout à fait ainsi ; et, par exemple, alors même que les cercles qu’on verrait seraient tous en airain, [1036b] l’airain ne ferait pas pour cela partie de la forme.

 

Il est vrai qu’il est difficile à notre esprit de faire cette abstraction ; et, par exemple, la forme de l’homme se présente toujours à nous accompagnée de chairs, d’os et de parties analogues. Sont-ce là aussi des parties de la forme et de la définition de l’homme ? Ou ne faut-il pas dire qu’elles n’en sont pas des parties, mais seulement la matière, et que, comme ces parties ne s’appliquent pas à un autre être que l’homme, nous sommes impuissants à les en séparer ?

 

Néanmoins cette séparation semble possible ; et le seul point obscur, c’est de savoir dans quels cas elle l’est. Aussi, il y a des philosophes qui soulèvent une objection, et qui prétendent qu’il ne faut pas définir le cercle et le triangle par des lignes et par la continuité de la surface, mais qu’il faut considérer tout cela absolument comme on considère les chairs et les os dans l’homme ; l’airain et la pierre, dans le cercle. Ces philosophes réduisent donc tout à des nombres ; et pour eux, la définition de la ligne se confond avec celle du nombre Deux.

 

C’est que, parmi les partisans des Idées, les uns soutiennent que le nombre Deux représente la ligne en soi ; d’autres disent seulement que le nombre Deux, c’est l’Idée de la ligne ; car, selon eux, il y a parfois identité entre l’Idée et l’objet de l’Idée. Et ici, par exemple, Deux et l’Idée de Deux sont la même chose. Mais ce n’est plus le cas pour la ligne. Il résulte certainement de cette théorie qu’une multitude de choses, dont l’espèce est évidemment différente, n’ont plus alors qu’une seule Idée ; et c’est là aussi l’erreur des Pythagoriciens. On peut tout aussi bien ne faire qu’une seule Idée pour toutes choses ; il n’y a plus d’Idées distinctes ; et, grâce à ce procédé, tout finit par se réduire à l’unité.

 

Nous avons donc montré les difficultés que présente la théorie des définitions, et nous en avons exposé la cause. Aussi, n’avons-nous que faire de réduire ainsi tous les êtres et de supprimer la matière. Évidemment, il y a des choses qui ne sont que des qualités dans un sujet ; et d’autres sont des substances qui existent de telle ou telle façon. La comparaison relative à l’animal, dont le jeune Socrate se servait habituellement, n’est pas très juste. Il dévie du vrai, et il donne à supposer que l’homme pourrait exister sans les parties qui le forment, comme le cercle existe sans l’airain.

 

Mais, pour l’homme, le cas n’est pas du tout pareil. L’animal est quelque chose qui tombe sous nos sens ; et il serait bien impossible de le définir sans la notion du mouvement, et, par conséquent, sans des parties qui aient une certaine disposition. Ainsi, la main, absolument parlant, n’est pas une partie de l’homme ; elle est uniquement la main en tant qu’elle est animée, et qu’elle peut remplir la fonction qui lui est propre ; si elle n’est pas animée et vivante, ce n’est plus une partie de l’homme.

 

Mais, dans les Mathématiques, pourquoi les définitions des parties n’entrent-elles pas dans la définition du Tout ? Et, par exemple, pourquoi les demi-cercles ne sont-ils pas des parties de la définition du cercle ? C’est que les demi-cercles ne sont pas des objets qui tombent sous l’observation sensible. Ou bien, n’est-ce pas là une circonstance indifférente ? Car il y a matière même pour certaines choses qui ne sont pas perçues par les sens ; [1037a] et, en général, tout ce qui n’est pas l’essence de la chose en est la matière. On ne doit pas admettre qu’il y ait des parties pour le cercle pris au sens universel ; il n’y en a que pour les cercles considérés individuellement, ainsi que nous l’avons antérieurement indiqué. Car la matière, avons-nous dit, est sensible ou intelligible.

 

Donc, évidemment aussi, l’âme est la substance première, et le corps est la matière. L’homme, ou l’être composé des deux, c’est-à-dire de l’âme et du corps, est universel. Socrate ou Coriscus, si l’âme est ce qu’on vient de dire, se présente sous un double aspect : on peut le considérer, ou comme une âme, ou comme le composé de l’âme et du corps. Si on veut le considérer d’une manière absolue et en soi, il y a, d’un côté telle âme, et, d’un autre côté, tel corps, dans la relation de l’universel au particulier.

 

Quant à savoir si, en dehors de la matière de ces substances, il y a encore une substance différente, et s’il convient de chercher quelle est cette substance autre que celles-là, les nombres, par exemple, ou quelque chose d’analogue, c’est une question qu’on étudiera plus loin. C’est pour éclaircir cette question que nous essayons de définir même les substances sensibles, bien que, dans une certaine mesure, l’étude des substances, telles que nos sens nous les montrent, fasse partie de la Physique et de la Philosophie seconde. C’est qu’en effet ce n’est pas seulement la matière que le physicien doit étudier ; c’est encore, et à plus juste titre, la matière telle que la définition nous la donne.

 

Or, pour les définitions, il lui importe de savoir comment les éléments dont la définition se forme, sont des parties de la chose, et comment la définition en arrive à représenter une notion unique. Évidemment, la chose à définir elle-même est Une ; mais ce qui fait qu’elle est Une, tout en ayant des parties, c’est ce que nous rechercherons plus tard. Ainsi donc, nous avons expliqué ce qu’est l’essence qui fait que la chose est ce qu’elle est, d’une manière générale, pour tous les cas ; nous avons également montré ce que c’est qu’être En soi et pour soi ; et comment, dans certains cas, la définition de l’essence renferme les parties du défini, et comment, dans d’autres cas, elle ne les renferme pas. Enfin, nous avons établi que, dans la définition de l’essence, ne peuvent pas figurer les parties qui y seraient comprises comme matière ; car alors ce ne sont plus les parties de l’essence substantielle, mais bien les parties du composé résultant de l’union de la matière et de la forme.

 

On peut, pour le composé, soutenir tout à la fois qu’il y a, et qu’il n’y a pas, de définition. Quand la substance est réunie à la matière, il n’y a pas moyen de la définir, puisque la matière est indéterminée ; mais pour la substance première, la définition est possible ; et c’est ainsi que la définition de l’âme est celle de l’homme. La substance est la forme intrinsèque qui, en s’unissant à la matière, produit la substance totale et composée, comme est, par exemple, la courbure du nez. C’est, en effet, de cette courbure et du nez que résulte le nez camus, et ce qu’on appellerait la Camusité ; mais l’idée de nez se trouve impliquée deux fois dans cette expression : « Le nez camus. »

 

Dans la substance combinée comme est le nez camus, ou comme est Callias, il y a bien aussi de la matière intégrante ; l’essence et l’individualité se confondent dans quelques cas, [1037b] comme on le voit pour les substances premières : par exemple, pour la courbure et l’idée de la courbure, si toutefois la courbure est une substance première. Par substance première, j’entends celle qui n’est pas appelée ainsi, parce qu’une autre chose est dans une autre chose, qui est son sujet et sa matière. Mais toutes les fois que l’on ne considère que la matière, ou une combinaison quelconque de la matière, le composé ne peut être identifié à la substance, à moins que ce ne soit par une unité tout accidentelle : comme, par exemple, on peut confondre Socrate et la qualité de savant que Socrate peut avoir ; car il n’y a là qu’une identité toute indirecte.

 

 

 

Chapitre 12

D’abord, complétons ici tout ce que nous avons pu omettre dans les Analytiques, en ce qui concerne la définition, et réparons nos lacunes. La question, que nous avons discutée dans cet ouvrage, intéresse de très près nos études sur la substance : je veux dire, cette question qui consiste à rechercher comment il se peut que le défini, dont l’explication nous est fournie par la définition, forme une unité. Prenons, par exemple, la définition de l’homme, et supposons que cette définition soit : « Animal bipède ».

 

Comment cette expression est-elle Une ? Et comment ne se dédouble-t-elle pas en animal et en bipède ? Quand on parle d’Homme et de Blancheur, il y a là une pluralité, si l’un de ces termes n’est pas à l’autre ; mais il y a une unité du moment que l’un est à l’autre, et que le sujet Homme reçoit une modification quelconque En ce cas, l’unité s’accomplit, et l’on dit : « L’homme blanc ». Mais ici au contraire, l’un des deux termes ne participe pas de l’autre ; car le genre ne peut pas participer jamais aux différences, puisque, si cela était, le même objet recevrait à la fois les contraires, les différences qui affectent le genre étant contraires entre elles.

 

Mais en supposant même que le genre pût participer aux différences, la question resterait toujours la même, du moment que les différences sont multiples, comme celles-ci : terrestre, bipède, sans ailes. Comment tous ces Termes peuvent-ils former une unité, et non une pluralité ? Ce n’est certes pas parce qu’ils sont des attributs de l’être en question ; car à ce compte tous les termes accumulés, quels qu’ils fussent, constitueraient une unité.

 

Mais il n’en faut pas moins que tout ce qui entre dans la définition forme un tout unique, puisque la définition est une explication qui est Une et qui exprime une substance. Par conséquent, cette explication ne doit s’appliquer qu’à un seul et même être, puisque la substance, ainsi que nous l’avons dit, désigne une seule chose et une chose individuelle.

 

Occupons-nous d’abord des définitions qui procèdent par divisions successives. Il n’y a dans la définition absolument rien autre que le genre primordial dont il s’agit, et que ses différences ; les autres termes ne sont que des genres subordonnés, composés du genre premier avec les différences qu’on y adjoint. Supposons que le genre premier soit l’animal ; le second genre à la suite, c’est l’animal bipède ; puis l’animal bipède, sans ailes.

 

Et ainsi de suite, en multipliant les genres tant qu’on voudra. [1038a] Au fond, le nombre des termes n’importe guère, que ce nombre soit grand ou petit, ou bien seulement qu’ils se réduisent à deux. De ces deux termes, l’un sera le genre, l’autre sera la différence ; et ainsi, dans Animal Bipède, Animal sera le genre ; Bipède sera la différence, qui y est jointe.

 

Si donc le genre ne peut point absolument exister en dehors des espèces dans lesquelles il se divise, ou même s’il existe en dehors d’elles, mais uniquement comme leur matière ; car, par exemple, le langage est tout ensemble genre et matière, et ses différences forment ses espèces diverses et les éléments divers qui le composent, il est clair que la définition n’est que l’explication qui ressort des différences. C’est qu’il faut diviser, avec le même soin, la différence de la différence ; et par exemple, en supposant qu’une différence de l’animal soit qu’il est « Pourvu de pieds », il faut bien voir, en outre, quelle est la différence de l’animal Pourvu de pieds, en tant que pourvu de pieds. Par conséquent, il ne faudrait pas dire que la différence de l’animal pourvu de pieds, c’est d’avoir des ailes ou de ne pas avoir d’ailes, distinction qui est exacte sans doute, mais qu’on ne fait cependant que par simple incapacité de faire autrement. Ce que l’on recherchera, c’est si l’animal Pourvu de pieds a le pied divisé, ou s’il est solipède ; car ce sont là les différences du pied, puisque la division du pied est une manière d’être que les pieds peuvent présenter.

 

Il faut donc continuer toujours à procéder de cette façon jusqu’à ce qu’on arrive à ne plus trouver de différences. Alors les espèces du pied sont aussi nombreuses que le sont les différences elles mêmes ; et le nombre des espèces d’animaux pourvus de pieds est égal à celui des différences trouvées. Si tout cela est bien exact, on doit voir que la dernière différence sera bien l’essence de la chose et sa définition.

 

En définissant, il faut prendre garde aux répétitions qu’on peut commettre et qui seraient fort inutiles. C’est cependant ce qui arrive quelquefois ; et quand on dit, par exemple, que l’animal Pourvu de pieds est bipède, cela revient tout à fait à dire que l’animal qui a des pieds a deux pieds ; et, quoique la division soit dans ce cas fort exacte, on se répète plusieurs fois, et autant de fois qu’il y a de différences. S’il n’y a qu’une seule différence de la différence, c’est la dernière qui est l’espèce et l’essence de la chose. Mais si l’on fait des divisions avec de purs accidents, et qu’on divise, par exemple, l’animal Pourvu de pieds en blanc et en noir, alors il y a autant de différences que de sections diverses.

 

On peut donc conclure que la définition d’une chose est la notion de cette chose tirée de ses différences ; et parmi ces différences, c’est la notion tirée de la dernière, en supposant toujours qu’on suive la ligne directe. C’est ce dont on se convaincrait, en essayant d’intervertir l’ordre où se succèdent ces définitions, et qu’on dit, par exemple, que la définition de l’homme c’est Animal à deux pieds, pourvu de pieds. L’indication de Pourvu de pieds serait bien superflue après qu’on aurait déjà dit : A deux pieds.

 

D’ailleurs, dans la substance, il n’y a pas d’ordre ; car comment imaginer en elle que telle partie est postérieure, et telle autre antérieure ?

 

Nous bornons ici les premières considérations que nous voulions exposer sur les définitions par divisions successives.

 

 

 

Chapitre 13

[1038b] Puisque nous nous proposons d’étudier la substance, reprenons les choses d’un peu plus haut. De même que le sujet est appelé du nom de substance, de même ce nom désigne encore l’essence, qui fait que la chose est ce qu’elle est ; il désigne aussi le composé résultant de la matière et de la forme, et enfin, l’universel.

 

Déjà nous avons expliqué les deux premiers de ces termes, l’essence et le sujet ; et nous avons dit que le sujet peut être considéré sous deux points de vue, ou comme tel être individuel, par exemple, l’être animé, qui est le sujet des modifications qu’il subit ; ou comme la matière, qui est dans la réalité actuelle et complète que la chose représente.

 

Pour quelques philosophes, c’est surtout l’universel qui a le caractère de cause ; et, à leurs yeux, l’universel est le véritable principe. Occupons-nous donc aussi de l’universel.

 

Selon nous, il est impossible qu’aucun universel puisse jamais être une substance. En effet, la substance première de tout être, quel qu’il soit, est celle qui ne peut appartenir à aucun autre que lui, tandis que l’universel est au contraire un terme commun, puisqu’on appelle précisément Universel ce qui, de sa nature, peut appartenir à plusieurs.

 

De quoi donc l’universel pourrait-il être la substance ? Il ne peut être que la substance de tous les êtres subordonnés, ou n’être la substance d’aucun. De tous, ce n’est pas possible ; et s’il l’est d’un seul, tout le reste sera ce même être également, puisque les êtres dont la substance est Une et dont l’essence est Une, sont aussi un seul et même être. D’autre part, on a défini la substance : « Ce qui n’est jamais l’attribut d’un sujet » ; mais l’universel est toujours l’attribut d’un sujet. Il ne peut pas être dans l’objet comme y est l’essence ; mais il peut y être impliqué comme l’animal est implicitement compris dans l’homme, dans le cheval, etc. Par conséquent, on doit voir qu’il aura pour l’universel une sorte de définition.

 

Peu importe, d’ailleurs, que l’on ne mentionne pas tous les éléments qui entrent dans la substance. Animal n’en sera pas moins la substance de quelque chose, comme l’homme est la substance de cet homme individuel dans lequel il se trouve. Cela revient donc tout à fait au même, l’universel sera substance ; et comme l’Animal, il sera la substance de l’espèce dans laquelle il se trouve, en tant qu’il lui appartient en propre.

 

Il est, en outre, impossible et absurde qu’une chose qui est tel être individuel et telle substance, si elle se compose de certains éléments, ne vienne pas de substances, ou qu’elle vienne non pas de la catégorie de l’essence, mais de la catégorie de la qualité ; car alors la qualité, qui n’est pas substance, serait antérieure à la substance, et à l’individuel. Or, cela est bien impossible, puisque, ni en notion, ni en temps, ni en production, il ne se peut pas que les modes soient antérieurs à la substance qui les éprouve ; autrement, les modes seraient séparables du sujet.

 

Autre argument. Dans Socrate, par exemple, qui est déjà une substance, il y aurait une autre substance, de telle sorte qu’il serait la substance de deux êtres à la fois. Si l’Homme est une substance, et si tous les termes employés comme celui-là sont des substances, il en résulte qu’aucun des éléments qui entrent dans la définition, ne peut plus être substance de quoi que ce soit, ni exister en dehors des individus, ni se trouver dans un autre être que les individus. Je veux dire, par exemple, qu’il n’y a pas d’Animal en dehors des animaux individuels, pas plus que n’existe séparément aucun des éléments qui font partie des définitions.

 

En se plaçant à ce point de vue, on doit reconnaître qu’aucun des termes pris universellement n’est de la substance, qu’aucun attribut commun ne représente telle chose particulière, [1039a] et qu’il ne représente que telle qualité. Sinon, c’est soulever une foule d’objections, et spécialement l’objection du Troisième homme.

 

Voici encore un argument qui prouve bien ce que nous disons. Il est impossible qu’une substance se compose de substances qui seraient en elle à l’état d’actualité complète, à l’état d’Entéléchie. Ainsi, deux choses, qui actuellement sont complètement réelles, ne peuvent jamais être une seule et même chose effectivement et actuellement. Mais si elles ne sont deux qu’en puissance, elles pourront être une seule et même chose ; par exemple, le double se compose bien de deux moitiés ; mais c’est seulement en puissance, puisque l’actualité réelle et complète des moitiés les isolerait dans des êtres différents.

 

Il en résulte que, si la substance est Une, elle ne peut se composer de substances qui seraient en elle ; et c’est en ce sens que Démocrite a parfaitement raison de soutenir qu’il est impossible que jamais deux choses deviennent une seule chose, ni qu’une seule chose en devienne deux, puisque, dans son système, ce sont les grandeurs indivisibles, les atomes, qui sont les substances.

 

Il est de toute évidence qu’il en sera de même encore pour le nombre, si le nombre, comme le prétendent quelques philosophes, n’est qu’une collection d’unités ; car, ou bien Deux n’est pas Un, ou bien Un n’est pas actuellement et réellement dans Deux.

 

Mais cette conclusion même ne laisse pas que de présenter des difficultés. Si, en effet, il est impossible que la substance se compose jamais d’universaux, parce que les universaux n’expriment qu’une qualité et non point une chose particulière et individuelle, et si jamais non plus une substance ne peut être composée de substances réelles et effectives, il s’ensuit que toute substance est indécomposable, et que, par suite, il ne peut y avoir non plus de définition pour une substance quelconque. Tout le monde convient cependant, et il y a bien longtemps qu’on l’a dit, que la définition ne s’adresse qu’à la substance seule, ou, tout au moins, s’adresse surtout à la substance. Et voilà maintenant qu’on démontre que ce n’est pas même à la substance que la définition s’applique ; avec cette théorie, il n’y aurait plus définition de rien. Ou bien ne doit-on pas plutôt dire qu’il y aura définition de la substance en un sens, et qu’en un autre sens il n’y en aura pas ? C’est ce qui s’éclaircira davantage par ce qui va suivre.

 

 

 

Chapitre 14

Toute la discussion précédente fait voir clairement où en arrivent les philosophes qui, prenant les Idées pour les substances, les regardent comme séparées des choses, et qui en même temps cependant soutiennent que l’espèce vient du genre et des différences.

 

Si, en effet, les Idées existent, et, si l’animal, par exemple, est dans l’homme et dans le cheval, de deux choses l’une : ou l’animal est, dans l’un et dans l’autre, Cheval et Homme, une seule et même chose numériquement, ou c’est une chose différente. Mais la définition de ces deux êtres prouve clairement que c’est une seule et même chose, puisqu’en expliquant l’animal, soit dans le cheval, soit dans l’homme, on en donne absolument la même explication. Si donc il y a un homme qui existe en soi et à l’état de séparation absolue, il faut nécessairement aussi que les deux éléments dont il se compose, Animal et Bipède, expriment un être réel, qu’ils soient également séparés, et qu’ils soient des substances. Il s’ensuit que l’Animal sera aussi une substance.

 

Si l’Animal est identique dans le cheval et dans l’homme, identique de cette identité que vous avez de vous-même à vous-même, comment alors l’animal sera-t-il Un dans des êtres absolument séparés ? [1039b] Et comment cet animal ne sera-t-il pas séparé aussi de lui-même ?

 

D’autre part, si l’animal est du genre bipède et polypède, il en résulte une conséquence insoutenable : c’est qu’alors il aura simultanément les contraires, tout en restant un seul et même être. Si l’animal ne participe pas du bipède, comment alors comprend-on qu’on puisse dire de lui qu’il est bipède ou terrestre ? Si l’on prétend que tout cela se combine, que tout cela se touche et se confond, on peut affirmer que ce sont là autant d’impossibilités manifestes.

 

Peut-être, dira-t-on encore, que l’animal est différent dans chaque individu. Alors, il s’ensuit qu’il y aura, sans exagération, un nombre infini d’êtres dont l’animal sera la substance, puisque ce n’est pas indirectement et par accident que l’homme se compose de l’animal. Dès lors, l’animal en soi serait une foule d’êtres ; car l’animal qui est dans chaque individu serait une substance, puisque l’individu n’est pas l’attribut d’un autre. Si cela n’est pas, l’homme alors viendrait de cet autre être, et cet autre être serait le genre de l’homme.

 

Par suite aussi, tous les éléments dont l’homme se compose seraient autant d’Idées ; mais il est bien impossible d’être à la fois l’Idée de tel être, et la substance de tel autre être. Ainsi, l’animal en soi sera chaque animal contenu dans les animaux particuliers. Mais alors d’où viendront ces animaux particuliers, et comment pourront-ils venir de l’animal en soi ? Comment comprendre que ce même animal, qui sera substance particulière, pourra exister en dehors de l’animal en soi ?

 

Toutes ces difficultés se représentent pour les choses sensibles ; et même, elles y sont encore bien plus grandes. Si donc il est impossible qu’il en soit ainsi, il est clair qu’il n’y a pas, pour les choses que nos sens perçoivent, une Idée, à la façon que supposent certains philosophes.

 

 

 

Chapitre 15

La substance se présente sous deux aspects différents : le composé qui la constitue, et la notion qui l’explique. J’entends par là qu’il y a, d’une part, la substance qui est la notion même de l’objet combinée avec la matière ; et, d’autre part, cette notion seule, prise d’une manière absolue. Toutes les substances du premier genre sont sujettes à périr, parce qu’elles se produisent à un certain moment ; mais la pure et simple notion ne peut jamais être détruite, par la raison qu’elle ne se produit jamais d’une manière générale et essentielle. Ainsi, la maison ne se produit pas ; ce qui se produit, c’est une maison particulière.

 

Les substances de cette espèce sont, ou ne sont pas, sans qu’il y ait pour elles ni production ni destruction. Ainsi qu’on l’a démontré, personne ne les engendre, ni ne les fait. C’est là encore ce qui explique comment, pour les substances sensibles et individuelles, il n’y a ni définition ni démonstration possible, attendu qu’elles renferment une matière dont la nature propre est de pouvoir être ou n’être pas. Aussi, toutes les choses individuelles et particulières sont-elles périssables.

 

Si donc la démonstration ne s’adresse qu’à des choses nécessaires, si la définition doit toujours être scientifique. Il en résulte que, de même que la science ne peut pas être tantôt science et tantôt ignorance, et que c’est la simple opinion qui peut seule présenter de telle alternatives, et que, de même qu’il n’y a ni science ni définition, mais uniquement opinion de ce qui peut être autrement qu’il n’est ; [1040a] de même évidemment, il n’y a ni définition ni démonstration pour les substances sensibles.

 

La raison en est que, du moment où les objets qui périssent viennent à échapper à la sensation, ils restent parfaitement inconnus de ceux mêmes qui en ont la science ; et les notions qui les concernent ont beau rester les mêmes dans l’esprit, il n’y a plus moyen, ni de les définir, ni de les démontrer. Aussi, faut-il bien se dire, quand on veut définir un objet individuel, que la définition qu’on en essaie peut toujours être contestée, parce qu’il est impossible de le définir.

 

Certes, on ne peut pas non plus définir aucune Idée. L’Idée, prétend-on, est chose individuelle, et elle est séparée. Pour elle aussi, il est nécessaire que la notion qu’on en donne se compose de mots. Or ces mots ne sont pas l’oeuvre de celui qui fait la définition ; car alors ils seraient inintelligibles. Les mots reçus sont des termes communs à tous les êtres qu’ils désignent ; et, nécessairement, ils s’appliquent à d’autres êtres qu’à l’être en question. Par exemple, si, pour vous définir, on allait dire que vous êtes maigre, que vous êtes blanc ou que vous êtes de telle ou telle façon, tout cela pourrait tout aussi bien s’appliquer à un autre qu’à vous.

 

Que si l’on objecte que tous ces attributs, pris séparément, peuvent bien s’appliquer à plusieurs êtres différents, mais que, réunis, ils ne s’appliquent qu’à tel être seul, on peut répondre d’abord qu’il y en a toujours au moins deux auxquels ils peuvent s’appliquer, et que, par exemple, Animal bipède s’applique à la fois aux deux êtres, à l’Animal d’abord, et ensuite au Bipède. Mais il en est également ainsi des Idées, qu’on fait éternelles, et même il y a nécessité que, pour elles, il en soit ainsi, puisqu’elles sont antérieures au composé total, et qu’elles en font partie. Bien plus, elles en sont séparées, si l’on admet que l’Homme est séparé aussi. Ou bien aucun des deux termes n’est séparé, ou bien ils le sont tous les deux. Si aucun n’est séparé, il n’y aura plus de genre en dehors des espèces ; et, s’ils sont séparés, la différence le sera comme eux.

 

En outre, les Idées éternelles sont antérieures en existence, et elles ne disparaissent pas en même temps que les êtres périssables. On peut dire encore qu’il y aura des Idées venant d’autres Idées ; et comme celles d’où sortent les premières sont les plus simples, il faudra que les termes d’où vient l’Idée puissent être les attributs d’une foule de choses ; par exemple, Animal et Bipède seront de ces attributs. Autrement, comment les êtres seront-ils connus ? Et alors, on arrivera à une Idée qui ne pourra plus être l’attribut que d’un seul être. Mais ce n’est pas là du tout la théorie ; et, tout au contraire, n’y a pas d’Idée qui ne se communique.

 

Répétons-le donc : l’erreur vient de ce qu’il n’y a pas de définition possible, quand il s’agit de choses éternelles, surtout de celles qui sont uniques en leur genre : le soleil et la lune, par exemple. En ceci on se trompe de deux manières : d’abord, en ajoutant, à la définition du soleil, des épithètes qui peuvent être omises sans que le soleil cesse, pour cela, d’être ce qu’il est, comme lorsqu’on dit de lui « qu’il fait le tour de d’une terre » ou « qu’il se cache pendant la nuit ». Car, d’après cette théorie, il n’y aurait donc plus de soleil, si le soleil venait à s’arrêter, ou à resplendir pendant la nuit. Or, c’est une conception absurde de croire qu’il ne puisse plus y avoir de soleil, puisque le mot Soleil exprime une substance. En second lieu, on se trompe encore en prenant des attributs qui peuvent s’appliquer aussi à un corps autre que le soleil ; car, s’il y avait un autre soleil que le nôtre, qui eût les mêmes attributs, il serait évidemment aussi un soleil. La définition serait donc commune à plusieurs êtres à la fois ; [1040b] or le soleil était supposé un être individuel, tout aussi bien que le sont Cléon ou Socrate.

 

Mais pourquoi, parmi les partisans des Idées, n’en est-il pas un qui se hasarde à donner la définition de l’Idée ? S’ils tentaient de le faire, ils sentiraient bien vite la vérité de ce que nous venons de dire.

 

 

 

Chapitre 16

On doit voir aussi que, de toutes ces prétendues substances, la plupart n’existent guère qu’à l’état de simples possibilités, comme sont, par exemple, les parties des animaux, qui ne peuvent jamais exister séparément de l’animal entier. Que si on les en sépare, elles n’existent plus dès lors que comme matière, terre, feu, air, etc.. Aucune de ces parties ne forme à elle seule un tout, et c’est absolument comme est un tas de minerai avant qu’il ne soit fondu, et avant qu’il ne se forme une unité de tous les fragments qui le composent.

 

Ce seraient surtout les parties des êtres animés, et les parties de l’âme, qui pourraient sembler tout près d’être à la fois, et en réalité actuelle, et en puissance, quand elles ont en elles les principes du mouvement partant d’un certain point de leurs flexions ; et l’on sait qu’il y a des animaux qui vivent encore après qu’on les a divisés. Mais cependant toutes ces parties ne sont encore qu’en puissance, quand elles appartiennent à un Tout, qui est naturellement Un et continu, et sans que cette unité soit le résultat d’une violence ou d’une connexion factice ; car alors cette contrainte n’est plus qu’une sorte de mutilation.

 

Mais comme l’Un se confond absolument avec l’Être, et comme la substance de l’un est Une aussi, et que les choses dont la substance est numériquement Une forment une unité numérique, il s’ensuit évidemment que ni l’Un ni l’Être ne peuvent être la substance des choses, de même qu’ils ne peuvent pas être davantage, ni un élément ni un principe. Or, ce que nous voulons dans nos recherches, c’est précisément de remonter jusqu’à ce principe, afin de le ramener à quelque chose de plus connu.

 

Toutefois, l’Être et l’Un seraient la substance des choses plutôt encore qu’ils ne seraient leur principe, leur élément et leur cause. Mais l’Un et l’Être ne peuvent pas être la substance, par cette autre raison que la substance ne peut jamais être rien de commun. La substance n’appartient à quoi que ce soit, si ce n’est à elle-même, et à ce qui la possède, en tant qu’elle en est la substance.

 

Ajoutez que l’Un, s’il est en plusieurs lieux, ne peut pas du moins y être simultanément, tandis que ce qui est commun peut être à tous dans une foule de lieux à la fois.

 

Ceci démontre donc clairement qu’aucun des universaux ne peut exister séparément des individus, et que les partisans des Idées ont en partie raison, quand ils les font séparées, attendu que ce sont des substances, et qu’en partie ils ont tort, quand ils soutiennent que l’Un est l’Idée dans une pluralité. Leur erreur vient de ce qu’ils ne sont pas en état d’expliquer ce que sont leurs substances impérissables, en dehors des substances sensibles et particulières.

 

Sous le rapport de l’espèce, ils les font absolument pareilles aux êtres périssables, aux substances que nous connaissons, et quand ils disent : « L’homme même, le cheval même… », ils ne font qu’ajouter ce mot même aux êtres que la sensation nous fait connaître. Cependant, quand bien même nous n’aurions pas vu les Astres, [1041a] je me figure qu’ils n’en seraient pas moins des substances éternelles, indépendamment de celles que nous aurions connues. Par conséquent, ici non plus nous n’avons pas besoin de savoir ce que sont les Astres pour affirmer qu’il est absolument nécessaire qu’il en existe.

 

En résumé, on voit clairement qu’aucun terme universel ne peut être une substance, et qu’il est impossible qu’une substance, qui est Une, puisse se composer d’autres substances.

 

 

 

Chapitre 17

Essayons maintenant de prendre en quelque sorte un point de vue nouveau, et faisons comprendre comment on doit exprimer la substance et expliquer ce qu’elle est. Peut-être ce que nous disons éclaircira- aussi ce qu’on doit penser de cette substance spéciale, qui est séparée des substances sensibles.

 

La substance étant un principe et une cause, ce sera là notre point de départ. Quand on cherche le pourquoi des choses, on le cherche toujours sous cette forme de savoir pourquoi telle chose est à telle autre chose. Si, en effet, on se demandait pourquoi l’homme instruit est un homme instruit, ce serait, ou rechercher précisément ce qu’on vient de dire, pourquoi l’homme est instruit, ou est telle autre chose.

 

Chercher pourquoi la chose elle-même est ce qu’elle est, c’est une bien vaine recherche, puisqu’il faut toujours préalablement connaître avec pleine évidence ce qu’est la chose, et qu’elle est. Et, par exemple, il faut savoir tout d’abord qu’il y a une éclipse de lune. Or, pour l’éclipse même, il n’y a de possible qu’un simple énoncé affirmant qu’elle est ce qu’elle est, et une seule cause applicable à tous les cas ; par exemple, on dit que l’homme est homme, et que l’instruit est instruit. C’est que toute chose, on peut dire, est indivisible par rapport à elle-même ; et c’est précisément ce que nous entendions quand nous disions qu’elle est Une. Il est vrai que cette réponse peut s’appliquer à tout, et elle est par trop concise.

 

Mais ce qu’on peut justement se demander, c’est pourquoi l’homme est telle espèce d’être. Évidemment, si l’on ne peut pas rechercher pourquoi cet homme est homme, on peut rechercher pourquoi telle chose est à telle autre chose. Quant au fait même que la chose est à telle chose, il doit être évident ; et sans cette condition, il n’y a pas de recherche possible. Ainsi, l’on se demande : « Pourquoi tonne-t-il ? » et l’on répond : « Parce qu’il y a du bruit dans les nuages. » Et, de cette façon, ce qu’on cherche, c’est une chose attribuée à une autre chose ; et l’on dit pourquoi des objets tels que des poutres et des pierres deviennent une maison.

 

Il est évident que ce qu’on cherche alors, c’est la cause ; en d’autres termes, c’est l’essence, pour parler comme le veut la raison. Dans certains cas, la cause qu’on cherche, c’est la fin, ou le but, en vue duquel la chose est faite, comme on peut se le demander pour une maison, pour un lit ; dans d’autres cas, la cause est le principe initial du mouvement ; car ce principe peut être aussi une cause.

 

Ce dernier genre de cause est celui qu’on cherche, surtout quand il s’agit de la production et de la destruction des choses, tandis que l’autre s’applique aussi à leur existence. La recherche est surtout obscure, quand ce ne sont pas des termes dont l’un est l’attribut de l’autre ; par exemple, si l’on se demande : [1041b] « Qu’est-ce que l’homme ? », parce qu’alors l’énonciation est absolue, et qu’on n’ajoute pas que l’homme est telle ou telle chose.

 

Mais il faut rectifier et préciser la question ; ou sinon, c’est ne rien rechercher que de rechercher dans ces conditions ce que devient la chose. Comme on doit connaître l’existence de la chose, qui est une condition préalable, il est clair que l’on cherche uniquement pourquoi la matière est faite de telle ou telle façon. On se demande, par exemple, pourquoi telles ou telles choses forment une maison. Pourquoi est-ce là une maison ? C’est parce que la chose a tout ce qui constitue essentiellement une maison. Pourquoi est-ce un homme ? Parce qu’il a le corps constitué de telle manière.

 

Ainsi, cela revient à rechercher la cause de la matière, c’est-à-dire, la forme qui fait que la chose est ce qu’elle est, en d’autres termes, l’essence. Il s’ensuit que, pour les êtres pris au sens absolu, il n’y a rien à rechercher, ni rien à apprendre ; mais qu’il y a une tout autre voie pour arriver à les connaître.

 

L’être est ici composé de telle manière que le tout forme une complète unité, non pas comme le tas de minerai en forme une, mais à la façon de la syllabe ; car la syllabe n’est pas seulement les lettres qui la forment ; BA ne se confond pas avec les lettres B et A, qui la composent, non plus que la chair ne se confond pas avec le feu et la terre, qui la constituent. Ce qui le prouve bien, c’est que, quand les composés viennent à se dissoudre, il y a des choses qui cessent d’être, par exemple, la chair et la syllabe, tandis que les lettres, le feu et la terre, subsistent toujours. La syllabe est donc quelque chose de spécial ; elle n’est pas seulement les lettres, voyelle et consonne ; mais elle est autre chose encore. La chair n’est pas uniquement le feu et la terre, le chaud et le froid combinés ; elle est quelque chose de plus.

 

Si l’on admet qu’il faut nécessairement que ce quelque chose lui-même soit, ou un élément, ou un composé d’éléments, on voit qu’en le supposant d’abord un élément, le raisonnement qu’on vient de faire reste le même ; et, par suite, la chair se formera de ce quelque chose, plus, du feu et de la terre, et encore de quelque autre élément ; et l’on irait ainsi à l’infini. Que si, au lieu d’être un élément, ce quelque chose vient d’un élément, il est clair qu’il ne vient pas d’un seul élément, mais d’un plus grand nombre d’éléments que n’en a la chose en question ; et l’on ferait alors le même raisonnement que nous venons de faire sur la chair et sur la syllabe. Il semblerait donc qu’il y a quelque chose de ce genre, qui n’est pas un élément, mais qui est cause qu’ici c’est de la chair qui se forme, et là une syllabe ; et de même ainsi pour tout autre objet. Or, c’est là précisément la substance pour chaque chose ; c’est la première cause de son être.

 

Mais comme, parmi les choses, les unes ne sont pas des substances, et qu’il n’y a de vraies substances que celles que la nature forme et constitue selon ses lois, on pourrait bien croire, avec quelques philosophes, que c’est la nature même de la chose qui en est la substance, et que la substance n’est pas un élément, mais un principe. Quant à l’élément, c’est la matière intrinsèque dans laquelle la chose se dissout, comme A et B sont les éléments de la syllabe BA.

LIVRE VIII

Chapitre 1

[1042a] Maintenant, il faut tirer les conséquences de tout ce que nous avons exposé, et, après en avoir résumé les parties principales, mettre fin à cette étude.

 

L’objet de nos investigations, avons-nous dit, ce sont les causes, les principes et les éléments des substances. Parmi les substances il en est sur l’existence desquelles tout le monde est d’accord ; il en est d’autres, au contraire, qui ne figurent que dans quelques systèmes particuliers. Les substances que tout le monde admet, ce sont les substances naturelles, telles que le feu, la terre, l’eau et les autres corps simples ; puis, les plantes et leurs parties ; puis encore, les animaux et les parties des animaux ; et enfin, le ciel et les parties du ciel. Les substances simples, que quelques philosophes reconnaissent, ce sont les Idées et les entités mathématiques ; mais, à ne consulter que la raison, il y a encore certainement d’autres substances, qui sont l’essence et le sujet.

 

C’est aussi, en se plaçant à un autre point de vue, que le genre peut sembler être plus substance que les espèces, et l’universel l’être plus que les individus. Or, les Idées elles-mêmes rentrent dans l’universel et dans le genre ; car c’est au même titre qu’on peut les prendre pour des substances.

 

Mais comme l’essence, qui fait que la chose est ce qu’elle est, peut en être regardée comme la substance, et que l’explication de l’essence, c’est la définition, nous avons dû, pour ce motif, étudier la définition et analyser ce que veut dire être En soi. Puis, comme la définition n’est qu’une explication, et que toute explication a des parties, il nous a été également nécessaire d’examiner ce que c’est que la partie, et quelles parties doivent entrer dans la substance, quelles parties n’y entrent pas ; et si les parties qui sont dans la substance doivent se retrouver également dans la définition. C’est à la suite que nous avons démontré que, ni l’universel, ni le genre, ne sont de la substance.

 

Quant aux Idées et aux entités mathématiques, c’est plus tard que nous nous en occuperons, puisqu’il y a des philosophes qui soutiennent qu’elles existent en dehors des substances sensibles. Pour le moment, nous n’étudierons que les substances qui ne sont contestées par personne.

 

Ce sont les substances sensibles ; et toutes les substances sensibles ont de la matière. La substance, c’est le sujet, le support des qualités. A un point de vue, c’est la matière ; et à un autre point de vue. c’est la notion. Quand je dis la Matière, j’entends cette partie des êtres qui, n’étant pas actuellement telle chose individuelle et déterminée, l’est cependant en puissance. Et d’autre part, la notion de l’objet, et sa forme, c’est ce qui, étant une réalité particulière, est séparable pour la raison.

 

En troisième lieu, il faut distinguer le Tout, que compose la réunion de la matière et de la forme ; il n’y a que lui qui soit susceptible de production et de destruction, et qui soit absolument séparable ; car, parmi les substances que la raison conçoit, les unes sont séparables, et les autres ne le sont pas.

 

Il est évident que la matière est de la substance, puisque, dans tous les changements opposés les uns aux autres, il faut toujours un sujet qui supporte ces changements. Par exemple, s’agit-il du changement de lieu, il faut un sujet, qui soit tantôt ici, et tantôt ailleurs, et en un autre point. S’il s’agit d’un changement d’accroissement, il faut un sujet qui ait, tantôt telle dimension, et qui ensuite devienne, ou plus petit, ou plus grand. S’agit-il d’un changement par altération, il faut un sujet qui puisse être actuellement en santé, et, plus tard, être malade. [1042b] Enfin, la même observation s’applique à la substance ; il y faut un sujet qui maintenant se produise et qui plus tard disparaisse, un sujet qui soit actuellement sujet en tant qu’être réel et spécial, et qui, plus tard, soit sujet par privation.

 

Les autres changements sont la suite de ce dernier genre de changement ; mais celui-là n’est la conséquence, ni d’un seul, ni de deux des autres changements ; car il n’y a pas de nécessité, parce qu’un objet a une matière qui change de lieu, qu’il ait aussi, et par cela seul, une matière qui puisse, et se produire, et périr.

 

C’est du reste dans la Physique qu’a été expliquée la différence d’une production absolue à une production qui n’est pas absolue.

 

Chapitre 2

Puisqu’on est d’accord pour reconnaître qu’une certaine substance est sujet et matière ; et que cette substance n’existe qu’en puissance, nous n’avons plus qu’à exposer ce qu’est la substance effective et réelle des choses sensibles.

 

Démocrite semble croire qu’il n’y a que trois différences possibles dans les choses. Selon lui, en effet, le corps, qui est le sujet, est, sous le rapport de la matière, un et identique ; mais les différences que le corps présente sont l’Arrangement, en d’autres termes, la forme ; la Tournure, en d’autres termes, la position ; et enfin, le Contact, en d’autres termes, l’ordre.

 

Quant à nous, il nous semble qu’il y a, bien d’autres différences que celles-là. Ainsi, les choses se distinguent, tantôt par la combinaison de la matière, comme toutes celles qui viennent d’un mélange, ainsi qu’en vient l’hydromel ; tantôt par une jointure, comme pour un coffre ; tantôt par un lien, comme pour le faisceau ; tantôt par un collage, comme pour le livre ; tantôt les choses diffèrent par plusieurs de ces conditions réunies. Quelquefois, c’est la position seule qui les distingue, comme le seuil de la porte et son chevet, qui n’ont absolument que la position de différente. D’autres fois, c’est le temps qui est différent, comme il l’est pour le dîner et pour le déjeuner. D’autres fois encore, c’est le lieu, comme pour les vents qui soufflent de différents points.

 

Les choses diffèrent aussi par certaines modifications que subissent les objets sensibles : dureté, mollesse ; densité, rareté ; sécheresse, humidité. Les unes n’ont entre elles qu’un petit nombre de ces différences ; les autres les ont toutes. Les unes les ont en excès ; les autres les ont en défaut.

 

Par suite, il est évident que l’existence, ou l’Être, s’exprime sous autant d’aspects divers. En effet, telle pierre est un seuil, parce qu’elle est posée à telle place ; et pour elle, Être signifie simplement qu’elle est placée de telle manière ; Être de la glace, ce n’est qu’avoir telle densité. Pour certaines choses, leur être est déterminé par toutes ces différences, quand ces choses sont, ou mélangées, ou combinées, ou reliées entre elles, ou solidifiées, ou qu’elles se distinguent mutuellement par les autres différences qu’on vient d’énumérer, comme se distinguent la main et le pied.

 

Il faut donc bien saisir les genres divers des différences ; car ce sont elles qui deviennent les principes de l’Être. Ainsi, les choses qui se distinguent par le plus et le moins, par les qualités de dense et de rare, et par toutes les autres conditions analogues, ne sont toutes en définitive qu’excès ou défaut. Si une chose se distingue par sa forme, par sa surface, qui peut être rude ou polie, toutes ces conditions spéciales se rapportent au droit ou au courbe. Pour d’autres choses, l’Être ne consistera que dans le mélange ; et alors, le Non-être consistera pour elles dans un état opposé à celui-là.

 

[1043a] Il ressort clairement de ceci que, la substance étant, pour chaque chose, la cause qui fait qu’elle existe, c’est dans ces différences qu’il faut chercher quelle est la cause qui donne à chaque chose sa façon d’être. La substance n’est proprement aucune de ces différences, ni même la réunion de deux ou de plusieurs. Cependant il y a, dans chacune d’elles, quelque chose qui correspond à la substance.

 

Et de même que, dans les substances particulières, c’est l’attribut qui détermine la matière qui est l’acte même de la chose, sa réalité actuelle, de même, et à plus forte raison, en est-il ainsi dans les autres définitions. Par exemple, si c’est un seuil de porte qu’on veuille définir, on dira que c’est du bois ou de la pierre posés de telle façon ; si c’est une maison, on dira que ce sont des briques et des bois disposés selon tel arrangement. Mais ne définit-on pas aussi certaines choses par le but auquel elles doivent servir ? Si c’est de la glace qu’on définit, on dit qu’elle est de l’eau prise, ou solidifiée, de telle manière ; s’il s’agit d’un accord musical, on dit que c’est une certaine combinai son de l’aigu et du grave. Même remarque pour toute autre définition.

 

Ceci montre bien évidemment que, pour une matière différente, l’acte est différent aussi, de même que la définition. Ici combinaison, là mélange, ou telle autre des différences dont il vient d’être parlé. Aussi, lorsque, voulant définir ce qu’est une maison, on dit que ce sont des pierres, des briques, des bois, on ne fait là que parler de la maison en puissance, puisque tout cela n’est que de la matière ; mais quand on définit la maison en disant qu’elle est un abri destiné à couvrir les choses et les personnes, ou en ajoutant tel autre détail analogue, on définit l’acte môme de la maison, son existence actuelle. Si l’on réunit les deux définitions, c’est-à-dire l’acte et la matière, on définit la troisième substance composée de l’union de l’un et de l’autre.

 

La définition qui procède ainsi par les différences, semble donc la définition de la forme et de l’acte ; celle qui procède, au contraire, par l’énumération des éléments intrinsèques de la chose, est plutôt la définition de la matière.

 

Telles étaient les définitions qu’approuvait Archytas ; c’est-à-dire, celles qui se composent des deux procédés réunis. Par exemple, qu’est-ce qu’un temps serein ? C’est le calme dans la masse de l’air. D’une part, l’air est la matière ; et d’autre part, le calme est l’acte et l’état substantiel. Qu’est ce que la bonace ? C’est la tranquillité de la mer tout unie. Le sujet en tant que matière, c’est la mer ; l’acte et la forme, c’est l’égalité du niveau des eaux.

 

On doit voir, d’après ce qui précède, ce que c’est que la substance sensible, et de quelle façon elle existe : ici la matière ; et là, la forme, quand il s’agit de l’acte de la chose ; enfin, la troisième substance, qui est le composé des deux premières, à savoir de la forme et de la matière.

 

 

 

Chapitre 3

Il faut prendre garde que, dans quelques cas, on ne voit pas bien si le nom de la chose exprime la substance composée de la forme et de la matière, ou s’il exprime l’acte et la forme. Par exemple, on ne voit pas si le mot Maison signifie, en commun et tout ensemble, un abri formé de briques, de bois et de pierres, arrangés dans telle disposition ; ou si ce mot signifie seulement l’acte et la forme, c’est-à-dire que la maison est un abri. Pour la ligne, il y aurait de même à savoir si ce mot représente Deux en longueur, ou s’il représente simplement Deux. Enfin, pour le mot d’Animal, il faut savoir s’il doit signifier une âme dans un corps, ou simplement une âme ; car c’est l’âme qui est la substance et l’acte d’un corps.

 

Le mot d’Animal peut s’appliquer également aux deux, non pas comme exprimant une seule notion, mais comme se rapportant à une seule et même chose. Ces distinctions peuvent, à d’autres points de vue, n’être pas sans importance. Mais elles n’ont aucun intérêt pour notre étude sur la substance sensible ; [1043b] car l’essence, qui fait que la chose est ce qu’elle est, ne consiste que dans la forme et dans l’acte.

 

En effet, l’âme et l’essence de l’âme, c’est la même chose ; mais l’essence de l’homme et l’homme ne sont pas identiques, à moins qu’on ne veuille donner à l’âme le nom d’homme ; et alors l’identité serait vraie à certain égard ; et à certain autre, elle ne le serait pas. C’est qu’à y regarder de près, on ne peut pas trouver que la syllabe se compose seulement de lettres et d’une combinaison de lettres, de même que la maison n’est pas seulement un nombre de briques et un certain arrangement de ces briques. Et l’on a raison de penser ainsi ; car la combinaison elle-même et le mélange lui-même ne sont pas formés des matériaux dont on fait la combinaison ou le mélange.

 

Il en est absolument de même pour tous les autres cas, où les choses ne se confondent pas davantage. Ainsi, un seuil de porte est ce qu’il est par sa position ; mais la position ne vient pas du seuil ; c’est bien plutôt le seuil qui vient d’elle. L’homme n’est pas non plus l’Animal et le Bipède ; mais comme ce n’est là que de la matière, il doit y avoir encore quelque autre chose en dehors de tout cela, qui ne soit pas un élément, et qui ne vienne pas non plus d’un élément quelconque. C’est là précisément la substance, et l’on désigne ce quelque chose quand on retranche la matière.

 

Si donc c’est là réellement la cause de l’Être et que ce soit bien sa substance, il faut que nos philosophes appellent du nom de substance ce quelque chose. Cette substance doit être éternelle, ou du moins elle doit être périssable sans périr, et se produire sans être produite. Ailleurs, nous avons démontré que l’on ne peut jamais créer l’espèce, que l’espèce n’est pas engendrée, mais qu’elle est mise dans telle ou telle chose ; et qu’il n’y a de production véritable que pour le Tout, qui est composé de l’union de la matière et de la forme.

 

Quant à savoir si les substances des êtres périssables peuvent en être séparées, c’est une question qui demeure encore obscure. Tout ce qu’on peut affirmer clairement, c’est que cet isolement est impossible pour certaines Idées, et, par exemple, pour toutes celles qui ne peuvent exister en dehors des êtres particuliers, comme est une maison, comme est un vase. Mais peut-être doit-on dire aussi que ce ne sont pas là des substances, et que ces deux objets n’en sont pas plus que toutes les choses que la nature ne fait pas ; car la nature seule, on peut le soutenir avec vérité, est vraiment la substance dans les choses périssables.

 

De là, on peut tirer une réponse décisive à la question que soulevaient les disciples d’Antisthène, et des esprits aussi peu éclairés que les leurs, quand ils prétendaient qu’il est impossible de définir l’essence des choses, parce que la définition n’est qu’une dénomination un peu plus longue, et qu’on ne peut tout au plus qu’indiquer la qualité de la chose. C’est ainsi, par exemple, qu’on définit l’argent en disant ce qu’il n’est pas, et en l’assimilant au plomb.

 

Il y a donc une substance qu’on peut définir et déterminer ; c’est la substance composée et concrète, qu’elle soit d’ailleurs sensible ou rationnelle. Mais il n’est pas possible de définir les primitifs dont cette substance est formée, puisque l’énoncé de la définition exprime toujours que telle chose est attribuée à telle chose ; et que, par suite, il faut que, d’un côté, il y ait la matière, et que de l’autre côté, il y ait la forme.

 

Ceci nous montre encore comment, si les substances sont des nombres, elles ne peuvent l’être que de cette façon, et non comme des collections d’unités, ainsi que le prétendent certains philosophes. La définition, en effet, est un nombre, si l’on veut, puisqu’elle est divisible, et qu’elle se réduit en éléments indivisibles, les explications ne pouvant pas être infinies ; le nombre est aussi dans ces conditions.

 

On peut dire encore que, de même que, si l’on retranche, ou si l’on ajoute, la parcelle la plus petite possible aux éléments dont le nombre est formé, le nombre cesse aussitôt d’être ce qu’il était, pour devenir autre ; [1044a] de même, la définition et l’essence cessent également d’être ce qu’elles étaient, pour peu qu’on leur enlève, ou qu’on leur ajoute, quoi que ce soit.

 

Il faut, en outre, qu’il y ait, dans le nombre, quelque chose qui lui donne son unité ; mais on ne nous dit pas ce qui donne cette unité au nombre, bien qu’on la lui reconnaisse. Ou, en effet, le nombre n’a pas d’unité, ou il n’en a que comme en a un monceau d’objets réunis ; or si le nombre a de l’unité, il faut nous dire la cause qui, de cette pluralité, fait une unité.

 

De même aussi, la définition est Une ; mais nos philosophes ne nous disent pas davantage pour elle ce qui constitue son unité incontestable. Du reste, on conçoit sans peine leur embarras ; car c’est par la même raison que, pour le nombre ; et la substance est Une aussi de la même manière. Mais elle n’est pas, ainsi qu’ils le prétendent, une sorte de monade ou de point ; loin de là, son unité consiste en ce qu’elle est une réalité complète et une nature individuelle.

 

Et de même encore que le nombre n’est, ni plus, ni moins, ce qu’il est, de même non plus la substance, considérée dans sa forme, n’est ce qu’elle est, ni plus, ni moins ; et si elle a du moins et du plus, ce n’est que quand elle est mêlée à la matière.

 

Pour le moment, nous nous bornerons à ce que nous venons de dire sur la production et la destruction de ce qu’on appelle les substances, nous contentant d’avoir montré comment la production et la destruction sont, ou ne sont pas, possibles, et quels sont les rapports du nombre et de la définition.

 

 

 

Chapitre 4

Pour ce qui regarde la substance matérielle, il faut bien remarquer que, même en supposant que tout vienne d’un même élément primitif, ou des mêmes éléments considérés comme primitifs, et qu’une même matière soit le principe de tous les phénomènes qui se produisent, néanmoins chaque chose a sa matière propre. Par exemple, la matière première du phlegme, ce sont les particules douces ou grasses ; la matière première de la bile, ce sont les particules amères, ou telles autres particules de ce genre.

 

Mais il se peut aussi que ces éléments divers viennent d’une seule et même source. Il peut y avoir, pour un seul et même objet, plus d’une matière, à condition que l’une des deux matières vienne de l’autre. Par exemple, le phlegme pourrait venir du doux et du graisseux, si la graisse elle-même vient du doux ; mais l’on ne dit du phlegme qu’il vient de la bile, que si le phlegme peut se résoudre dans la bile, comme en sa matière première.

 

C’est qu’en effet, quand on dit qu’une chose vient d’une autre, cette expression peut avoir deux sens et signifier, ou que la chose vient immédiatement de l’autre, ou qu’elle en vient seulement après que cette seconde chose a été dissoute en son principe. Il est possible encore que, la matière restant une et la même, les choses deviennent tout autres sous l’influence de la cause qui les met en mouvement : ainsi, d’un morceau de bois, on peut faire un lit ou un coffre. Pour certaines choses, la matière est nécessairement autre, parce que les choses sont autres aussi. Par exemple, une scie ne peut jamais être faite de bois, et la cause motrice qui fait la scie y serait bien impuissante ; car jamais avec de la laine, ou du bois, on ne pourra faire une scie qui coupe.

 

Si donc on peut faire la même chose avec une matière autre, il est clair que l’art ou le principe qui crée alors le mouvement doit être aussi le même ; car si la matière est différente, ainsi que le moteur, il faut que le produit soit également différent.

 

Quand on recherche la cause d’une chose, comme le mot Cause a plusieurs acceptions diverses, il faut énumérer toutes les causes qui peuvent être celles de l’objet en question. Par exemple, quelle est la cause qui, en tant que matière, produit l’homme ? Ce sont les flux mensuels de la mère. Quelle cause, en tant que cause motrice, produit l’homme ? C’est la semence du père. Quelle cause, en tant que cause formelle ? C’est sa forme et son espèce. Quelle cause, en tant que cause finale ? C’est son but. Il est possible, d’ailleurs, que ces deux dernières causes se réunissent et n’en fassent qu’une.

 

[1044b] Il ne faut en outre recourir qu’aux causes les plus prochaines. Si l’on demande quelle est la matière de l’homme, il ne faut pas répondre : la terre ou le feu ; mais il faut indiquer la matière propre et spéciale à l’être dont on s’occupe.

 

Voilà donc bien la méthode qu’il faut suivre, en ce qui concerne les substances qui sont naturelles, et celles qui sont produites, si l’on veut procéder régulièrement, puisque ce sont là les diverses espèces de causes, et que toujours ce sont les causes qu’il nous faut connaître. Mais quand les substances, tout en étant naturelles, sont éternelles aussi, la question est toute différente. Il y a, en effet, de ces êtres qui probablement n’ont pas de matière, ou dont la matière n’est pas comme celle que nous voyons, mais est simplement soumise au mouvement dans l’espace.

 

Les phénomènes qui, tout en étant produits par la nature, n’ont pas cependant de substance, n’ont pas non plus de matière ; ou plutôt, dans ces phénomènes, c’est le sujet même du phénomène qui en est la substance. Par exemple, en cherchant la cause de l’éclipse, on demande quelle est sa matière ? Mais là, il n’y a pas de matière ; il n’y a là que la lune subissant ce phénomène. La cause qui met ici la lumière en mouvement et qui la dérobe, c’est la terre ; et quant au pourquoi du phénomène, il n’y en a peut-être pas. Enfin, en ce qui concerne la cause formelle, c’est la définition de l’objet qui la donne. Mais cette définition elle-même reste obscure, tant qu’on n’y joint pas l’indication précise de la cause. Qu’est-ce donc que l’éclipse ? C’est la disparition de la lumière. Si l’on ajoute que cette occultation vient de l’interposition de la terre entre le soleil et la lune, cette explication alors renferme la cause du phénomène qu’on étudie.

 

On ignore, dans le phénomène du sommeil ; quelle est la partie qui est primitivement affectée. Sans doute, on sait bien ce que c’est que l’animal qui l’éprouve ; soit ; mais l’animal, dans laquelle de ses parties est-il affecté ? Quelle est cette partie qui est affectée la première ? Est-ce le cœur, ou un autre organe ? Mais encore, par quoi cet organe est-il affecté ? Puis, quelle est l’affection propre de cet organe, qui n’est pas l’affection de l’animal tout entier ? Dira-t-on que le sommeil est une immobilité d’un certain genre ? C’est vrai ; mais cette immobilité même n’a lieu qu’autant que la partie première souffre elle-même une certaine affection.

 

 

 

Chapitre 5

On a vu qu’il y a des choses qui sont ou qui ne sont pas, sans qu’il n’y ait cependant pour elles, ni production, ni destruction : tels sont, par exemple, les points mathématiques, si toutefois on peut dire que les points existent. D’une manière générale, les espèces et les formes sont dans le même cas, puisqu’en effet ce n’est pas le Blanc lui-même qui devient, mais que c’est le bois qui devient blanc. Or, comme tout ce qui devient vient de quelque chose et devient quelque chose, il s’ensuit que tous les contraires ne peuvent pas sans exception venir les uns des autres. Et ainsi, c’est d’une façon toute différente que de noir l’homme devient blanc, et que le blanc vient du noir.

 

Il n’y a pas non plus de matière pour toute espèce de choses ; mais il n’y en a que pour les choses qui peuvent se produire et se changer les unes dans les autres, tandis que, pour celles qui sont, ou ne sont pas, sans éprouver de changement, il n’y a pas de matière.

 

En ceci, une question assez difficile se présente : c’est de savoir comment, en ce qui regarde les contraires, se comporte la matière de chaque objet. Par exemple, si le corps se porte bien en puissance et que la maladie soit le contraire de la santé, est-ce que les deux, santé et maladie, sont en puissance dans le corps ? Est-ce que l’eau est en puissance vinaigre et vin ? Ou bien, l’eau est-elle la matière de l’un, selon son état naturel et sa forme spécifique, tandis qu’elle n’est la matière de l’autre que par privation, et par destruction contre nature ?

 

Mais on peut se demander aussi pourquoi le vin n’est pas la matière du vinaigre, ni même le vinaigre en puissance, bien que ce soit du vin que vienne le vinaigre. Peut-on dire encore que le vivant soit un mort en puissance ? Ou bien ne l’est-il pas ? Mais les destructions ne sont-elles pas toujours accidentelles ? [1045a] La matière de l’être vivant devient-elle, par la destruction, la puissance et la matière du mort, comme l’eau devient celle du vinaigre ? Car l’un vient de l’autre, comme du jour vient la nuit.

 

Toutes les choses qui se changent ainsi les unes dans les autres doivent revenir à leur matière ; et, par exemple, si le vivant vient du mort, il faut d’abord que le mort retourne à sa matière pour devenir ensuite un être animé ; et le vinaigre doit se changer en eau, qui, à son tour, devient du vin.

 

 

 

Chapitre 6

Mais, pour revenir à la question que nous avons soulevée sur les définitions et sur les nombres, à quelle cause tient leur unité ? En effet, pour toutes les choses composées de plusieurs parties, et où le Tout qu’elles forment n’est pas simplement un amas, mais où il y a un total qui est quelque chose indépendamment des parties, il faut bien qu’il y ait une cause à l’unité qu’elles présentent. Ainsi, dans les corps, c’est tantôt le contact qui fait leur unité ; tantôt, c’est leur viscosité, ou telle autre condition analogue.

 

Quant à la définition, l’unité de l’explication qu’elle fournit ne consiste pas dans l’enchaînement fies parties, comme y consiste l’Iliade ; mais cette explication est une, parce qu’elle s’adresse à un seul et unique objet. Quelle est, par exemple, la cause qui fait l’unité de l’homme, qui fait qu’il est un et non plusieurs, comme le seraient l’Animal et le Bipède ? Question qui peut surtout se poser, s’il est vrai, comme le prétendent quelques philosophes, qu’il y ait un Animal en soi, et un Bipède en soi.

 

Pourquoi, en effet, l’homme ne serait-il pas ces deux choses à la fois, puisque les individus hommes doivent l’être aussi par participation ? Et pourquoi ne viendrait-il pas, non d’un seul être en soi, mais de deux, l’Animal en soi et le bipède en soi ? L’homme alors ne serait plus un ; mais il serait plusieurs, bipède et animal tout ensemble.

 

Il est donc clair qu’avec cette méthode, habituelle à nos philosophes, de définir les choses et de les exprimer, il n’est pas possible de répondre à la question et de la résoudre. Mais s’il faut distinguer, comme nous le soutenons, la matière et la forme d’une part, et d’autre part la puissance et l’actualité, la question que nous cherchions à résoudre n’offre plus de difficulté sérieuse.

 

En effet, la difficulté est absolument la même que si l’on allait définir un vêtement en disant que c’est de l’airain arrondi, puisque le nom même représenterait la définition de la chose ; et que la question serait également de savoir ce que serait l’unité de la rondeur et de l’airain. Mais il n’y a plus de difficulté quand on dit que l’un est la matière, et que l’autre est la forme.

 

Quelle est donc la cause qui fait que ce qui était en puissance passe à l’acte, si ce n’est l’agent qui a réalisé la chose, dans les cas où la production est possible ? Il n’y a pas d’autre cause ici que celle qui fait que la sphère qui est en puissance devient une sphère en acte, une sphère réelle ; et c’est là uniquement, comme nous l’avons vu, l’essence propre de l’un et de l’autre, de l’homme et de la sphère.

 

C’est qu’en fait de matière, il faut distinguer la matière intelligible et la matière sensible ; et dans toute définition, il y a d’un côté la matière, et, de l’autre côté, il y a l’acte, comme dans cette définition : « Le cercle est une figure plane, etc. » Mais pour les choses qui n’ont pas de matière, ni intelligible ni sensible, on a immédiatement l’unité que chacune d’elles représente essentiellement, [1045b] c’est-à-dire, un être substantiel et particulier, une qualité, une quantité.

 

Et voilà comment on ne fait jamais entrer dans les définitions, ni l’Être, ni l’Un. On y donne immédiatement l’essence de la chose, qui la fait être ce qu’elle est ; et l’on y fait entrer son unité tout aussi bien que son existence réelle. Il n’y a donc, pour toutes ces choses, aucune autre cause qui en constitue l’unité, ni aucune autre qui leur confère l’existence ; chacune d’elles est immédiatement un être réel et une unité, sans que, pour elles, l’existence et l’unité consistent seulement dans le genre, et sans qu’elles soient séparées et indépendantes des individus.

 

Pour résoudre cette même question, il y a des philosophes qui nous parlent de participation, sans d’ailleurs nous expliquer la cause de cette participation, ni même nous dire ce qu’ils entendent par ce mot. D’autres nous parlent de l’association de l’âme, comme Lycophron, qui nous dit que la science est l’association du savoir et de l’âme ; comme d’autres nous assurent que la vie est la combinaison et l’enchaînement de l’âme avec le corps.

 

La même explication pourrait s’appliquer â tout ; et, par exemple, se bien porter serait l’association, ou l’enchaînement, ou la combinaison, de l’âme et de la santé ; un triangle d’airain serait la combinaison de l’airain et du triangle ; un objet blanc serait la combinaison de la surface et de la blancheur.

 

Ce qui produit cette erreur, c’est que nos philosophes veulent trouver une définition qui unifie la puissance et l’acte, et qu’ils cherchent en même temps une différence entre les deux. Mais, ainsi que nous l’avons dit, la matière dernière et la forme des choses se confondent ; seulement, l’une est en puissance, et l’autre est en acte. C’est tout à fait la même recherche que de demander la cause de l’être qui est Un, et de demander la cause qui le fait être Un. Toute chose est Une ; et, à un certain point de vue, l’être en puissance et l’être en acte n’en font également qu’un.

 

En résumé, il n’y a donc pas d’autre cause de l’unité que la cause motrice, qui fait passer l’être de la puissance à l’acte. Mais pour toutes les choses qui n’ont pas de matière, elles sont toujours absolument et simplement ce qu’elles sont.

LIVRE IX

Chapitre 1

[1045b] Nous avons antérieurement traité de l’Être compris au sens primordial de ce mot, c’est-à-dire de la substance, à laquelle se rapportent toutes les autres catégories de l’Être. C’est, en effet, par leur rapport à la substance que toutes les autres espèces d’êtres, quantité, qualité et tous les modes dénommés de la même manière, sont appelés aussi du nom d’Êtres. Tous ils impliquent la notion de la substance, ainsi que nous l’avons établi dans nos premières études.

 

Mais comme l’Être est, d’une part, tantôt un objet individuel, tantôt une qualité ou une quantité, et que, d’autre part, l’Être peut exister aussi, ou en simple puissance, ou en réalité complète et actuelle, il nous faut analyser ce que c’est que la puissance et la parfaite réalité, ou Entéléchie.

 

Nous nous occuperons d’abord de cette sorte de puissance qui mérite éminemment ce nom, bien qu’en ce moment, il ne soit peut-être pas très utile de l’étudier pour le but que nous nous proposons ; [1046a] car la puissance et l’acte s’étendent fort au-delà de ces êtres qui ne sont considérés que comme soumis au mouvement. Mais en traitant de cette espèce de puissance dans les définitions que nous allons donner de l’actualité, nous nous expliquerons aussi sur les autres espèces de puissance.

 

Nous avons déjà montré ailleurs que les mots de Puissance et de Pouvoir se prennent en plusieurs sens ; mais nous laisserons ici à côté toutes ces puissances qui ne sont ainsi animées que par pure homonymie ; car il y en a qui ne reçoivent cette dénomination que par suite d’une certaine ressemblance : par exemple, les Puissances en géométrie ; et l’on dit en parlant des choses qu’elles sont, géométriquement, possibles ou impossibles, par cela seul qu’elles sont ou ne sont pas d’une certaine façon.

 

Mais toutes les puissances qui se rapportent à la même espèce sont toutes aussi des principes ; et leur dénomination se rattache à une seule notion première de puissance qui peut être définie : « Le principe du changement dans un autre en tant qu’autre. » Ainsi, d’une part, la puissance de souffrir quelque chose est celle qui, dans l’être même qui souffre, est le principe du changement qu’un autre lui fait subir en tant qu’autre. Mais d’autre part, il y a aussi, dans l’être, un état d’impossibilité qui fait qu’il n’est point altéré en pire, et n’est pas détruit par un autre en tant qu’autre, qui agit sur lui comme principe du changement. On voit qu’en effet, dans toutes ces définitions, se trouve impliquée la notion de la puissance, au sens premier de ce mot.

 

D’ailleurs, ces puissances mêmes sont ainsi dénommées, soit parce que l’être fait simplement quelque chose ou souffre quelque chose, soit parce que c’est en bien qu’il agit ou qu’il souffre l’action. Par conséquent, dans la notion de ces dernières puissances, se trouve, on peut dire, implicitement comprises les notions des puissances antérieures.

 

Il est donc évident que, en un sens, ce n’est qu’une seule et unique puissance que celle d’agir et de souffrir ; car on peut dire d’une chose qu’elle est douée de puissance, soit qu’elle puisse elle-même souffrir une action, soit qu’elle puisse agir sur une autre, en lui faisant souffrir une action quelconque. Mais, en un autre sens, on peut dire aussi que cette puissance d’agir et de souffrir est différente.

 

L’une de ces puissances, en effet, est dans l’être qui souffre ; car cet être souffre ce qu’il souffre, soit parce qu’il a en lui un certain principe, soit parce que sa matière même est un certain principe de sujétion ; de plus, il souffre différemment selon les êtres différents qui agissent sur lui. Ainsi, la graisse même peut devenir inflammable, et une matière molle peut être écrasée ; et l’on pourrait citer de ces exemples en foule.

 

L’autre puissance est dans l’agent ; et, par exemple, la chaleur est dans ce qui échauffe ; l’art de la construction est dans l’artiste qui construit. Aussi, jamais un être, tant qu’il reste dans la nature qui lui est propre, ne peut rien souffrir lui-même de lui-même, attendu qu’il est Un nécessairement, et qu’il n’est pas autre.

 

L’Impuissance et l’Impuissant, c’est la privation, qui est le contraire de la puissance, telle que nous venons de l’analyser ; et par suite, la puissance et l’impuissance se disent toujours de la même chose et sous le même rapport.

 

D’ailleurs, la privation se prend en plusieurs acceptions diverses. Elle s’applique à l’être qui n’a pas une certaine qualité ; à l’être qui ne l’a pas lorsque par nature il devrait l’avoir, qui ne l’a pas du tout, ou ne l’a pas au temps où sa nature devrait la lui assurer, ou qui ne l’a pas d’une certaine manière ; et, par exemple, qui ne l’a pas du tout, ou qui ne l’a que d’une façon insuffisante, à quelque degré que ce soit. Enfin, dans certains cas, on dit aussi que les êtres éprouvent une privation, quand c’est une force majeure qui leur ravit les propriétés que naturellement ils devraient avoir.

 

Chapitre 2

Comme, parmi les principes du genre de ceux dont nous venons de parler, les uns se trouvent dans des êtres sans vie, et que les autres se trouvent dans des êtres animés, en leur âme, et dans cette partie de l’âme qui possède la raison, [1046b] il s’ensuit évidemment que, parmi les puissances aussi, les unes sont irraisonnables, et que les autres sont douées de raison.

 

C’est là ce qui fait qu’on appelle puissances, ou facultés, tous les arts et toutes les sciences qui produisent quelque chose ; car ce sont là aussi des principes qui déterminent le changement dans un autre en tant qu’autre. Les puissances douées de raison restent toutes identiquement les mêmes par rapport aux deux contraires. Mais les puissances irrationnelles n’en produisent absolument chacune qu’un seul ; ainsi la chaleur ne fait qu’échauffer, tandis que l’art de la médecine peut s’appliquer tout à la fois à la maladie et à la santé. La cause en est que la science est une notion rationnelle, et que c’est la même notion qui nous fait connaître, et la chose, et sa privation. Seulement ce n’est pas tout à fait sous le même aspect. En un sens, la notion s’applique aux deux à la fois ; mais, en un autre sens aussi, elle s’applique davantage à ce qui est son objet propre.

 

Il en résulte nécessairement que ces sortes de sciences font également connaître les deux contraires ; mais elles s’appliquent en soi et directement à l’un des deux, tandis que ce n’est pas en soi qu’elles se rapportent à l’autre. Ici donc, on a la notion essentielle de l’un des contraires, tandis que, pour l’autre, la notion n’est en quelque sorte qu’accidentelle et indirecte- C’est par négation et par ablation qu’alors la science nous montre le contraire, puisque la privation primordiale, c’est précisément le contraire de la chose ; c’est-à-dire, l’ablation et la disparition de l’autre contraire.

 

C’est que les contraires ne peuvent jamais coexister dans le même objet, tandis que la science est une puissance, parce qu’elle a la raison en partage, et que l’âme a le principe du mouvement. Loin de là : un objet sain, par exemple, ne produit exclusivement que la santé ; le chaud ne produit exclusivement que la chaleur ; le froid ne produit que le refroidissement. Mais, quand on sait les choses, on produit à son gré l’un ou l’autre contraire. La notion des deux se trouve dans l’âme, qui a l’initiative du mouvement, bien qu’elle ne s’y trouve pas de la même manière.

 

Par suite, l’âme, en réunissant les deux contraires dans le même centre, les mettra l’un et l’autre en mouvement, par la vertu du même principe. Voilà comment les puissances qui agissent par raison, font tout l’opposé des puissances irrationnelles, parce que les contraires sont alors contenus dans un seul principe, qui est la raison. Il est également évident que la puissance de faire bien, suppose toujours la puissance simple de faire, ou de souffrir, tandis que cette dernière ne suppose pas toujours l’autre ; car nécessairement pour faire bien, il faut aussi, tout d’abord, faire ; tandis que, quand on fait simplement, il n’y a pas de nécessité absolue qu’on fasse bien.

 

Chapitre 3

Il y a quelques philosophes qui prétendent, comme les Mégariques, que l’on n’a de puissance absolument qu’au moment où l’on agit ; et que là où l’on n’agit pas, on n’a pas non plus de puissance. Ils soutiennent, par exemple, que celui qui ne construit pas ne peut pas construire, mais que celui qui construit est le seul qui ait la puissance de construire, au moment où il construit. Et de même, pour tout le reste.

 

Il n’est pas difficile de voir toutes les conséquences insoutenables de cette théorie. En effet, il s’ensuivrait évidemment qu’il n’y a plus de constructeur, du moment que le constructeur ne construit pas. Et cependant, on entend toujours par Constructeur celui qui est en état de pouvoir construire. La même remarque s’appliquerait également à tout autre art. Si donc il est impossible de posséder les arts de ce genre quand on ne les a pas appris, de soi-même ou de quelqu’un, [1047a] et s’il n’est pas moins impossible de ne plus les posséder sans qu’on ne les ait perdus, ou par un simple oubli, ou par une affection quelconque, ou par l’effet du temps, car ce n’est pas que la chose elle-même ait disparu puisque l’art subsiste toujours, il faudrait en conclure que, dès que l’artiste cesserait de pratiquer l’art, il ne le posséderait plus.

 

Mais alors, par quelle acquisition soudaine peut-il tout à coup se mettre à travailler et à construire ? Même objection pour ce qui regarde les choses inanimées. Par exemple, à ce compte, ni le froid, ni le chaud, ni le doux, en un mot aucun objet sensible, n’existeraient plus du moment que nous ne les sentirions plus. Ainsi, c’est au système de Protagoras qu’en reviennent nos philosophes.

 

Par la même raison, aucun être sensible n’aura la faculté de sentir, quand il ne sent pas, et qu’il n’agit pas actuellement. Mais si l’on appelle aveugle l’être qui n’a pas la vue, dont la nature a doué sa race, et qui ne l’a pas à. l’époque où la nature voudrait qu’il l’eût, il s’ensuivra, d’après cette théorie, que les mêmes hommes pourront plusieurs fois par jour être aveugles ou sourds.

 

Autre objection. Si l’on entend par Impossible ce qui a été privé de sa puissance, il en résulte que ce qui n’a pas été produit sera impuissant à se produire jamais. Mais dire que ce qui ne peut pas se produire est ou sera, c’est une énorme erreur, puisque le mot d’Impossible ne signifiait que cette impossibilité.

 

Par conséquent, ces théories suppriment le mouvement et la production des choses. Par exemple, ce qui a été assis restera toujours assis ; 2 ne se relèvera plus une fois qu’il se sera assis, attendu que ce qui ne peut actuellement se relever est dans l’impuissance de se relever jamais.

 

Mais si ce sont là des doctrines qu’on ne peut défendre, il est clair que la puissance et l’acte sont des choses très différentes, tandis que ces systèmes les identifient et les confondent. Ce n’est pas une distinction de petite importance qu’ils risquent ainsi d’effacer.

 

Ce qui est très concevable, c’est qu’une chose, qui peut être, ne soit pas, et qu’une chose, qui peut ne pas être, soit cependant. De même encore, dans toutes les autres catégories ; et, par exemple, un être qui est capable de marcher peut ne marcher pas, et un être qui est capable de ne pas marcher peut, au contraire, marcher fort bien.

 

Or, l’on dit d’un être qu’il a une certaine puissance, ou faculté, s’il n’y a pour lui aucune impossibilité d’agir, quand la puissance qu’on lui attribue doit passer réellement à l’acte. Voici ce que je veux dire : c’est que, si, par exemple, quelqu’un a la faculté de s’asseoir, et s’il a l’occasion de le faire, il n’y ait pour lui aucune impossibilité à s’asseoir effectivement. Même remarque, s’il s’agit d’être mû ou de mouvoir, de se tenir debout ou de mettre quelque chose debout, d’être ou de n’être pas, de se produire ou de ne pas se produire.

 

Le mot d’Acte, appliqué à la réalisation complète d’une chose, a été emprunté surtout des mouvements, pour être transporté de là à tout le reste, attendu que c’est surtout le mouvement qui paraît être un acte réel. Voilà pourquoi on n’attribue jamais le mouvement aux choses qui ne sont pas, bien qu’on leur attribue d’autres catégories. Ainsi, l’on dit bien, des choses qui ne sont pas, qu’elles sont intelligibles, ou qu’elles sont désirables ; mais on ne dit jamais d’elles qu’elles sont en mouvement ; et cela, parce que, n’existant pas en fait, elles seraient en fait de cette manière. C’est que, parmi les choses qui ne sont pas, quelques-unes sont en puissance ; [1047b] mais on ne peut pas dire qu’elles sont, parce qu’elles ne sont pas complètement en acte, en Entéléchie.

 

Chapitre 4

Si donc le possible, tel que nous l’entendons, n’est possible qu’en tant que, par la suite, il pourrait se réaliser, il est évident qu’on ne peut pas dire avec vérité d’une chose qu’on regarde comme possible, qu’elle ne se réalisera jamais, puisque alors la notion véritable de l’impossible nous échapperait. Je cite un exemple, et je dis que c’est comme si l’on soutenait que la diagonale peut être mesurée, mais que cependant elle ne le sera pas ; et qu’on pensât qu’il n’y a rien d’impossible en cela, attendu que rien n’empêche, en effet, qu’une chose qui peut être, ou qui peut se produire, ne soit point, ou ne se produise jamais.

 

Or des données que nous venons de poser, c’est-à-dire en admettant cette hypothèse qu’une chose qui n’est pas mais peut être, est, en effet, ou s’est produite, il n’en résulte pas nécessairement la moindre impossibilité. Mais évidemment il est de toute impossibilité de prétendre que la diagonale est commensurable, puisque mesurer la diagonale est chose absolument impossible.

 

L’explication de ceci, c’est qu’il ne faut pas confondre l’erreur et l’impossibilité. Si je dis, en effet, que vous vous tenez actuellement debout, ce peut bien être une erreur ; mais il n’y a là rien d’impossible. On voit non moins clairement que, si A étant, B doit nécessairement être, du moment où A est possible, B doit nécessairement être possible aussi ; car s’il n’y avait pas nécessité qu’il fût possible, rien n’empêcherait qu’il fût impossible.

 

Soit donc A possible. Dès qu’il est possible que A existe, si l’on admet que A est en effet, il n’en résulte aucune impossibilité. Mais il faut alors nécessairement que B existe aussi ; or, on le supposait impossible. Admettons, puisqu’on le veut, qu’il soit impossible. Si B est impossible, A doit l’être nécessairement ; et il est nécessaire également que B le soit. Mais A était supposé possible ; et, par conséquent, B l’était ainsi que lui. Si donc A est possible, B ne peut pas manquer de l’être, puisque A et B étaient dans cette relation que, A étant, B devait être nécessairement.

 

Si A et B ont ce rapport entre eux, il est impossible que B soit comme on le dit. Il s’ensuit que A et B ne se rapportent pas non plus l’un à l’autre de la manière qu’on le prétendait. Et si A étant possible, il s’ensuit que B doit nécessairement l’être comme lui, du moment que A existe, il faut nécessairement que B existe pareillement. En effet, ce qu’on voulait dire en affirmant qu’il y avait nécessité que B fût possible du moment que A était possible, c’est qu’il suffit que A soit possible, qu’il le soit à. un certain moment et d’une certaine manière, pour que B le soit nécessairement aussi, au même moment et de la même manière que l’est A.

 

Chapitre 5

De toutes les puissances, ou facultés, que nous pouvons posséder, les unes sont naturelles et innées, comme les facultés des sens ; les autres viennent de l’exercice et de l’habitude, comme le talent du joueur de flûte ; d’autres encore résultent d’un apprentissage, comme les arts qu’on acquiert par l’étude. Pour les facultés qui sont le fruit de l’habitude et de la réflexion, il faut nécessairement, pour les acquérir, que les êtres aient été antérieurement en acte. Mais pour celles qui ne viennent pas de cette source, comme pour celles qui ne sont pas passives, cette disposition antérieure n’est pas nécessaire.

 

[1048a] Le possible est toujours possible relativement à une certaine chose, dans un certain moment, d’une certaine façon, c’est-à-dire, avec toutes les circonstances que comporte sa définition entière. Or, il y a des êtres doués de raison qui ont l’initiative du mouvement ; et les facultés de ceux-là s’exercent rationnellement. Mais il y a aussi des êtres privés de raison ; et leurs facultés, ou puissances, s’exercent sans que la raison intervienne. Les premières de ces facultés sont de toute nécessité dans un être animé ; les autres peuvent exister à la fois, soit dans les êtres animés, soit dans les êtres sans vie.

 

Pour les êtres sans vie, il y a nécessité, du moment que le patient et l’agent se rencontrent, comme ils le peuvent, que l’un agisse et que l’autre souffre. Mais pour les facultés rationnelles, ce n’est pas une condition nécessaire. En effet, toutes les facultés irraisonnables ne sont faites que pour produire, chacune, l’action unique qui leur est propre, tandis que les facultés rationnelles sont capables des contraires.

 

Cependant, on ne peut pas dire que, par suite, ces facultés iront jusqu’à produire les deux contraires à la fois, puisque c’est d’une absolue impossibilité. Mais il y aura toujours nécessairement un des principes qui l’emportera, et qui restera le maître : je veux dire que ce sera, ou le désir, ou la préférence réfléchie. Quel que soit donc l’objet du désir, on le satisfera toujours souverainement, quand on sera en mesure de le pouvoir, et qu’on sera à portée du patient qui doit souffrir l’action. Par conséquent, pour tout être qui peut agir rationnellement, il y a nécessité qu’il fasse la chose qu’il désire, du moment qu’il a la puissance de la faire, et qu’il la fasse dans la mesure où il a cette puissance.

 

Or, on a la puissance d’agir, dès que le patient est présent, et qu’il est dans les conditions voulues. Si toutes ces conditions ne se rencontrent pas. on ne pourra point faire la chose. Il est bien entendu, d’ailleurs, sans qu’on ait besoin de l’ajouter, qu’il faut aussi qu’il n’y ait aucun empêchement extérieur ; car l’être a la puissance de faire dans la mesure même où cette puissance existe. Ce n’est pas un pouvoir absolu qu’il possède ; mais ce pouvoir dépend de certaines circonstances, parmi lesquelles sont compris aussi les obstacles que le dehors peut opposer, puisque ces obstacles suppriment, pour la chose, quelques-unes des conditions essentielles de sa définition.

 

Aussi, on aurait beau vouloir tout à la fois les deux choses et désirer les faire, on n’en fera pas deux simultanément, pas plus qu’on ne fera les contraires ; car ce n’est pas de cette façon qu’on en a la puissance simultanée ; il n’existe pas de puissance qui soit en état de les faire toutes deux à la fois, puisqu’on ne fait jamais les choses que comme on a la puissance de les faire.

 

Chapitre 6

Après avoir étudié la puissance qui est relative au mouvement, analysons l’acte lui-même ; et montrons ce que nous entendons par l’Acte, et ce qu’il est dans ses modifications diverses. Ces divisions,, en effet, ; nous feront voir clairement, et du mime coup, que le possible n’est pas simplement, pour nous, ce qui naturellement peut mouvoir une autre chose ou être mû par elle, soit absolument, soit clans une certaine mesure, mais aussi que le mot Possible a, selon nous, une seconde signification. Aussi bien, dans nos études, avons-nous déjà touché ces sujets.

 

L’acte d’une chose veut dire qu’elle n’est pas dans cet état où nous disons d’elle qu’elle est en simple puissance. Or, nous disons d’une chose qu’elle est en puissance, quand nous disons, par exemple, que la statue d’un Hermès est dans le bois, comme la moitié d’une ligne est dans la ligne entière, parce qu’elle pourrait en être tirée. On dit de même de quelqu’un qu’il est savant, même lorsqu’il ne pratique pas actuellement la science, mais parce qu’il pourrait la pratiquer à un certain moment.

 

Le sens que nous voulons donner au mot d’Acte deviendra manifeste par l’induction appliquée aux exemples particuliers, sans, d’ailleurs, qu’on puisse prétendre arriver en tout cela à une définition très spéciale, et sans vouloir plus que des analogies générales. L’acte, c’est, par exemple, le rapport de l’ouvrier qui construit effectivement à celui qui peut construire ; [1048b] le rapport de l’homme qui est éveillé à celui qui dort ; le rapport de l’homme qui regarde à celui qui ferme les yeux, tout en ayant le sens de la vue. C’est encore le rapport de l’objet tiré de la matière à la matière elle-même ; enfin, c’est le rapport de ce qui est travaillé à ce qui ne l’est pas.

 

Des deux membres de cette différence, que l’un soit, pour nous, l’Acte tel que nous le définissons, et que l’autre soit simplement le Possible. Du reste, toutes choses ne sont pas en acte de la même manière, et elles ne le sont quelquefois que proportionnellement, comme lorsqu’on dit que, de même que telle chose est dans telle chose ou relativement à telle chose, de même une seconde chose est dans telle autre, ou relativement à telle autre. Car tantôt l’acte, c’est le mouvement selon la puissance ; tantôt, c’est l’existence, par rapport à une matière quelconque.

 

Quant à l’infini et au vide, et aux choses de cet ordre, on leur applique les mots d’Acte et de Puissance Dans un autre sens qu’à la plupart des êtres, quand, par exemple, on dit d’un être qu’il voit, ou qu’il marche, ou qu’il est vu. Ces choses, en effet, peuvent être vraies, ou d’une manière absolue, ou seulement à un moment donné. On dit d’une chose, tantôt qu’elle est visible, parce qu’elle est vue effectivement ; et tantôt, on le dit parce qu’elle pourrait être vue.

 

Mais on ne dit pas de l’infini qu’il est en puissance parce qu’il pourrait avoir effectivement une existence séparée et individuelle, mais seulement parce qu’il peut être conçu comme tel par la pensée. En effet, c’est parce que la division de l’infini ne peut jamais s’arrêter qu’on admet qu’un acte de ce genre est en puissance ; mais ce n’est pas parce qu’il est séparé réellement.

 

Jamais les actions qui ont une limite ne sont elles-mêmes un but ; elles sont seulement des moyens pour arriver au but poursuivi. Par exemple, quand on cherche à se faire maigrir, c’est la maigreur qui est le but. Mais, si les choses qui font maigrir sont bien alors dans une sorte de mouvement, elles ne sont pas cependant la fin que le mouvement doit atteindre ; cette tendance à la maigreur n’est pas une action ; ou du moins, ce n’est pas une action complète, parce que cette action n’est pas le but.

 

Le but véritable, c’est l’action où est implicitement comprise la fin qu’on se propose. L’action est complète, par exemple, quand on dit : « Il voit, ou il a vu » ; elle l’est aussi quand on dit : « Il réfléchit, il pense, il a pensé. » Elle ne l’est pas quand on dit : « Il apprend, ou il a appris, » pas plus qu’elle ne l’est quand on dit : « Il se guérit, ou il s’est guéri ; il est heureux, ou il a été heureux ; il est bien, ou il a été bien. »

 

S’il n’en était pas ainsi, il faudrait qu’on cessât d’être ce qu’on est, comme cela a lieu quand on maigrit. Mais ici ce changement ne se produit pas ; on vit actuellement heureux, et l’on a vécu heureux antérieurement. Aussi faut-il appeler ces phénomènes, les uns des mouvements, les autres des actes.

 

Tout mouvement est incomplet, comme le sont l’amaigrissement, l’étude, la marche, la construction. Ce sont là néanmoins autant de mouvements ; mais ces mouvements sont incomplets ; car ce n’est pas dans un seul et même moment qu’on marche et qu’on a marché, qu’on bâtit et qu’on a bâti, qu’on devient quelque chose et qu’on est devenu, qu’on meut ou qu’on a mû soi-même. Évidemment, c’est un autre être qui meut, et un autre qui est mû.

 

Au contraire, c’est la même chose qu’on peut tout à la fois voir et avoir vue, qu’on pense et qu’on a pensée. Ici, c’est ce que j’appelle un acte ; et là, ce que j’appelle un mouvement.

 

D’après tout ce que nous venons de dire, et ce qu’on pourrait encore y ajouter, on doit se rendre assez bien compte de ce que c’est que d’être en acte, d’être actuellement.

 

Chapitre 7

Essayons de préciser les cas où l’on peut dire d’une chose qu’elle est en puissance, et les cas où elle n’y est pas ; car elle ne peut pas y être à un moment quelconque indifféremment. [1049a] Par exemple, l’élément de la terre est-il ou n’est-il pas en puissance un homme ? La question pourrait surtout être faite quand l’élément de la terre est changé déjà en liqueur prolifique ; mais, même dans ce cas, on ne saurait nier qu’il n’y ait tel moment où cette transformation ne puisse pas encore avoir lieu. Il en est en ceci comme en médecine. Tout être sans exception ne peut pas être guéri par le médecin, pas plus qu’il ne l’est au hasard ; mais il y a tel être qui peut guérir, et l’on dit alors que cet être est guéri en puissance.

 

Pour tout ce que la pensée peut faire passer de la simple puissance à la réalité actuelle et complète, on peut dire qu’il suffit de le vouloir, pourvu toutefois qu’aucun obstacle extérieur ne s’y oppose. Mais ici, pour reprendre l’exemple de l’être qui est guéri, il faut que ce soit en lui qu’il n’y ait absolument rien qui s’oppose à sa guérison.

 

Même remarque quand on dit d’une maison qu’elle est en puissance. Cela signifie qu’elle se réalisera, s’il n’y a rien, dans celui qui l’a conçue, ni dans la matière dont elle sera faite, qui s’oppose à ce que la maison se produise ; et s’il n’y a rien, ni à ajouter, ni à retrancher, ni à changer, pour que la maison soit en puissance. On peut en dire encore autant de toutes les choses qui ont en dehors d’elles-mêmes le principe de leur production, et également de celles qui, ayant ce principe intérieurement en elles, se réalisent, s’il n’y a pas d’obstacle extérieur qui les en empêche.

 

Ainsi, la liqueur prolifique n’est pas encore en puissance, puisque auparavant il faut qu’elle soit déposée dans un autre être, et qu’elle y subisse un changement. C’est seulement lorsque, tout en conservant le même principe, elle est dans le lieu où elle doit être, qu’elle est alors réellement en puissance ; et, pour qu’il en soit ainsi, il est besoin pour elle d’un autre principe. On peut également dire de la terre qu’elle n’est pas encore la statue en puissance, puisqu’il faut que préalablement elle se change en airain.

 

L’objet que nous dénommons n’est pas, on peut dire, la chose même ; mais il est fait de cette chose ; et, par exemple, le coffre n’est pas bois, mais il est de bois ; de même le bois n’est pas terre, mais il est de terre. Si la terre à son tour n’est pas, au même titre, un objet différent, et si elle est elle-même dénommée d’après un objet d’où elle sort, c’est toujours cet objet ultérieur qui est absolument en puissance. Ainsi, le coffre n’est pas en terre ; il n’est pas terre non plus ; mais il est en bois. C’est qu’en effet le bois est coffre, en puissance ; il est la matière absolue du coffre pris lui-même absolument ; de même aussi que tel bois particulier est la matière de tel coffre particulier.

 

S’il y a un terme primitif, qui ne soit plus dénommé par dérivation d’après une autre chose, et qui ne soit plus fait en cette chose, c’est qu’on est arrivé à la matière première. Si, par exemple, on dit que la terre est d’air, et que l’air ne soit pas le feu, mais qu’il soit fait de feu, le feu est alors la matière première, en tant qu’il est tel objet individuel et telle substance.

 

Précisément, ce qui fait la différence entre l’universel et le sujet, c’est que l’un est un objet particulier, et que l’autre ne l’est pas. Ainsi, par exemple, le sujet qui subit les modifications, c’est l’homme, son corps, son âme ; et la modification, c’est l’instruction, la blancheur, etc. L’instruction pénétrant dans le sujet, on ne dit pas que le sujet est l’instruction, mais on dit qu’il est instruit. On ne dit pas davantage que l’homme est la blancheur ; on dit qu’il est blanc ; pas plus qu’on ne dit qu’il est la marche et le mouvement ; mais on dit qu’il marche et qu’il se meut, comme on disait tout à l’heure que l’objet est de telle ou telle chose.

 

Dans tous les cas de ce genre, le terme dernier, c’est la substance ; dans tous ceux qui ne sont pas de la substance, mais où il s’agit d’une certaine forme, et où il y a un attribut spécial, le terme dernier est la matière et la substance matérielle. C’est que l’on a bien raison de déterminer l’objet, dont on dit qu’il est fait de telle chose, par la matière qui le compose et par les qualités qu’il a ; car la matière et les qualités qu’elle peut avoir [1049b] sont indéterminées.

 

En résumé, nous avons exposé dans quels cas il faut dire qu’une chose est en puissance, et dans quels cas elle n’y est pas.

 

Chapitre 8

D’après ce que nous avons dit plus haut, sur les acceptions diverses du mot d’Antérieur, on doit bien voir que l’acte est antérieur à la puissance. Et quand je dis Puissance, je n’entends pas parler uniquement de cette puissance déterminée que nous avons appelée le principe du changement dans un autre en tant qu’autre ; mais je veux parler, en général, de tout principe quelconque de mouvement, ou d’inertie.

 

La nature en est aussi au même point ; car elle appartient au même genre que la puissance ; et elle aussi est un principe de mouvement. Seulement, ce n’est pas dans un autre ; c’est dans l’être lui-même, en tant qu’il est ce qu’il est. Pour toute puissance ainsi entendue, l’acte est antérieur, à la fois, pour la raison et substantiellement. Sous le rapport du temps, l’acte est tantôt antérieur, et tantôt, il ne l’est pas.

 

Il est facile de voir que, au point de vue de la raison, l’acte est antérieur à la puissance ; car l’idée première de puissance s’attache exclusivement à ce qui est en état de passer à l’acte. En effet, on n’appelle Constructeur que celui qui est en état de pouvoir construire ; on n’appelle Voyant que celui qui peut voir ; Visible, que ce qui peut être vu ; et ainsi de même pour tout le reste. Par conséquent, la notion rationnelle de l’acte est nécessairement antérieure à celle de puissance ; et la connaissance de l’acte est nécessairement aussi antérieure à la connaissance du possible.

 

Sous le rapport du temps, voici comment l’acte est antérieur à la puissance ; c’est que l’être qui produit un autre être, identique en espèce, si ce n’est numériquement, est antérieur à cet être. Je veux dire que, relativement à cet homme individuel qui existe actuellement, relativement à ce pain que j’ai sous les yeux, relativement à ce cheval, relativement à cet être qui voit, la matière, le blé et l’être capable de voir sont chronologiquement antérieurs. Les éléments qui, en puissance, sont déjà l’homme, le pain et l’être voyant, n’existent pas encore en acte et en fait.

 

Mais il y a d’autres êtres actuels d’où ils sont sortis et qui, sous le rapport du temps, doivent les avoir précédés ; car, si toujours c’est de l’être en puissance que vient l’être en acte, ce n’est que grâce à l’influence préalable d’un être qui lui-même est en acte également. Ainsi, un homme vient d’un homme, le musicien vient du musicien, quelque agent primitif étant toujours la cause du mouvement, et le moteur devant toujours exister antérieurement en acte.

 

Dans nos études sur la substance, il a été démontré que tout phénomène, qui se produit, vient de quelque chose sous l’action de quelque chose, et que la chose produite doit être d’une espèce identique à la cause d’où elle sort. C’est là ce qui fait qu’il semble impossible d’être constructeur, si l’on n’a déjà rien construit, d’être joueur de lyre, si l’on n’a déjà joué de la lyre, puisque celui qui apprend à jouer de la lyre apprend à en jouer en en jouant. Et de même pour tous les artistes.

 

De là, est venue cette assertion sophistique, à savoir qu’il n’est pas besoin de posséder une science pour faire tout ce que cette science doit enseigner ; car, dit-on, celui qui apprend une chose ne la possède point. Sans doute ; mais comme, pour tout phénomène qui se produit, il faut un phénomène qui l’ait précédé, et comme, pour tout ce qui se meut, en général il y a un mouvement antérieur, principe qui a été prouvé dans notre Traité du Mouvement, [1050a] il s’ensuit que, même lorsqu’on apprend une chose, on la sait déjà en partie nécessairement.

 

Ainsi donc, ces considérations nous montrent encore qu’à ce point de vue l’acte est antérieur à la puissance, sous le rapport de la génération et du temps.

 

Mais il ne l’est pas moins sous le rapport de la substance. D’abord, on peut remarquer que les êtres qui sont postérieurs en génération sont, au contraire, antérieurs par l’espèce et par la substance. Ainsi, l’homme fait est antérieur à l’enfant ; l’homme est antérieur au germe d’où il vient ; car l’un a la forme, que l’autre n’a pas encore.

 

C’est que tout phénomène qui se produit tend, et se dirige, vers un principe et vers une fin. Le principe, c’est le pourquoi de la chose, et la production n’a lieu qu’en vue de la fin poursuivie. Or, cette fin, c’est l’acte ; et la puissance n’est compréhensible qu’en vue de l’acte. C’est qu’en effet ce n’est pas pour avoir la vue que les animaux voient ; mais, au contraire, ils ont la vue afin de voir. De même, on ne possède la faculté de construire que pour construire effectivement ; on n’a la faculté de spéculer scientifiquement que pour se livrer à la spéculation ; mais on ne spécule pas la faculté de spéculer, à moins qu’on n’en soit encore à s’exercer. Or, de ceux même qui s’exercent à la spéculation scientifique, on ne peut pas dire encore qu’ils spéculent, si ce n’est d’une certaine façon ; et ils n’ont pas même besoin de spéculer pour se livrer à leur étude.

 

Quant à la matière, elle est aussi en puissance, puisqu’elle peut arriver à la forme ; mais lorsqu’elle est en acte, c’est qu’elle est déjà douée de la forme qu’elle doit avoir. De même encore pour toutes les autres choses, même pour celles dont la fin propre est un mouvement.

 

Aussi, la nature agit-elle absolument comme ces maîtres qui, après s’être assurés que leurs élèves sont effectivement savants, pensent avoir atteint leur but. Si les choses, en effet, ne se passaient point ainsi, on retrouverait ici l’Hermès de Pauson ; et pas plus pour la science que pour cette statue, on ne saurait si elle est dedans ou dehors. C’est l’œuvre qui est ici la fin ; et l’acte, c’est l’œuvre même, l’œuvre actuelle.

 

Voilà comment le mot même d’Acte est tiré de l’action qui exécute l’œuvre, et qu’il exprime la tendance à la réalisation complète de la chose. Il y a des cas où la fin dernière est l’usage ; et c’est ainsi que la fin de la vue, c’est la vision, l’organe de la vue n’ayant pas d’autre fonction possible que la vision même. Dans d’autres cas, il y a quelque chose de produit en dehors de l’acte ; ainsi, pour la faculté de construire, il se produit la maison, outre l’acte même qui la construit.

 

Dans le cas de la vision, il n’y en a pas moins une fin ; mais dans le cas de la maison édifiée, la fin est plus marquée que la puissance. Ainsi, l’action de construire se manifeste dans la chose construite ; cette action se produit, et elle existe, en même temps que la maison. Donc, toutes les fois qu’il se produit quelque réalité, en dehors même de l’usage de la faculté, l’acte se montre dans la chose qui a été faite, comme l’acte de bâtir se montre dans le bâtiment, comme le tissage se montre dans le tissu. Il en est de même pour une foule d’autres choses, et l’on peut dire, d’une manière générale, que le mouvement se montre dans le mobile qui est mû.

 

Mais, pour les choses où il ne se produit pas une oeuvre qui subsiste en dehors de l’acte même, l’acte est tout entier dans les êtres exclusivement. C’est ainsi que la vision est dans celui qui voit ; la spéculation est dans l’esprit de celui qui spécule, comme la vie est dans Pûmes On peut même en dire autant du bonheur ; [1050b] car il est aussi une vie, et une vie d’un certain genre.

 

Par conséquent, il est de toute évidence que la substance et la forme sont une sorte d’acte. Mais ce qu’il faut conclure non moins clairement de ces considérations, c’est que substantiellement l’acte est antérieur à la puissance, et qu’ainsi que nous l’avons démontré, il y a toujours un acte qui chronologiquement est antérieur à un autre, jusqu’à ce qu’on arrive enfin à l’acte même du moteur premier et éternel.

 

Ce qui prouve peut-être encore mieux la vérité de ce que nous disons sur la supériorité de l’acte, c’est que les choses éternelles sont, sous le rapport de la substance, antérieures aux choses périssables, et que rien de ce qui est éternel n’est en puissance. Et en voici la raison. Toute puissance comprend à la fois les deux termes de la contradiction ; car ce qui ne peut pas être ne saurait appartenir à quoi que ce soit. Mais tout ce qui est possible peut aussi n’être pas en acte. Donc, ce qui est simplement possible peut être ou n’être pas ; et, de cette manière, une même chose peut être et ne pas être. Dès lors, il est très possible que ce qui peut ne pas être ne soit point. Or, ce qui peut n’être point est périssable, ou d’une manière absolue, ou de cette façon où nous disons de lui qu’il peut ne pas être, ou relativement au lieu, ou à la quantité, ou à la qualité. Mais il est périssable absolument lorsqu’il est périssable dans sa substance même.

 

Ainsi, il n’y a jamais de chose absolument impérissable qui puisse être absolument en puissance ; mais rien ne s’oppose à ce qu’elle soit en puissance à certains égards, par exemple, sous le rapport de la qualité ou du lieu. Toutes les choses éternelles sont donc actuelles. Quant aux choses nécessaires, elles ne peuvent pas non plus être en puissance, puisque ce sont là les principes premiers, et que si les principes n’existaient pas, rien ne pourrait exister sans eux.

 

A plus forte raison, le mouvement n’a-t-il pas la puissance d’être ou de n’être pas, s’il s’agit d’un mouvement éternel ; et s’il s’agit d’un mobile qui soit éternellement mû, ce n’est pas non plus en puissance qu’il est mû, si ce n’est pour le point d’où il part, et pour celui où il se dirige. Rien n’empêche d’ailleurs que sa matière ne soit en puissance. C’est ainsi que le soleil, les astres et le ciel entier sont toujours en acte ; et il n’est pas à craindre que ce mouvement doive s’arrêter jamais, comme le redoutent les philosophes de la nature. Ces grands corps ne se fatiguent pas de leur action ; car, pour eux, le mouvement n’est pas, comme pour les êtres périssables, subordonné à la possibilité de la contradiction, qui pourrait leur rendre fatigante la continuité de leur mouvement.

 

C’est, en effet, quand la substance d’une chose est matière et puissance, et qu’elle n’est pas en acte, que cette défaillance peut avoir lieu. Mais les corps même qui sont sujets au changement, comme la terre et le feu, se rapprochent des corps impérissables, et ils les imitent. En effet la terre et le feu sont toujours en acte, parce qu’ils ont en soi, et par eux-mêmes, le mouvement qui les anime. Quant aux autres puissances, elles supposent toutes, d’après ce que nous en avons dit, l’alternative des contraires ; car ce qui peut produire telle sorte de mouvement peut aussi ne pas le produire. C’est là ce qui se passe dans les cas où la raison peut intervenir ; mais, quant aux puissances irrationnelles, il faut qu’elles soient présentes, ou ne le soient pas, pour déterminer l’un ou l’autre contraire, tout en restant les mêmes.

 

Si donc il y avait des natures, ou des substances, du genre de celles qu’imaginent les partisans par trop logiques des Idées, il y aurait un être possédant la science plutôt qu’il n’y aurait de science en soi ; il existerait un être qui serait mû plutôt qu’il n’y aurait de mouvement en soi ; car ces êtres seraient alors bien davantage des actes et des réalités, [1051a] tandis que la science et le mouvement n’en seraient que des puissances.

 

Concluons donc que l’acte est évidemment antérieur à la puissance, et à tout principe qui peut produire un changement quelconque.

 

Chapitre 9

L’acte d’une puissance louable et bonne est toujours meilleur et plus louable qu’elle ; voici ce qui le prouve. Tout ce qui n’est qu’à l’état de simple puissance peut réaliser égarement les contraires. Ainsi, l’être dont on dit qu’il peut être en santé, est aussi le même être qui peut être malade ; et il a ces deux possibilités à la fois ; car c’est une seule et même puissance que celle de se bien porter ou d’être malade, d’être en repos ou en mouvement, de bâtir la maison ou de l’abattre, d’être bâtie ou d’être abattue.

 

Ainsi, la faculté de pouvoir les contraires est simultanée. Mais ce qui est impossible, c’est que les contraires eux-mêmes le soient. Les actes ne peuvent pas coexister davantage, attendu qu’on ne peut pas, par exemple, être tout à la fois malade et bien portant. Il y a donc nécessité que l’un de ces contraires soit le bien ; mais la puissance s’applique indifféremment aux deux à la fois, ou ne s’applique même à aucun des deux. L’acte est donc au-dessus de la puissance.

 

Par une suite nécessaire, quand il s’agit du mal, l’accomplissement de la chose et l’acte valent moins que la simple puissance ; car le pouvoir comprend à la fois les deux contraires. Le mal n’existe donc pas indépendamment des choses réelles ; car le mal est par sa nature postérieure à la puissance. Aussi, dans les choses de principes comme dans les choses éternelles, n’y a-t-il point de mal, point de faute, point de corruption ; car la corruption fait certainement partie du mal.

 

C’est aussi par l’actualité et la réalisation qu’on trouve les propriétés des figures géométriques, puisque c’est en divisant ces figures qu’on arrive à comprendre leurs propriétés. Si elles étaient toujours décomposées, elles seraient toujours d’une pleine évidence ; mais, quand elles ne sont pas décomposées, elles ne sont évidentes qu’en puissance. Par exemple, pourquoi le triangle a-t-il ses angles égaux à deux droits ? C’est que tous les angles faits d’un seul côté d’une même ligne équivalent à deux droits. Si l’on élève une droite sur un côté du triangle, il suffit d’un coup d’œil pour que sur-le-champ la démonstration soit de toute évidence. Pourquoi l’angle inscrit dans le demi-cercle est-il toujours un angle droit ? C’est que, dès qu’on remarque que les trois lignes sont égales, deux qui sont la base et une perpendiculaire élevée du centre, on voit immédiatement la solution, pour peu qu’on sache de géométrie.

 

Par conséquent, il est de toute évidence que c’est en réalisant les choses qui ne sont qu’en puissance, qu’on arrive à les comprendre ; et cela tient à ce que la pensée est un acte de réalisation. Donc, en résumé, la puissance vient de l’acte ; et c’est pour cela qu’on connaît les choses en les faisant. L’acte considéré numériquement est, d’ailleurs, postérieur à la puissance, sous le point de vue de la production.

 

Chapitre 10

Parmi les acceptions diverses où l’on prend l’Être et le Non-être, exprimés, tantôt selon les formes des catégories, et tantôt selon la puissance ou l’acte de ces formes, ou selon les contraires, [1051b] l’Être, pris dans son acception éminente, c’est le vrai ou le faux.

 

Or, la vérité, ou l’erreur, pour les choses ne consiste qu’à les réunir, ou à les diviser. On est dans le vrai, si l’on pense que de qui est divisé est divisé, que ce qui est réuni est réuni ; on est dans le faux, quand on a une pensée qui est le contraire de ce que les choses sont, ou ne sont pas ; et ce qu’on dit alors est vrai ou faux.

 

Expliquons ce que nous entendons par là. Ce n’est pas, parce que nous croyons sincèrement que vous êtes blanc, que vous l’êtes ; au contraire, parce que vous êtes réellement blanc, en l’affirmant nous sommes dans le vrai. Comme il y a évidemment des choses qui sont toujours réunies et ne peuvent être séparées, que d’autres sont toujours séparées et ne peuvent être réunies, que d’autres encore peuvent être les deux contraires, Être, c’est être composé et être Un ; N’être pas, c’est ne pas être composé et être plusieurs.

 

Il s’ensuit que, pour les choses qui peuvent être, ou ne pas être, le même jugement devient vrai ou faux ; la même énonciation le devient également ; et à cet égard, on est indifféremment, tantôt dans le vrai, tantôt dans le faux. Mais pour les choses qui ne peuvent être autrement qu’elles ne sont, il n’y a pas, tantôt vérité, tantôt erreur ; les jugements concernant ces choses-là sont toujours vrais et toujours faux.

 

Quant à celles qui ne sont pas combinées, qu’entend-on pour elles par être, ou n’être pas ? Pour elles, qu’est-ce que le vrai et le faux ? Le composé n’existant pas, il n’est plus possible de dire que la chose est, quand il y a combinaison, et qu’elle n’est pas, quand il y a séparation, comme on dit que le bois est blanc, ou que le diamètre est incommensurable.

 

C’est que, pour les choses de ce genre, le vrai et le faux ne sont plus ce qu’ils sont pour les autres. Mais ne peut-on pas croire que, de même que la vérité est différente pour ses choses, l’Être varie également ? Il n’en est pas moins certain que là aussi, d’un côté est le vrai, et de l’autre côté, est le faux. Mais percevoir ces choses et les énoncer, voilà le vrai dans ce cas ; car il ne faut pas confondre l’affirmation et la simple énonciation ; et ne pas les percevoir, c’est les ignorer. ici, il ne peut pas y avoir d’erreur sur l’existence de la chose, si ce n’est indirectement.

 

Il en est absolument de même pour les substances non combinées ; à leur égard, il n’y a pas d’erreur possible, puisqu’elles sont toutes en acte et non pas en puissance. Autrement, elles pourraient se produire et se détruire ; mais, en ce moment, l’être même ne se produit pas et il ne périt pas non plus, parce que alors il devrait venir de quelque autre être.

 

Ainsi, pour les choses qui existent individuellement et actuellement, il n’y a pas de chance possible d’erreur. Seulement, on les pense, ou on ne les pense pas ; pour elles, on examine uniquement ce qu’elles sont, c’est-à-dire si elles sont, ou ne sont pas, telles ou telles choses. Quand l’Être est pris pour le vrai et que le Non-être est pris pour le faux, il y a, d’une part, vérité, si l’on réunit convenablement les choses ; il y a erreur, si on ne les réunit pas convenablement. Mais quant à l’être Un, s’il est, il est telle chose ; ou s’il n’est pas telle chose, c’est qu’il n’est pas du tout. [1052a] La vérité, c’est la pensée qu’on en a ; mais le faux n’est pas possible non plus que l’erreur ; c’est une pure ignorance, qui ne ressemble pas d’ailleurs à la cécité ; car, pour que ce fût de la cécité, il faudrait qu’on ne possédât même pas la faculté de l’entendement.

 

Il est encore évident que, pour les choses qui sont immobiles, il ne peut jamais y avoir une erreur de temps, du moment qu’on admet leur immobilité. Ainsi, on ne s’imaginera jamais, à moins qu’on ne suppose au triangle la possibilité de changer, que tantôt il a, et tantôt n’a pas, ses angles égaux à deux droits, puisque alors il faudrait qu’il changeât. Tout ce qu’on peut croire de la chose immobile, c’est qu’elle est ou qu’elle n’est pas. Par exemple, on croira que jamais aucun nombre pair ne peut être premier ; ou bien, on croira que tels nombres pairs sont premiers, et que tels autres ne le sont pas. Mais cette incertitude n’est pas même possible pour l’être qui est Un numériquement, puisque ici l’on ne peut plus penser qu’une partie existe, et que l’autre partie n’existe pas. On sera seulement, ou dans le vrai, ou dans le faux, dès qu’il s’agit d’une chose qui reste toujours ce qu’elle est.

LIVRE X

Chapitre 1

Dans ce que nous avons dit plus haut des acceptions diverses de certains mots, nous avons établi que le mot d’Unité a des significations multiples. Parmi ces significations diverses, il est quatre nuances que nous avons particulièrement distinguées, comme exprimant l’unité d’une manière primordiale et essentielle, et non d’une façon accidentelle et indirecte.

 

Ainsi, l’on appelle Un tout ce qui est continu, ou d’une manière absolue, ou qui du moins l’est éminemment par sa nature propre, et non point seulement par un simple contact ou par un simple lien. Parmi les continus eux-mêmes, celui-là est plus Un et est antérieur aux autres continus, dont le mouvement est le plus indivisible et le moins complexe. On appelle encore Un, et à plus juste titre, ce qui compose un tout, et présente une certaine forme et une certaine figure, surtout si l’être a cette totalité par sa nature particulière, et qu’il ne l’ait pas forcément, comme le ferait un collage, un clou, un nœud, mais qu’il porte en lui-même la cause de sa continuité.

 

Pour qu’il en soit ainsi, il faut que le mouvement de ce continu soit unique et indivisible, dans l’espace et dans le temps. Par conséquent, quand un objet a naturellement en lui-même la cause première de son mouvement premier, par exemple, en fait de translation, la cause d’un mouvement circulaire, il est clair que cet objet-là est une grandeur Une, dans l’acception primordiale de ce mot.

 

Ainsi donc, il y a des choses qui sont Unes à la façon dont nous venons de parler, ou comme continu, ou comme tout ; mais il y a aussi des choses qui sont Unes, parce qu’elles reçoivent une seule et même définition. Or, les choses qui ont une définition identique sont celles dont la notion rationnelle est Une, c’est-à-dire, dont la notion est indivisible ; et il n’y a de notion indivisible que pour ce qui est indivisible en espèce ou en nombre. L’indivisible numérique est l’être particulier individuel ; l’indivisible en espèce est ce qui est indivisible dans l’objet connu, et pour la science qui le connaît. Donc, l’unité première peut se définir précisément : Ce qui, dans les êtres substantiels, est cause de l’unité qu’ils présentent.

 

Voilà donc les acceptions principales du mot d’Unité. C’est d’abord le continu, qui l’est par sa nature propre ; puis, c’est le Tout ; puis encore, c’est l’individu, et enfin l’universel. Pour que toutes ces unités soient bien des unités, il faut, pour les unes, que leur mouvement soit indivisible, et, pour les autres, que ce soit leur notion, ou leur définition, qui ne puisse pas être divisée.

 

[1052b] On remarquera, d’ailleurs, qu’on ne doit jamais confondre les objets qu’on appelle Uns avec l’essence même de l’unité et sa définition. L’Un a toutes les acceptions que nous avons énumérées ; et tout être est appelé Un, du moment qu’on peut lui appliquer une de ces nuances. Mais l’essence, ou définition, de l’unité s’applique, tantôt à une des nuances énumérées plus haut, tantôt à tout autre objet qui se rapprocherait encore davantage du mot d’Unité, tandis que les autres ne sont Uns qu’en puissance.

 

Il en est ici comme des mots d’Élément et de Cause, selon qu’on s’étudie, soit à définir les choses réelles qui sont des causes ou des éléments, soit, à définir simplement ces deux noms. Ainsi, en un sens le feu est un élément ; et peut-être l’infini, ou quelque chose d’analogue, est-il aussi l’élément en soi ; mais, en un autre sens, le feu n’est pas l’élément. En effet, l’essence du feu et l’essence de l’élément ne sont pas identiques. Le feu est un élément, en tant qu’il est une certaine chose réelle et une certaine nature ; mais le nom même d’Élément signifie que le feu reçoit cet attribut, parce que le feu en est composé, comme de son primitif intrinsèque.

 

Même observation pour les mots de Cause, d’Unité, et tous autres mots analogues. C’est là ce qui fait qu’on peut dire qu’être essentiellement Un, c’est être indivisible, c’est être un objet réel, inséparable, soit à l’égard du lieu, soit à l’égard de la forme, soit par la pensée, soit même comme formant un tout et un être défini.

 

Mais, par-dessus tout, l’Unité est ce qui constitue la mesure première des choses en chaque genre, et éminemment, dans le genre de la quantité ; car c’est de là que la notion d’Unité s’est étendue à tout le reste, puisque c’est par la mesure que la quantité se révèle. La quantité, en tant que quantité, se fait connaître, soit par l’unité, soit par le nombre ; et c’est par l’unité qu’un nombre quelconque est connu. Par conséquent, toute quantité, en tant que quantité, est appréciée au moyen de l’unité ; et le primitif qui fait connaître la quantité est précisément l’unité même. Voilà pourquoi c’est l’unité qui est le principe du nombre, en tant que nombre.

 

De là vient aussi que, dans toutes les autres choses, on appelle mesure ce qui les fait primitivement connaître ; et la mesure de chaque chose en particulier est l’unité, soit en longueur, soit en largeur, en profondeur, en poids, en vitesse. Le poids et la vitesse s’appliquent indifféremment aux contraires, attendu que chacun de ces termes peut avoir deux sens. Pesant, par exemple, signifie tout à la fois, et ce qui a de la pesanteur d’une façon générale, et ce qui a une plus grande pesanteur. De même aussi, la vitesse est appliquée à ce qui a un mouvement de vitesse quelconque, et à ce qui a un mouvement de plus grande vitesse. C’est qu’en effet le corps qui a un mouvement plus lent a encore quelque vitesse, et que le plus léger des corps a néanmoins aussi quelque pesanteur.

 

Dans tout cela, la mesure, ou le principe, est toujours quelque chose qui est Un et indivisible. Et, par exemple, dans les mesures linéaires, c’est le pied qui est considéré comme insécable, parce qu’en toutes espèces de choses, la mesure qu’on cherche est une chose Une et indivisible ; en d’autres termes, une chose simple et absolue, soit en qualité, soit en quantité. La mesure à laquelle il paraît qu’il n’y a rien à enlever, rien à ajouter, voilà la mesure exacte.

 

Aussi est-ce particulièrement la mesure du nombre qui est de la plus grande exactitude, [1053a] puisqu’on admet que l’unité numérique est absolument indivisible à tous les points de vue ; et que, dans tout le reste, on ne fait guère qu’imiter et reproduire l’unité de nombre. En effet, sur la longueur d’un stade, sur le poids d’un talent, et généralement sur une quantité plus grande, une addition ou un retranchement peuvent se dissimuler bien mieux que sur une quantité moindre. Ainsi, l’on prend toujours pour mesure ce à quoi on ne peut primitivement, ni rien ôter, ni rien ajouter, sans qu’aussitôt les sens ne s’en aperçoivent, soit pour les matières liquides, soit pour les matières sèches, soit pour les poids, soit pour les étendues ; et l’on ne croit connaître la quantité d’une chose que quand ou la connaît par cette mesure évidente.

 

Il en est encore de même pour le mouvement. On le mesure par le mouvement absolu, c’est-à-dire, celui qui est le plus rapide possible, attendu que c’est ce mouvement qui a la moindre durée. Aussi, en astronomie, cette unité est-elle le principe et la mesure qu’on emploie. On y suppose que le mouvement du ciel est uniforme, et qu’il est le plus rapide de tous les mouvements ; et c’est d’après celui-là qu’on juge ensuite tous les autres. En musique, c’est le dièse qui est la mesure, parce que c’est le plus petit intervalle possible ; et dans les mots du langage, c’est la lettre. Dans tous ces cas, l’unité n’est pas quelque terme commun à tous ; mais c’est l’unité telle que nous l’avons expliquée.

 

Cependant, la mesure n’est pas toujours une unité numérique ; elle est parfois multiple. Par exemple, deux dièses sont la mesure en musique, non pas qu’on puisse les entendre ; mais ils sont nécessaires en théorie ; de même, dans le langage, il faut plusieurs sons qui nous servent de mesure. Le diamètre, le côté, et toutes les grandeurs se mesurent également par deux. L’unité est donc la mesure de toutes choses, parce que nous connaissons de quoi se compose la substance en la divisant, en quantité, ou en espèce.

 

Ce qui rend l’unité indivisible, c’est que le primitif est indivisible en toutes choses. Mais tout ce qui est indivisible ne l’est pas de la même manière, témoin le pied et la monade. Ainsi, la monade est absolument indivisible, tandis que le pied se partage en indivisibles, qui finissent par échapper à notre perception, ainsi que nous l’avons déjà expliqué ; car on peut dire que tout continu est divisible.

 

D’ailleurs, la mesure est toujours du même genre que les objets qu’elle sert à mesurer. C’est une grandeur qui mesure les grandeurs ; et, si l’on veut descendre dans le détail, une largeur est la mesure de la largeur, une longueur de la longueur, un son des sons, un poids du poids, une monade des monades. C’est bien de cette façon qu’il faut entendre les choses, et il ne faudrait pas croire que ce soit un nombre qui est la mesure des nombres. Cependant, on semblerait pouvoir le dire, du moment que la mesure est semblable à l’objet mesuré. Mais au fond la ressemblance n’existe pas ici ; et ce serait se tromper, autant que si l’on allait prétendre que ce sont des monades, et non pas la monade, qui sont la mesure des monades, puisque le nombre lui-même est déjà une somme de monades.

 

C’est par la même méprise que nous disons que la science et la sensation sont la mesure des choses. Il est bien vrai que nous connaissons les choses par leur intermédiaire ; mais la sensation et la science sont mesurées plutôt qu’elles ne mesurent. En ceci, il nous arrive précisément de savoir les choses comme nous savons quelle est la taille que nous avons, lorsqu’une autre personne venant nous mesurer, elle a porté tant de fois la coudée sur notre corps. C’est Protagoras qui prétend que l’homme est la mesure universelle des choses ; mais quand il dit l’homme, cela revient à dire l’homme qui sait, l’homme qui sent ; [1053b] et il les désigne tous deux, parce que l’un a la science, et l’autre, la sensation, que nous prenons pour la mesure des objets. En ne disant rien au fond, il semble cependant que ce soit là énoncer quelque vérité extrêmement merveilleuse.

 

En résumé, on peut voir clairement que l’unité, si l’on se borne à considérer le nom qui la définit, est surtout une sorte de mesure, et que cette mesure s’applique éminemment à la quantité, et ensuite à la qualité. Pour remplir ce rôle, la mesure doit être indivisible, ici en quantité, et là en qualité. L’unité est donc indivisible, soit d’une manière absolue, soit tout au moins en tant qu’elle est l’unité.

 

Chapitre 2

Quant à l’essence et à la nature de l’unité, il nous faut reprendre la recherche que nous avons effleurée plus haut dans nos Questions, et nous demander ce qu’est l’unité en elle-même, et quelle est l’idée que nous devons nous en faire. L’unité est-elle par elle-même une substance réelle, comme l’ont cru les Pythagoriciens d’abord, et comme Platon le crut après eux ? Ou bien plutôt, n’y a-t-il pas une nature servant de support à l’unité ? Et ne faut-il pas, pour parler plus clairement de l’unité, se rapprocher davantage des philosophes physiciens, pour qui l’unité est tantôt l’Amour, tantôt l’Air, et tantôt l’Infini ?

 

S’il est impossible que jamais un universel quelconque soit une substance réelle, ainsi que nous l’avons démontré dans nos études sur la Substance et sur l’Être ; s’il n’est pas possible non plus que l’universel soit une substance, en ce sens qu’il formerait une sorte d’unité en dehors de la pluralité, puisque l’universel n’est qu’un terme commun ; et si, enfin, il n’est qu’un simple attribut, il est tout aussi clair que l’unité ne peut pas être non plus une substance ; car l’Être et l’Un sont, de tous les attributs, ceux qui sont les plus généraux.

 

Il s’ensuit que les genres ne sauraient être des natures, et des substances séparées de tout le reste, et que l’unité ne peut pas davantage être un genre ; et cela, par les mêmes raisons qui font que l’Être, non plus que la substance universelle, n’en est pas un davantage. On peut ajouter que ceci doit s’appliquer de même à tout nécessairement. L’Être et l’Un ont autant d’acceptions diverses l’un que l’autre ; et de même que, dans l’ordre des qualités, tout aussi bien que dans l’ordre des quantités. l’Un est une certaine chose, et qu’il y a en outre une certaine nature, il est évident aussi qu’il faut, d’une manière générale, étudier l’Un comme on étudie l’Être, sans se contenter de dire, d’une manière insuffisante, que la nature de l’Un est d’être ce qu’elle est.

 

Certainement, pour les couleurs, l’Un est une couleur ; et, par exemple, c’est le blanc, si l’on admet que c’est du blanc et du noir que se forment toutes les autres couleurs, le noir étant la privation du blanc, comme l’obscurité est la privation de la lumière ; car l’obscurité n’est que cela. Par exemple, si les êtres étaient des couleurs, les êtres formeraient aussi un certain nombre. Mais un nombre de quoi ? Évidemment un nombre de couleurs ; et l’unité serait alors une unité de certaine espèce ; ce serait, par exemple, le blanc. De même encore, si les êtres étaient des sons, ils seraient toujours un nombre ; mais ce serait un nombre de dièses ou d’intervalles musicaux, et leur essence ne serait pas le nombre. L’unité serait, dans ce cas, quelque chose dont l’essence ne serait pas d’être une unité, mais d’être un dièse. [1054a] De même encore, si les articulations du langage étaient les éléments des choses, les êtres seraient encore un nombre de sons, et l’unité serait une lettre, une voyelle ou une consonne. Si c’étaient des figures rectilignes qui formassent les êtres, l’être serait un nombre de figures, et l’Un serait le triangle. Même raisonnement pour tous les autres genres.

 

On le voit donc : quoique, dans les modifications que les choses peuvent offrir, qualités, quantités, mouvement, il y ait des nombres, et que, dans toutes aussi, il y ait une certaine unité, on y distingue cependant leur nombre et l’unité de chacune d’elles, sans que d’ailleurs ce nombre soit la substance de la chose. Il en résulte qu’il doit en être absolument de même pour la catégorie des substances, puisque c’est là une condition qui s’étend à tout. Ainsi, dans tout genre quelconque, l’unité est bien une nature d’une certaine espèce, sans que cependant l’unité soit jamais à elle seule la nature de quoi que ce soit. Mais, de même que, dans l’ordre des couleurs, l’unité qu’on y peut chercher est aussi une couleur, qui est Une et particulière, de même aussi, pour l’ordre de la substance, on ne peut chercher dans la substance qu’une substance Une aussi, et individuelle ; et c’est là toute l’unité elle-même.

 

Ce qui prouve bien qu’à certains égards l’Être et l’Un se confondent, c’est d’abord que l’unité accompagne et suit, toujours les catégories diverses tout comme l’Être, et qu’elle n’est cependant non plus dans aucune, ni dans la catégorie qui exprime ce qu’est substantiellement la chose, ni dans celle qui exprime sa qualité, mais que l’Un y est absolument comme y est l’Être. En second lieu, ce qui prouve l’identité de l’Être et de l’Un, c’est qu’on n’ajoute absolument aucun attribut de plus à l’homme en disant Un homme, de même que le mot Être n’ajoute rien à la substance, à la qualité, à la quantité ; et que être Un revient tout à fait à dire que l’Être est particulier et individuel.

 

Chapitre 3

Il y a plusieurs nuances d’opposition entre l’unité et la pluralité ; et l’une de ces nuances est celle où l’unité et la pluralité sont opposées l’une à l’autre., comme le sont l’indivisible et le divisible ; et c’est ainsi qu’on appelle pluralité ce qui est divisé ou est divisible, tandis qu’on appelle unité ce qui est indivisible ou n’est pas divisé.

 

Or, les oppositions étant au nombre de quatre, et l’Unité et la Pluralité ne pouvant être considérées comme privation l’une de l’autre, l’unité et la pluralité ne peuvent être contraires entre elles, ni comme la contradiction, ni comme les termes appelés Relatifs. Mais l’unité s’exprime et se démontre par son contraire, l’indivisible par le divisible, attendu que la pluralité est plus accessible à nos sens, comme le divisible l’est plus aussi que l’indivisible. Par suite, la pluralité est, par sa notion, antérieure à l’indivisible, à cause de la perception que nous en avons.

 

Quant à l’unité, ses caractères sont, ainsi que nous les avons décrits dans la Classification des Contraires, l’égalité, la similitude et l’identité ; ceux de la pluralité sont, la diversité, la dissemblance et l’inégalité. Le mot d’Identité peut présenter plusieurs nuances ; et la première de de ces nuances, c’est l’identité numérique, comme nous la nommons quelquefois. Puis, il y a l’identité de ce qui est Un, à la fois sous le rapport de la notion et du nombre. Et c’est ainsi, par exemple, que vous êtes Un et identique à vous-même ; c’est l’identité de ce qui est Un spécifiquement et matériellement.

 

En troisième lieu, les choses sont identiques encore quand la définition de leur substance première est Une et la même. [1054b] Par exemple, toutes les lignes droites égales sont appelées identiques, de même que le sont entre eux les quadrangles égaux, à angles égaux, quoique d’ailleurs ils puissent être aussi nombreux qu’on le voudra. Dans tous ces cas, c’est leur égalité qui constitue leur unité.

 

On appelle Semblables les choses qui, sans être identiquement les mêmes, et tout en ayant entre elles une différence quant à leur substance constitutive, sont de la même espèce. Par exemple, un quadrangle plus grand est semblable à un plus petit ; et les droites inégales sont semblables entre elles ; mais si elles sont semblables, elles ne sont pas cependant tout à fait identiques et les mêmes. On nomme encore Semblables les choses d’espèce identique, et qui, susceptibles de plus et de moins, ne présentent cependant ni de moins ni de plus. Les choses sont encore appelées Semblables quand elles ont une même qualité, et qu’elles sont en outre d’une seule et même espèce. Par exemple, de deux objets dont l’un est très blanc et l’autre moins blanc, on dit qu’ils sont semblables par cela seul que l’espèce de leur couleur est Une et même.

 

On appelle encore Semblables des choses qui ont plus de points d’identité que de différence, soit d’une manière absolue, soit du moins dans l’apparence qu’on a sous les yeux. Ainsi, l’on dit que l’étain est semblable à l’argent, et que l’or ressemble au feu, par sa couleur jaune et rougeâtre.

 

Par une conséquence évidente, les expressions d’Autre et de Dissemblable ont également plusieurs acceptions. L’Autre est opposé au Même, parce que tout relativement à tout est, ou le même, ou autre. L’expression d’Autre s’emploie encore lorsque entre deux choses la matière n’est pas la même, mais que la définition est pareille. C’est ainsi que vous êtes Autre que votre voisin, et que votre voisin est Autre que vous. Il y a de plus une troisième acception du mot Autre à l’usage des Mathématiques. Ainsi, toutes les fois qu’on peut appliquer l’appellation d’Un et d’Être, on peut appliquer de la même manière l’appellation d’Autre ou d’Identique, pour tout dans son rapport avec tout.

 

Car il n’y a pas précisément de contradiction entre Même et Autre. Aussi cette expression d’Autre ne peut-elle pas s’appliquer à des choses qui ne sont pas, et qu’on nie, puisque de celle-là on dit seulement qu’elles ne sont pas les mêmes. Mais le mot d’Autre s’applique toujours à ce qui est, parce que l’Un et l’Être ne peuvent de leur nature qu’être Un, ou n’être pas Un. Voilà donc comment les expressions d’Autre et de Même peuvent être opposées entre elles.

 

Il ne faut pas d’ailleurs confondre Différent et Autre. L’Autre et l’objet relativement auquel il est autre, ne sont nécessairement Autres qu’en un seul point particulier, puisque l’objet est dans tout ce qu’il est Autre ou Identique. Au contraire, un objet qui est Différent de quelque autre objet en diffère à un certain égard ; et il y a, par conséquent, un certain même point relativement auquel les deux objets offrent de la différence. Ce point d’identité est, ou le genre, ou l’espèce. C’est qu’en effet ce qui est différent ne peut jamais différer que par le genre ou l’espèce : par le genre, quand les deux objets n’ont pas une matière commune, et qu’il n’y a pas entre eux possibilité de génération réciproque de l’un par l’autre ; comme, par exemple, tous les objets qui appartiennent à une autre classe de catégorie ; par l’espèce, pour les objets qui ont le même genre. On entend ici par le genre ce en quoi les objets qui diffèrent, reçoivent, sous le rapport de la substance, la même appellation. Les contraires sont différents, et l’opposition par contraires n’est qu’une sorte de différence.

 

Que tout ce que nous venons d’exposer soit exact, c’est ce dont on peut se convaincre par l’induction. Toutes les choses qui sont différentes entre elles paraissent aussi être les mêmes à certains égards ; et non seulement elles sont Autres d’une manière générale, mais tantôt elles sont Autres par le genre, tantôt elles sont dans la même classe de catégorie, [1055a] de telle sorte qu’elles sont à la fois Autres dans le même genre et les Mêmes par le genre. Mais nous avons expliqué ailleurs à quelles conditions les choses sont d’un même genre, ou d’un genre Autre.

 

Chapitre 4

Comme les choses qui diffèrent entre elles peuvent offrir plus ou moins de différence, il doit dès lors y avoir une différence qui soit la plus grande différence possible. Celle-là, je l’appelle la Contrariété, l’opposition des contraires. On peut s’assurer par l’induction que c’est bien là, en effet, la plus grande de toutes les différences possibles. C’est que les choses qui sont de genre différent n’ont pas moyen de marcher les unes vers les autres ; elles ont toujours de plus en plus de distance entre elles, et elles ne sont jamais susceptibles de se rencontrer. Mais, quand les choses ne diffèrent qu’en espèces, elles peuvent naître et venir des contraires, qui sont les points extrêmes. Or, la distance des extrêmes est la plus grande qu’on puisse imaginer ; et c’est précisément celle que les contraires nous présentent.

 

Ce qu’il y a de plus grand dans chaque genre peut être regardé comme parfait et fini. Car le plus grand est ce qui ne peut être surpassé ; et le parfait, le fini, c’est ce en dehors de quoi il n’y a plus rien à concevoir. La différence parfaite et finie atteint une fin, de même que l’on dit, de tout ce qui atteint sa fin, qu’il est fini et parfait. En dehors de la fin, il n’y a plus rien ; car en toute chose, la fin est le dernier ternie ; elle comprend et renferme tout le reste. Aussi, n’y a-t-il plus rien en dehors de la fin ; et le fini, le parfait, n’a-t-il plus besoin de quoi que ce soit.

 

Ceci donc montre bien que la contrariété est une différence finie et parfaite. Mais, comme le mot Contraires peut être entendu dans plusieurs acceptions diverses, la différence sera conséquemment parfaite dans la mesure où le sont les contraires eux-mêmes. Ceci posé, il est évident qu’un seul et unique contraire ne peut avoir plusieurs contraires. C’est qu’en effet il n’est pas possible qu’il y ait quelque chose de plus extrême que l’extrême. Il n’est pas davantage possible qu’une seule et unique distance ait plus de deux extrémités. D’une manière générale, si la contrariété est une différence, comme toute différence ne peut avoir que deux ternies, il s’ensuit que la différence parfaite et finie doit également n’en avoir que deux.

 

Il faut, en outre, que toutes les autres définitions des contraires s’appliquent aussi avec vérité à cette différence, puisque la différence parfaite et finie est celle qui diffère le plus. Or, il ne peut pas y avoir d’autres différences que celles du genre et de l’espèce, puisqu’il a été démontré qu’il n’y a pas de différence possible pour des choses qui sont hors du genre. Ainsi, la différence la plus grande possible est précisément dans le genre ; et les termes qui, dans un même genre, diffèrent le plus, ce sont les contraires ; leur plus grande différence est la différence parfaite et finie. Les choses qui, dans un même sujet capable de les recevoir, diffèrent le plus, sont contraires entre elles ; car les contraires ont une seule et même matière.

 

On appelle encore contraires les choses qui diffèrent le plus dans la même puissance, dans la même possibilité d’être ; car il n’y a qu’une seule et unique science pour un seul et unique genre, dans les choses où la différence parfaite est la plus grande possible.

 

La première des Contrariétés, c’est celle de la possession et de la privation. Mais il ne faut pas entendre ici toute privation sans exception ; car ce mot a bien des sens ; il ne faut comprendre que la privation parfaite et finie. C’est de ces deux contraires, privation et possession, que tous les autres tirent leur appellation : les uns, parce qu’ils possèdent telle ou telle qualité ; les autres, parce qu’ils agissent ou tendent à agir ; d’autres enfin, parce qu’ils acquièrent, ou perdent, les contraires en question, ou des contraires différents.

 

Si l’on comprend sous le nom d’Opposés, la contradiction, la privation, la contrariété et les relatifs, [1055b] la première de toutes ces oppositions, c’est la contradiction ; car il n’y a pas d’intermédiaire possible pour la contradiction, tandis qu’il put y en avoir pour les contraires ; et c’est par là évidemment que la contradiction doit être distinguée des contraires. Quant à la privation, elle est bien une sorte de contradiction ; car, lorsqu’un objet ne peut jamais avoir une certaine qualité, ou qu’étant fait naturellement pour l’avoir, il ne l’a pas, il en est privé, soit d’une manière absolue, soit d’une certaine manière, qui limite la privation qu’il subit.

 

Ici aussi, les acceptions du mot Privation sont nombreuses, comme nous l’avons démontré ailleurs. Par conséquent, la privation est une contradiction, ou une impuissance, de certaine espèce déterminée, ou impliquée dans le sujet même qui la subit. Il n’y a donc pas de moyen terme dans la contradiction. Loin de là, il est possible qu’il y en ait dans certains cas de privation. Ainsi, tout est égal, ou n’est pas égal ; mais tout n’est pas égal ou inégal, l’égalité ou l’inégalité n’ayant lieu que dans l’objet qui est d’abord susceptible d’égalité.

 

Si donc les productions matérielles des choses viennent des contraires, et si elles viennent toujours, soit de l’espèce et de la possession effective de l’espèce, soit d’une certaine privation de l’espèce et de la forme, il en résulte évidemment que toute Contrariété est bien une sorte de privation, mais que cependant toute privation n’est pas absolument une Contrariété.

 

Cette distinction tient à ce que le mot Privé, appliqué à un objet, peut avoir de nombreuses acceptions. Les termes extrêmes d’où viennent les changements sont des contraires proprement dits ; et c’est ce dont on peut s’assurer par l’induction. Toute opposition par contraires présente la privation de l’un des deux contraires ; mais tous les cas ne sont pas identiques. Ainsi, l’inégalité est la privation de l’égalité ; la ressemblance est la privation de la dissemblance, comme le vice est la privation de la vertu. Mais voici la différence, que nous avons déjà signalée. Tel objet est simplement et absolument privé de telle ou telle qualité ; tel autre n’en est privé qu’à un certain moment, et à un certain égard, par exemple, à un certain âge, ou dans une partie maîtresse, ou dans toutes les parties.

 

Voilà comment, dans certains cas, il y a des intermédiaires possibles : l’homme, par exemple, pouvant n’être, ni bon, ni mauvais ; et comment, dans certains cas, il ne peut pas y avoir aucun intermédiaire : par exemple, il faut nécessairement qu’un nombre soit pair, ou impair. Enfin, il y a aussi des contraires qui ont un sujet déterminé, et d’autres qui n’en ont pas.

 

En résumé, on voit que toujours l’un des deux contraires est énoncé sous forme de privation de l’autre. Cela suffit quand il s’agit des primitifs et des genres des contraires, tels que sont l’unité et la pluralité ; et c’est à ceux-là que se ramènent définitivement tous les autres.

 

Chapitre 5

Comme c’est toujours un seul contraire qui est opposé à un seul contraire, on peut se demander comment l’unité peut être opposée à la pluralité, et comment l’égal est opposé au grand et au petit. Dans une opposition, on énonce toujours laquelle des deux qualités la chose possède : par exemple, on dit que la chose est blanche, ou noire ; qu’elle est blanche, ou qu’elle n’est pas blanche. Mais nous ne disons pas que l’objet est un homme, ou qu’il est blanc, à moins que nous ne le disions dans une hypothèse particulière, comme, par exemple, quand on demande si Cléon est venu, ou si c’est Socrate.

 

Cette dernière forme d’interrogation n’est nécessaire dans aucun genre d’opposition ; mais voici d’où elle est venue. Il n’y a que les opposés qui ne puissent pas coexister ; et c’est là ce qu’on admet aussi dans la forme d’expression qu’on emploie, quand on demande lequel des deux est venu ; [1056a] car s’il se pouvait qu’ils vinssent tous les deux à la fois, la question ne serait que ridicule. Mais si effectivement ils ont pu venir tous deux en même temps, ou, retombe alors également dans l’antithèse de l’unité et de la pluralité, et l’on demande par exemple : « Sont-ils venus tous les deux ? Ou est-ce un seul des deux qui est venu ? »

 

Ainsi, dans les opposés, il s’agit toujours d’une alternative qu’on examine entre deux termes ; mais ce terme cherché peut être plus grand, ou plus petit, ou égal. Ceci admis, quelle est la nature de l’opposition de l’Égal relativement aux deux termes de plus Grand et de plus Petit ? L’égal ne peut pas être contraire à l’un des deux seulement, et il ne peut pas l’être davantage aux deux à la fois. Pourquoi, en effet, serait-il contraire plutôt au plus grand, ou plutôt au plus petit ?

 

Mais, en outre, l’égal est encore contraire à l’inégal ; de telle sorte qu’il aurait de cette façon plusieurs contraires, au lieu d’un seul. Mais si l’inégal a le même sens à la fois par rapport aux deux, c’est qu’il est opposé aussi aux deux. Cette solution alors vient à l’appui des philosophes qui prétendent que l’inégal est le nombre Deux. Mais il en résulte que, de cette façon, une seule et unique chose serait contraire à deux choses, ce qui est impossible.

 

D’un autre côté, on pourrait croire que l’égal est l’intermédiaire du grand et du petit. Mais une contrariété ne peut évidemment jamais être un intermédiaire, et il suffit pour s’en convaincre de consulter la définition. En effet, la contrariété ne saurait être parfaite et finie, si elle est l’intermédiaire entre deux choses ; et c’est plutôt elle-même qui contiendrait un intermédiaire.

 

Reste donc à dire que cette opposition de l’égalité est, ou une négation, ou une privation. Il est clair que cette opposition ne peut avoir lieu relativement à l’un des deux seulement ; car pourquoi serait-elle applicable plutôt au grand qu’au petit ? Elle est donc la négation privative des deux à la fois. Voilà pourquoi l’alternative doit toujours être posée pour les deux, et jamais pour l’un des deux séparément. Et par exemple, on ne dira pas : L’objet est-il plus grand, ou est-il égal ? Est-il égal, ou est-il plus petit ? Mais il faudra toujours énoncer les trois termes. Toutefois, ce n’est pas là une privation absolument nécessaire ; car ce qui n’est, ni plus grand, ni plus petit, n’est pas toujours égal ; mais cette égalité n’a lieu que dans les choses qui sont capables par leur nature d’être grandes ou petites. Ainsi, l’égal est ce qui n’est, ni grand, ni petit, lorsque naturellement il devrait être l’un ou l’autre ; et c’est alors qu’il est opposé aux deux, comme leur négation privative.

 

De là vient aussi qu’il est bien un intermédiaire, comme ce qui n’est, ni bon, ni mauvais, est l’intermédiaire du mauvais et du bon ; mais on n’a pas créé là de nom spécial. C’est que chacun des deux termes a plusieurs acceptions différentes, et que le sujet qui les reçoit n’est pas Un. On dit bien plutôt alors que le sujet n’est, ni blanc, ni noir. Même en ceci, il n’y a pas un intermédiaire unique ; mais les couleurs auxquelles s’applique privativement cette négation, sont, à certains égards, déterminées, puisque nécessairement la couleur est brune, jaune, ou de telle autre nuance de ce genre, déterminée précisément.

 

Par conséquent, ce n’est pas une objection sérieuse que de dire que, à ce compte, tout pourrait également être qualifié d’intermédiaire, et qu’ainsi on pourrait soutenir, par exemple, qu’entre une chaussure et une main, il y a un intermédiaire qui n’est, ni main, ni chaussure, de même que ce qui n’est, ni bon, ni mauvais, est l’intermédiaire du bien et du mal ; et l’on en conclurait que tout peut avoir, de la même façon, un intermédiaire quelconque. Mais cette conséquence n’a rien de nécessaire, puisque la négation simultanée des opposés n’a lieu que pour les choses où il y a un intermédiaire véritable, et un certain intervalle naturel. [1056b] Or il n’y a pas cette différence entre une main et une chaussure ; les deux objets dont on fait ici des négations simultanées, sont dans des genres différents ; et, par suite, ils n’ont pas un seul et même sujet.

 

Chapitre 6

On peut se poser les mêmes questions en ce qui concerne l’unité et la pluralité ; car si l’on admet que la pluralité soit opposée à l’unité d’une façon absolue, on s’expose à quelques difficultés insurmontables. Alors l’unité deviendrait le Peu, ou le petit nombre, puisque la pluralité est opposée aussi au petit nombre. Puis, le nombre Deux deviendrait une pluralité, puisque le double est plusieurs fois l’Un ; et que c’est là ce qui fait que l’on dit que Deux est le double.

 

Ainsi, l’unité devient le Peu ; car relativement à quoi, si ce n’est relativement à l’Un et au Peu, le nombre Deux serait-il une pluralité ? Pourrait-il l’être relativement à autre chose, puisqu’il n’y a rien de plus petit que Un et Deux ? De plus, si le rapport du long et du court, dans les étendues, est le même que le rapport du Beaucoup et du Peu, dans les nombres, ce qui est Beaucoup est également un grand nombre, de même qu’un grand nombre est pareillement du Beaucoup. Si donc on laisse de côté la différence que peut présenter un continu indéterminé, on doit dire que le Peu deviendra comme une sorte de pluralité. Par conséquent, l’unité deviendrait aussi une pluralité d’un certain genre, puisqu’elle aussi est du Peu.

 

C’est là une conséquence nécessaire, du moment que Deux est considéré comme une pluralité. Mais il se peut fort bien que parfois l’on confonde le grand nombre et le Beaucoup, et que parfois aussi on les distingue : par exemple, en parlant de l’eau, on peut dire qu’il y en a beaucoup ; mais on ne peut pas dire qu’elle est en grand nombre. Dans toutes ces choses, quand elles sont divisibles, on dit, en un premier sens, qu’elles sont Beaucoup, s’il y en a une quantité plus considérable, soit absolument parlant, soit d’une manière relative ; et de même, le Peu désigne, dans les mêmes conditions une quantité, qui est moindre. Mais en un second sens, le Beaucoup est numérique, et alors le Beaucoup n’est jamais opposé qu’à l’unité.

 

C’est que nous établissons entre l’unité et la pluralité le même rapport qu’on établit entre l’unité et les choses Unes, entre le blanc et les choses blanches, les objets mesurés, ou mesurables, et la mesure qu’on leur applique. De cette même façon, on peut dire du multiple qu’il est une pluralité ; car tout nombre quelconque est une pluralité aussi, parce qu’il est composé d’unités ; et que, tout nombre ayant l’unité pour mesure, on doit le considérer comme l’opposé de l’unité, et non pas comme l’opposé du Peu.

 

C’est donc encore de la même manière que Deux est une pluralité ; mais il n’est pas pluralité en tant qu’il serait une quantité supérieure, soit relativement, soit absolument ; seulement Deux est la première pluralité. Absolument parlant, Deux est Peu, c’est à dire un petit nombre, puisque c’est la première pluralité qui est la moindre pluralité possible.

 

Aussi, Anaxagore s’écarte-t-il de la vérité quand il dit que « Toutes choses étaient confondues, infinies en nombre, infinies en petitesse ». Au lieu de dire « Infinies en petitesse », il aurait dû dire : «En nombre infiniment petit ;» car alors les choses ne sont pas infinies, puisque le Peu, le petit nombre, ne s’entend pas de l’unité, comme on l’affirme quelquefois, mais du nombre Deux. L’unité et la pluralité dans les nombres, l’unité et la multiplicité, s’opposent l’un à l’autre comme la mesure s’oppose à l’objet mesurable ; et leur opposition est comme celle des relatifs, qui ne sont pas des relatifs en soi et essentiellement.

 

Nous avons exposé, ailleurs, que les relatifs peuvent être relatifs de deux manières : d’abord, ils peuvent être pris comme contraires ; puis, ils peuvent être dans le même rapport que la science soutient avec l’objet su, c’est-à-dire, parce qu’une autre chose tire son appellation du rapport qu’elle a avec eux.

 

[1057a] Mais rien ne s’oppose à ce que l’unité ne soit plus petite que quelque autre chose, par exemple, que le nombre Deux ; car une chose, pour être plus petite qu’une autre, n’est pas Peu par cela seul. La multiplicité est comme le genre du nombre, puisque le nombre n’est qu’une multiplicité, dont l’unité est la mesure. En un sens, l’unité et le nombre sont opposés, non pas à la façon des contraires, mais à la façon que nous venons d’exposer pour certains relatifs ; ils sont opposés en tant que l’un est la mesure, et que l’autre est le mesurable. C’est là ce qui fait que tout ce qui peut être Un n’est pas nombre pourtant : par exemple, s’il s’agit de quelque chose d’indivisible.

 

Toutefois, le rapport de la science à l’objet su, dont on vient de parler, ne répond pas tout à fait à celui de l’unité et de la pluralité ; car la science peut sembler une mesure, et l’objet su peut représenter l’objet mesuré. Mais si toute science évidemment est l’objet su, tout objet su n’est pas réciproquement la science, attendu que, en un certain sens, la science est mesurée par l’objet su.

 

Mais quant à la pluralité, elle n’est pas le contraire de Peu ; car le contraire de Peu, c’est Beaucoup, comme une pluralité qui en surpasse une autre, est le contraire de la pluralité surpassée. La pluralité n’est pas non plus absolument le contraire de l’unité ; seulement, la pluralité s’oppose à l’unité, ainsi qu’on l’a déjà dit, parce qu’elle est divisible, tandis que l’unité est indivisible ; et la pluralité est le relatif de l’unité, comme la science est le relatif de l’objet su, quand on la considère comme un nombre ; mais c’est l’objet su qui est l’unité et la mesure.

 

Chapitre 7

Comme il peut y avoir un intermédiaire entre les contraires, et qu’il y en a réellement pour quelques-uns, il faut nécessairement que les intermédiaires viennent des contraires, puisque, toujours, les intermédiaires et les choses dont ils sont les intermédiaires sont dans le même genre. Par intermédiaires, nous entendons toutes les modifications par lesquelles doit, de toute nécessité, passer d’abord le changement de ce qui change. Ainsi, par exemple, quand on veut monter de la note la plus basse à la plus haute, quelque peu de temps qu’on y mette, il faut passer d’abord par les sons intermédiaires. Il en est de même s’il s’agit des couleurs, ou, pour aller du blanc au noir, il faut préalablement passer par le rouge brun et le gris, avant d’arriver au noir. Même observation pour tous les autres intermédiaires.

 

On ne pourrait pas, d’ailleurs, changer d’un genre à un autre, si ce n’est d’une manière indirecte ; et, par exemple, changer du genre de la couleur au genre de la figure. Il s’ensuit qu’il faut que les intermédiaires soient dans le même genre les uns que les autres, et dans le même genre que les choses dont ils sont les intermédiaires. Ceci n’empêche pas que les intermédiaires ne soient toujours intermédiaires entre certains termes opposés ; car c’est seulement entre des opposés que le changement, pris en soi, peut avoir lieu.

 

Il n’est donc pas possible qu’il y ait des intermédiaires s’il n’y a pas d’opposés, puisqu’alors il y aurait un changement qui ne viendrait pas d’opposés. Or, parmi les opposés, la contradiction n’a pas d’intermédiaires possibles ; car la contradiction n’est pas autre chose qu’une antithèse, ou opposition, dont l’une des deux parties s’applique nécessairement à l’objet quelconque dont il s’agit, sans qu’il y ait aucun intermédiaire possible entre les deux, puisque l’une dit Oui, et que l’autre dit Non.

 

Quant aux autres Opposés, ce sont, ou les relatifs, ou les privatifs, ou les contraires. Les relatifs, quand ils ne sont pas des contraires entre eux, n’ont pas d’intermédiaires non plus ; et le motif, c’est qu’ils ne sont pas alors dans le même genre. [1057b] En effet, quel intermédiaire pourrait-on découvrir entre la science et l’objet su ? Mais il y a des intermédiaires entre le grand et le petit.

 

Que si les Intermédiaires sont dans un seul et même genre, comme nous l’avons établi, et s’ils sont placés entre des contraires, il faut nécessairement aussi qu’ils soient composés de ces mêmes contraires. En effet, ou les contraires relèveront d’un genre supérieur, ou il n’y a pas de genre au-dessus d’eux. S’il existe un genre qui soit tel qu’il y ait quelque chose d’antérieur aux contraires, les différences contraires antérieures seront celles qui auront formé les contraires comme espèces du genre, puisque les espèces viennent du genre et des différences. Supposons, par exemple, que les contraires soient le blanc et le noir. Le blanc est la couleur qui fait discerner les objets ; le noir est celle qui les fait confondre ; donc ces différences, de faire discerner ou de faire confondre les objets, seront les premières de toutes ; et ce seront là aussi les premiers de tous les contraires, opposés les uns aux autres.

 

D’ailleurs, les contraires qui diffèrent ainsi entre eux, sont les plus contraires de tous. Quant aux autres contraires et aux intermédiaires, ils se composeront du genre et des différences. Ainsi, pour reprendre l’exemple des couleurs, toutes celles qui sont intermédiaires entre le blanc et le noir, doivent tirer leur appellation du genre, qui est ici le genre Couleur, et de certaines différences. Mais ces nouvelles différences ne seront pas les premiers contraires. Autrement, chaque couleur intermédiaire ne serait que, ou blanche, ou noire. Donc, ces différences sont autres ; et elles seront intermédiaires entre les premiers contraires. Or, ici les premières différences sont, ou la propriété de faire discerner les objets, ou la propriété de les faire confondre. Ainsi, il faut rechercher, entre ces premiers contraires, qui ne sont pas contraires en genre, de quel genre est celui d’entre eux d’où viennent leurs intermédiaires.

 

C’est que, en effet, il faut nécessairement que les choses comprises dans le même genre, soient formées de parties qui ne peuvent se composer génériquement des contraires, ou qu’elles ne puissent elles-mêmes en être composées. Or, les contraires ne peuvent jamais se composer les uns des autres réciproquement ; et, c’est là ce qui en fait des principes. Quant aux intermédiaires, ou ils sont tous hors d’état de se composer les uns des autres, ou ils peuvent tous s’en composer. Mais il peut sortir des contraires quelque élément nouveau ; et, par conséquent, le changement passera par ce quelque chose d’intermédiaire, avant d’arriver aux contraires. Ce quelque chose tiendra plus ou moins de l’un des deux contraires quelconque ; et c’est là ce qui eu fera aussi l’intermédiaire obligé de ces contraires. Donc, tous les intermédiaires subséquents seront composés des contraires aussi ; car ce qui est plus l’un, ce qui est moins l’autre, doit être composé jusqu’à certain point des éléments mêmes dont on dit qu’il participe plus on moins.

 

En résumé, comme, dans un même genre, il n’y a point de termes qui puissent être antérieurs aux contraires, il en résulte que toujours les intermédiaires doivent provenir des contraires. Par conséquent, tous les termes inférieurs, les contraires aussi bien que les intermédiaires, descendent des contraires primordiaux. Donc, on doit voir que les intermédiaires sont toujours dans le même genre, qu’ils sont des intermédiaires de contraires, et que tous ils sont composés des contraires sans exception.

 

Chapitre 8

L’être qui est autre en espèce l’est relativement à un certain être, dans une certaine relation ; et cette relation doit être commune aux deux êtres comparés. Par exemple, s’il s’agit d’un animal qui soit autre en espèce, il faut que les deux êtres soient des animaux. Ainsi, il y a nécessité que les êtres qui diffèrent en espèce soient dans le même genre. Ce que je nomme Genre est précisément ce qui fait qu’on appelle d’un nom identique les deux êtres que l’on compare c’est ce qui reçoit la différence essentiellement et non par accident, [1058a] soit qu’on le considère comme matière, soit qu’on le considère de toute autre façon.

 

D’ailleurs, il ne faut pas seulement que le caractère commun se retrouve dans les deux êtres, et que, par exemple, ils soient tous deux des animaux ; il faut en outre, que, dans chacun d’eux, ce même animal, tout en restant ce qu’il est, soit autre ; par exemple, d’une part le cheval, et d’autre part, l’homme. C’est grâce à cette qualité commune que les deux êtres différeront l’un de l’autre, sous le rapport de l’espèce ; pris en soi, l’un sera tel animal, et l’autre, tel animal aussi ; et je le répète, d’un côté le cheval, de l’autre côté l’homme.

 

Ce sera donc nécessairement cette différence qui constituera la variété autre du genre ; et je donne à cette différence du genre le nom de Variété, parce que c’est elle qui fait que ce même genre varie et qu’il est autre. Cette différence est donc une contrariété, une opposition par contraires ; et l’on peut s’en convaincre au moyen de l’induction. Toutes les choses, en effet, se divisent en des termes opposés ; et il a été également démontré que les contraires sont dans le même genre, puisque nous avons dit que la contrariété est !a différence parfaite et finie. Or, la différence spécifique est toujours la relation d’une chose à une autre, de telle sorte que cette même relation de différence et le genre se retrouvent dans les deux êtres.

 

De là vient que les contraires sont toujours dans la même classe de catégorie, parce que, différents en espèce, mais non en genre, ils sont éloignés le plus possible l’un de l’autre ; leur différence est parfaite, et elle ne peut appartenir simultanément à l’un et à l’autre. Donc, la différence est une contrariété ; car être autre en espèce veut dire simplement que des espèces individuelles, qui sont dans le même genre, sont à titre de contraires opposées entre elles, Mais l’on dit que deux êtres sont d’espèce identique, lorsque, pris individuellement, ils n’ont pas entre eux d’opposition à titre de contraires. En effet, les oppositions par contraires se produisent dans la division et dans les intermédiaires, avant d’en arriver aux individus.

 

Par suite, il est évident que, relativement à ce qu’on appelle le genre, aucune des espèces qui conviennent en genre, ne peuvent, ni lui être identiques, ni différer de lui spécifiquement. La matière, en effet, est exprimée par la négation ; mais le genre est la matière de la chose dont on dit qu’il est le genre, non pas genre au sens de race, comme on le dit en parlant des Héraclides, mais comme ce qui fait partie de la nature de la chose.

 

Il ne peut non plus y avoir, ni identité, ni différence d’espèce, pour les choses qui ne sont pas dans le même genre ; elles sont alors dans un genre différent. Or ce sont les choses de genre identique qui peuvent différer en espèce ; car il faut nécessairement que la différence soit une contrariété relativement à ce qui diffère d’espèce ; et cette différence ne se trouve jamais que dans les choses comprises sous le même genre.

 

 

 

Chapitre 9

On pourrait se demander comment il se fait que la femme ne diffère pas spécifiquement de l’homme, bien que cependant le féminin et le masculin soient contraires, et que la différence ici soit une contrariété. On peut aussi se demander, d’une manière générale, pourquoi, dans les animaux, le mâle et la femelle ne sont pas différents d’espèce, quoique cette différence de sexe soit essentielle dans l’animal, et qu’elle n’y soit pas accidentelle, comme la couleur noire ou blanche, mais que ce soit en tant qu’animal que l’animal est mâle ou femelle.

 

Cette question revient à peu près à celle-ci : Comment se fait-il que telle contrariété produise pour les êtres une différence d’espèce, et que telle autre contrariété n’en produise pas ? Ainsi, l’animal qui marche sur terre, et l’animal qui vole, sont autres en espèce, tandis que la couleur blanche ou noire ne constitue pas une espèce différente. Cela vient-il de ce que, dans un cas, il s’agit des modifications propres du genre, tandis que, dans l’autre cas, ces modifications y sont beaucoup moins intéressées ? Puis, comme il faut distinguer, d’une part, la définition de la chose, et d’autre part, sa matière, [1058b] ne pourrait-on pas dire que les contrariétés qui sont comprises dans la définition, produisent une différence d’espèce, et que celles qui ne sont comprises que dans l’ensemble matériel, n’en produisent pas ?

 

Aussi, la couleur blanche, ou la couleur noire, de l’homme ne produit-elle pas une différence spécifique ; et il n’y attrait pas de différence d’espèce de l’homme blanc à l’homme noir, quand bien même on donnerait à chacun d’eux un nom séparé. En effet, la matière ici, c’est l’homme ; mais la matière ne produit pas de différence ; car les hommes individuels ne sont pas des espèces de l’homme. C’est que les chairs et les os qui forment tel ou tel individu ont beau être différents, le composé est autre sans doute, mais ce n’est pas en espèce qu’il est autre, attendu que, dans la définition des individus, il n’y a point de contrariété ; c’est seulement un autre individu. Le nom de Callias est l’appellation attribuée à la matière ; et si l’on dit de l’homme qu’il est blanc, c’est parce que Callias est blanc. Donc l’homme n’est blanc qu’accidentellement. De même encore, un cercle en airain et un triangle en bois, non plus qu’un triangle en airain et un cercle en bois, ne diffèrent pas d’espèce à cause de leur matière ; mais ils diffèrent entre eux, parce qu’il y a une contrariété dans leur définition essentielle.

 

Mais n’est-ce pas la matière, qui, à certains égards étant autre, tantôt ne fait pas que les êtres aussi soient autres en espèce, et qui tantôt le fait ? Pourquoi tel cheval est-il d’une espèce différente que tel homme ? Cependant, de part et d’autre, la matière est également comprise dans les définitions de ces êtres. Est-ce parce qu’il y a contrariété dans leur définition ? Car il est bien vrai qu’il y a une contrariété entre l’homme blanc et le cheval noir. Mais la véritable contrariété est dans l’espèce de tous deux, et non pas parce que l’un est blanc et que l’autre est noir ; car, fussent-ils blancs l’un et l’autre, ils n’en seraient pas moins certainement d’espèce différente.

 

Quant au sexe, mâle ou femelle, ce sont là des affections propres de l’animal ; mais ces affections ne touchent pas l’essence ; elles ne sont que dans la matière et dans le corps. Le même germe produit les deux sexes ; et c’est une simple modification qui, de tel être, fait un mâle, et de tel autre, une femelle.

 

En résumé, nous avons exposé ce que c’est qu’être d’une autre espèce, et comment tels êtres diffèrent d’espèce, et comment tels autres êtres ne présentent pas cette différence.

 

Chapitre 10

Comme les contraires sont autres en espèce, et comme le périssable et l’impérissable sont des contraires, puisque la privation est une impuissance définie, il faut nécessairement que le périssable et l’impérissable soient de genres différents. Nous ne les avons considérés jusqu’à présent que comme des appellations universelles ; et dès lors, il pourrait sembler que ce n’est pas une nécessité que tout impérissable et que tout périssable soient spécifiquement autres, pas plus qu’il n’est nécessaire que le blanc et le noir soient d’espèces différentes. Le même être, en effet, peut à la fois être fun et l’autre, tant qu’il s’agit de termes universels ; et, par exemple, l’homme peut être tout ensemble blanc et noir ; et même pour ce qui concerne les individus, un seul et même homme peut être, mais non pas à la fois, noir et blanc.

 

Le blanc et le noir n’en sont pas moins contraires l’un à l’autre. Or, parmi les contraires, les uns n’appartiennent qu’accidentellement à certains êtres, comme les contraires dont nous venons de parler, et bon nombre d’autres. Mais il en est d’autres aussi qui ne peuvent pas être de simples accidents ; et c’est de ceux-là que font partie le périssable et l’impérissable. [1059a] Rien, en effet, n’est périssable par simple accident, attendu que l’accident peut également être, ou ne pas être, tandis que la qualité de périssable est un attribut absolument nécessaire de toutes les choses auxquelles cette qualité est attribuée. Autrement, le même être serait périssable et impérissable, si le périssable peut aussi ne pas lui être attribué.

 

Ainsi, le périssable, dans chacun des êtres qui doivent périr, est l’essence de ces êtres, ou fait nécessairement partie de leur essence. Même raisonnement pour l’impérissable. L’un et l’autre sont des nécessités au même titre ; et par suite, en tant que primitifs, le périssable et l’impérissable offrent l’antithèse qu’on signale entre eux. Il faut donc absolument qu’ils soient de genres différents.

 

Une conséquence non moins claire de ceci, c’est qu’il n’est pas possible d’admettre les idées, ou espèces, au sens où les admettent quelques philosophes ; car alors, d’une part, l’homme serait périssable, et de l’autre, l’homme serait impérissable. Pourtant, on soutient que les Idées, ou espèces, sont spécifiquement identiques aux individus, et qu’elles ne sont pas simplement homonymes avec eux. Mais la différence de genre sépare les êtres plus que la différence d’espèce.