16 Jan 2014

Aristote : La Métaphysique Livre I à V

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LIVRE I

Chapitre 1

[980a] Tous les hommes ont un désir naturel de savoir, comme le témoigne l’ardeur avec laquelle on recherche les connaissances qui s’acquièrent par les sens. On les recherche, en effet, pour elles-mêmes et indépendamment de leur utilité, surtout celles que nous devons à la vue ; car ce n’est pas seulement dans un but pratique, c’est sans vouloir en faire aucun usage, que nous préférons en quelque manière cette sensation à toutes les autres ; cela vient de ce qu’elle nous fait connaître plus d’objets, et nous découvre plus de différences. La nature a donné aux animaux la faculté de sentir : mais chez les uns, la sensation ne produit pas la mémoire, chez les autres, elle la produit ; [980b] et c’est pour cela que ces derniers sont plus intelligents et plus capables d’apprendre que ceux qui n’ont pas la faculté de se ressouvenir. L’intelligence toute seule, sans la faculté d’apprendre, est le partage de ceux qui ne peuvent entendre les sons, comme les abeilles et les autres animaux de cette espèce ; la capacité d’apprendre est propre à tous ceux qui réunissent à la mémoire le sens de l’ouïe. Il y a des espèces qui sont réduites à l’imagination et à la mémoire, et qui sont peu capables d’expérience : mais la race humaine s’élève jusqu’à l’art et jusqu’au raisonnement. C’est la mémoire qui dans l’homme produit l’expérience ; car plusieurs ressouvenirs d’une même chose constituent une expérience ; aussi l’expérience paraît-elle presque semblable à la science et à l’art ; [981a] et c’est de l’expérience que l’art et la science viennent aux hommes ; car, comme le dit Polus, et avec raison, c’est l’expérience qui fait l’art, et l’inexpérience le hasard. L’art commence, lorsque, de plusieurs données empruntées à l’expérience, se forme une seule notion générale, qui s’applique à tous les cas analogues. Savoir que Callias étant attaqué de telle maladie, tel remède lui a réussi, ainsi qu’à Socrate ; et de même à plusieurs autres pris individuellement, c’est de l’expérience ; mais savoir d’une manière générale que tous les individus compris dans une même classe et atteints de telle maladie, de la pituite, par exemple, ou de la bile ou de la fièvre, ont été guéris par le même remède, c’est de l’art. Pour la pratique, l’expérience ne diffère pas de l’art, et même les hommes d’expérience atteignent mieux leur but que ceux qui n’ont que la théorie sans l’expérience ; la raison en est que l’expérience est la connaissance du particulier, l’art celle du général, et que tout acte, tout fait tombe sur le particulier ; car ce n’est pas l’homme en général que guérit le médecin, mais l’homme particulier, mais Callias ou Socrate, ou tout autre individu semblable, qui se trouve être un homme ; si donc quelqu’un possède la théorie sans l’expérience, et connaît le général sans connaître le particulier dont il se compose, celui-là se trompera souvent sur le remède à employer ; car ce qu’il s’agit de guérir, c’est l’individu. Cependant on croit que le savoir appartient plus à l’art qu’à l’expérience, et on tient pour plus sages les hommes d’art que les hommes d’expérience ; car la sagesse est toujours en raison du savoir. Et il en est ainsi parce que les premiers connaissent la cause, tandis que les seconds ne la connaissent pas ; les hommes d’expérience en effet, savent bien qu’une chose est, mais le pourquoi, ils l’ignorent ; les autres, au contraire, savent le pourquoi et la cause. Aussi on regarde en toute circonstance les architectes comme supérieurs en considération, en savoir et en sagesse aux simples manœuvres, parce qu’ils savent la raison de ce qui se fait, tandis qu’il en est de ces derniers comme de ces espèces inanimées qui agissent sans savoir ce quelles font, par exemple, le feu qui brûle sans savoir qu’il brûle.

 

[981b] Les êtres insensibles suivent l’impulsion de leur nature ; les manœuvres suivent l’habitude ; aussi n’est-ce pas par rapport à la pratique qu’on préfère les architectes aux manœuvres, mais par rapport à la théorie, et parce qu’ils ont la connaissance des causes. Enfin, ce qui distingue le savant, c’est qu’il peut enseigner ; et c’est pourquoi on pense qu’il y a plus de savoir dans l’art que dans l’expérience ; car l’homme d’art peut enseigner, l’homme d’expérience ne le peut pas. En outre, on n’attribue la sagesse à aucune des connaissances qui viennent par les sens, quoiqu’ils soient le vrai moyen de connaître les choses particulières ; mais ils ne nous disent le pourquoi de rien ; par exemple, ils ne nous apprennent pas pourquoi le feu est chaud, mais seulement qu’il est chaud. D’après cela, il était naturel que le premier qui trouva, au-dessus des connaissances sensibles, communes à tous, un art quelconque, celui-là fut admiré des hommes, non seulement à cause de l’utilité de ses découvertes, mais aussi comme un sage supérieur au reste des hommes. Les arts s’étant multipliés, et les uns se rapportant aux nécessités, les autres aux agréments de la vie, les inventeurs de ceux-ci ont toujours été estimés plus sages que les inventeurs de ceux-là, parce que leurs découvertes ne se rapportaient pas à des besoins. Ces deux sortes d’arts une fois trouvés, on en découvrit d’autres qui n’avaient plus pour objet ni le plaisir ni la nécessité, et ce fut d’abord dans les pays où les hommes avaient du loisir. Ainsi, c’est en Égypte que les mathématiques se sont formées ; là, en effet, beaucoup de loisir était laissé à la caste des prêtres. Du reste, nous avons dit dans la Morale en quoi diffèrent l’art et la science et les autres degrés de connaissance ; ce que nous voulons établir ici, c’est que tout le monde entend par la sagesse à proprement parler la connaissance des premières causes et des principes ; de telle sorte que, comme nous l’avons déjà dit, sous le rapport de la sagesse, l’expérience est supérieure à la sensation, l’art à l’expérience, l’architecte au manœuvre et la théorie à la pratique. [982a] Il est clair d’après cela que la sagesse par excellence, la philosophie est la science de certains principes et de certaines causes.

 

 

 

Chapitre 2

Puisque telle est la science que nous cherchons, il nous faut examiner de quelles causes et de quels principes s’occupe cette science qui est la philosophie. C’est ce que nous pourrons éclaircir par les diverses manières dont on conçoit généralement le philosophe. On entend d’abord par ce mot l’homme qui sait tout, autant que cela est possible, sans savoir les détails. En second lieu, on appelle philosophe celui qui peut connaître les choses difficiles et peu accessibles à la connaissance humaine ; or les connaissances sensibles étant communes à tous et par conséquent faciles, n’ont rien de philosophique. Ensuite on croit que plus un homme est exact et capable d’enseigner les causes, plus il est philosophe en toute science. En outre, la science qu’on étudie pour elle-même et dans le seul but de savoir, paraît plutôt la philosophie que celle qu’on apprend en vue de ses résultats. Enfin, de deux sciences, celle qui domine l’autre, est plutôt la philosophie que celle qui lui est subordonnée ; car le philosophe ne doit pas recevoir des lois, mais en donner ; et il ne doit pas obéir à un autre, mais c’est au moins sage à lui obéir.

 

Telle est la nature et le nombre des idées que nous nous formons de la philosophie et du philosophe. De tous ces caractères de la philosophie, celui qui consiste à savoir toutes choses, appartient surtout à l’homme qui possède le mieux la connaissance du général ; car celui-là sait ce qui en est de tous les sujets particuliers. Et puis les connaissances les plus générales sont peut-être les plus difficiles à acquérir ; car elles sont les plus éloignées des sensations. Ensuite, les sciences les plus exactes sont celles qui s’occupent le plus des principes. En effet, celles dont l’objet est plus simple sont plus exactes que celles dont l’objet est plus composé. L’arithmétique, par exemple, est plus exacte que la géométrie. D’ailleurs, la science la plus apte à enseigner est celle qui étudie les causes, car enseigner, c’est dire les causes de chaque chose.

 

De plus, savoir uniquement pour savoir, appartient surtout à la science de ce qu’il y a de plus scientifique. En effet, celui qui veut apprendre dans le seul but d’apprendre, choisira sur toute autre la science par excellence, c’est-à-dire la science de ce qu’il y a de plus scientifique ; et ce qu’il y a de plus scientifique, [982b] ce sont les principes et les causes ; car c’est à l’aide des principes et par eux que nous connaissons les autres choses, et non pas les principes par les sujets particuliers. Enfin, la science souveraine, faite pour dominer toutes les autres, est celle qui connaît pourquoi il faut faire chaque chose ; or, ce pourquoi est le bien dans chaque chose, et, en général, c’est le bien absolu dans toute la nature.

 

De tout ce que nous venons de dire, il résulte que le mot Philosophie dont nous avons recherché les diverses significations, se rapporte à une seule et même science. Une telle science s’élève aux principes et aux causes ; or, le bien, la raison des choses, est au nombre des causes. Et qu’elle n’a pas un but pratique, c’est ce qui est évident par l’exemple des premiers qui se sont occupés de philosophie. Ce fut, en effet, l’étonnement d’abord comme aujourd’hui, qui fit naître parmi les hommes les recherches philosophiques. Entre les phénomènes qui les frappaient, leur curiosité se porta d’abord sur ce qui était le plus à leur portée ; puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils en vinrent à se demander compte de plus grands phénomènes, comme des divers états de la lune, du soleil, des astres, et enfin de l’origine de l’univers. Or, douter et s’étonner, c’est reconnaître son ignorance. Voilà pourquoi on peut dire en quelque manière que l’ami de la philosophie est aussi celui des mythes ; car la matière du mythe, c’est l’étonnant, le merveilleux. Si donc on a philosophé pour échapper à l’ignorance, il est clair qu’on a poursuivi la science pour savoir et sans aucun but d’utilité. Le fait en fait foi : car tout ce qui regarde les besoins, le bien-être et la commodité de la vie était déjà trouvé, lorsqu’on entreprit un tel ordre de recherches. Il est donc évident que nous ne cherchons la philosophie dans aucun intérêt étranger ; et comme nous appelons homme libre celui qui s’appartient à lui-même et qui n’appartient pas à un autre, de même la philosophie est de toutes les sciences la seule libre ; car seule elle est à elle-même son propre but. Aussi, ne serait-ce pas sans quelque raison qu’on regarderait comme plus qu’humaine la possession de cette science ; car la nature de l’homme est esclave à beaucoup d’égards ; la divinité seule, pour parler comme Simonide, aurait ce privilège, et il ne convient pas à l’homme de ne pas se borner à la science qui est à son usage. Si donc les poètes disent vrai, et si la nature divine doit être envieuse, [983a] c’est surtout au sujet de cette prétention, et tous les téméraires qui la partagent, en portent la peine. Mais la divinité ne peut connaître l’envie ; les poètes, comme dit le proverbe, sont souvent menteurs, et il n’y a pas de science à laquelle il faille attacher plus de prix. Car la plus divine est celle qu’on doit priser le plus ; or, celle-ci porte seule ce caractère à un double titre. En effet, une science qui appartiendrait à Dieu, et qui s’occuperait de choses divines, serait sans contredit une science divine : et seule, celle dont nous parlons satisfait à ces deux conditions. D’une part, Dieu est reconnu de tout le monde comme le principe même des causes ; et de l’autre, la science des causes lui appartient exclusivement ou dans un degré supérieur. Ainsi toutes les sciences sont plus nécessaires que la philosophie, mais nulle n’est plus excellente. Et rien ne diffère plus que la possession de cette science et son début. On commence, ainsi que nous l’avons dit, par s’étonner que les choses soient de telle façon ; et comme on s’émerveille en présence des automates, quand on n’en connaît pas les ressorts, de même nous nous étonnons des révolutions du soleil et de l’incommensurabilité du diamètre ; car il semble étonnant à tout le monde qu’une quantité ne puisse être mesurée par une quantité si petite qu’elle soit. C’est, comme dit le proverbe, par le contraire et par le meilleur qu’il faut finir, comme il arrive dans le cas que nous venons de citer, lorsqu’enfin on est parvenu à s’en rendre compte : car rien n’étonnerait plus un géomètre que si le diamètre devenait commensurable.

 

Nous venons de déterminer la nature de la science que nous cherchons, le but de cette science et de tout notre travail.

 

Chapitre 3

Il est évident qu’il faut acquérir la science des causes premières, puisque nous ne pensons savoir une chose que quand nous croyons en connaître la première cause. Or, on distingue quatre sortes de causes, la première est l’essence et la forme propre de chaque chose ; car il faut pousser la recherche des causes aussi loin qu’il est possible, et c’est la raison dernière d’une chose qui en est le principe et la cause. La seconde cause est la matière et le sujet ; la troisième le principe du mouvement ; la quatrième, enfin, celle qui répond à la précédente, la raison et le bien des choses ; car la fin de tout phénomène et de tout mouvement, c’est le bien. Ces points de vue ont été suffisamment expliqués dans les livres de physique ; [983b] reprenons cependant les opinions des philosophes qui nous ont précédés dans l’étude des êtres et de la vérité. Il est évident qu’eux aussi reconnaissent certaines causes et certains principes : cette revue peut donc nous être utile pour la recherche qui nous occupe. Car il arrivera ou que nous rencontrerons un ordre de causes que nous avions omis, ou que nous prendrons plus de confiance dans la classification que nous venons d’exposer.

 

La plupart des premiers philosophes ont cherché dans la matière les principes de toutes choses. Car ce dont toute chose est, d’où provient toute génération et où aboutit toute destruction, l’essence restant la même et ne faisant que changer d’accidents, voilà ce qu’ils appellent l’élément et le principe des êtres ; et pour cette raison, ils pensent que rien ne naît et que rien ne périt, puisque cette nature première subsiste toujours. Nous ne disons pas d’une manière absolue que Socrate naît, lorsqu’il devient beau ou musicien, ni qu’il périt lorsqu’il perd ces manières d’être, attendu que le même Socrate, sujet de ces changements, n’en demeure pas moins ; il en est de même pour toutes les autres choses ; car il doit y avoir une certaine nature, unique ou multiple, d’où viennent toutes choses, celle-là subsistant la même. Quant au nombre et à l’espèce de ces déments, on ne s’accorde pas.

 

Thalès, le fondateur de cette manière de philosopher, prend l’eau pour principe, et voilà pourquoi il a prétendu que la terre reposait sur l’eau, amené probablement à cette opinion parce qu’il avait observé que l’humide est l’aliment de tous les êtres, et que la chaleur elle-même vient de l’humide et en vit ; or, ce dont viennent les choses est leur principe. C’est de là qu’il tira sa doctrine, et aussi de ce que les germes de toutes choses sont de leur nature humides, et que l’eau est le principe des choses humides. Plusieurs pensent que dès la plus haute antiquité, bien avant notre époque, les premiers théologiens ont eu la même opinion sur la nature : car ils avaient fait l’Océan et Téthys auteurs de tous les phénomènes de ce monde, et ils montrent les Dieux jurant par l’eau que les poètes appellent le Styx. [984a] En effet, ce qu’il y a de plus ancien est ce qu’il y a de plus saint ; et ce qu’il y a de plus saint, c’est le serment. Y a-t-il réellement un système physique dans cette vieille et antique opinion ? C’est ce dont on pourrait douter. Mais pour Thalès on dit que telle fut sa doctrine. Quant à Hippon, sa pensée n’est pas assez profonde pour qu’on puisse le placer parmi ces philosophes. Anaximène et Diogène prétendaient que l’air est antérieur à l’eau, et qu’il est le principe des corps simples ; ce principe est le feu, selon Hippase de Métaponte et Héraclite d’Éphèse. Empédocle reconnut quatre éléments, ajoutant la terre à ceux que nous avons nommés ; selon lui, ces éléments subsistent toujours et ne deviennent pas, mais le seul changement qu’ils subissent est celui de l’augmentation ou de la diminution, lorsqu’ils s’agrègent ou se séparent. Anaxagore de Clazomènes, qui naquit avant ce dernier, mais qui écrivit après lui, suppose qu’il y a une infinité de principes : il prétend que toutes les choses formées de parties semblables comme le feu et l’eau, ne naissent et ne périssent qu’en ce sens que leurs parties se réunissent ou se séparent, mais que du reste rien ne naît ni ne périt, et que tout subsiste éternellement. De tout cela on pourrait conclure que jusqu’alors on n’avait considéré les choses que sous le point de vue de la matière.

 

Quand on en fut là, la chose elle-même força d’avancer encore, et imposa de nouvelles recherches. Si tout ce qui naît doit périr et vient d’un principe unique ou multiple, pourquoi en est-il ainsi et quelle en est la cause ? Car ce n’est pas le sujet qui peut se changer lui-même ; l’airain, par exemple, et le bois ne se changent pas eux-mêmes, et ne se font pas l’un statue, l’autre lit, mais il y a quelque autre cause à ce changement. Or, chercher cette cause, c’est chercher un autre principe, le principe du mouvement, comme nous disions. Ceux des anciens qui dans l’origine touchèrent ce sujet, et qui avaient pour système l’unité de substance, ne se tourmentèrent pas de cette difficulté ; mais quelques-uns de ces partisans de l’unité, inférieurs en quelque sorte à cette question, disent que l’unité et tout ce qui est, réel n’admet pas de mouvement, ni pour la génération et la corruption, ni même pour tout autre changement. [984b] Aussi, de tous ceux qui partent de l’unité du tout, pas un ne s’est occupé de ce point de vue, si ce n’est peut-être Parménide, et encore ne le fait-il qu’autant qu’à côté de son système de l’unité, il admet en quelque sorte deux principes. Mais ceux qui admettent la pluralité des principes, le chaud et le froid, par exemple, ou le feu et la terre, étaient plus à même d’arriver à cet ordre des recherches ; car ils attribuaient au feu la puissance motrice, à l’eau, à la terre et aux autres éléments de cette sorte, la qualité contraire. Après ces philosophes et de pareils principes, comme ces principes étaient insuffisants pour produire les choses, la vérité elle-même, comme nous l’avons déjà dit, força de recourir à un autre principe. En effet, il n’est guère vraisemblable que ni le feu, ni la terre, ni aucun autre élément de ce genre, soit la cause de l’ordre et de la beauté qui règnent dans le monde, éternellement chez certains êtres, passagèrement chez d’autres ; ni que ces philosophes aient eu une pareille pensée : d’un autre côté, rapporter un tel résultat au hasard ou à la fortune n’eût pas été raisonnable. Aussi quand un homme vint dire qu’il y avait dans la nature, comme dans les animaux, une intelligence qui est la cause de l’arrangement et de l’ordre de l’univers, cet homme parut seul avoir conservé sa raison au milieu des folies de ses devanciers. Or, nous savons avec certitude qu’Anaxagore entra le premier dans ce point de vue ; avant lui Hermotime de Clazomènes paraît l’avoir soupçonné. Ces nouveaux philosophes érigèrent en même temps cette cause de l’ordre en principe des êtres, principe doué de la vertu d’imprimer le mouvement.

 

On pourrait dire qu’avant eux, Hésiode avait entrevu cette vérité, Hésiode ou quiconque a mis dans les êtres comme principe l’amour ou le désir, par exemple Parménide. Celui-ci dit, en effet, dans sa théorie de la formation de l’univers :

 

Il fit l’amour le premier de tous les dieux.

Hésiode dit de son côté :

 

Avant toutes choses était le chaos ; ensuite,

La terre au vaste sein…

Puis l’amour, le plus beau de tous les immortels.

Comme s’ils avaient reconnu la nécessité d’une cause dans les êtres capable de donner le mouvement et le lien aux choses. Quant à la question de savoir à qui appartient la priorité, qu’il nous soit permis de la décider plus tard.

 

Ensuite, comme à côté du bien dans la nature, on voyait aussi son contraire, non seulement de l’ordre et de la beauté, mais aussi du désordre et de la laideur, comme le mal paraissait même l’emporter sur le bien et le laid sur le beau, un autre philosophe introduisit l’amitié et la discorde, causes opposées de ces effets opposés. Car si l’on veut suivre de près Empédocle, et s’attacher au fond de sa pensée plutôt qu’à la manière presqu’enfantine dont il l’exprime, on trouvera que l’amitié est la cause du bien, et la discorde celle du mal ; de sorte que peut-être n’aurait-t-on pas tort de dire qu’Empédocle a parlé en quelque manière et a parlé le premier du bien et du mal comme principes, puisque le principe de tous les biens est le bien lui-même, et le mal le principe de tout ce qui est mauvais.

 

Jusqu’ici nous avons vu ces philosophes reconnaître deux des genres de causes déterminés par nous dans la Physique : la matière et le principe du mouvement. Mais ils l’ont fait confusément et indistinctement, comme agissent dans les combats les soldats mal exercés. Ceux-ci frappent souvent de bons coups dans la mêlée, mais ils le font sans science. De même nos philosophes paraissent avoir parlé sans bien savoir ce qu’ils disaient, car l’usage qu’on les voit faire de leurs principes est nul ou peu s’en faut. Anaxagore se sert de l’intelligence comme d’une machine pour faire le monde, et quand il désespère de trouver la cause réelle d’un phénomène, il met en scène l’intelligence. Mais dans tout autre cas, il aime mieux donner aux faits une autre cause. [985a] Empédocle se sert davantage, mais d’une manière insuffisante encore, de ses principes, et dans leur emploi il ne s’accorde pas avec lui-même. Souvent chez lui, l’amitié sépare, la discorde réunit : en effet, lorsque dans l’univers les éléments sont séparés par la discorde, toutes les particules de feu n’en sont pas moins unies en un tout, ainsi que celles de chacun des autres éléments ; et lorsque, au contraire, c’est l’amitié qui unit tous les éléments, il faut bien pour cela que les particules de chaque élément se divisent.

 

Empédocle fut donc le premier des anciens qui employa en le divisant le principe du mouvement, et ne supposa plus une cause unique, mais deux causes différentes et opposées. Quant à la matière, il est le premier qui ait parlé des quatre éléments ; toutefois, il ne s’en sert pas comme s’ils étaient quatre, mais comme s’ils n’étaient que deux, à savoir, le feu tout seul, et en opposition au [985b] feu, la terre, l’air et l’eau, ne faisant qu’une seule et même nature. C’est là du moins ce que ses vers donnent à entendre.

 

Voilà, selon nous, la nature et le nombre des principes d’Empédocle. Leucippe et son ami Démocrite disent que les éléments primitifs sont le plein et le vide, qu’ils appellent l’être et le non-être ; le plein ou le solide, c’est l’être ; le vide ou le rare, c’est le non-être ; c’est pourquoi ils disent que l’être n’existe pas plus que le non-être, parce que le corps n’existe pas plus que le vide : telles sont, sous le point de vue de la matière, les causes des êtres. De même que ceux qui posent comme principe une substance unique, expliquent tout le reste par les modifications de cette substance – en donnant pour principe à ces modifications le rare et le dense – ainsi ces philosophes placent dans les différences les causes de toutes choses. Ces différences sont au nombre de trois : la forme, l’ordre et la position. Ils disent, en effet, que les différences de l’être viennent de la configuration, de l’arrangement et de la tournure, Or, la configuration c’est la forme, l’arrangement l’ordre, et la tournure la position. Ainsi, A diffère de N par la forme, AN de NA par l’ordre, et Z de N par la position. Quant au mouvement, à ses lois et à sa cause, ils ont traité cette question avec beaucoup de négligence, comme les autres philosophes. Par conséquent, nos devanciers n’ont pas été plus loin sur ces deux genres de causes.

 

Chapitre 4

Parmi eux et avant eux, ceux qu’on nomme Pythagoriciens, s’étant occupés des mathématiques, furent les premiers à les mettre en avant ; et nourris dans cette étude, ils pensèrent que les principes de cette science étaient les principes de tous les êtres. Comme, par nature, les nombres sont les premiers des êtres, et ils leur paraissaient avoir plus d’analogie avec les choses et les phénomènes – comme le feu, l’air ou l’eau, – que la modification des nombres semblait être la justice, une autre rame et intelligence, un autre propos, et à peu près ainsi de toutes les autres choses – ; comme ils voyaient de plus dans les nombres les modifications et les rapports de l’harmonie ; [986a] par ces motifs joints à ces deux premiers que la nature entière a été formée à la ressemblance des nombres, et que les nombres sont les premiers de tous les êtres, ils posèrent les éléments des nombres comme les éléments de tous les êtres, et le ciel tout entier comme une harmonie et un nombre. Tout ce qu’ils pouvaient montrer dans les nombres et dans la musique qui s’accordât avec les phénomènes du ciel, ses parties et toute son ordonnance, ils le recueillirent, et ils en composèrent un système ; et si quelque chose manquait, ils y suppléaient pour que le système fût bien d’accord et complet. Par exemple, comme la décade paraît être quelque chose de parfait et qui embrasse tous les nombres possibles, ils prétendent qu’il y a dix corps en mouvement dans le ciel, et comme il n’y en a que neuf de visibles, ils en supposent un dixième qu’ils appellent antichtone. Mais tout ceci a été déterminé ailleurs avec plus de soin. Si nous y revenons, c’est pour constater à leur égard comme pour les autres écoles, quels principes ils posent, et comment ces principes tombent sous notre classification. Or, ils paraissent penser que le nombre est principe des êtres sous le point de vue de la matière, en y comprenant les attributs et les manières d’être ; que les éléments du nombre sont le pair et l’impair ; que l’impair est fini, le pair infini ; que l’unité tient de ces deux éléments, car elle est à la fois pair et impair, et que le nombre vient de l’unité ; enfin que les nombres sont tout le ciel. D’autres pythagoriciens disent qu’il y a dix principes, dont voici la liste :

 

Fini et infini,

 

Impair et pair,

 

Unité et pluralité,

 

Droit et gauche,

 

Mâle et femelle,

 

Repos et mouvement,

 

Droit et courbe,

 

Lumière et ténèbres,

 

Bien et mal,

 

Carré et toute figure à côtés inégaux.

 

Alcméon de Crotone paraît avoir professé une doctrine semblable : il la reçut des Pythagoriciens ou ceux-ci la reçurent de lui ; car l’époque où il florissait correspond à la vieillesse de Pythagore ; et son système se rapproche de celui de ces philosophes. Il dit que la plupart des choses humaines sont doubles, désignant par là leurs oppositions, mais, à la différence de ceux-ci, sans les déterminer, et prenant au hasard le blanc et le noir, le doux et l’amer, le bon et le mauvais, le petit et le grand. Il s’exprima ainsi d’une manière indéterminée sur tout le reste, [986b] tandis que les Pythagoriciens montrèrent quelles sont ces oppositions et combien il y en a. On peut donc tirer de ces deux systèmes que les contraires sont les principes des choses et de l’un deux quel est le nombre et la nature de ces principes. Maintenant comment est-il possible de les ramener à ceux que nous avons posés, c’est ce qu’eux-mêmes n’articulent pas clairement ; mais ils semblent les considérer sous le point de vue de la matière ; car ils disent que ces principes constituent le fonds dont se composent et sont formés les êtres. Nous en avons dit assez pour faire comprendre la pensée de ceux des anciens qui admettent la pluralité dans les éléments de la nature.

 

Il en est d’autres qui ont considéré le tout comme étant un être unique, mais ils diffèrent et par le mérite de l’explication et par la manière de concevoir la nature de cette unité. Il n’est nullement de notre sujet, dans cette recherche des principes, de nous occuper d’eux ; car ils ne font pas comme quelques-uns des physiciens qui, ayant posé une substance unique, engendrent l’être de cette unité considérée sous le point de vue de la matière ; ils procèdent autrement : les physiciens, en effet, ajoutent le mouvement pour engendrer l’univers ; ceux-ci prétendent que l’univers est immobile ; mais nous n’en dirons que ce qui se rapporte à notre sujet. L’unité de Parménide paraît avoir été une unité rationnelle, celle de Mélisse une unité matérielle, et c’est pourquoi l’un la donne comme finie, l’autre comme infinie. Xénophane qui le premier parla d’unité (car Parménide passe pour son disciple), ne s’est pas expliqué d’une manière précise et paraît étranger au point de vue de l’un et l’autre de ses deux successeurs ; mais ayant considéré l’ensemble du inonde, il dit que l’unité est Dieu. Encore une fois, il faut négliger ces philosophes dans la recherche qui nous occupe – et deux, surtout, dont les idées sont un peu trop grossières, Xénophane et Mélisse. Parménide paraît avoir eu des vues plus profondes. Persuadé que, hors de l’être, le non-être n’est rien, il pense que l’être est nécessairement un, et qu’il n’y a rien autre chose que lui. C’est un point sur lequel nous nous sommes expliqués plus clairement dans la Physique. Mais forcé de se mettre d’accord avec les faits, et, en admettant l’unité par la raison, d’admettre aussi la pluralité par les sens, Parménide en revint à poser deux principes et deux causes, le chaud et le froid, par exemple le feu et la terre : il rapporte [987a] l’un de ces deux principes, le chaud à l’être, et l’autre au non-être.

 

Voici le résultat de ce que nous avons dit, et de tous les systèmes que nous avons parcourus jusqu’ici : chez les premiers de ces philosophes, un principe corporel ; car l’eau, le feu et les autres choses de cette nature sont des corps, principe unique selon les uns, multiple selon les autres, mais toujours considéré sous le point de vue de la matière ; chez quelques-uns, d’abord ce principe, et à côté de ce principe, celui du mouvement, unique dans certains systèmes, double dans d’autres. Ainsi, jusqu’à l’école italique exclusivement, les anciens philosophes ont parlé de toutes ces choses d’une manière vague, et n’ont mis en usage, ainsi que nous l’avons dit, que deux sortes de principes, dont l’un, celui du mouvement, est regardé tantôt comme unique et tantôt comme double. Quant aux Pythagoriciens, comme les précédents, ils ont posé deux principes ; mais ils ont en outre introduit cette doctrine qui leur est propre, savoir : que le fini, l’infini et l’unité, ne sont pas des qualités distinctes des sujets où ils se trouvent, comme le feu, la terre et tout autre principe semblable sont distincts de leurs qualités, mais qu’ils constituent l’essence même des choses auxquelles on les attribue ; de sorte que le nombre est l’essence de toutes choses. Ils se sont expliqués sur ces points de la manière que nous venons de dire ; de plus, ils ont commencé à s’occuper de l’essence des choses et ont proposé une définition. Cependant, leur essai fut un peu trop grossier. Ils la définissaient superficiellement. Pour eux, le premier objet auquel semblait convenir la définition donnée, ils le considéraient comme l’essence de la chose définie – comme si l’on pensait, par exemple, que le double est la même chose que le nombre deux, parce que c’est dans le nombre deux que se rencontre en premier lieu le caractère du double ; mais deux ou double ne sont pas la même chose, autrement l’unité sera multiple, comme il arrive dans le système Pythagoricien. Voilà ce qu’on peut tirer des premiers philosophes et de leurs successeurs.

 

Chapitre 5

Après ces différentes philosophies, parut la philosophie de Platon, qui suivit en beaucoup de points ses devanciers, mais qui eut aussi ses points de doctrine particuliers, et alla plus loin que l’école italique. Dès sa jeunesse, Platon se familiarisa dans le commerce de Cratyle avec les opinions d’Héraclite, que toutes les choses sensibles sont dans un perpétuel écoulement, et qu’il n’y a pas de science de ces choses ; et dans la suite, il garda ces opinions. [987b] D’une autre part, Socrate s’étant occupé de morale, et non plus d’un système de physique, et ayant d’ailleurs cherché dans la morale ce qu’il y a d’universel, et porté le premier son attention sur les définitions, Platon qui le suivit et le continua fut amené à penser que les définitions devaient porter sur un ordre d’êtres à part et nullement sur les objets sensibles ; car comment une définition commune s’appliquerait-elle aux choses sensibles, livrées à un perpétuel changement ? Or, ces autres êtres, il les appela Idées, et dit que les choses sensibles existent en dehors des idées et sont nommées d’après elles ; car il pensait que toutes les choses d’une même classe tiennent leur nom commun des idées, en vertu de leur participation avec elles. Du reste, le mot Participation est le seul changement qu’il apporta ; les Pythagoriciens, en effet, disent que les êtres sont à l’imitation des nombres, Platon en participation avec les idées. Comment se fait maintenant cette participation ou cette imitation des idées ? C’est ce que celui-ci et ceux-là ont également négligé de rechercher. De plus, outre les choses sensibles et les idées, il reconnaît des êtres intermédiaires qui sont les choses mathématiques, différentes des choses sensibles en ce qu’elles sont éternelles et immuables, et des idées en ce qu’elles admettent un grand nombre de semblables, tandis que toute idée en elle-même a son existence à part. Voyant dans les idées les raisons des choses, il pensa que leurs éléments étaient les éléments de tous les êtres. Les principes dans ce système sont donc, sous le point de vue de la matière, le grand et le petit, et sous celui de l’essence, l’unité ; et en tant que formées de ces principes et participant de l’unité, les idées sont les nombres. [988a] Ainsi, en avançant que l’unité est l’essence des êtres et que rien autre chose que cette essence n’a le titre d’unité, Platon se rapprocha des pythagoriciens. Comme eux, il dit que les nombres sont les causes des choses et de leur essence ; mais faire une dualité de cet infini qu’ils regardaient comme un, et composer l’infini du grand et da petit, voilà ce qui lui est propre – avec cette supposition que les nombres existent en dehors des choses sensibles, tandis que les pythagoriciens disent que les nombres sont les choses mêmes, et ne donnent pas aux choses mathématiques un rang intermédiaire. Cette existence que Platon attribue à l’unité et au nombre en dehors des choses, à la différence des pythagoriciens, ainsi que l’introduction des idées, est due à ses recherches logiques (car les premiers philosophes étaient étrangers à la dialectique) ; et il fut conduit à faire une dyade de cette autre nature différente de l’unité, parce que lés nombres, à l’exception des nombres primordiaux, s’engendrent aisément de cette dyade, comme d’une sorte de matière. Cependant, les choses se passent autrement, et cela est contraire à la raison. Dans ce système, on fait avec la matière un grand nombre d’êtres, et l’idée n’engendre qu’une seule fois ; mais au vrai, d’une seule matière on ne fait qu’une seule table, tandis que celui qui apporte l’idée, tout en étant un lui-même, en fait un grand nombre. Il en est de même du mâle à l’égard de la femelle ; la femelle est fécondée par un seul accouplement, tandis que le mâle en féconde plusieurs : or, cela est l’image de ce qui a lieu pour les principes dont nous parlons. C’est ainsi que Platon s’est prononcé sur ce qui fait l’objet de nos recherches : il est clair, d’après ce que nous avons dit, qu’il ne met en usage que deux principes, celui de l’essence et celui de la matière ; car les idées sont pour les choses les causes de leur essence, comme l’unité l’est pour les idées : Et quelle est la matière ou le sujet auquel s’appliquent les idées dans les choses sensibles et l’unité dans les idées ? C’est cette dyade, composée du grand et du petit : de plus il attribua à l’un de ces deux éléments la cause du bien, à l’autre la cause du mal, de la même manière que l’ont fait dans leurs recherches quelques-uns des philosophes précédents, comme Empédocle et Anaxagore.

 

Chapitre 6

Nous, venons de voir, brièvement et sommairement, il est vrai, quels sont ceux qui se sont occupés des principes et de la vérité, et comment ils l’ont fait : cette revue rapide n’a pas laissé de nous faire reconnaître, que de tous les philosophes qui ont traité de principe et de cause, pas un n’est sorti de la classification que nous avons établie dans la Physique, et que tous plus ou moins nettement l’ont entrevue. Les uns considèrent le principe sous le point de vue de la matière, soit qu’ils lui attribuent l’unité ou la pluralité, soit qu’ils le supposent corporel ou incorporel ; tels sont le grand et le petit de Platon, l’infini de l’école italique ; le feu, la terre, l’eau et l’air d’Empédocle ; l’infinité des homéoméries d’Anaxagore. Tous ont évidemment touché cet ordre de causes, et de même ceux qui ont choisi l’air, le feu ou l’eau, ou un élément plus dense que le feu et plus délié que l’air ; car telle est la nature que quelques-uns ont donnée à l’élément premier. Ceux-là donc n’ont atteint que le principe de la matière, quelques autres le principe du mouvement, comme ceux par exemple qui font un principe de l’amitié ou de la discorde, de l’intelligence ou de l’amour. Quant à la forme et à l’essence, nul n’en a traité clairement, mais ceux qui l’ont fait le mieux sont les partisans des idées. [988b] En effet, ils ne regardent pas les idées et les principes des idées, comme la matière des choses sensibles, ni comme le principe d’où leur vient le mouvement (car ce seraient plutôt, selon eux, des causes d’immobilité et de repos) ; mais c’est l’essence que les idées fournissent à chaque chose, comme l’unité la fournit aux idées. Quant à la fin en vue de laquelle se font les actes, les changements et les mouvements, ils mentionnent bien en quelque manière ce principe, mais ils ne le font pas dans cet esprit, ni dans le vrai sens de la chose ; car ceux qui mettent en avant l’intelligence et l’amitié, posent bien ces principes, comme quelque chose de bon, mais non comme un but en vue duquel tout être est ou devient ; ce sont plutôt des causes d’où leur vient le mouvement. Il eu est de même de ceux qui prétendent que l’unité ou l’être est cette même nature ; ils disent qu’elle est la cause de l’essence, mais ils ne disent pas qu’elle est la fin pour laquelle les choses sont et deviennent. De sorte qu’il leur arrive en quelque façon de parler à la fois et de ne pas parler du principe du bien ; car ils n’en parlent pas d’une manière spéciale, mais seulement par accident. Ainsi, que le nombre et la nature des causes ait été déterminé par nous avec exactitude, c’est ce que semblent témoigner tous ces philosophes dans l’impossibilité où ils sont d’indiquer aucun autre principe. Outre cela, il est clair qu’il faut, dans la recherche des principes, ou les considérer tous comme nous l’avons fait, ou adopter les vues de quelques-uns de ces philosophes. Exposons d’abord les difficultés que soulèvent les doctrines de nos devanciers et la question de la nature même des principes.

 

Chapitre 7

Tous ceux qui ont prétendu que l’univers est un, et qui, dominés par le point de vue de la matière, ont voulu qu’il y ait une seule et même nature, et une nature corporelle et étendue, ceux-là sans contredit se trompent de plusieurs manières ; car ainsi, ils posent seulement les éléments des corps et non ceux des choses incorporelles, quoiqu’il existe de telles choses. Puis, quoiqu’ils entreprennent de dire les causes de la génération et de la corruption, et d’expliquer la formation des choses, ils suppriment le principe du mouvement. Ajoutez qu’ils ne font pas un principe de l’essence et de la forme ; et aussi, qu’ils donnent sans difficulté aux corps simples, à l’exception de la terre, un principe quelconque, sans avoir examiné comment ces corps peuvent naître les uns des autres ; je parle du feu, de la terre, de l’eau et de l’air, lesquels naissent, en effet, les uns des autres, soit par réunion, soit par séparation. Or, cette distinction importe beaucoup pour la question de l’antériorité et de la postériorité des éléments. D’un côté, le plus élémentaire de tous semblerait être celui d’où naissent primitivement tous les autres par voie de réunion ; et ce caractère appartiendrait à celui des corps dont les parties seraient les plus petites et les plus déliées. C’est pourquoi tous ceux qui posent comme principe le feu, se prononceraient de la manière la plus conforme à cette vue. Tel est aussi le caractère que tous les autres s’accordent à assigner à l’élément des corps. Aussi, aucun philosophe, d’une époque plus récente, qui admet un seul élément, n’a jugé convenable de choisir la terre, sans doute à cause de la grandeur de ses parties, tandis que chacun des trois autres éléments a eu son partisan : les uns se déclarent pour le feu, les autres pour l’eau, les autres pour l’air ; et pourtant pourquoi n’admettent-ils pas aussi bien la terre, comme font la plupart des hommes qui disent que tout est terre ? Hésiode lui-même dit que la terre est le premier des corps ; tellement ancienne et populaire se trouve être cette opinion. Dans ce point de vue, ni ceux qui adoptent à l’exclusion du feu un des éléments déjà nommés, ni ceux qui prennent un élément plus dense que l’air et plus délié que l’eau, n’auraient raison ; mais si ce qui est postérieur dans l’ordre de formation est antérieur dans l’ordre de la nature, et que, dans l’ordre de formation, le composé soit postérieur, l’eau sera tout au contraire antérieure à l’air et la terre à l’eau. Nous nous bornerons à cette observation sur ceux qui admettent un principe unique tel que nous l’avons énoncé. Il y en aurait autant à dire de ceux qui admettent plusieurs principes pareils, comme Empédocle qui dit qu’il y a quatre corps, matière des choses ; car sa doctrine donne lieu d’abord aux mêmes critiques, puis à quelques observations particulières. Nous voyons, en effet, ces éléments naître les uns des autres, de sorte que le feu et la terre ne demeurent jamais le même corps : nous avons traité de ce sujet dans la Physique. [989b] Quant à la cause qui fait mouvoir les choses, et à la question de savoir si elle est une ou double, on doit penser qu’Empédocle ne s’est prononcé ni tout-à-fait convenablement, ni d’une manière tout-à-fait déraisonnable. En somme, quand on admet sou système, on est forcé de rejeter tout changement, car le froid ne viendra pas du chaud ni le chaud du froid ; car quel serait le sujet qui éprouverait ces modifications contraires, et quelle serait la nature unique qui deviendrait feu et eau ? C’est ce qu’il ne dit pas. Pour Anaxagore, si on pense qu’il reconnaît deux éléments, on le pense d’après des raisons qu’il n’a pas lui-même clairement articulées, mais auxquelles il aurait été obligé de se rendre, si on les lui eût présentées. En effet, s’il est absurde de dire qu’à l’origine tout était mêlé, pour plusieurs motifs – entre autres parce qu’il faut que les éléments du mélange aient existé d’abord séparés et il n’est pas dans la nature des choses qu’un élément, quel qu’il soit, se mêle avec tout autre, quel qu’il soit. De plus, les qualités et les attributs seraient séparés de leur substance ; car ce qui peut être mêlé peut être séparé. Cependant, quand on vient à approfondir et à développer ce qu’il veut dire, on lui trouvera peut-être un sens peu commun. Car lorsque rien n’était séparé, il est clair qu’on ne pouvait rien affirmer de vrai de cette substance mixte. Par exemple, comme elle n’était ni blanche ni noire, ni d’aucune autre couleur, elle était de nécessité sans couleur ; autrement, elle aurait eu quelqu’une des couleurs que nous pouvons citer. Elle était de même sans saveur, et pour la même raison elle ne possédait aucun attribut de ce genre ; car elle ne pouvait avoir ni qualité ni quantité ni détermination quelconque. Autrement quelqu’une des formes spéciales s’y serait rencontrée, et cela est impossible lorsque tout est mêlé. En effet, pour cela, il y aurait déjà séparation, et Anaxagore dit que tout est mêlé, excepté l’intelligence, qui seule est pure et sans mélange. Il faut donc qu’il reconnaisse pour principes l’unité d’abord ; car c’est bien là ce qui est simple et sans mélange, et d’un autre côté quelque chose, ainsi que nous désignons l’indéfini avant qu’il soit défini et participe d’aucune forme. Ce n’est s’exprimer ni justement, ni clairement ; mais au fond il a voulu dire quelque chose qui se rapproche davantage des doctrines qui ont suivi et de la réalité. Tous ces philosophes ne sont familiers qu’avec ce qui regarde la génération, la corruption et le mouvement, car ils s’occupent à peu près et exclusivement de cet ordre de choses, des principes et des causes qui s’y rapportent. Mais ceux qui étendent leurs recherches à tous les êtres, et qui admettent d’un côté des êtres sensibles, de l’autre des êtres qui ne tombent pas sous les sens, ceux-là ont dû naturellement faire l’étude de l’une et de l’autre de ces deux classes d’êtres ; et c’est pourquoi il faut s’arrêter davantage sur ces philosophes pour savoir ce qu’ils disent de bon ou de mauvais qui puisse éclairer nos recherches. Ceux qu’on appelle pythagoriciens font jouer aux principes et aux éléments un rôle bien plus étrange que les physiciens ; la raison en est qu’ils ne les ont pas empruntés aux choses sensibles. Les êtres mathématiques sont sans mouvement, à l’exception de ceux dont s’occupe l’astronomie ; et cependant les pythagoriciens ne dissertent et ne font de système que sur la physique. Ils engendrent le ciel, [990a] ils observent ce qui arrive dans toutes ses parties, dans leurs rapports, dans leurs mouvements, et ils épuisent à cela leurs causes et leurs principes, comme s’ils convenaient avec les physiciens que l’être est tout ce qui est sensible, et tout ce qu’embrasse ce qu’or) appelle le ciel. Or, les causes et les principes qu’ils reconnaissent sont bons pour s’élever, comme nous l’avons dit, à ce qu’il y a de supérieur dans les êtres, et conviennent plus à cet objet qu’à l’explication des choses naturelles. Puis, comment pourra-t-il y avoir du mouvement, si on ne suppose d’autres sujets que le fini et l’infini, le pair et l’impair ? Ils ne le disent nullement ; ou comment est-il possible que sans mouvement ni changement, il y ait génération et corruption, et toutes les révolutions des corps célestes ? Ensuite, en supposant qu’on leur accorde ou qu’il soit démontré que de leurs principes on tire l’étendue, comment alors même rendront-ils compte de la légèreté et de la pesanteur ? Car d’après leurs principes et leur prétention même, ils ne traitent pas moins des corps sensibles que des corps mathématiques. Aussi n’ont-ils rien dit de bon sur le feu, la terre et les autres choses semblables, et cela, parce qu’ils n’ont rien dit, je pense, qui convienne proprement aux choses sensibles. De plus, comment faut-il entendre que le nombre et les modifications du nombre sont la cause des êtres qui existent et qui naissent dans le monde, depuis l’origine jusqu’à présent, tandis que d’autre part il n’y a aucun autre nombre hors celui dont le monde est formé ? En effet, lorsque pour eux, l’opinion et le sens sont dans une certaine partie du ciel, et un peu plus haut ou un peu plus bas l’injustice et la séparation ou le mélange, attendu, selon eux, que chacune de ces choses est un nombre, et lorsque déjà dans ce même espace se trouvent rassemblées une multitude de grandeurs, parce que ces grandeurs sont attachées chacune à un lieu, alors le nombre qu’il faut regarder comme étant chacune de ces choses, est-il le même que celui qui est dans le ciel, ou un autre outre celui-là ? Platon dit que c’est un autre nombre ; et pourtant lui aussi pense que les choses sensibles et les causes de ces choses sont des nombres ; mais pour lui les nombres qui sont causes, sont intelligibles, et les autres sont des nombres sensibles.

 

Chapitre 8

Laissons maintenant les Pythagoriciens ; [990b] ce que nous en avons dit, suffira. Quant à ceux qui posent pour principes les idées, d’abord, en cherchant à saisir les principes des êtres que nous voyons, ils en ont introduit d’autres en nombre égal à celui des premiers, comme si quelqu’un voulant compter des objets, et ne pouvant le faire, alors même qu’ils sont en assez petit nombre, s’avisait de les multiplier pour les compter. Les idées sont presque en aussi grand nombre que les choses pour l’explication desquelles on a eu recours aux idées. Chaque chose individuelle se trouve avoir un homonyme, non seulement les existences individuelles, mais toutes celles où l’unité est dans la pluralité, et cela pour les choses de ce monde et pour les choses éternelles. En second lieu, de tous les arguments dont on se sert pour établir l’existence des idées, aucun ne la démontre : la conclusion qu’on tire des uns n’est pas rigoureuse, et d’après les autres, il y aurait des idées là même où les Platoniciens n’en admettent pas. Ainsi d’après les considérations puisées dans la nature de la science, il y aura des idées de toutes les choses dont il y a science ; et d’après l’argument qui se tire de l’unité impliquée dans toute pluralité, il y aura des idées des négations mêmes ; et par ce motif qu’on pense aux choses qui ont péri, il y en aura des choses qui ne sont plus : car nous nous en formons quelque image. En outre, on est conduit, en raisonnant rigoureusement, à supposer des idées pour le relatif dont on ne prétend pourtant pas qu’il forme par lui-même un genre à part, ou bien à l’hypothèse du troisième homme. Enfin, les raisonnements qu’on fait sur les idées renversent ce que les partisans des idées ont plus à cœur que l’existence même des idées : car il arrive que ce n’est plus la dyade qui est avant le nombre, mais le nombre qui est avant la dyade, que le relatif est antérieur à l’absolu, et toutes les conséquences en contradiction avec leurs propres principes, auxquelles ont été poussés certains partisans de la doctrine des idées. De plus, dans l’hypothèse sur laquelle on établit l’existence des idées, il y aura des idées non seulement pour les substances, mais aussi pour beaucoup d’autres choses : car ce ne sont pas les substances seules, mais les autres choses aussi que nous concevons sous la raison de l’unité, et toutes les sciences né portent pas seulement sur l’essence, mais sur d’autres choses encore ; et il y a mille autres difficultés de ce genre. Mais de toute nécessité, ainsi que d’après les opinions établies sur les idées, si les idées sont quelque chose dont participent les êtres, il ne peut y avoir d’idées que des essences : car ce n’est pas par l’accident qu’il peut y avoir participation des idées ; c’est par son côté substantiel que chaque chose doit participer d’elles. Par exemple si une chose participe du double en soi, elle participe de l’éternité, mais selon l’accident : car ce n’est que par accident que le double est éternel ; en sorte que les idées seront l’essence, et que dans le monde sensible et au-dessus elles désigneront l’essence ; ou sinon, que signifiera-t-il de dire qu’il doit y avoir quelque chose de plus que les choses particulières, à savoir, l’unité dans la pluralité ? Si les idées et les choses qui en participent, sont du même genre, il y aura entre elles quelque chose de commun : car pourquoi y aurait-il dans les dualités périssables et les dualités multiples, mais éternelles, une dualité une et identique, plutôt que dans la dualité idéale et dans telle ou telle dualité déterminée ? Si, au contraire, elles ne sont pas du même genre, il n’y aura entre elles que le nom de commun, et ce sera comme si on donnait le nom d’homme à Callias et à un morceau de bois, sans avoir vu entre eux aucun rapport.

 

La plus grande difficulté, c’est de savoir ce que font les idées aux choses sensibles, soit à celles qui sont éternelles, soit à celles qui naissent et qui périssent : car elles ne sont causes pour elles ni d’aucun mouvement, ni d’aucun changement. D’autre part, elles ne servent en rien à la connaissance des choses, puisqu’elles n’en sont point l’essence : car alors elles seraient en elles ; elles ne les font pas être non plus, puisqu’elles ne résident pas dans les choses qui participent d’elles. A moins qu’on ne dise peut-être qu’elles sont causes, comme serait, par exemple, la blancheur cause de l’objet blanc, en se mêlant à lui ; mais il n’y a rien de solide dans cette opinion qu’Anaxagore le premier, et après lui Eudoxe et quelques autres, ont mise en avant ; et il est facile de rassembler contre une pareille hypothèse une foule de difficultés insolubles. Ainsi les choses ne sauraient venir des idées, dans aucun des cas dans lesquels, on a coutume de l’entendre. Dire que ce sont des exemplaires et que les autres choses en participent, c’est prononcer de vains mots et faire des métaphores poétiques ; car, qu’est-ce qui produit jamais quelque chose en vue des idées ? De plus, il se peut qu’il existe ou qu’il naisse une chose semblable à une autre, sans avoir été modelée sur elle ; et, par exemple, que Socrate existe ou n’existe pas, il pourrait naître un personnage tel que Socrate. D’un autre côté, il est également vrai que, en admettant un Socrate éternel, il faudra qu’il y ait plusieurs exemplaires et par conséquent plusieurs idées de la même chose ; de l’homme, par exemple, il y aurait l’animal, le bipède, tout aussi bien que l’homme en soi. Il faut en outre qu’il y ait des idées exemplaires non seulement pour des choses sensibles, mais encore pour les idées elles-mêmes, comme le genre en tant que comprenant des espèces ; de sorte que la même chose sera à la fois exemplaire et copie. De plus, il semble impossible que l’essence soit séparée de la chose dont elle est l’essence : si cela est, comment les idées qui sont les essences des choses, en seraient-elles séparées ? Dans le Phédon, il est dit que les causes de l’être et du devenir sont les Idées. Pourtant, même en admettant l’existence des Idées, les êtres participants ne sont pas engendrés sans l’intervention de la cause motrice. Et comme beaucoup d’autres objets sont produits, par exemple une maison et un anneau, dont nous disons qu’il n’y a pas d’Idées, il en résulte qu’il est évidemment possible, pour les autres choses aussi, d’exister et de devenir par des causes analogues à celles des objets dont nous parlons.

 

Maintenant, si les idées sont des nombres, comment ces nombres seront-ils causes ? Sera-ce parce que les êtres sont d’autres nombres, et que tel nombre par exemple est l’homme, tel autre Socrate, tel autre Callias ? Mais en quoi ceux-là sont-ils causes de ceux-ci ? Car, que les uns soient éternels, les autres non, cela n’y fera rien. Si c’est parce que les choses sensibles sont des rapports de nombres, comme est par exemple une harmonie, il est évident qu’il y a quelque chose qui est le sujet de ces rapports ; et si ce quelque chose existe, savoir la matière, il est clair qu’à leur tour les nombres eux-mêmes seront des rapports de choses différentes. Par exemple, si Callias est une proportion en nombres de feu, de terre, d’eau et d’air, cela supposera des sujets particuliers, distincts de la proportion elle-même ; et l’idée nombre, l’homme en soi, que ce soit un nombre ou non, n’en sera pas moins une proportion de nombres qui suppose des sujets particuliers et non pas un pur nombre, et on n’en peut tirer non plus aucun nombre particulier.

 

Ensuite, de la réunion de plusieurs nombres, résulte un nombre unique ; comment de plusieurs idées fera-t-on une seule idée ? Si on prétend que la somme n’est pas formée de la réunion des idées elles-mêmes, mais des éléments individuels compris sous les idées, comme est par exemple une myriade, comment sont les unités qui composent cette somme ? Si elles sont de même espèce, il s’ensuivra beaucoup de choses absurdes ; si d’espèce diverse, elles ne seront ni les mêmes, ni différentes ; car en quoi différeraient-elles, puisqu’elles n’ont pas de qualités ? Toutes ces choses ne sont ni raisonnables ni conformes au bon sens. Et puis, il est nécessaire d’introduire un autre genre de nombre qui soit l’objet de l’arithmétique, et de ce que plusieurs appellent les choses intermédiaires ; autrement de quels principes viendront ces choses ? Pourquoi doit-il y avoir des intermédiaires entre le monde sensible et les Idées ? De plus, les unités, dans la Dyade indéfinie, viendront chacune d’une dyade antérieure, ce qui est pourtant impossible. En outre, comment [992a] expliquer que le Nombre idéal, composé d’unités, soit une unités ? Ce n’est pas tout. Si les unités sont différentes entre elles, on devrait parler comme ceux qui admettent deux ou quatre éléments, tous entendant par là, non un élément commun, le Corps en général, par exemple, mais le Feu ou la Terre, que le Corps soit, ou non, quelque chose de commun. Mais, en réalité, les platoniciens s’expriment comme si l’Un en soi était, à la façon du Feu ou de l’Eau, une sorte d’élément homéomère. S’il en est ainsi, les Nombres ne seront pas des substances, mais il est clair que, si l’Un en soi existe, et qu’il soit principe, l’Un ne recevra qu’une diversité de dénomination, autrement il y aurait là une impossibilité.

 

Dans le but de ramener les choses aux principes de cette théorie, on compose les longueurs du long et du court, c’est-à-dire d’une certaine espèce de grand et de petit, la surface du large et de l’étroit, le corps du profond et de son contraire. Or, comment le plan pourra-t-il contenir la ligne, ou le solide la ligne et le plan ? Car le large et l’étroit sont une espèce différente du profond et de son contraire. De même donc que le nombre ne se trouve pas dans ces choses, parce que ses principes, le plus ou le moins, sont distincts de ceux que nous venons de nommer, il est clair que de ces diverses espèces, celles qui sont supérieures, ne pourront se trouver dans les inférieures. Et il ne faut pas dire que le profond soit une espèce du large ; car alors, le corps serait une sorte de plan. Et les points, d’où viendront-ils ? Platon combattait l’existence du point, comme étant une pure conception géométrique ; d’autre part, il l’appelait le principe de la ligne, il en a fait souvent des lignes indivisibles. Pourtant, il faut que ces lignes aient une limite ; de sorte que par la même raison que la ligne existe, le point existe aussi.

 

Enfin, quand il appartient à la philosophie de rechercher la cause des phénomènes, c’est cela même que l’on néglige : car on ne dit rien de la cause qui est le principe du changement ; et on s’imagine expliquer l’essence des choses sensibles, en posant d’autres essences ; mais comment celles-ci sont-elles les essences de celles-là ? C’est sur quoi on ne se paie que de mots, car participer, comme nous l’avons déjà dit, ne signifie rien. Et ce principe que nous regardons comme la fin des sciences, en vue duquel agit toute intelligence et tout être ; ce principe que nous avons rangé parmi les principes premiers, les idées ne l’atteignent nullement. Mais, les Mathématiques sont devenues, pour les modernes, toute la Philosophie, quoiqu’ils disent qu’on ne devrait les cultiver [992b] qu’en vue du reste. De plus, cette dyade, dont ils font la matière des choses, on pourrait bien la regarder comme une matière purement mathématique, comme un attribut et une différence de ce qui est et de la matière, plutôt que comme la matière même : c’est comme ce que les physiciens appellent le rare et le dense, ne désignant par là que les différences premières du sujet ; car tout cela n’est autre chose qu’une sorte de plus et de moins. Quant à ce qui est du mouvement, si le grand et le petit renferment le mouvement, il est clair que les idées seront en mouvement : sinon, d’où est-il venu ? C’en est assez pour supprimer d’un seul coup toute étude de la nature. Il eût paru facile à cette doctrine de démontrer que tout est un ; mais elle n’y parvient pas, car, des raisons qu’on expose, il ne résulte pas que toutes choses soient l’unité, mais seulement qu’il y a une certaine unité existante, et il reste à accorder qu’elle soit tout : or cela, on ne le peut, qu’en accordant l’existence du genre universel, ce qui est impossible pour certaines choses. Pour les choses qui viennent après les nombres, à savoir, les longueurs, les surfaces et les solides, on n’en rend pas raison, on n’explique ni comment elles sont et deviennent, ni si elles ont quelque vertu. Il est impossible que ce soient des idées ; car ce ne sont pas des nombres, ni des choses intermédiaires, car ces dernières sont les choses mathématiques, ni enfin des choses périssables ; mais il est évident qu’elles constituent une quatrième classe d’êtres.

 

Enfin, rechercher les éléments des êtres sans les distinguer, lorsque leurs dénominations les distinguent de tant de manières, c’est se mettre dans l’impossibilité de les trouver, surtout si on pose la question de cette manière : Quels sont les éléments des êtres ? Car de quels éléments viennent l’action ou la passion ou la direction rectiligne, c’est ce qu’on ne peut certainement pas saisir ; on ne le peut que pour les substances ; de sorte que rechercher les éléments de tous les êtres ou s’imaginer qu’on les connaît, est une chimère. Et puis, comment pourra-t-on apprendre quels sont les éléments de toutes choses ? Évidemment, il est impossible alors qu’on ne possède aucune connaissance préalable ; car quand on apprend la géométrie, on a des connaissances préalables, sans qu’on sache d’avance rien de ce que renferme la géométrie et de ce qu’il s’agit d’apprendre ; et il en est ainsi de tout le reste ; si donc il y a une science de toutes choses, comme quelques-uns le prétendent, il n’y a plus de connaissance préalable. Cependant, toute science, aussi bien celle qui procède par démonstration que celle q ni procède par définitions, ne s’acquiert qu’à l’aide de connaissances préalables, totales ou particulières ; car toute définition suppose des données connues d’avance ; et il en est de même de la science par induction. Mais, d’un autre côté, si la science se trouvait actuellement innée, il serait étonnant [993a] qu’à notre insu nous possédions en nous la plus haute des sciences. Et puis, comment connaîtra-t-on les éléments de toutes choses et comment arrivera-t-on à une certitude démonstrative ? Car cela est sujet à difficulté ; et on pourrait douter sur ce point comme on doute au sujet de certaines syllabes : les uns disent, en effet, que la syllabe ZA est composée des trois lettres S, D et A ; les autres prétendent que c’est un autre son, différent de tous ceux que nous connaissons. Enfin, les choses qui tombent sous la sensation, comment celui qui est dépourvu de la faculté de sentir, pourra-t-il les connaître ? Pourtant, il le faudrait si les idées sont les éléments dont se composent toutes choses, comme des sons composés viennent tous des sons élémentaires.

 

Chapitre 9

Ainsi donc, il résulte clairement de tout ce que nous avons dit jusqu’ici : les recherches de tous les philosophes se rapportent aux quatre principes déterminés par nous dans la Physique, et qu’en dehors de ceux-là il n’y en a pas d’autre. Mais ces recherches ont été faites sans précision ; et si, en un sens, on a parlé avant nous de tous les principes, on peut dire en un autre qu’il n’en a pas été parlé : car la philosophie primitive, jeune et faible encore, semble bégayer sur toutes choses. Par exemple, lorsque Empédocle dit que ce qui fait l’os c’est la proportion, il désigne par là la forme et l’essence de la chose ; mais il faut aussi que ce principe rende raison de la chair et de toutes les autres choses, ou de rien ; c’est donc par la proportion que la chair et l’os et toutes les autres choses existeront, et non pas par la matière, laquelle est selon lui feu, terre et eau. Qu’un autre eût dit cela, Empédocle en serait nécessairement convenu ; mais il ne s’est pas expliqué clairement.

 

L’insuffisance des recherches de nos devanciers a été assez montrée. Maintenant, reprenons les difficultés qui peuvent s’élever sur le sujet, lui-même ; leur solution nous conduira peut-être à celle des difficultés qui se présenteront ensuite.

LIVRE II

Chapitre 1

La science qui a pour objet la vérité, est difficile sous un point de vue et facile sous un autre. Ce qui le prouve, c’est qu’il est impossible d’atteindre complètement la vérité, et que tous la manquent complètement. [993b] Pourtant, chaque philosophe explique quelque secret de la nature. Ce que chacun en particulier ajoute à la connaissance de la vérité n’est rien sans doute ou n’est que peu de chose ; mais la réunion de toutes les idées présente d’importants résultats. De sorte qu’il en est ici, ce nous semble, comme de ce que nous disons dans le proverbe : Qui ne mettrait pas la flèche dans une porte ? Considérée ainsi, cette science est chose facile. Mais l’impossibilité d’une possession complète de la vérité dans son ensemble et dans ses parties, montre tout ce qu’il y a de difficile dans la recherche dont il s’agit. Cette difficulté est double. Toutefois, elle a peut-être sa cause non pas dans les choses, mais dans nous-mêmes. En effet, de même que les yeux des chauves-souris sont offusqués par la lumière du jour, de même l’intelligence de notre âme est offusquée par les choses qui portent en elles la plus éclatante évidence.

 

Il est donc juste d’avoir de la reconnaissance non-seulement pour ceux dont on partage les opinions, mais pour ceux-là mêmes qui ont traité les questions d’une manière un peu superficielle ; car eux aussi ont contribué pour leur part. Ce sont eux qui ont préparé par leurs travaux l’état actuel de la science. Si Timothée n’avait point existé, nous n’aurions pas toutes ces belles mélodies ; mais s’il n’y avait point eu de Phrynes, il n’eût point existé de Timothée. Il en est de même de ceux qui ont exposé leurs idées sur la vérité. Nous avons adopté quelques-unes des opinions de plusieurs philosophes ; les autres philosophes ont été causes de l’existence de ceux-là.

 

Enfin c’est à juste titre qu’on nomme la philosophie, la science théorétique de la vérité. En effet, la fin de la spéculation, c’est la vérité ; celle de la pratique, c’est l’œuvre ; et les praticiens, quand ils considèrent le comment des choses, n’examinent pas la cause pour elle-même, mais en vue d’un but particulier, d’un intérêt présent. Or, nous ne savons pas le vrai si nous ne savons la cause. De plus, une chose est vraie par excellence, quand c’est à elle que les autres choses empruntent ce qu’elles ont en elles de vérité ; et, de même que le feu est le chaud par excellence, parce qu’il est la cause de la chaleur des autres êtres ; de même la chose qui est la cause de la vérité dans les êtres qui dérivent de cette chose est aussi la vérité par excellence. C’est pourquoi les principes des êtres éternels sont nécessairement l’éternelle vérité. Car, ce n’est pas dans telle circonstance seulement qu’ils sont vrais ; et il n’y a rien qui soit la cause de leur vérité ; ce sont eux au contraire qui sont causes de la vérité des autres choses. En sorte que tel est le rang de chaque chose dans l’ordre de l’être, tel est son rang dans l’ordre de la vérité.

 

Chapitre 2

[994a] Il est évident qu’il y a un premier principe, et qu’il n’existe ni une série infinie de causes, ni une infinité d’espèces de causes. Ainsi, sous le point de vue de la matière, il est impossible qu’il y ait production à l’infini ; que la chair, par exemple, vienne de la terre, la terre de l’air, l’air du feu, sans que cela s’arrête. De même pour le principe du mouvement : on ne dira pas que l’homme a été mis en mouvement par l’air, l’air par le soleil, le soleil par la discorde, et ainsi à l’infini. De même encore, on ne peut, pour la cause finale, aller à l’infini et dire que la marche est en vue de la santé, la santé en vue du bonheur, le bonheur en vue d’autre chose, et que toute chose est toujours ainsi en vue d’une autre. De même enfin pour la cause essentielle.

 

Toute chose intermédiaire est précédée et suivie d’autre chose, et ce qui précède est nécessairement cause de ce qui suit. Si l’on nous demandait laquelle d’une série de trois choses est la cause, nous dirions que c’est la première. Car ce n’est point la dernière : ce qui est à la fin n’est cause de rien. Ce n’est point non plus l’intermédiaire : elle n’est cause que d’une seule chose. Peu importe ensuite que ce qui est intermédiaire soit un ou plusieurs, infini ou fini. Car toutes les parties de cette infinité de causes, et, en général, toutes les parties de l’infini, si vous partez du fait actuel pour remonter de cause en cause, ne sont également que des intermédiaires. De sorte que si rien n’est premier, il n’y a absolument pas de cause. Mais s’il faut, en remontant, arriver à un principe, on ne peut pas non plus, en descendant, aller à l’infini, et dire, par exemple, que le feu produit l’eau, l’eau la terre, et que la chaîne de la production des êtres se continue ainsi sans cesse et sans fin. En effet, ceci succède à cela, signifie deux choses ; ou bien une succession simple : Après les jeux Isthmiques, les jeux Olympiens ; ou bien un rapport d’un autre genre : L’homme, par l’effet d’un changement, vient de l’enfant, l’air de l’eau. Et voici dans quel sens nous entendons que l’homme vient de l’enfant ; c’est dans le sens où nous disons que ce qui est devenu a été produit par ce qui devenait, ou bien que ce qui est parfait a été produit par l’être qui se perfectionnait ; car, de même que entre l’être et le non-être il y a toujours le devenir, de même aussi entre ce qui n’était pas et ce qui est, il y a ce qui devient. Ainsi, celui qui étudie devient savant, et c’est ce qu’on entend en disant que d’apprenant qu’on était on devient instruit. Quant à cet autre exemple : L’air vient de l’eau ; là, il y a l’un des deux éléments qui périt dans la production de l’autre. Aussi, dans le premier cas n’y a-t-il point de retour de ce qui est produit à ce qui a produit : [994b] d’homme on ne devient pas enfant ; car ce qui est produit ne l’est pas par la production même, mais vient après la production. De même pour la succession simple : le jour vient de l’aurore, uniquement parce qu’il lui succède ; mais par cela même l’aurore ne vient pas du jour. Dans l’autre espèce de production, au contraire, il y a retour de l’un des éléments à l’autre. Mais dans les deux cas il est impossible d’aller à l’infini. Dans le premier, il faut que les intermédiaires aient une fin ; dans le dernier il y a retour perpétuel d’un élément à l’autre, car la destruction de l’un est la production de l’autre. Et puis, il est impossible que l’élément premier, s’il est éternel, périsse comme il le faudrait alors. Car, puisque, en remontant de cause en cause, la chaîne de la production n’est pas infinie, il faut nécessairement que l’élément premier qui, en périssant, a produit quelque chose, ne soit pas éternel. Or, cela est impossible.

 

Ce n’est pas tout : la cause finale est une fin. Par cause finale on entend ce qui ne se fait pas en vue d’autre chose, mais au contraire ce en vue de quoi autre chose se fait. De sorte que s’il y a ainsi quelque chose qui soit le dernier terme, il n’y aura pas de production infinie : s’il n’y a rien de tel, il n’y a point de cause finale. Ceux qui admettent ainsi la production à l’infini, ne voient pas qu’ils suppriment par là même le bien. Or, y a-t-il quelqu’un qui voudrait entreprendre une chose, s’il ne devait pas arriver à l’achever ? Ce serait l’acte d’un insensé. L’homme raisonnable agit toujours en vue de quelque chose ; et c’est-là une fin, car le but qu’on se propose est une fin. On ne peut pas non plus ramener indéfiniment l’essence à une autre essence. Il faut s’arrêter. Toujours l’essence qui précède est plus essence que celle qui suit ; mais si ce qui précède ne l’est pas encore, à plus forte raison ce qui suit.

 

Bien plus, ce genre de système rend toute connaissance impossible. On ne peut savoir, il est impossible de rien connaître, avant d’arriver à ce qui est simple et indivisible. Or, comment penser à cette infinité d’êtres dont on nous parle ? Il n’en est pas ici comme de la ligne, qui ne s’arrête pas dans ses divisions : la pensée a besoin de points d’arrêt. Aussi, si vous parcourez cette ligne qui se divise à l’infini, vous n’en pouvez compter toutes les divisions. Ajoutons que nous ne concevons la matière que dans un objet en mouvement. Or, aucun de ces objets n’est marqué du caractère de l’infini. Si ces objets sont réellement infinis, le caractère propre de l’infini n’est pas l’infini.

 

Et quand bien même on dirait seulement qu’il y a un nombre infini d’espèces de causes, la connaissance serait encore impossible. Car nous croyons savoir quand nous connaissons les causes ; et il n’est point possible que dans un temps fini, nous puissions parcourir une série infinie.

 

 

 

Chapitre 3

Les auditeurs sont soumis à l’influence de l’habitude. Nous aimons qu’on se serve d’un langage conforme à celui qui nous est familier. Sans cela, les choses ne paraissent plus ce qu’elles nous paraissaient ; il nous semble, par ce qu’elles ont d’inaccoutumé, que nous les connaissons moins, et qu’elles nous sont plus étrangères. Ce qui nous est habituel nous est, en effet, mieux connu. Une chose qui montre bien quelle est la force de l’habitude, ce sont les lois, où des fables et [995a] des puérilités ont plus de puissance, par l’effet de l’habitude, que n’en aurait la vérité même.

 

Il est des hommes qui n’admettent d’autres démonstrations que celles des mathématiques ; d’autres ne veulent que des exemples ; d’autres ne trouvent pas mauvais qu’on invoque le témoignage d’un poète. Il en est enfin qui demandent que tout soit rigoureusement démontré ; tandis que d’autres trouvent cette rigueur insupportable, ou bien parce qu’ils ne peuvent suivre la chaîne des démonstrations, ou bien parce qu’ils pensent que c’est se perdre dans des futilités. Il y a, en effet, quelque chose de cela dans l’affectation de la rigueur. Aussi quelques-uns la regardent-ils comme indigne d’un homme libre, non-seulement dans la conversation, mais même dans la discussion philosophique.

 

Il faut donc que nous apprenions avant tout quelle sorte de démonstration convient à chaque objet particulier ; car il serait absurde de mêler ensemble et la recherche de la science, et celle de sa méthode : deux choses dont l’acquisition présente de grandes difficultés. On ne doit pas exiger en tout la rigueur mathématique, mais seulement quand il s’agit d’objets immatériels. Aussi la méthode mathématique n’est-elle pas celle des physiciens ; car la matière est probablement le fond de toute la nature. Ils ont à examiner d’abord ce que c’est que la nature. De cette manière, en effet, ils verront clairement quel est l’objet de la physique, et si l’étude des causes et des principes de la nature est le partage d’une science unique ou de plusieurs sciences.

LIVRE III

Chapitre 1

Il est nécessaire, dans l’intérêt de la science que nous cherchons, de commencer par exposer les difficultés que nous avons à résoudre dès l’abord. Ces difficultés, ce sont, outre les opinions contradictoires des divers philosophes sur les mêmes sujets, tous les points obscurs qu’ils peuvent avoir négligé d’éclaircir : si l’on veut arriver à une solution vraie, il est utile de se bien poser d’abord ces difficultés. Car la solution vraie à laquelle on parvient ensuite, n’est autre chose que l’éclaircissement de ces difficultés : or, il est impossible de délier un nœud si l’on ne sait pas la manière de s’y prendre. Ceci est évident surtout pour les difficultés, les doutes de la pensée. Douter, pour elle, c’est être dans l’état de l’homme enchaîné : pas plus que lui elle ne peut aller en avant. Il nous faut donc commencer par examiner toutes les difficultés, et pour ces motifs, et aussi parce que chercher sans se les être posées d’abord, c’est ressembler à ceux qui marchent sans savoir vers quel but il faut marcher, c’est s’exposer même à ne point reconnaître si l’on a découvert ou non ce que l’on cherchait. En effet, on n’a point alors de but marqué : le but est marqué au contraire pour celui qui a commencé par se les bien poser. Enfin, on doit nécessairement être mieux à même de juger, quand on a entendu, comme parties adverses en quelque sorte, toutes les raisons opposées. La première difficulté est celle que nous nous sommes déjà proposée dans l’introduction. L’étude des causes appartient-elle à une seule science, ou à plusieurs, et la science doit-elle s’occuper seulement des premiers principes des êtres, ou bien doit-elle embrasser aussi les principes généraux de la démonstration, tels que celui-ci : Est-il possible, ou non, d’affirmer et de nier en même temps une seule et même chose ? Et tous les autres principes de ce genre ? Et si elle ne s’occupe que des principes des êtres, y a-t-il une seule science ou plusieurs pour tous ces principes ? Et s’il y en a plusieurs, y a-t-il entre toutes quelque affinité, on bien les unes doivent-elles être considérées comme des philosophies, les autres non ?

 

Il est nécessaire encore de rechercher si l’on ne doit reconnaître que des substances sensibles, ou s’il y en a d’autres en dehors de celles-là. Y a-t-il une seule espèce de substance, ou bien y en a-t-il plusieurs ? De ce dernier avis sont, par exemple, ceux qui admettent les idées, et les substances mathématiques intermédiaires entre les idées et les objets sensibles. Ce sont là, disons-nous, des difficultés qu’il faut examiner, et encore celle-ci : Notre étude n’embrasse-t-elle que les essences, ou bien s’étend-elle aussi aux accidents essentiels des substances ?

 

Ensuite, à quelle science appartient-il de s’occuper de l’identité et de l’hétérogénéité, de la similitude et de la dissimilitude, de l’identité et de la contrariété, de l’antériorité et de la postériorité, et des autres principes de ce genre à l’usage des Dialecticiens, lesquels ne raisonnent que sur le vraisemblable ? Ensuite, quels sont les accidents propres de chacune de ces choses ? Il ne faut pas seulement rechercher ce qu’est chacune d’elles, mais encore si elles sont opposées les unes aux autres.

 

Sont-ce les genres qui sont les principes et les éléments ; sont-ce les parties intrinsèques de chaque être ? Et si ce sont les genres, sont-ce les plus rapprochés des individus, ou bien les genres les plus élevés ? Est-ce l’animal, par exemple, ou bien l’homme, qui est principe ; et le genre l’est-il plutôt que l’individu ? Une autre question non moins digne d’être étudiée et approfondie est celle-ci : y a-t-il ou non, en dehors de la substance, quelque chose qui soit cause en soi ? Ce quelque chose en est-il ou non indépendant ; est-il un ou multiple ? Est-il ou non en dehors de l’ensemble (et par l’ensemble j’entends ici la substance avec sel attributs ? En dehors de quelques individus et non des autres ; et quels sont alors les êtres en dehors desquels il existe ?

 

Ensuite, les principes soit formels soit substantiels, sont-ils numériquement distincts ou réductibles à des genres ? [996a] Les principes des êtres périssables et ceux des êtres impérissables sont-ils les mêmes ou différents ; sont-ils tous impérissables, ou bien les principes des êtres périssables sont-ils périssables ? De plus, et c’est là la difficulté la plus grande, la plus embarrassante, l’unité et l’être constituent-ils ou non la substance des êtres, comme le prétendaient les Pythagoriciens et Platon ; ou bien y a-t-il quelque chose qui leur serve de sujet, de substance, comme l’Amitié d’Empédocle, le feu, l’eau, l’air de tel ou tel autre philosophe ? Les principes sont-ils relatifs au général, ou bien aux choses particulières ? Sont-ils en puissance ou en acte ? Sont-ils en mouvement ou autrement ? Ce sont là de graves difficultés. Ensuite, les nombres, les longueurs, les figures, les points, sont-ils ou non des substances ; et, s’ils sont des substances, sont-ils indépendants des objets sensibles, ou existent-ils dans ces objets ? Sur tous ces points, non seulement il est difficile d’arriver à la vérité par une bonne solution, mais il n’est pas même bien facile de se poser nettement les difficultés.

 

 

 

Chapitre 2

D’abord, comme nous nous le sommes demandé en commençant, appartient-il à une seule science ou à plusieurs, d’examiner toutes les espèces de causes ? Mais comment appartiendrait-il à une seule science de connaître des principes qui ne sont pas contraires les uns aux autres ? Et de plus, il y a un grand nombre d’objets où ces principes ne se trouvent pas tous réunis. Comment, par exemple, serait-il possible de rechercher la cause du mouvement ou le principe du bien dans ce qui est immobile ? En effet, tout ce qui est bien en soi et par sa nature est un but, et par cela même une cause, puisque c’est en vue de ce bien que se produisent, qu’existent les autres choses. Un but, ce en vue de quoi, est nécessairement but de quelque action : or, il n’y a point d’action sans mouvement ; de sorte que dans les choses immobiles on ne peut admettre ni l’existence de ce principe du mouvement, ni celle du bien en soi. Aussi ne démontre-t-on rien dans les sciences mathématiques au moyen de la cause du mouvement. On ne s’y occupe pas davantage du mieux et du pire ; et même aucun mathématicien ne tient compte de ces principes. C’est pour ce motif que quelques sophistes, Aristippe par exemple, repoussaient ignominieusement les sciences mathématiques. Dans tous les arts, disaient-ils, même dans les arts manuels, dans celui du maçon, du cordonnier, on s’occupe sans cesse du mieux et du pire ; [996b] tandis que les mathématiques ne font jamais mention du bien ni du mal.

 

Mais s’il y a plusieurs sciences des causes, si chacune d’elles s’occupe de principes différents, laquelle de toutes ces sciences sera celle que nous cherchons ; ou, parmi les hommes qui les posséderont, lequel connaîtra le mieux l’objet de nos recherches ? Il est possible qu’un seul objet réunisse toutes ces espèces de causes. Ainsi, dans une maison, le principe du mouvement, c’est l’art et l’ouvrier ; la cause finale, c’est l’œuvre ; la matière, la terre et les pierres ; le plan est la forme. Il convient donc, d’après la définition que nous avons assignée précédemment à la philosophie, de donner ce nom à chacune des sciences qui s’occupent de ces causes. La science par excellence, celle qui dominera toutes les autres, à laquelle les autres sciences devront céder en esclaves, c’est assurément celle qui s’occupe du but et du bien ; car tout le reste n’existe qu’en vue du bien. Mais la science des causes premières, celle que nous avons définie la science de ce qu’il y a de plus scientifique, ce sera la science de l’essence. On peut, en effet, connaître la même chose de bien des manières ; mais ceux qui connaissent un objet par ce qu’il est, connaissent mieux que ceux qui le connaissent par ce qu’il n’est pas. Parmi les premiers même nous distinguons des degrés de connaissance : ceux-là en ont la science la plus parfaite, qui connaissent, non point sa quantité, ses qualités, ses modifications, ses actes, mais son essence. Il en est de même aussi de toutes les choses dont il y a démonstration. Nous croyons en avoir la connaissance lorsque nous savons ce en quoi elles consistent : Qu’est-ce, par exemple, que construire un carré équivalent à un rectangle donné ? C’est trouver la moyenne proportionnelle entre les deux côtés du rectangle. Et de même pour tous les autres cas. Pour la production, au contraire, pour l’action, pour toute espèce de changement, nous croyons avoir la science, lorsque nous connaissons le principe du mouvement, lequel est différent de la cause finale, et en est précisément l’opposé. Il paraîtrait donc d’après cela que ce sont des sciences différentes qui doivent examiner chacune de ces causes.

 

Ce n’est pas tout. Les principes de la démonstration appartiennent-ils à une seule science ou à plusieurs ? C’est encore là une question. J’appelle principe de la démonstration, ces axiomes généraux sur lesquels tout le monde s’appuie pour démontrer ; ceux-ci, par exemple : Il faut nécessairement affirmer ou nier une chose ; Une chose ne peut pas être et n’être pas en même temps ; et toutes les autres propositions de ce genre. Hé bien, la science de ces principes est-elle la même que celle de l’essence, ou en diffère-t-elle ? Si elle en diffère, laquelle des deux reconnaîtrons-nous pour celle que nous cherchons ?

 

Les principes de la démonstration n’appartiennent pas à une seule science, cela est évident : pourquoi la géométrie s’arrogerait-elle, plutôt que toute autre science, le droit de traiter de ces principes ? Si donc toute science quelconque a également ce privilège, et si pourtant elles ne peuvent pas toutes en jouir, l’étude des principes ne dépendra pas plus de la science qui connaît les essences, que de toute autre. Et puis, comment y aurait-il une science des principes ? Nous connaissons de prime abord ce qu’est chacun d’eux ; aussi tous les arts les emploient-ils comme choses bien connues. Tandis que s’il y avait une science démonstrative des principes, il faudrait admettre l’existence d’un genre commun, objet de cette science ; il faudrait d’un côté les accidents du genre, de l’autre des axiomes, car il est impossible de tout démontrer. Toute démonstration doit partir d’un principe, porter sur un objet, démontrer quelque chose de cet objet. Il s’ensuit que tout ce qui se démontre pourrait se ramener à un genre unique. Et en effet, toutes les sciences démonstratives se servent des axiomes. Or, si la science des axiomes est une autre science que la science de l’essence, laquelle des deux sera la science souveraine, la science première ? Les axiomes sont ce qu’il y a de plus général ; ils sont les principes de toutes choses : si donc ils ne font pas partie de la science du philosophe, quel autre sera chargé de vérifier leur vérité ou leur fausseté ?

 

Enfin, y a-t-il une seule science pour toutes les essences, y en a-t-il plusieurs ? S’il y en a plusieurs, de quelle essence traite la science qui nous occupe ? Qu’il n’y ait qu’une science de toutes les essences, c’est ce qui n’est pas probable. Dans ce cas il y aurait une seule science démonstrative de tous les accidents essentiels des êtres, puisque toute science démonstrative soumet au contrôle de principes communs tous les accidents essentiels d’un sujet donné. Il appartient donc à la même science d’examiner d’après des principes communs seulement les accidents essentiels d’un même genre. En effet, une science s’occupe de ce qui est ; une autre science, soit qu’elle se confonde avec la précédente ou s’en distingue, traite des causes de ce qui est. De sorte que ces deux sciences, ou cette science unique, dans le cas où elles n’en font qu’une, s’occuperont elles-mêmes des accidents du genre qui est leur objet.

 

Mais, d’ailleurs, la science n’embrasse-t-elle que les essences, ou bien porte-t-elle aussi sur leurs accidents ? Par exemple, si nous considérons comme des essences, les solides, les lignes, les plans, la science de ces essences s’occupera-t-elle en même temps des accidents de chaque genre, accidents sur lesquels portent les démonstrations mathématiques, ou bien sera-ce l’objet d’une autre science ? S’il n’y a qu’une science unique, la science de l’essence sera alors une science démonstrative : or, l’essence, à ce qu’il semble, ne se démontre pas ; et s’il y a deux sciences différentes, quelle est donc celle qui traitera des accidents de la substance ? C’est une question dont la solution est des plus difficiles.

 

De plus, ne faut-il admettre que des substances sensibles, ou bien y en a-t-il d’autres encore ? N’y a-t-il qu’une espèce de substance, y en a-t-il plusieurs ? De ce dernier avis sont, par exemple, ceux qui admettent les idées, ainsi que les êtres intermédiaires objets des sciences mathématiques. Ils disent que les idées sont par elles-mêmes causes et substances, comme nous l’avons vu, en traitant cette question dans le premier livre. Cette doctrine est sujette à mille objections. Mais ce qu’il y a de plus absurde, c’est de dire qu’il existe des êtres particuliers en dehors de ceux que nous voyons dans l’univers, mais que ces êtres sont les mêmes que les êtres sensibles, à cette seule différence près que les uns sont éternels, les autres périssables : en effet, tout ce qu’ils disent, c’est qu’il y a l’homme en soi, le cheval, la santé en soi ; imitant en cela ceux qui disent qu’il y a des dieux, mais que ces dieux ressemblent aux hommes. Les uns ne font pas autre chose que des hommes éternels ; les idées des autres ne sont de même que des êtres sensibles éternels.

 

Si, outre les idées et les objets sensibles, l’on veut admettre les êtres intermédiaires, il s’en suit une multitude de difficultés. Car, évidemment, il y aura aussi des lignes intermédiaires entre l’idée de la ligne et la ligne sensible ; et de même pour toute espèce de choses. Prenons pour exemple l’Astronomie. Il y aura un autre ciel, en dehors de celui qui tombe sous nos sens, un autre soleil, une autre lune ; et de même pour tout ce qui est dans le ciel. Or, comment croire à leur existence ? Ce nouveau ciel, on ne peut raisonnablement le faire immobile ; et, d’un autre côté il est tout-à-fait impossible qu’il soit en mouvement. Il en est de même pour les objets dont traite l’Optique, et pour les rapports mathématiques des sons musicaux.

 

Là encore on ne peut admettre, et pour les mêmes raisons, des êtres en dehors de ceux que nous voyons ; car, si vous admettez des êtres sensibles intermédiaires, il vous faudra nécessairement admettre des sensations intermédiaires pour les percevoir, ainsi que des animaux intermédiaires entre les idées des animaux et les animaux périssables. On peut se demander sur quels êtres porteraient les sciences intermédiaires. Car si vous reconnaissez que la Géodésie ne diffère de la Géométrie, qu’en ce que l’une porte sur des objets sensibles, l’autre sur des objets que nous ne percevons point par les sens, il vous faut évidemment faire la même chose pour la Médecine et pour toutes les autres sciences, et dire qu’il y a une science intermédiaire entre la Médecine idéale et la Médecine sensible. Et comment admettre une pareille supposition ? Il faudrait alors dire aussi qu’il y a une santé intermédiaire entre la santé des êtres sensibles et la santé en soi.

 

Mais il n’est pas même vrai de dire que la Géodésie est une science de grandeurs sensibles et périssables, car, dans ce cas, elle périrait, quand périraient ces grandeurs. L’Astronomie elle-même, la science du ciel qui tombe sous nos sens, n’est pas une science de grandeurs sensibles. Les lignes sensibles ne sont pas les lignes du géomètre, car les sens ne nous donnent aucune ligne droite, aucune courbe, qui satisfasse à la définition. Le cercle ne rencontre pas la tangente en un seul point, mais par plusieurs, comme le remarquait Protagoras, dans ses attaques contre les géomètres. Et les mouvements ne sont pas réels ; les révolutions du ciel ne concordent complètement avec les mouvements et les révolutions que donnent les calculs astronomiques. Enfin les étoiles ne sont pas de la même nature que les points.

 

D’autres philosophes admettent aussi l’existence de ces substances intermédiaires entre les idées et les objets sensibles ; mais ils ne les séparent point des objets sensibles ; ils disent qu’elles sont dans ces objets mêmes. Il serait trop long d’énumérer toutes les impossibilités qu’entraîne une pareille doctrine. Remarquons cependant que non seulement les êtres intermédiaires, mais que les idées elles-mêmes seront nécessairement aussi dans les objets sensibles ; car les mêmes raisons s’appliquent également dans les deux cas. De plus, on aura ainsi nécessairement deux solides dans un même lieu ; et ils ne seront pas immobiles, puisqu’ils seront dans des objets sensibles en mouvement. En un mot, à quoi bon admettre des êtres intermédiaires, pour les placer dans les objets sensibles ? Les mêmes absurdités que tout à l’heure se reproduiront sans cesse. Ainsi, il y aura un ciel en dehors du ciel qui tombe sous nos sens ; seulement il n’en sera pas séparé, il sera dans le même lieu : ce qui est plus inadmissible encore que le ciel séparé.

 

 

 

Chapitre 3

Que faut-il décider sur tous ces points, pour arriver ensuite à la vérité ? Il y a là des difficultés nombreuses.

 

Les difficultés relatives aux principes ne le sont pas moins. Faut-il regarder les genres comme éléments et principes ; ou bien ce titre n’appartient-il pas plutôt aux parties constitutives de chaque être ? Par exemple, les éléments, les principes du mot, paraissent être les lettres qui concourent à la formation de tous les mots, et non pas le mot en général. De même encore nous appelons éléments, dans la démonstration des propriétés des figures géométriques, ces démonstrations qui se trouvent au fond des autres, soit dans toutes, soit dans la plupart. De même enfin pour les corps : et ceux qui n’admettent qu’un élément, et ceux qui en admettent plusieurs, regardent comme principe ce dont le corps est composé, ce dont l’ensemble le constitue. Ainsi, l’eau, le feu, et les autres éléments, sont pour Empédocle les éléments constitutifs des êtres, et non point des genres qui comprennent ces êtres. En outre, si l’on veut étudier la nature d’un objet quelconque, d’un lit par exemple, on cherche de quelles pièces il est composé, quel est l’arrangement de ces pièces, et alors on connaît sa nature. D’après ces considérations, les genres ne seraient pas les principes des êtres. Mais si l’on songe que nous ne connaissons rien que par les définitions, et que les genres sont les principes des définitions, il faut bien aussi que les genres soient les principes des êtres définis. D’ailleurs, s’il est vrai de dire que c’est acquérir la connaissance des êtres que d’acquérir celle des espèces auxquelles les êtres se rapportent, les genres seront encore principes des êtres puisqu’ils sont les principes des espèces. Quelques-uns même de ceux qui regardent comme éléments des êtres l’unité ou l’être, ou le grand et le petit, semblent en faire des genres. Toutefois les principes des êtres ne peuvent pas être en même temps les genres et les éléments constitutifs. L’essence ne comporte pas deux définitions — or, autre serait la définition des principes considérés comme genres ; autre, si on les considérait comme éléments constitutifs.

 

D’ailleurs, si ce sont surtout les genres qui sont principes, faut-il regarder comme principes les genres les plus élevés, ou ceux immédiatement supérieurs aux individus ? C’est là encore un sujet d’embarras. Si les principes sont ce qu’il y a de plus général, évidemment les genres les plus élevés seront principes, car ils embrassent tous les êtres. On admettra par conséquent comme principes des êtres les premiers des genres ; et alors l’être, l’unité, seront principes et substances ; car ce sont surtout ces genres qui embrassent tous les êtres. D’un autre côté, tous les êtres ne peuvent pas être rapportés à un seul genre, soit à l’unité, soit à l’être.

 

Il faut nécessairement que les différences de chaque genre soient, et que chacune de ces différences soit une : or, il est impossible que ce qui désigne les espèces du genre désigne aussi les différences propres, il est impossible que le genre existe sans ses espèces. Si donc l’unité ou l’être est le genre, il n’y aura pas de différence qui soit, ni qui soit une. L’unité et l’être ne sont donc pas des genres, et par conséquent ils ne sont pas des principes, puisque ce sont les genres qui sont principes. Ajoutez à cela que les êtres intermédiaires pris avec leurs différences seront des genres jusqu’à ce qu’on arrive à l’individu. Or, les uns sont, il est vrai, des genres, mais d’autres n’en sont pas.

 

En outre, les différences sont plutôt principes que les genres. Mais si les différences sont principes, il y a en quelque sorte une infinité de principes, surtout si l’on prend pour point de départ le genre le plus élevé. Remarquons d’ailleurs que, bien que l’unité nous paraisse surtout avoir le caractère de principe, l’unité étant indivisible, et ce qui est indivisible l’étant ou bien sous le rapport de la quantité, ou bien sous celui de l’espèce, et ce qui l’est sous le rapport de l’espèce ayant l’antériorité ; enfin les genres se divisant en espèces, l’unité doit être plutôt l’individu : l’homme, en effet, n’est pas le genre des hommes particuliers. D’ailleurs, il n’est pas possible, dans les choses où il y a antériorité et postériorité, qu’il y ait, en dehors d’elles, quelque chose qui soit leur genre. La dyade, par exemple, est le premier des nombres ; il n’y a donc point, en dehors des diverses espèces de nombres, un autre nombre qui soit le genre commun ; il n’y a point non plus dans la géométrie une autre figure en dehors des diverses espèces de figures. Et s’il n’y a point ici de genre en dehors des espèces, à plus forte raison n’y en aura-t-il point dans les autres choses. Car c’est surtout pour les êtres mathématiques qu’il paraît y avoir des genres. Pour les individus il n’y a ni priorité, ni postériorité, et de plus, partout où il y a mieux et pire, le mieux a la priorité ; il n’y a donc pas de genres, principes des individus.

 

D’après ce qui précède, les individus doivent plutôt être regardés comme les principes des genres. Mais, d’un autre côté, comment concevoir que les individus soient principes ? Il ne serait point facile de le démontrer. Il faut qu’alors la cause, le principe, soit en dehors des choses dont elle est le principe, qu’elle puisse en être séparée. Mais quelle raison a-t-on de supposer qu’il y a un principe de ce genre en dehors du particulier, si ce n’est que ce principe est quelque chose d’universel, et qu’il embrasse tous les êtres ? Or, si l’on se rend à cette considération, ce qu’il y a de plus général doit être plutôt regardé comme principe, et alors les principes seraient les genres les plus élevés.

 

 

 

Chapitre 4

Il y a une difficulté qui se rattache aux précédentes, difficulté plus embarrassante que toutes les autres, et dont l’examen nous est indispensable ; c’est celle dont nous allons parler. S’il n’y a pas quelque chose en dehors du particulier, et s’il y a une infinité de choses particulières, comment est-il possible d’acquérir la science de l’infinité des choses ? Connaître un objet, c’est, pour nous, connaître son unité, son identité et son caractère général. Or, si cela est nécessaire, et s’il faut qu’en dehors des choses particulières il y ait quelque chose, il y aura nécessairement, en dehors des choses particulières, les genres, soit les genres les plus rapprochés des individus, soit les genres les plus élevés. Mais nous avons trouvé tout à l’heure que cela était possible. Admettons d’ailleurs qu’il y a véritablement quelque chose en dehors de l’ensemble de l’attribut et de la substance, admettons qu’il y a des espèces. Mais l’espèce est-elle quelque chose en dehors de tous les objets, ou est-elle seulement en dehors de quelques objets sans être en dehors de quelques autres, ou enfin n’est-elle en dehors d’aucun ?

 

Dirons-nous donc qu’il n’y a rien en dehors de choses particulières ? Alors il n’y aurait rien d’intelligible, il n’y aurait plus que des objets sensibles, il n’y aurait science de rien, à moins qu’on ne nomme science, la connaissance sensible. Il n’y aurait même rien d’éternel, ni d’immobile ; car tous les objets sensibles sont sujets à destruction, et sont en mouvement. Or, s’il n’y a rien d’éternel, la production même est impossible. Car il faut bien que ce qui devient soit quelque chose, ainsi que ce qui fait devenir ; et que la dernière des causes productrices soit de tout temps, puisque la chaîne des causes a un terme, et qu’il est impossible que rien soit produit par le non-être. D’ailleurs, là où il y a naissance et mouvement, il y aura nécessairement un terme : aucun mouvement n’est infini, et même tout mouvement a un but. Et puis il est impossible que ce qui ne peut devenir devienne ; mais ce qui devient, existe nécessairement avant de devenir.

 

De plus, si la substance existe de tout temps, à plus forte raison faut-il admettre l’existence de l’essence au moment où la substance devient. En effet, s’il n’y a ni essence, ni substance, il n’existe absolument rien. Et, comme cela est impossible, il faut bien que la forme et l’essence soient quelque chose, en dehors de l’ensemble de la substance et de la forme. Mais si l’on adopte cette conclusion, une nouvelle difficulté se présente. Dans quels cas admettra-t-on cette existence séparée, et dans quels cas ne l’admettra-t-on point ? Car il est évident qu’on ne l’admettra pas dans tous les cas. En effet, nous ne pouvons pas dire qu’il y a une maison en dehors des maisons particulières.

 

Ce n’est pas tout. La substance de tous les êtres est-elle une substance unique ? La substance de tous les hommes est-elle unique, par exemple ? Mais cela serait absurde ; car, tous les êtres n’étant pas un être unique, mais un grand nombre d’êtres, et d’êtres différents, il n’est pas raisonnable qu’ils n’aient qu’une seule substance. Et d’ailleurs comment la substance de tous ces êtres devient-elle chacun d’eux ; et comment la réunion de ces deux choses, l’essence et la substance, constitue-t-elle l’individu ?

 

Voici une nouvelle difficulté relative aux principes. S’ils n’ont que l’unité générique, rien ne sera un numériquement, ni l’unité elle-même, ni l’être lui-même. Et alors, comment la science pourra-t-elle exister, puisqu’il n’y aura pas d’unité qui embrasse tous les êtres ? Admettrons-nous donc leur unité numérique ? Mais si chaque principe n’existe que comme unité, et que les principes n’aient aucun rapport entre eux ; s’ils ne sont pas comme les choses sensibles : en effet, lorsque telle et telle syllabe sont de même espèce, leurs principes sont de même espèce, ces principes n’étant pas réduits à l’unité numérique ; s’il n’en est pas ainsi, si les principes des êtres sont réduits à l’unité numérique, il n’existera rien autre chose que les éléments. Un, numériquement, ou individuel, c’est la même chose, puisque nous appelons individuel ce qui est un par le nombre : l’universel, au contraire, c’est ce qui est dans tous les individus. Si donc les éléments du mot avaient pour caractère l’unité numérique, il y aurait nécessairement un nombre de lettres égal en somme à celui des éléments du mot, n’y ayant aucune identité ni entre deux, ni entre un plus grand nombre de ces éléments.

 

Une difficulté qui ne le cède à aucune autre et qu’ont également laissée à l’écart et les philosophes d’aujourd’hui et leurs devanciers, c’est de savoir si les principes des choses périssables et ceux des choses impérissables sont les mêmes principes, ou s’ils sont différents. Si les principes sont, en effet, les mêmes, comment se fait-il que parmi les êtres les uns soient périssables et les autres impérissables, et pour quelle raison en est-il ainsi ? Hésiode et tous les Théologiens n’ont cherché que ce qui pouvait les convaincre eux-mêmes, et n’ont pas songé à nous. Des principes ils font des dieux, et les dieux ont produit toutes choses ; puis ils ajoutent que les êtres qui n’ont pas goûté le nectar et l’ambroisie sont destinés à périr. Ces explications avaient sans doute un sens pour eux ; quant à nous, nous ne comprenons même pas comment ils ont pu trouver là des causes. Car, si c’est en vue du plaisir que les êtres touchent à l’ambroisie et au nectar, le nectar et l’ambroisie ne sont nullement causes de l’existence ; si au contraire c’est en vue de l’existence, comment ces êtres seraient-ils éternels, puisqu’ils auraient besoin de nourriture ? Mais nous n’avons pas besoin de soumettre à un examen approfondi, des inventions fabuleuses.

 

Adressons-nous donc à ceux qui raisonnent et se servent de démonstrations, et demandons-leur comment il se fait que, sortis des mêmes principes, quelques-uns des êtres ont une nature éternelle, tandis que les autres sont sujets à destruction. Or, comme ils ne nous apprennent pas quelle est la cause en question, et qu’il y a contradiction dans cet état de choses, il est clair que ni les principes ni les causes des êtres ne peuvent être les mêmes causes et les mêmes principes. Aussi, un philosophe qu’on croirait parfaitement d’accord avec lui-même dans sa doctrine, Empédocle, est-il tombé dans la même contradiction que les autres. Il pose, en effet, un principe, la Discorde, comme cause de la destruction. Et cependant on n’en voit pas moins ce principe engendrer tous les êtres, hormis l’unité ; car tous les êtres, excepté Dieu, sont produits par la Discorde. Écoutons Empédocle :

 

Telles furent les causes de ce qui fut, de ce qui est, de ce qui sera dans l’avenir ;

Qui firent naître les arbres, et les hommes, et les femmes.

Et les bêtes sauvages, et les oiseaux, et les poissons qui vivent dans les ondes,

Et les dieux à la longue existence.

Et même c’est-là une opinion qui résulte de bien d’autres passages. S’il n’y avait pas dans les choses une Discorde, tout, suivant Empédocle, serait réduit à l’unité. En effet, quand, les choses sont réunies, alors s’élève enfin la Discorde. Il suit de là que la Divinité, l’être heureux par excellence, connaît moins que les autres êtres ; car elle ne connaît pas tous les éléments. Elle n’a pas en elle la Discorde ; et c’est le semblable qui connaît le semblable :

 

Par la terre, dit Empédocle, nous voyons la terre, l’eau par l’eau ;

Par l’air, l’air divin, et par le feu, le feu dévorant ;

L’Amitié par l’Amitié, la Discorde par la Discorde fatale.

Il est donc manifeste, pour revenir au point d’où nous sommes partis, que la Discorde, chez ce philosophe, est tout autant cause d’être que cause de destruction. De même l’Amitié est tout autant cause de destruction que d’être. En effet, quand elle réunit les êtres, et les amène à l’unité, elle détruit tout ce qui n’est pas l’unité. Ajoutez qu’Empédocle n’assigne au changement lui-même aucune cause ; il dit seulement qu’il en fut ainsi

 

Alors que la puissante Discorde eut grandi,

 

Et qu’elle se fut élancée pour s’emparer de ses honneurs, au jour marqué par le temps ;

 

Le temps, qui se partage alternativement entre la Discorde et l’Amitié ; le temps qui a précédé même le majestueux serment ;

 

Comme si le changement était nécessaire : mais il n’assigne pas de cause à cette nécessité.

 

Toutefois Empédocle a été d’accord avec lui-même en ce point, qu’il admet, non pas que parmi les êtres les uns sont périssables, les autres impérissables, mais que tout est périssable, excepté les éléments.

 

La difficulté que nous nous étions proposée était celle-ci : Pourquoi, si tous les êtres viennent des mêmes principes, les uns sont-ils périssables, les autres impérissables ? Or, ce que nous avons dit précédemment suffit pour montrer que les principes de tous les êtres ne sauraient être les mêmes.

 

Mais si les principes sont différents, une difficulté se présente : seront-ils impérissables eux aussi, ou périssables ? Car, s’ils sont périssables, il est évident qu’ils viennent nécessairement eux-mêmes de quelque chose, puisque tout ce qui se détruit retourne à ses éléments. Il s’ensuit donc qu’il y aurait d’autres principes antérieurs aux principes mêmes. Or cela est impossible, soit que la chaîne des causes ait une limite, soit qu’elle se prolonge à l’infini. D’ailleurs, si l’on anéantit les principes, comment y aura-t-il des êtres périssables ? Et si les principes sont impérissables, pourquoi, parmi ces principes impérissables, les uns produisent-ils des êtres périssables, et les autres, des êtres impérissables ? Cela n’est pas conséquent ; c’est une chose impossible, ou qui du moins demanderait de longues explications. Enfin, aucun philosophe n’a admis que les êtres eussent des principes différents ; tous ils disent que les principes de toutes choses sont les mêmes. Mais c’est qu’ils passent par-dessus la difficulté que nous nous sommes proposée, et qu’ils la regardent comme un point peu important.

 

Une question difficile entre toutes à l’examen, et d’une importance capitale pour la connaissance de la vérité, c’est de savoir si l’être et l’unité sont substances des êtres ; si ces deux principes ne sont pas autre chose que l’unité et l’être, chacun de son côté ; ou bien si nous devons nous demander qu’est-ce que l’être et l’unité, supposé qu’ils aient pour substance une nature autre qu’eux-mêmes. Car telles sont, sur ce sujet, les diverses opinions des philosophes : Platon et les Pythagoriciens prétendent, en effet, que l’être ni l’unité ne sont pas autre chose qu’eux-mêmes ; que tel est leur caractère. L’unité en soi et l’être en soi, voilà, selon ces philosophes, ce qui constitue la substance des êtres.

 

Les Physiciens sont d’un autre avis. Empédocle, par exemple, comme pour ramener son principe à un terme plus connu, explique ce que c’est que l’unité ; car on peut conclure de ses paroles, que l’être c’est l’Amitié ; l’Amitié est donc pour Empédocle la cause de l’unité de toutes les choses. D’autres prétendent que c’est le feu, d’autres que c’est l’air qui est cette unité et cet être, d’où sortent tous les êtres, et qui les a tous produits. Il en est de même de ceux-là encore qui ont admis la pluralité dans les éléments ; car ils doivent nécessairement compter autant d’êtres et autant d’unités qu’ils reconnaissent de principes.

 

Si l’on n’établit pas que l’unité et l’être soient une substance, il s’ensuit qu’il n’y a plus rien de général, puisque ces principes sont ce qu’il y a de plus général au monde, et que si l’unité en soi, si l’être en soi, ne sont pas quelque chose, à plus forte raison n’y aura-t-il pas d’autre être en dehors de ce qu’on nomme le particulier. De plus, si l’unité n’était pas une substance, il est évident que le nombre même ne pourrait exister comme nature d’êtres séparée. En effet, le nombre se compose de monades, et la monade c’est ce qui est un. Mais si l’unité en soi, si l’être en soi, sont quelque chose, il faut bien qu’ils soient la substance, car il n’y a rien, sinon l’unité et l’être, qui se dise universellement de tous les êtres.

 

Mais si l’être en soi et l’unité en soi sont quelque chose, il nous sera bien difficile de concevoir comment il pourrait y avoir autre chose en dehors de l’unité et l’être, c’est-à-dire, comment il y aura plus d’un être, puisque ce qui est autre chose que l’être n’est pas. Il s’ensuit donc nécessairement ce que disait Parménide, que tous les êtres se réduisent à un, et que l’unité c’est l’être. Mais c’est là une double difficulté ; car, que l’unité ne soit pas une substance, ou qu’elle en soit une, il est également impossible que le nombre soit une substance : impossible dans le premier cas, nous avons déjà dit pourquoi. Dans le second cas, même difficulté que pour l’être. D’où viendrait, en effet, une autre unité en dehors de l’unité ? car, dans le cas dont il s’agit, il y aurait nécessairement deux unités. Tous les êtres sont, ou un seul être, ou une multitude d’êtres, si chaque être est unité.

 

Ce n’est pas tout encore. Si l’unité était indivisible, il n’y aurait absolument rien, et c’est ce que pense Zénon. En effet, ce qui ne devient ni plus grand quand on lui ajoute, ni plus petit quand on lui retranche quelque chose, n’est pas, selon lui, un être, car la grandeur est évidemment l’essence de l’être. Et si la grandeur est son essence, l’être est corporel, car le corps est grandeur dans tous les sens. Or, comment, ajoutée aux êtres, la grandeur rendra-t-elle les uns plus grands, sans produire cet effet sur les autres ? Par exemple, comment le plan et la ligne grandiront-ils, et jamais le point ni la monade ? Toutefois, comme la conclusion de Zénon est un peu dure, et que d’ailleurs il peut y avoir quelque chose d’indivisible, on répond à l’objection que, dans le cas de la monade et du point, l’addition n’augmente pas l’étendue, mais le nombre. Mais alors, comment un seul ou même plusieurs êtres de cette nature formeront-ils une grandeur ? Autant vaudrait prétendre que la ligne se compose de points. Que si l’on admet que le nombre est, comme le disent quelques-uns, produit par l’unité elle-même, et par une autre chose qui n’est pas unité, il n’en restera pas moins à chercher, pourquoi et comment le produit est tantôt un nombre et tantôt une grandeur ; puisque le non-un, c’est l’inégalité, c’est la même nature dans les deux cas. En effet, on ne voit pas comment l’unité avec l’inégalité, ni un nombre avec elle, peuvent produire des grandeurs.

 

 

 

Chapitre 5

Une difficulté se rattache aux précédentes ; la voici : Les nombres, les corps, les plans et les points sont-ils ou non des substances ?

 

Si ce ne sont pas des substances, nous ne connaissons bien ni ce que c’est que l’être, ni quelles sont les substances des êtres. En effet, ni les modifications, ni les mouvements, ni les relations, ni les dispositions, ni les proportions ne paraissent avoir aucun des caractères de la substance. On rapporte toutes ces choses comme attributs à un sujet, on ne leur donne jamais une existence indépendante. Quant aux choses qui paraissent le plus porter le caractère de la substance, telles que l’eau, la terre, le feu, qui constituent les corps composés, le chaud et le froid dans ces choses, et les propriétés de cette sorte, sont des modifications, et non des substances. C’est le corps sujet de ces modifications qui seul persiste, comme être, comme substance véritable. Et pourtant le corps est moins substance que la surface ; celle-ci l’est moins que la ligne, et la ligne moins que la monade et le point. C’est par eux que le corps est déterminé, et il est possible, ce semble, qu’ils existent indépendamment du corps ; mais sans eux l’existence du corps est impossible. C’est pourquoi, tandis que le vulgaire, tandis que les philosophes des premiers temps admettent que l’être et la substance, c’est le corps, et que les autres choses sont des modifications du corps, de sorte que les principes des corps sont aussi les principes des êtres, des philosophes plus récents, et qui se sont montrés plus vraiment philosophes que leurs devanciers, admettent pour principes les nombres. Ainsi donc que nous l’avons dit, si les êtres en question ne sont pas des substances, il n’y a absolument aucune substance, ni aucun être, car les accidents de ces êtres ne méritent certainement pas d’être nommés des êtres.

 

Mais cependant si, d’un côté, l’on reconnaît que les longueurs et les points sont plus des substances que les corps, et si, de l’autre, nous ne voyons parmi quels corps il faudra les ranger – car on ne peut les placer parmi les objets sensibles, puisqu’il n’y aurait aucune substance. En effet, ce ne sont là, évidemment, que des divisions du corps soit en largeur, soit en profondeur, soit en longueur. Enfin, ou bien toute figure quelconque se trouve également dans le solide, ou bien il n’y en a aucune. De sorte que si l’on ne peut dire que l’Hermès existe dans la pierre avec ses contours déterminés, la moitié du cube n’est pas non plus dans le cube avec sa forme déterminée ; il n’y a même dans le cube aucune surface réelle. Car si une surface quelconque y existait réellement, ce qui détermine la moitié du cube y aurait-elle aussi une existence réelle. Le même raisonnement s’applique encore à la ligne, au point et à la monade. Par conséquent, si, d’un côté, le corps est la substance par excellence, si, de l’autre, les surfaces, les lignes et les points le sont plus que le corps même, et si d’ailleurs, ni les surfaces, ni les lignes, ni les points, ne sont des substances, nous ne savons bien, ni ce que c’est que l’être, ni quelle est la substance des êtres.

 

Ajoutez à ce que nous venons de dire, des conséquences déraisonnables relativement à la production et à la destruction. Dans ce cas, en effet, la substance qui auparavant n’était pas, existe maintenant, celle qui était auparavant, cesse d’exister. N’est-ce pas là, pour la substance, une production et une destruction ? Au contraire, ni les points, ni les lignes, ni les surfaces ne sont susceptibles, ni de se produire ni être détruits ; et pourtant tantôt ils existent, et tantôt n’existent pas. Voyez ce qui se passe dans le cas dé la réunion ou de la séparation de deux corps : s’ils se rapprochent, il n’y a qu’une surface ; s’ils se séparent, il y en a deux. Ainsi une surface, des lignes, des points, n’existent plus, ils ont disparu ; tandis qu’après la séparation, des grandeurs existent, qui n’existaient pas auparavant ; mais le point, objet indivisible, n’a pas été divisé en deux parties. Enfin, si les surfaces sont sujettes à production et à destruction, elles viennent de quelque chose.

 

Mais il en est des êtres en question à peu près comme de l’instant actuel dans le temps. II n’est pas possible qu’il devienne et périsse ; toutefois, comme il n’est pas une substance, il paraît sans cesse différent. Évidemment les points, et les lignes, et les plans, sont dans un pareil cas ; car on peut leur appliquer les mêmes raisonnements. Ce ne sont là, aussi bien que l’instant actuel, que des limites ou des divisions.

 

 

 

Chapitre 6

Une question qu’on doit absolument se poser, c’est de savoir pourquoi il faut, en dehors des êtres sensibles et des êtres intermédiaires, chercher encore d’autres objets, par exemple, ceux qu’on appelle idées. Le motif, dit-on, c’est que si les êtres mathématiques différent par quelque autre endroit des objets de ce monde, ils n’en diffèrent toutefois nullement par celui-ci, qu’un grand nombre de ces sont d’espèce semblable. De sorte que leurs principes ne seront pas bornés à l’unité numérique. Il en sera comme des principes des mots dont nous nous servons, qui se distinguent, non pas numériquement, mais génériquement ; à moins toutefois qu’on ne les compte dans telle syllabe, dans tel mot déterminé, car dans ce cas ils ont aussi l’unité numérique. Les êtres intermédiaires sont dans ce cas. Là aussi les similitudes d’espèce sont en nombre infini. De sorte que s’il n’y a pas, en dehors des êtres sensibles et des êtres mathématiques, d’autres êtres, ceux que quelques philosophes appellent idées, alors il n’y a pas de substance, une en nombre et en genre ; et alors les principes des êtres ne sont point des principes qui se comptent numériquement ; ils n’ont que l’unité générique. Et si cette conséquence est nécessaire, il faut bien qu’il y ait des idées. En effet, quoique ceux qui admettent leur existence n’articulent pas bien leur pensée, voici ce qu’ils veulent dire, et telle est la conséquence nécessaire de leurs principes. Chacune des idées est une substance, aucune n’est accident. D’un autre côté, si l’on établit que les idées existent, et que les principes sont numériques et non génériques, nous avons dit plus haut quelles impossibilités en résultent nécessairement.

 

Une recherche difficile se lie aux questions précédentes : Les éléments sont ils en puissance ou de quelque autre manière ? S’ils sont de quelque autre manière, comment y aura-t-il une autre chose antérieure aux principes (car la puissance est antérieure à telle cause déterminée, et il n’est pas nécessaire que la cause qui est en puissance passe à l’acte) ? [1003a] Mais si les éléments ne sont qu’en puissance, il est possible qu’aucun être n’existe. Pouvoir être, c’est n’être pas encore ; puisque ce qui devient, c’est ce qui n’était pas, et que rien ne devient, qui n’a pas la puissance d’être.

 

Telles sont les difficultés qu’il faut se proposer relativement aux principes. Il faut se demander encore si les principes sont universels, ou bien s’ils sont des éléments particuliers. S’ils sont universels, ils ne sont pas des essences, car ce qui est commun à plusieurs êtres, indique qu’un être est de telle façon, et non qu’il est proprement tel être. Or, l’essence, c’est ce qu’est proprement un être. Et si l’universel est un être déterminé, si l’attribut commun aux êtres peut être posé comme essence, il y aura dans le même être plusieurs animaux, Socrate, l’homme, l’animal ; puisque dans la supposition, chacun des attributs de Socrate indique l’existence propre et l’unité d’un être. Si les principes sont universels, voilà ce qui s’ensuit. Mais s’ils ne sont pas universels, s’ils sont comme de éléments particuliers, ils ne peuvent être l’objet d’une science puisque toute science porte sur l’universel. Par conséquent, qu’il devra y avoir d’autres principes antérieurs à eux, et marqués du caractère de l’universalité, pour qu’il puisse y avoir une science des principes.

LIVRE IV

Chapitre 1

Il est une science qui considère l’Être en tant qu’Être, et qui considère en même temps toutes les conditions essentielles que l’Être peut présenter. Cette science-là ne peut se confondre d’aucune manière avec les autres sciences, qui ont un sujet particulier, puisque pas une de ces sciences n’étudie d’une manière universelle l’Être en tant qu’Être ; mais, le découpant dans une de ses parties, elles limitent leurs recherches aux phénomènes qu’on peut observer dans cette partie spéciale. C’est ce que font, par exemple, les sciences mathématiques.

 

Mais, quand on ne s’attache, comme nous, qu’aux principes et aux causes les plus élevées, on voit clairement que ces principes doivent être ceux d’une certaine nature prise en soi.

 

Si donc les philosophes qui ont étudié les éléments des choses étudiaient, eux aussi, ces mêmes principes, il en résulte nécessairement que les éléments vrais de l’Être doivent être non pas accidentels, mais essentiels ; et voilà pourquoi nous, aussi bien que nos devanciers, nous essayons de découvrir les éléments de l’Être en tant qu’Être.

 

 

 

Chapitre 2

Le mot d’Être peut avoir bien des acceptions ; mais toutes ces acceptions diverses se rapportent à une certaine unité, et à une réalité naturelle, unique pour toutes ces acceptions. Ce n’est pas un mot simplement homonyme ; mais il en est du mot Être comme du mot Sain, qui peut s’appliquer à tout ce qui concerne la santé, tantôt à ce qui la conserve, tantôt à ce qui la produit, tantôt à ce qui l’indique, et tantôt à l’être qui peut en jouir. [1003b] C’est encore le même rapport que soutient le mot Médical avec tout ce qui concerne la médecine. Médical peut se dire tout aussi bien, et de ce qui possède la science de la médecine, et de ce qui est doué de qualités naturelles pour l’acquérir, et du résultat que la médecine obtient. Nous pourrions citer bien d’autres mots qui présentent des diversités analogues à celles-là.

 

C’est absolument de cette façon que le mot d’Être peut recevoir des acceptions multiples, qui toutes cependant se rapportent à un seul et unique principe. Ainsi, Être se dit tantôt de ce qui est une substance réelle, tantôt de ce qui n’est qu’un attribut de la substance, tantôt de ce qui tend à devenir une réalité substantielle, tantôt des destructions, des négations, des propriétés de la substance, tantôt de ce qui la fait ou la produit, tantôt de ce qui est en rapport purement verbal avec elle, ou enfin de ce qui constitue des négations de toutes ces nuances de l’Être, ou des négations de l’Être lui-même. C’est même en ce dernier sens que l’on peut dire du Non-être qu’il Est le Non-être.

 

De même donc qu’il appartient à une seule science de s’occuper de tout ce qui regarde la santé, comme nous venons de le dire, de même aussi pour toute autre chose ; car ce ne sont pas seulement les attributs essentiels d’un seul être que doit considérer une seule et unique science ; ce sont, de plus, toutes les relations de cette unique nature ; car, à certains égards, ces derniers attributs s’appliquent bien aussi à ce seul être. Il faut donc en conclure que considérer les êtres en tant qu’êtres est l’objet d’une seule et même science.

 

En toutes choses, la science s’occupe principalement du primitif, c’est-à-dire, de ce dont tout le reste dépend et tire son appellation. Or, si ce primitif est la substance, le philosophe a le devoir d’étudier les principes et les causes des substances.

 

Pour un genre d’êtres tout entier, quel qu’il soit, il n’y a jamais qu’une seule manière de les percevoir et une seule science ; et par exemple, la grammaire, tout en restant une seule et même science, étudie tous les mots du langage. Si donc c’est à une science génériquement une, d’étudier toutes les espèces de l’Être, chacune de ces espèces seront étudiées par des espèces particulières de cette science.

 

L’Être et l’Un sont identiques et sont une seule et même réalité naturelle, parce qu’ils se suivent toujours l’un l’autre, comme principe et comme cause, et non pas seulement comme étant exprimés par un seul et même mot. Par conséquent, il n’y a aucun inconvénient à les prendre pour semblables ; et en cela, il y a plutôt avantage. En effet, c’est bien toujours au fond la même chose de dire : C’est Un homme, ou bien C’est un être qui Est homme, ou simplement, Il est homme. On a beau accumuler les mots en les redoublant, on ne dit rien de plus : Il est un homme, ou Il est homme, ou bien C’est un être qui est homme.

 

Il est clair que, dans aucun cas, on ne sépare jamais l’idée de l’Être de l’idée de l’Unité, ni dans la production, ni dans la destruction. Il en est tout à fait de même de la notion de l’Un, qu’on ne sépare jamais non plus de la notion d’Être. Il faut en conclure que l’addition d’un de ces termes a tout-à-fait le même sens, et que l’Un ne diffère en rien de l’Être. La substance de chacun d’eux est une, et ne l’est pas accidentellement ; c’est de part et d’autre également la réalité d’un objet individuel.

 

Voilà pourquoi autant il y a d’espèces de l’Un, autant il y en a de l’Être. C’est à une science génériquement une d’étudier ce que sont toutes ces espèces ; je veux dire, par exemple, d’étudier ce que c’est que l’Identité, la Ressemblance, et toutes les autres nuances de cet ordre, en même temps aussi que les notions qui y sont opposées. Or, presque tous les contraires peuvent se réduire à ce principe de l’unité et de la pluralité, [1004a] ainsi que nous l’avons expliqué dans notre Choix des contraires.

 

On comprend qu’il y a autant de parties distinctes dans la philosophie qu’il y a de substances ; et par conséquent, entre ces parties diverses, l’une viendra la première, tandis que l’autre ne viendra qu’en sous-ordre. Comme ce qu’on trouve tout d’abord, ce sont les différents genres, qui ont tous l’Un et l’Être, les sciences doivent se partager de la même manière, en les suivant. Le philosophe est, à cet égard, dans la situation du mathématicien, ainsi qu’on l’appelle, puisque les mathématiques ont également diverses parties, et qu’en elles aussi on peut distinguer une science qui est la supérieure, une autre qui est la seconde, et d’autres qui ne viennent qu’à leur suite.

 

Comme c’est à une même et unique science qu’il appartient de considérer les opposés, et que l’opposé de l’unité, c’est la pluralité, il s’ensuit qu’il appartient aussi à une seule et même science de considérer la négation et la privation, parce qu’on peut étudier, à ce double point de vue, l’Un, auquel la négation, ou la privation, s’adresse. En effet, ou nous disons d’une manière absolue d’une chose qu’elle n’existe pas du tout, ou nous disons simplement qu’elle n’est pas applicable à tel genre.

 

Seulement, dans la négation, la différence est jointe à l’objet Un, contrairement à ce que la négation exprime ; car la négation est la suppression de cette différence, tandis que, dans la privation, il subsiste toujours une certaine nature à laquelle la privation doit s’adresser.

 

Mais, la pluralité étant l’opposé de l’unité, les termes opposés à ceux que nous avons mentionnés, c’est-à-dire l’Autre, le Dissemblable, l’Inégal et toutes les nuances appliquées, soit à ces termes, soit à la pluralité, soit à l’unité, sont l’objet de la science dont nous nous occupons. L’opposition par contraire est bien aussi un de ces termes ; car cette opposition est une différence, et la différence constate l’existence d’une autre chose.

 

Par suite, quoique le mot d’Être puisse être pris en plusieurs sens, et que tous les termes dont nous venons de parler puissent aussi en avoir plusieurs, ce n’en est pas moins l’objet d’une seule science de les étudier tous. Car ce n’est pas la pluralité des acceptions qui exige une autre science, mais il en faut une autre toutes les fois que les définitions ne se rapportent pas directement à un seul et même objet, oui ne sont pas en quelque relation avec lui.

 

Mais, si tout se rapporte au primitif, et si par exemple tout ce qui reçoit le nom d’Un doit être rapporté à l’Un primitif, cette remarque s’applique également bien à l’idée du Même, à celle de l’Autre, et à celle des Contraires. C’est là ce qui fait que, après avoir distingué toutes les acceptions diverses d’un mot, il faut avoir soin de montrer comment elles s’appliquent au primitif, dans chacune des catégories. Ainsi, l’une de ces acceptions vient de ce que l’être en question possède ces qualités ; l’autre, de ce qu’il les produit ; une troisième, de ce qu’il est exprimé selon tels autres modes analogues à ceux-là.

 

Il est donc clair, comme nous l’avons dit en posant ces questions, que c’est à une seule science d’étudier toutes ces différences et la substance qu’elles affectent ; et c’était là un des problèmes signalés par nous.

 

[1004b] Le devoir du philosophe, c’est de pouvoir en ceci tout comprendre ; car, si ce n’était pas lui, quel autre aurait à examiner des questions comme les suivantes : « Socrate est-il une seule et même chose que Socrate assis ? Telle unité est-elle contraire à telle autre unité ? Et qu’est-ce que le contraire ? En combien de sens peut-il être compris ? » Il ya encore une foule d’autres questions qui ressemblent à celles-là.

 

Mais, comme les modes essentiels qu’on vient d’indiquer sont ceux de l’unité, en tant qu’unité, et ceux de l’Être, en tant qu’Être, et non pas en tant que ce sont des nombres, des lignes ou du feu, il en résulte évidemment que c’est à cette science cherchée par nous qu’il appartient de connaître ce que sont ces termes en eux-mêmes, et ce que sont les relations qui s’y appliquent. Il n’est pas moins clair qu’on ne peut pas reprocher à ceux qui s’occupent de ces matières de ne pas les traiter en philosophes ; mais ils se trompent en ce que, la substance étant antérieure à tout le reste, ils n’en soufflent pas mot.

 

Or, de même que le nombre, en tant que nombre, a ses modifications propres – qui sont d’être impair, d’être pair, d’être proportionnel, égal, plus grand, plus petit – et que ces propriétés affectent les nombres pris en eux-mêmes ou dans leurs relations les uns avec les autres, et aussi comme il y a des propriétés spéciales du solide – qui est immobile ou en mouvement, qui n’a pas de poids ou en a –, de même aussi L’Être en tant qu’Être a ses propriétés, et c’est justement à les étudier que le philosophe doit s’appliquer pour découvrir le vrai.

 

Ce qui le prouve bien, c’est que les Dialecticiens et les Sophistes, qui s’affublent du même vêtement que la philosophie, la Sophistique n’étant qu’une philosophie factice, et les Dialecticiens ne se faisant pas faute de parler de tout, et par conséquent aussi de l’Être, qui est le sujet commun de toutes les recherches, les Sophistes, dis-je, et les Dialecticiens dissertent tous sur ces matières, parce qu’en effet ces matières-là sont évidemment le domaine de la philosophie et son domaine propre.

 

Ainsi, la Sophistique et la Dialectique tournent dans le même cercle de questions que la philosophie ; mais la philosophie se distingue, de celle-ci par la manière dont elle emploie ses forces, et de celle-là par l’intention qu’elle apporte dans la conduite de la vie. La Dialectique essaie de connaître les choses que la philosophie connaît à fond ; et, quant à la Sophistique, elle n’a qu’une apparence sans réalité ; elle semble être, mais elle n’est pas.

 

Quoi qu’il en soit, la privation est la seconde des deux combinaisons que peuvent présenter les contraires ; tous ils se ramènent à l’Être et au Non-être, à l’unité et à la pluralité. Ainsi, par exemple, on peut classer l’inertie dans l’unité, et le mouvement dans la pluralité.

 

Or, on est assez généralement d’accord pour admettre que les êtres et la substance viennent des contraires. Aussi, tous les philosophes reconnaissent-ils que les principes sont contraires : les uns les voyant dans l’impair et le pair ; les autres, dans le chaud et le froid ; ceux-ci, dans le fini et l’infini ; ceux-là, dans l’Amour.et la Discorde ; toutes ces oppositions et tant d’autres pouvant se réduire à celle de l’unité et de la pluralité.

 

Supposons donc qu’en effet elles s’y réduisent, comme l’a démontré l’analyse que nous en avons faite, [1005a] et que les principes se rangent absolument dans ces deux classes, comme ils y ont été rangés par nos devanciers. Ces considérations ne peuvent que nous faire voir une fois de plus que c’est à une seule et même science d’étudier l’Être ; car toutes les choses, ou sont elles-mêmes des contraires, ou viennent de contraires, qui les produisent. Or, les principes des contraires eux-mêmes sont l’unité et la pluralité, objets d’une même et seule science, soit que ces termes n’aient qu’une acception, soit qu’ils en aient plusieurs, comme c’est peut-être le cas.

 

Mais, bien que l’unité puisse s’entendre en plusieurs sens, tout le reste de ces acceptions diverses se ramènera à l’acception primitive, ainsi que les contraires ; et, en supposant même que l’Être et l’Un ne soient pas des universaux identiques pour toutes choses, ou qu’ils n’existent pas séparément, comme sans doute ils n’existent point, en effet, de cette façon, il n’en est pas moins vrai que toutes ces acceptions se rapportent directement à l’unité, ou qu’elles viennent à sa suite.

 

C’est là ce qui fait que ce n’est pas au géomètre d’étudier ce qu’on doit entendre par le Contraire, le Parfait, l’Un, l’Être, le Même, l’Autre ; ou du moins, il ne peut les étudier qu’en en supposant préalablement l’existence.

 

Donc, en résumé, il appartient certainement à une seule et même science d’étudier l’Être en tant qu’Être, avec tous les attributs qui lui sont propres, à ce titre. Et non seulement cette même science doit étudier les substances, mais aussi leurs conditions essentielles ; et, sans parler de celles que nous avons indiquées, elle doit analyser également l’Antérieur et le Postérieur, le Genre et l’Espèce, le Tout et la Partie, et toutes les autres notions qui sont analogues à celles-là.

 

 

 

Chapitre 3

Maintenant, nous devons rechercher si c’est à une seule et même science, ou si c’est à une science différente, qu’il appartient d’étudier ce que, dans les mathématiques, on appelle les Axiomes, en même temps que d’étudier la substance.

 

Pour nous, il est évident que l’examen des axiomes appartient à une seule et même science, qui est celle du philosophe. Les axiomes s’appliquent à tous les êtres sans exception et non point spécialement à tel genre d’êtres, à l’exclusion des autres. De plus, dans toutes les sciences, on se sert des axiomes, parce qu’ils concernent l’Être en tant qu’Être, bien que l’objet de chacune d’elles soit toujours l’Être considéré sous un certain point de vue. Mais elles ne font usage des axiomes que dans la mesure où il leur convient d’y recourir, c’est à (lire, selon l’étendue du genre auquel s’adressent leurs démonstrations.

 

Comme il est manifeste que les axiomes s’appliquent à tous les êtres en tant qu’êtres, puisque c’est là leur caractère commun, il en résulte que les étudier revient de droit à celui-là même qui considère l’Être en tant qu’il Est purement et simplement. Aussi, parmi ceux qui consacrent leurs recherches à un genre d’êtres partiels, personne ne pense-t-il à dire un mot des axiomes, pour savoir s’ils sont vrais ou faux, pas plus le géomètre que l’arithméticien.

 

Il n’y a que les Physiciens qui parfois y ont songé ; et ce n’était pas absolument sans raison pour eux, puisqu’ils se persuadaient qu’ils étaient les seuls à s’occuper de la nature considérée dans son ensemble, et à s’occuper de l’Être. Mais il y a une étude plus haute encore que l’étude de la nature, puisque après tout la nature n’est qu’un genre particulier de l’Être, et l’étude de ces matières supérieures regarde la science qui considère l’universel, et ne s’attache qu’à la première substance.

 

[1005b] Sans doute, la Physique est bien aussi une philosophie d’un certain genre ; mais ce n’est pas la philosophie première ; et tout ce que les Physiciens se sont quelquefois hasardés à dire de la vérité et des moyens de la reconnaître, prouve de reste leur complète ignorance des principes mêmes de l’analyse ; car il faut de longues préparations pour en arriver à comprendre de telles questions, et ce n’est pas à des écoliers qu’il appartient de les approfondir.

 

On le voit donc : c’est au philosophe et à celui qui étend son regard sur la substance entière, telle qu’elle est dans la nature, de s’enquérir également des principes sur lesquels le raisonnement s’appuie. Mais, de même qu’en chaque science celui qui la connaît le mieux est capable d’indiquer aussi les principes les plus solides du sujet dont il s’occupe, de même celui qui étudie l’Être en tant qu’Être a également sur tous les êtres les principes les plus fermes ; et celui-ci, c’est le philosophe.

 

Or, le plus inébranlable de tous les principes est le principe sur lequel il est absolument impossible de se tromper. Un tel principe doit être le plus notoire de tous les principes, puisqu’on ne se trompe jamais que sur les choses qu’on ne connaît pas, et il doit être pur de toute hypothèse. Mais le principe qu’il faut nécessairement admettre pour comprendre quoi que ce soit à la réalité, ce principe là n’a rien d’hypothétique ; et la notion que l’on doit posséder nécessairement, pour connaître quoi que ce puisse être à un degré quelconque, est un accompagnement nécessaire de tous les pas qu’on fait.

 

Qu’un tel principe soit le plus incontestable de tous les principes, c’est ce que chacun doit voir. Mais quel est-il précisément ? Après ce qui précède, nous pouvons l’énoncer en disant que le voici : « Il est impossible qu’une seule et même chose soit, et tout à la fois ne soit pas, à une même autre chose, sous un même rapport. »

 

Si nous ajoutions quelques développements à cette définition, ce serait uniquement pour répondre aux objections, toutes logiques, qu’on pourrait y opposer ; mais ce principe n’en est pas moins le plus certain de tous sans contredit, et il a bien le caractère que nous lui attribuons.

 

Personne, en effet, ne peut jamais penser qu’une même chose puisse être et n’être pas, comme on prétend quelquefois que le disait Héraclite. Il est vrai qu’il n’est pas nécessaire de penser tout ce qu’on dit. Mais, s’il ne se peut jamais qu’une seule et même chose reçoive les contraires, proposition que nous pourrions appuyer de toutes les considérations qu’on y joint d’ordinaire, et si une pensée est contraire à une autre pensée quand elle la contredit, il s’ensuit évidemment qu’un même esprit ne peut point penser tout ensemble que la même chose est et n’est point ; car celui qui commettrait cette grossière erreur devrait avoir en un seul et même instant des pensées contraire.

 

Aussi, toutes les fois qu’on fait une démonstration, s’appuie-t-on en définitive sur ce principe que nous venons de poser, et qui, par la nature même des choses, est le point de départ obligé de tous les autres axiomes.

 

 

 

Chapitre 4

Ainsi que nous l’avons dit, il y a des philosophes qui prétendent qu’il est possible que la même chose soit et ne soit pas, [1006a] et que l’esprit peut avoir la pensée simultanée des contraires. Bon nombre de Physiciens aussi admettent cette possibilité. Mais, quant à nous, nous affirmons qu’il ne se peut jamais qu’en même temps une même chose soit et ne soit pas ; et c’est en vertu de cette conviction que nous avons déclaré ce principe le plus incontestable de tous les principes.

 

Ceux qui essaient de démontrer ce principe lui-même ne le font que faute de lumières suffisantes ; car c’est manquer de lumières que de ne pas discerner les choses qu’on doit chercher à démontrer, et celles qu’on ne doit pas démontrer du tout. Il est bien impossible qu’il y ait démonstration de tout sans exception, puisque ce serait se perdre dans l’infini, et que, de cette façon, il n’y aurait jamais de démonstration possible.

 

Mais, s’il y a des choses qu’on ne doit pas vouloir démontrer, nos contradicteurs seraient bien embarrassés de dire quel principe mériterait cette exception mieux que le nôtre. On pourrait essayer, il est vrai, de démontrer, sous forme de réduction à l’absurde, que ce principe est impossible. Mais il faudrait tout au moins que celui qui le combattrait voulût bien seulement dire quelque chose d’intelligible ; et, s’il est hors d’état de rien dire, il serait assez plaisant de chercher à parler raison avec quelqu’un qui ne donne aucune raison sur le sujet même où ce quelqu’un est si peu raisonnable. Un tel homme, en se conduisant ainsi, n’a guère plus de rapport avec nous que n’en a une plante.

 

A mon sens, démontrer quelque chose par voie de réduction à l’absurde est fort différent de démontrer par la voie ordinaire. Celui qui essaierait de démontrer directement la fausseté du principe établi par nous, paraîtrait bien vite faire une pétition de principe. Mais, si c’est un autre, si c’est l’adversaire qui est cause de cette faute, c’est une simple réduction à l’absurde, et ce n’est plus là une démonstration. Pour répondre à toutes les objections de ce genre, le vrai moyen n’est pas de demander à l’adversaire de déclarer si la chose est ou n’est pas ; car on verrait sans peine qu’on fait une pétition de principe ; mais c’est de lui demander une énonciation quelconque qui soit intelligible pour lui et pour l’autre interlocuteur. C’est là, en effet, une condition nécessaire du moment qu’il parle ; autrement, il ne se comprendrait pas plus lui-même qu’il ne serait compris d’autrui.

 

Dès que l’adversaire a fait cette concession, la démonstration devient possible, puisqu’on a dès lors un sujet précis. qu’on peut discuter. Mais ce n’est pas celui qui démontre qui a provoqué ce résultat, c’est celui qui accepte la discussion ; car, tout en détruisant le raisonnement par sa base, il n’en accepte pas moins qu’on raisonne avec lui.

 

Un premier point qui est en ceci de toute clarté, c’est qu’on ne peut pas exprimer le nom d’une chose sans dire que la chose est ou n’est point telle chose ; d’où il suit qu’il ne se peut pas pour une chose quelconque qu’elle soit de telle façon, et en même temps ne soit pas de cette façon.

 

De plus, si ce mot Homme, par exemple, exprime un certain être individuel, et que sa définition soit, si l’on veut, Animal-bipède, quand je dis que ce mot représente un certain être individuel, j’entends que, si telle chose est homme, en supposant qu’il s’agisse de l’homme, cette chose aura tous les attributs de l’homme. Peu importe d’ailleurs qu’on prétende qu’un mot peut désigner plusieurs êtres, pourvu seulement que ces êtres soient en nombre défini. [1006b] En effet, on pourrait alors imposer un nom différent à chaque signification particulière. Par exemple, si l’on nie que le mot Homme n’ait qu’un sens, et si l’on prétend qu’il en a plusieurs, il y en aura toujours un qui, pris isolément, serait celui d’Animal-bipède.

 

En supposant aussi qu’il peut y avoir pour l’homme bien d’autres définitions que celle-là, le nombre en est limité ; et à chacune d’elles on peut attribuer un nom différent et spécial. Si on ne le fait pas, et si l’on croit que les significations d’un mot peuvent être en nombre infini, alors il n’y a plus de langage possible. Ne pas exprimer quelque chose d’un et d’individuel, c’est ne rien exprimer du tout ; et, du moment que les mots ne signifient plus rien, il n’est plus possible aux humains de s’entendre entre eux ; et, à dire vrai, il sera tout aussi impossible de s’entendre avec soi-même, puisqu’on ne peut jamais penser qu’à la condition de penser quelque chose d’individuel. Or, dès qu’on peut penser à quelque chose de précis, on peut donner un nom précis à cette chose.

 

Reconnaissons donc, ainsi que nous l’avons dit au début, qu’un mot a toujours une signification et qu’il signifie une seule et unique chose. Il ne se peut certes pas qu’être homme signifie la même chose que n’être pas homme, du moment que le mot Homme signifie non pas seulement l’attribut d’un être, mais bien une seule et même nature et un être individuel. C’est que l’attribut d’un être Un ne doit pas être considéré par nous comme signifiant cet être lui-même ; car, s’il en était ainsi, les attributs de Blanc, de Musicien, et le substantif Homme exprimeraient alors une seule et même chose, un seul et même être.

 

Par suite, tous ces attributs sans exception seraient l’individu, puisqu’ils sont synonymes, et que la même chose ne peut jamais tout ensemble être et n’être pas, si ce n’est par simple homonymie, comme si l’être appelé par nous du nom d’Homme recevait des autres l’appellation de Non-homme. Mais la question n’est pas de savoir si le mot peut à la fois être et n’être pas Homme, mais si la chose, si l’être réel, le peut. Si le mot Homme et le mot Non-homme ne signifient pas des choses différentes, il est clair que n’être pas Homme a aussi le même sens qu’être Homme, et que réciproquement être homme se confond avec n’être pas homme. Ce ne serait alors qu’un seul et même être.

 

Or, être une seule et même chose signifie que la définition est identique et une, comme pour les deux mots de Vêtement et d’Habit. Mais si c’était ici une seule et même chose qui fût exprimée, être homme se confondrait avec ne pas être homme. Or, nous venons de démontrer que les deux sens sont tout différents l’un de l’autre.

 

C’est donc une nécessité, si toutefois cette définition est la véritable, qu’être homme, c’est être Animal-bipède ; car le mot d’Homme n’avait pas un autre sens ; et si c’est là une conclusion nécessaire, il ne se peut plus dès lors qu’il ne soit pas un animal bipède ; car la nécessité d’être homme implique l’impossibilité de ne l’être pas. Donc, il ne se peut point que le même être soit et ne soit pas homme, en un même temps.

 

Le raisonnement est le même si l’on dit que le mot en question est Non-homme ; [1007a] car être Homme et être Non-homme sont des expressions différentes, aussi évidemment qu’être blanc est tout autre chose qu’être Homme. Même en ceci, l’opposition est beaucoup plus forte, de façon que le sens est encore plus différent. Mais, si l’on va jusqu’à soutenir que le blanc et l’individu qui est blanc sont une seule et même chose, nous répondrons, en répétant ce que nous avons déjà dit, à savoir que tout alors sans exception se confond en une seule unité, et que ce ne sont même plus seulement les opposés qui se confondent ainsi.

 

Mais, comme cela ne se peut pas, notre objection conserve toute sa force, pourvu qu’on veuille bien ne répondre qu’à ce qu’on demande. A une interrogation simple et absolue, si l’on répond en ajoutant tout ce qui n’est pas l’objet dont il s’agit, ce n’est plus là répondre à la question ; car rien n’empêche que l’être ne soit tout ensemble homme, blanc, et mille choses de ce genre. Mais, quand on vous demande s’il est vrai que telle chose spéciale soit ou ne soit pas Homme, il faut ne répondre que par un terme qui indique une seule chose, et ne point ajouter que l’objet est blanc ou qu’il est grand ; car, les attributs accidentels étant innombrables, il serait bien impossible de les parcourir tous. Or, il faut, ou s’occuper de tous sans exception, ou ne s’occuper d’aucun.

 

De même aussi, quoi qu’une même chose puisse être des milliers de fois Homme et Non-homme, il ne faut pas répondre, quand on vous demande si tel être est Homme, qu’il est Non-homme en même temps, puisqu’il n’est pas possible d’énumérer tout au long, dans la réponse qu’on fait, tout ce que l’homme est ou n’est pas ; et si, par hasard, on se laisse aller à cette énumération, il n’y a plus moyen de discuter.

 

Soutenir de tels principes, c’est complètement détruire la substance ; c’est détruire ce qui fait qu’elle est ce qu’elle est. Dans ce système, tout se réduit nécessairement à de purs accidents ; la réalité de l’homme et celle de l’animal cessent d’être et disparaissent également. Car, si l’homme est quelque chose de réel, il n’est pas possible que ce quelque chose soit le Non-homme, ou qu’il ne soit pas l’homme ; et ce sont là cependant les seules négations possibles de l’homme. L’être que cette notion désignait était un et individuel ; et c’était bien là exprimer l’essence d’un certain être.

 

Affirmer l’essence d’une chose revient à dire que cette chose ne peut pas être autre chose que ce qu’elle est. Mais si cette chose est tout ensemble l’homme, et aussi le Non-homme, ou la négation de l’homme, alors elle est une chose tout autre. Par conséquent, les partisans de cette théorie seront forcés de dire qu’il ne peut jamais y avoir une définition essentielle de quoi que ce soit, mais qu’il n’y a que des accidents et des attributs.

 

En effet, voici la différence de la substance et de l’attribut. Par exemple, la blancheur n’est qu’un accident et un attribut de l’homme, parce que l’homme peut avoir la blancheur, c’est-à-dire peut être blanc ; mais sa substance n’est pas la blancheur.

 

Si l’on ne peut jamais exprimer que des accidents et des attributs, alors il n’y a plus de primitif auquel l’attribut puisse s’adresser. Si l’accident indiqué toujours une attribution à un sujet, selon la catégorie, [1007b] on se perd nécessairement dans l’infini. Mais il est bien impossible de parcourir l’infini, puisque la combinaison ne peut aller ici au-delà de deux, et qu’il ne se peut jamais que l’attribut soit attribué à un autre attribut, à moins que tous les deux ne soient les attributs d’une seule et même chose. Prenons, par exemple, les attributs Blanc et Musicien ; je puis dire que le musicien est blanc ou que le blanc est musicien, parce que l’un et l’autre sont des attributs possibles de l’homme. Mais on ne peut pas dire de Socrate qu’il soit musicien en telle sorte que ces deux termes soient l’un et l’autre les attributs de quelque être différent de lui.

 

Donc, puisqu’il y a des attributs de ces deux choses, les uns de cette façon et les autres de la façon opposée, tous ceux qui le sont dans le sens où l’on dit que Blanc est un attribut de Socrate, ne peuvent être en nombre infini dans la série remontante ; et, par exemple, Socrate blanc ne peut recevoir encore un autre attribut, parce que de l’ensemble de ces attributs accumulés, il ne pourrait jamais se former une unité individuelle quelconque. A plus forte raison, l’attribut Blanc ne pourrait-il avoir un autre attribut, Musicien, si l’on veut ; car le premier n’est pas plus l’attribut du second que le second ne l’est du premier.

 

Nous avons fait remarquer en même temps qu’il y a des attributs de ce genre, mais qu’il y en a aussi comme l’attribut de Musicien appliqué à Socrate. Pour ceux-ci, ce ne sont pas des attributs attribués à des attributs ; mais les autres ne sont que cela. Par conséquent, tout n’est pas accident et attribut, comme on le dit ; et il y aura un terme aussi pour désigner l’être en tant que substance.

 

Or, s’il en est ainsi, on a démontré par cela même que les contradictoires ne peuvent jamais être attribuées simultanément à une seule et même chose. Si les contradictoires étaient toutes également vraies relativement à la même chose, tout dès lors serait confondu avec tout. Ce serait une seule et même chose qu’une trirème, un mur, un homme, si l’on peut indifféremment ou tout affirmer ou nier tout, comme sont forcés de le soutenir les partisans de la théorie de Protagoras. Si quelqu’un trouve que l’homme n’est pas une trirème, l’homme évidemment n’est pas une trirème ; mais il l’est, si la contradictoire est également vraie.

 

On retombe alors aussi dans la doctrine d’Anaxagore : « Toutes choses sont confondues les unes avec les autres » ; et, par cela même, il n’y a plus rien qui soit réellement existant. Mais c’est là, il nous semble, ne parler que de l’indéterminé ; et ces philosophes, tout en croyant parler de l’Être, ne parlent que du Non-être uniquement ; car ce qui n’est qu’à l’état de simple possibilité, et non point à l’état de réalité complète, c’est ce qu’on doit précisément appeler l’indéterminé.

 

On n’en doit pas moins, pour toutes choses, exprimer l’affirmation ou la négation ; car il serait absurde de soutenir que, si chaque être peut recevoir sa propre négation, il ne peut pas aussi recevoir la négation d’un autre être, qui n’est pas lui. Je veux dire, par exemple, que, s’il est vrai de nier de l’homme qu’il soit homme, il est encore plus clair qu’il n’est pas une trirème. Si donc on prétend que l’affirmation d’un objet différent est vraie, la négation ne l’est pas moins nécessairement. Mais, si l’affirmation n’est pas vraie, la négation d’un objet différent sera vraie du premier objet plus encore que la sienne propre. [1008a] Si donc cette dernière lui est applicable, celle de la trirème le lui sera aussi ; et, si cette négation de la trirème est exacte, l’affirmation l’est également.

 

Voilà les conséquences où sont réduits ceux qui soutiennent cette théorie, et qui avancent que ce n’est jamais une nécessité, ou de nier, ou d’affirmer. S’il est vrai que tel être soit Homme et aussi Non-homme indifféremment, il n’y a plus réellement ni Homme ni Non-homme, puisque, pour les deux, il y a aussi deux négations égales ; et si, d’une part, les deux assertions se confondent en une seule, d’autre part, l’assertion opposée sera une assertion unique aussi.

 

Ajoutez que, ou bien il en est ainsi pour toutes les propositions sans exception : par exemple, une chose est blanche et n’est pas blanche, une chose est et n’est pas, et de même pour toutes les autres affirmations et négations ; ou bien, il n’en est pas ainsi, et l’observation s’applique aux unes tandis qu’elle ne s’applique pas aux autres. Si elle ne s’applique pas à toutes, c’est qu’on passe condamnation sur celles auxquelles l’observation ne s’applique pas ; et si elle s’applique à toutes, alors encore on peut nier tout ce qu’on a affirmé et affirmer tout ce qu’on a nié, ou bien nier ce qu’on a affirmé, sans pouvoir réciproquement affirmer tout ce qu’on a nié.

 

Si ce dernier cas a lieu, l’existence du Non-être devient indirectement certaine. Dès lors, on a un principe assuré, et, du moment que le Non-être est quelque chose d’assuré et de connu, l’affirmation opposée l’est encore davantage. Si l’on peut également affirmer tout ce qu’on a nié, alors il faut nécessairement, ou qu’on soit dans le vrai en divisant les propositions, et en disant, par exemple : « Ceci est blanc » ; et à l’inverse : « Ceci n’est pas blanc » ; ou bien, on n’est pas dans le vrai. Mais, si l’on n’est pas dans le vrai, même en faisant cette division, c’est que l’adversaire ne peut plus soutenir aucune de ces assertions, et qu’il n’y a plus rien à discuter. Et comment des êtres qui ne sont pas, pour raient-ils encore parler et penser ?

 

Tout alors se confond et se réduit à l’unité, comme je le disais tout à l’heure ; et ce sera une même chose que l’homme, Dieu, une trirème, ainsi que les contradictions de ces termes. Si, pour chaque cas, les assertions contradictoires sont également acceptables, une chose ne diffère plus d’une autre ; ou, si elle en diffère, ce sera cette différence qui sera vraie, et qui sera propre à la chose en question. Si l’on croit que, par la division des deux assertions, on peut arriver à la vérité, notre objection a toujours la même force.

 

Ajoutez qu’alors tout le monde est dans le vrai, tout le monde est dans le faux ; et l’adversaire lui-même doit convenir qu’il est aussi dans l’erreur. Il n’est pas moins clair qu’avec lui on ne peut plus engager de discussion sur un sujet quelconque ; car ce qu’il dit n’a pas la moindre valeur. Il ne se prononce, ni de cette façon, ni de la façon contraire ; mais il admet tout à la fois les deux façons de se prononcer. Puis, de nouveau, il nie les deux assertions, ne disant, ni que la chose est ainsi, ni qu’elle n’est pas ainsi ; et, s’il ne commettait pas cette équivoque, il y aurait sur-le-champ une assertion précise.

 

Autre objection. Si, quand l’affirmation est vraie, la négation est fausse, et réciproquement si, quand la négation est vraie, c’est l’affirmation qui cesse de l’être, il en résulte qu’il est impossible d’être également dans le vrai en affirmant et en niant en même temps la même chose. [1008b] Mais peut-être nos adversaires nous répondraient-ils que c’est là précisément ce qui est en question.

 

Cependant, si celui qui prétend que la chose est ou qu’elle n’est pas de telle façon est dans le faux, comment celui qui soutient les deux assertions à la fois peut-il avoir raison ? S’il a la vérité pour lui, que peut alors signifier le dicton que l’on répète si souvent que telle est la nature des choses ? S’il n’a pas pour lui la vérité, et que celui qui croit au contraire que les choses ont une nature spéciale, ait davantage raison, c’est qu’alors les êtres sont, en effet, d’une certaine minière déterminée. Cette assertion est donc vraie, et il n’est pas possible qu’en même temps elle ne le soit pas. Mais, si les deux interlocuteurs disent également vrai et également faux, l’adversaire n’a plus à souffler mot et à rien dire, puisqu’il avance dans une seule et même phrase que telles choses sont et qu’elles ne sont pas. Si son esprit ne s’arrête à rien, et s’il croit et ne croit pas, à titre pareil, ce qu’il dit, en quoi un tel homme se distingue-t-il d’un végétal ?

 

Mais voici quelque chose qui fera voir, de la façon la plus manifeste, que personne n’est sérieusement dans cette disposition d’esprit, ni parmi le reste des hommes, ni même parmi ceux qui soutiennent cette théorie. D’où vient que cet homme est en route pour se rendre à Mégare, au lieu de rester chez lui tranquillement, en s’imaginant qu’il est en marche ? Pourquoi, en sortant, un beau matin, ne va-t-il pas tout droit tomber dans un puits, ou dans un trou, qui se rencontre sous ses pas ? Et pourquoi au contraire lui voit-on prendre mille précautions, comme un homme qui ne juge pas du tout qu’il soit également bon ou mauvais de tomber, ou de ne pas tomber, dans un précipice ? Il est clair comme le jour qu’il juge l’une des deux alternatives meilleure, et qu’il ne trouve pas du tout que ce soit l’autre qui vaille mieux.

 

Si cela est incontestable, il est nécessairement vrai aussi qu’il croit que tel être est un homme, et que tel autre n’est pas un homme ; et que telle chose est douce et agréable, et que telle autre ne l’est pas. On ne traite pas toutes choses sur un pied d’égalité, ni dans ses actes, ni dans sa pensée ; et quand on croit qu’il vaut mieux boire de l’eau pour apaiser sa soif, ou voir quelqu’un dont on a besoin, on se donne la peine de rechercher et de découvrir l’un et l’autre. Il faudrait cependant rester dans la plus parfaite indifférence, si l’Homme et le Non-homme étaient réellement une seule et même chose. Mais, encore une fois, il n’y a personne qui, dans les cas que nous venons d’indiquer, ne mette la plus grande attention à rechercher ceci ou à éviter cela.

 

On peut donc assurer, à ce qu’il semble, que tout le monde croit à quelque chose d’absolu, si ce n’est sur toutes matières sans exception, du moins en ce qui fait la distinction du meilleur et du pire. Que si l’on ne sait pas précisément les choses de science certaine, et si l’on n’en a qu’une opinion vague, c’est une raison de plus pour apporter â la recherche de la vérité infiniment davantage de soin, de même que le malade s’occupe, avec bien plus de sollicitude, de la santé que celui qui se porte bien. En effet, comparativement à l’homme qui sait les choses, celui qui ne s’en forme qu’une vague opinion n’est pas dans une santé parfaite par rapport â la vérité.

 

En supposant même, à toute force ; que les choses peuvent être tout à la fois de telle façon et n’être pas de cette façon, il existe certainement du plus et du moins dans la nature des êtres. Ainsi ; on ne dirait jamais avec une vérité égale que deux et trois sont des nombres pairs ; et ce n’est pas non plus une égale erreur de croire que quatre valent cinq, ou de croire qu’ils valent mille. Si l’erreur n’est pas la même des deux parts, il est clair que l’un se trompe moins que l’autre, et par suite qu’il est davantage dans le vrai. Comme ce qui est plus vrai se rapproche plus de la vérité, il faut donc aussi qu’il y ait une vérité absolue, [1009a] dont se rapproche davantage ce qui est plus vrai. Et même en supposant qu’il n’y ait pas d’absolu, il y a tout au moins quelque chose qui est plus solide et plus ferme que le reste ; et cela suffit pour nous débarrasser de cette théorie intempérante, qui nous interdisait de penser quoi que ce soit de déterminé et de précis.

 

 

 

Chapitre 5

La théorie de Protagoras s’appuie sur le même fondement que la précédente ; et nécessairement, c’est à titre égal que toutes les deux sont vraies, ou qu’elles sont fausses. Si tout ce qu’on pense, si tout ce qu’on aperçoit est vrai, alors tout est à la fois vrai et faux ; car il ne manque pas de gens pour penser le contraire les uns des autres ; et la plupart des hommes se figurent qu’on est dans l’erreur du moment qu’on ne partage pas leur opinion.

 

Par une conséquence nécessaire, il en résulte que la même chose est et n’est pas ; et, s’il en est ainsi, il n’est pas moins nécessaire que tout ce qu’on pense soit vrai, puisque ceux qui se trompent et ceux qui ont pour eux la vérité, se contredisent dans leur façon de voir. Si les choses ne sont réellement que cela, tout le monde aura la vérité pour soi.

 

Mais, si les deux théories sont évidemment animées du même esprit, ce n’est pas de la même façon qu’on doit les combattre l’une et d’autre. Avec les uns, c’est la persuasion qui suffit ; mais il faut imposer aux autres la force d’arguments irrésistibles. Ceux qui ont été conduits à cette doctrine par un examen des difficultés de la question, peuvent être sans trop de peine guéris de leur ignorance ; car, pour les convaincre, ce n’est pas à ce qu’ils disent qu’il faut s’adresser ; c’est à ce qu’ils pensent. Pour ceux, au contraire, qui ne parlent ainsi que pour parler, le moyen de les guérir, c’est de réfuter leur langage et les mots dont ils se servent.

 

Ceux qui ont étudié la question sérieusement ont pu tirer leur opinion du spectacle des choses sensibles ; et s’ils ont adopté cette opinion, à savoir que les contradictoires et les contraires peuvent coexister, c’est en observant que les contraires peuvent sortir d’une seule et même source. Si donc il est impossible que ce qui n’est pas se produise, il fallait qu’une certaine chose existât antérieurement, et fût les deux contraires tout ensemble, dans le sens où Anaxagore, et aussi Démocrite, ont dit que « Tout était mêlé à tout ». Car, pour ce dernier, le vide et le plein se trouvent également dans une partie quelconque de la matière ; et à ses yeux, le plein représente l’Être, de même que le Non-être est représenté par le vide.

 

Quant à ceux qui sont arrivés à leur système par la route que nous venons de rappeler, nous leur dirons qu’à un certain point de vue ils ont raison, et qu’à un autre ils se trompent. Le mot Être peut être pris dans deux acceptions diverses ; et, selon l’une, il est possible qu’il sorte quelque chose du Non-être ; selon l’autre acception, c’est impossible. Si une même chose peut tout ensemble être et n’être pas, ce n’est pas du moins dans le même sens. En puissance, une même chose peut être les deux contraires ; mais, en absolue réalité, elle ne le peut pas.

 

Du reste, nous croyons ne pas nous tromper en supposant que ces philosophes aussi admettent une autre essence des choses, qui n’est soumise absolument, ni au mouvement, ni à la destruction, ni à la production. [1009b] C’est encore par un motif semblable que, en parlant des faits sensibles, quelques philosophes en sont venus à croire à la vérité de tous les phénomènes que nous percevons. Selon eux, ce n’est pas par le nombre plus ou moins grand des témoignages qu’il convient de juger de la vérité dans les choses. Le même aliment flatte le goût des uns et révolte le goût des autres ; de telle sorte que, si tout le monde était malade ou insensé, et que deux ou trois personnes seulement fussent en santé ou dans leur bon sens, ce seraient elles qui passeraient pour malades ou pour folles, tandis que le reste passerait pour sain et parfaite ment raisonnable.

 

Ajoutez qu’il est une foule d’animaux qui sentent tout autrement que nous les mêmes objets que nous sentons ; et que chacun de nous ne juge pas toujours de la même manière une même chose perçue par lui. Dans toutes ces perceptions, où est la vérité, où est l’erreur ? C’est ce qui reste profondément obscur ; car l’un n’est pas plus vrai que l’autre, et les deux le sont également.

 

Aussi, Démocrite prétendait-il, ou qu’il n’y a rien de vrai pour l’homme, ou bien que, s’il y a de la vérité, nous ignorons ce qu’elle est. D’une manière générale, on peut dire que ces philosophes ont été amenés à regarder tout phénomène de sensation pour vrai, parce qu’ils ont confondu la sensibilité et la raison, et que la sensation leur a paru un changement. C’est là la voie qui a conduit aussi Empédocle comme Démocrite, et tous les autres, pour ainsi dire, à se jeter dans de si fausses doctrines.

 

Ainsi Empédocle avance que, quand notre disposition vient à changer, notre pensée change aussitôt avec elle :

 

Le présent est toujours maître de notre esprit.

Et dans un autre passage, il dit encore :

Car plus les changements se produisaient en eux, plus aussi les pensées leur surgissaient nombreux.

Parménide ne s’exprime pas non plus d’une autre manière :

C’est le tempérament qui règle nos esprits,

Et fait cette raison, dont l’homme est tant épris.

Pour tous et pour chacun, c’est notre corps qui pense,

Et qui dispose en nous de notre intelligence.

On se rappelle également le propos qu’on prête à Anaxagore, disant à quelques-uns de ses amis que « Pour chacun d’eux les choses ne seraient que ce que leur jugement voudrait bien les faire ».

 

On va même parfois jusqu’à trouver une pensée semblable dans Homère, parce qu’il nous montre Hector, sous le coup qu’il vient de recevoir,

 

Étendu sur le sol, l’esprit bouleversé.

Comme si Homère eût cru que les hommes qui ont le délire continuent de penser, mais pensent autre chose que les gens de sang-froid. Il en résulterait évidemment que, si ; de part et d’autre, il y a toujours de la pensée, les êtres ne peuvent tout à la fois être de telle façon et ne pas être de cette même façon.

 

Mais voici une conséquence bien autrement grave qui ressort de tout cela. Si ceux qui ont le plus profondément entrevu la vérité qu’il nous est permis d’atteindre, et ce sont les gens qui la recherchent et qui l’aiment avec le plus de passion, s’en sont fait des idées si fausses, et l’ont si singulièrement interprétée, comment ceux qui débutent dans l’étude de la philosophie, ne seraient-ils pas absolument découragés ? Rechercher la vérité, ne serait-ce donc que poursuivre des oiseaux qui s’envolent ?

 

[1010a] Ce qui a causé l’erreur des partisans de cette théorie, c’est que, tout en étudiant sincèrement la vérité, ils ne voyaient d’êtres réels que dans les choses sensibles exclusivement. Or, dans les choses que nos sens nous révèlent, c’est en grande partie l’indétermination qui domine, et cette nature spéciale de l’Être, que nous venons d’indiquer. Aussi, l’opinion de ces philosophes pouvait bien être assez vraisemblable ; mais, au fond, ce n’était pas la vérité. Cependant il valait mieux encore parler comme eux que comme Épicharme, dans ses critiques contre Xénophane.

 

Mais je le répète, c’est en voyant que cette nature tout entière, que nous avons sous les yeux, est incessamment livrée au mouvement, et qu’il est impossible de savoir la vérité sur ce qui change sans cesse, que les philosophes ont été poussés à croire que l’homme ne peut jamais conquérir la vérité, au milieu de ce bouleversement perpétuel et général.

 

C’est là l’hypothèse qui fit fleurir la plus extrême de toutes les doctrines que nous venons de citer : celle des soi-disant disciples d’Héraclite, parmi lesquels il faut compter Cratyle, qui en était enfin arrivé à ce point de croire qu’il ne devait même pas proférer une seule parole, qui se contentait de remuer le doigt, et qui faisait un crime à Héraclite d’avoir osé dire : « Qu’on ne pouvait jamais se baigner deux fois dans la même eau courante » ; car, pour lui, il pensait qu’on ne pouvait pas même dire qu’on s’y baignât une seule fois.

 

Nous reconnaissons très volontiers, en faveur de cette doctrine, qu’il y a bien quelque raison de refuser de croire à l’existence d’un objet qui change, au moment même où il subit le changement ; quoique cependant ce point même soit discutable, puisque le permutant retient quelque chose du permuté, et que déjà aussi il existe nécessairement quelque chose de ce qui se produit et devient. Généralement parlant, si un être périt, c’est qu’antérieurement il aura été quelque chose : et s’il devient, il faut bien de toute nécessité qu’il y ait un être d’où il vienne et qui l’engendre, sans que d’ailleurs cette génération puisse remonter à l’infini.

 

Mais, écartant ces considérations, nous nous bornons à affirmer que ce n’est pas la même chose de changer de quantité et de changer de qualité. En fait de quantité, nous accordons que l’être peut ne pas subsister tel qu’il est ; mais il subsiste par l’espèce, à l’aide de laquelle nous connaissons toujours les choses.

 

Une autre critique très fondée contre ce système, c’est que les philosophes qui le soutiennent, tout en voyant que, même parmi les objets sensibles, c’est de beaucoup le moindre nombre d’entre eux qui est sujet au changement, n’en ont pas moins étendu leurs explications à l’ensemble de l’univers. Il est bien vrai que ce lieu du sensible qui nous environne, est soumis incessamment à la production et à la destruction ; mais il est seul à y être assujetti, et c’est une parcelle qui ne compte pour rien, à vrai dire, dans l’univers entier, ou pour presque rien. Vraiment, nos philosophes auraient été cent fois plus justes d’absoudre notre monde par l’univers plutôt que de condamner l’univers aux conditions de notre monde.

 

Évidemment aussi, nous pourrons répéter contre eux les objections que nous avons déjà faites si souvent ; et il faut leur apprendre et leur persuader qu’il existe une certaine nature immuable et immobile. Toutefois ceux qui disent que les choses peuvent tout ensemble être et n’être pas, devraient incliner davantage à les croire en repos plutôt qu’en mouvement ; car, alors, il n’existe rien en quoi la chose puisse changer, puisque tout est à tout.

 

[1010b] Pour s’assurer de cette vérité que tout ce qui nous apparaît n’est pas vrai à ce seul titre, on peut se convaincre d’abord que la sensation ne nous trompe jamais sur son objet propre ; mais la conception que nous tirons de la sensation ne doit pas être confondue avec elle.

 

On peut s’étonner aussi non moins justement d’entendre encore demander – comme le font nos philosophes – si les grandeurs et les couleurs sont bien dans la réalité ce qu’elles paraissent à ceux qui les regardent de loin, ou ce qu’elles paraissent à ceux qui les regardent de près ; si les choses sont ce qu’elles semblent aux gens bien portants plutôt qu’aux gens malades ; si les corps ont plus de pesanteur, selon que ce sont des gens faibles ou des gens forts qui les portent ; en un mot, si c’est la vérité qu’on voit quand on dort plutôt que ce qu’on voit durant la veille.

 

Évidemment, sur tout cela, nos philosophes n’ont pas le plus léger doute. Personne, en se supposant dans son sommeil être à Athènes, bien qu’il soit en Afrique, ne va se mettre en route pour l’Odéon. Dans une maladie, comme le remarque Platon, l’opinion du médecin sur l’issue qu’elle doit avoir, et l’opinion d’une personne qui ignore la médecine, ne sont pas d’un poids pareil, quand il s’agit de savoir si le malade guérira ou s’il ne guérira pas.

 

Bien plus, entre les sens eux-mêmes, le témoignage d’un sens sur un objet qui lui est étranger, ne vaut pas son témoignage sur un objet qui lui est propre. Le témoignage d’un sens voisin ne vaut pas celui du sens lui-même. C’est la vue, ce n’est pas le goût qui juge de la couleur ; c’est le goût qui juge de la saveur, et ce n’est pas la vue. Il n’est pas un sens qui, dans le même moment et relativement à la même chose, vienne nous dire tout à la fois que cette chose est et n’est pas de telle ou telle façon.

 

Même dans un moment différent, le sens ne se trompe point sur la qualité actuelle, bien qu’il puisse se tromper sur l’objet qui présente cette qualité. Par exemple, le même vin, soit qu’il change directement lui-même, ou bien que ce soit le corps qui change, semble tantôt être agréable au goût et tantôt ne l’être pas. Mais pour cela, la saveur agréable, telle qu’elle est quand elle est, ne change jamais. La sensation est toujours véridique à cet égard ; et toute saveur qui devra être agréable, comme celle du vin, est nécessairement soumise à la même condition.

 

Ce sont là des faits que méconnaissent toutes ces théories ; et de même qu’elles suppriment la réalité de la substance pour toutes choses, elles nient de même qu’il y ait rien de nécessaire au monde. En effet, ce qui est de toute nécessité ne peut pas être à la fois de telle façon et d’une façon contraire ; et du moment qu’il y a quelque chose qui est nécessaire, ce quelque chose ne peut pas être et n’être pas, tel qu’il est.

 

En un mot, s’il n’y avait au monde que le sensible, il n’y aurait plus rien dès qu’il n’y aurait plus d’êtres animés, puisqu’il n’y aurait pas non plus de sensation. Il peut être vrai que, dans ce cas, il n’y aurait plus ni objets sentis, ni sensation ; puisque, pour tout cela, il faut toujours l’intervention d’un être sentant qui éprouve cette modification. Mais il serait impossible que les objets qui causent la sensation n’existassent pas, sans même qu’aucune sensation eût lieu. La sensibilité ne relève pas seulement d’elle-même ; mais il y a en dehors de la sensation quelque chose de différent d’elle, et qui lui est nécessairement antérieur. [1011a] Ainsi, par exemple, le moteur est par nature antérieur à l’objet qu’il meut ; et cette vérité n’en est pas moins certaine, bien que ces deux termes puissent s’appliquer réciproquement l’un à l’autre.

 

 

 

Chapitre 6

Quelques-uns de nos philosophes élèvent ici une question, aussi bien ceux qui sont convaincus sincèrement de leur doctrine, que ceux qui ne la soutiennent que pour les besoins de leur cause. Ils demandent qui jugera de la santé de l’être qui sent ; et, d’une manière générale, quel sera, dans chaque cas, le juge vraiment compétent. Mais soulever de telles questions, c’est absolument se demander si, dans le moment où nous parlons, nous sommes endormis ou éveillés.

 

Au fond, toutes ces difficultés si gratuites n’ont qu’une même valeur ; ces philosophes se figurent qu’il faut rendre raison de tout, et cherchant un principe, ils veulent l’obtenir par démonstration. Mais ce qui prouve bien qu’ils ne sont pas très convaincus de cette prétendue possibilité de tout démontrer, c’est la manière même dont ils agissent et se conduisent. Du reste, nous avons déjà dit que c’était là leur erreur ; ils s’appliquent à rendre raison de choses pour lesquelles il n’y a pas de raison à donner, puisque le principe de la démonstration ne saurait être une démonstration.

 

Ces philosophes pourraient assez aisément se convaincre de leur méprise ; car il n’est pas difficile de voir d’où elle vient. Mais ceux qui, dans la discussion, ne cherchent qu’à violenter leurs interlocuteurs, courent après l’impossible ; car, tout en demandant qu’on les contredise, ils commencent par se contredire eux-mêmes, dès leur premier mot. Si tout dans le monde n’est pas relatif, et s’il y a des choses qui existent en soi et par elles-mêmes, il s’ensuit que tout ce qui nous apparaît n’est pas indistinctement vrai. Ce qui paraît doit nécessairement paraître à quelqu’un ; et prétendre que tous les phénomènes sont vrais sans exception, c’est prétendre que tout au monde est relatif.

 

Aussi ceux qui ne trouvent de force convaincante que dans les mots, et qui veulent engager la discussion, doivent ici bien prendre garde que ce n’est pas toute apparence qui est vraie, mais qu’elle est vraie seulement pour celui à qui elle apparaît, pour le moment, dans la mesure et sous le jour où elle lui apparaît. Ils auraient beau engager la discussion, s’ils ne l’engagent pas en faisant cette concession, ils seront bien vite forcés de soutenir les contraires. Une même chose, en effet, peut à la vue sembler être du miel, et n’en être pas pour le goût ; et, comme nous avons deux yeux, il est bien possible que les choses ne semblent pas les mêmes à l’un et à l’autre oeil, si la vision y est inégale.

 

A ceux qui soutiennent que toute apparence est vraie, en s’appuyant sur les motifs que nous avons naguère indiqués, et que, par conséquent, tout est également faux et vrai tout ensemble, on peut accorder que les apparences ne sont pas les mêmes pour tout le monde, qu’elles ne sont pas même toujours identiques pour la même personne, et que souvent elles semblent toutes contraires dans un seul et même instant. Ainsi, le toucher, par la superposition des doigts, nous atteste deux objets là où la vue n’en montre qu’un. Mais les choses ne sont les mêmes, ni pour le même sens appliqué au même objet, ni pour ce sens agissant de la même façon, ni dans un seul et même moment ; donc la théorie serait assez exacte.

 

[1011b] Mais c’est là peut-être aussi pour ceux qui soutiennent cette doctrine, non en vertu de doutes sérieux, mais uniquement en vue de la discussion, une nécessité de modifier leur système, et de convenir que l’apparence n’est pas vraie pour tout le monde, mais seulement pour celui qui la perçoit. Et alors, nous le répétons, ils doivent nécessairement aussi affirmer qu’il n’y a au monde que du relatif, et subordonner tout à la pensée individuelle et à la sensation. Par conséquent, dans leur système, rien n’a été, rien ne sera qu’à la condition que quelqu’un l’ait préalablement pensé ; mais si quelque chose a été dans le passé ou doit être dans l’avenir, sans qu’on y ait préalablement pensé, c’est donc que tout ne se rapporte pas à la pensée et à l’apparence exclusivement.

 

De plus, du moment qu’une chose est une, elle se rapporte à un être qui est un aussi, c’est-à-dire à un être déterminé ; et une même chose a beau être, tout ensemble, double de celle-ci et égale à celle-là, ce n’est pas du moins relativement au double qu’elle est égale. Si l’on admet que, relativement à l’être qui pense, l’homme qu’on pense et la pensée qu’on en a sont une seule et même chose, du moins l’homme pensé n’est pas l’être qui pense, puisque c’est la chose que l’on pense. Mais, si chaque chose n’existe que dans son rapport avec l’être pensant, alors l’être pensant sera quelque chose dont les espèces seront en nombre infini.

 

Ainsi, en résumé, nous avons établi comme le principe le plus assuré de tous les principes, que jamais les deux assertions opposées ne peuvent être vraies à la fois ; et nous avons fait voir, d’une part, les conséquences où l’on est entraîné quand on prétend qu’elles sont vraies toutes deux, et, d’autre part, les motifs de cette erreur. Or, du moment qu’il est impossible que les deux assertions opposées soient vraies de la même chose en même temps, il est clair également que les contraires ne peuvent pas coexister davantage dans une même chose ; car, entre les contraires, l’un n’exprime pas moins que l’autre la privation. Mais la privation appliquée à la substance n’est que la négation d’un certain genre déterminé. Si donc il ne se peut pas que l’affirmation et la négation soient vraies tout ensemble, les contraires ne peuvent pas davantage coexister, à moins que tous les deux n’existent que d’une certaine manière, ou bien que l’un existe avec cette restriction, tandis que l’autre existe d’une manière absolue.

 

 

 

Chapitre 7

Il n’est pas possible davantage qu’entre deux propositions contradictoires, il y ait jamais un terme moyen ; mais il y a nécessité absolue, ou d’affirmer, ou de nier une chose d’une chose. Pour rendre ceci parfaitement clair, il nous suffira de définir tout d’abord ce que c’est que le vrai et le faux. Dire de ce qui est qu’il n’est pas, et de ce qui n’est pas dire qu’il est, voilà le faux ; dire de ce qui est qu’il est, et de ce qui n’est pas dire qu’il n’est pas, voilà le vrai ; de telle sorte qu’en exprimant qu’une chose est ou n’est pas, on n’est ni dans le vrai ni dans le faux ; mais alors on ne dit pas de l’Être, ni qu’il ne soit pas ni qu’il soit, pas plus qu’on ne le dit du Non-être.

 

Si l’on admet qu’il y a un terme moyen entre les deux membres de la contradiction, ou cet intermédiaire sera comme le gris, qui est un terme moyen entre le noir et le blanc ; ou bien, il ne sera ni l’un ni l’autre des deux termes, comme le terme moyen entre l’homme et le cheval est ce qui n’est ni l’un ni l’autre. Mais, s’il en était ainsi, il n’y aurait plus de changement ; car une chose qui n’est pas bonne subit un changement pour devenir bonne, comme elle change aussi pour devenir mauvaise, de bonne qu’elle était. C’est là ce qu’on voit sans cesse, puisqu’il n’y a de changement possible que dans les opposés et dans les intermédiaires. Mais, s’il y a un intermédiaire dans le sens neutre que nous avons dit, alors il serait possible qu’une chose devînt blanche sans avoir dû préalablement n’être pas blanche ; or, c’est là ce qui ne se voit pas.

 

[1012a] D’autre part, la pensée affirme, ou nie, tout ce qu’elle pense, ou tout ce qu’elle comprend ; et la définition donnée plus haut fait voir clairement quand la pensée est dans la vérité, et quand elle est dans l’erreur. Lorsque la pensée combine les choses d’une certaine manière, elle est dans le vrai, soit qu’elle affirme, soit qu’elle nie ; elle est dans le faux, quand elle les combine de telle autre façon.

 

Il faudrait en outre que toutes les contradictions eussent un terme moyen, si l’on ne veut pas se borner en ceci à de vains mots. Alors, il se pourrait tout à la fois qu’on ne fût ni dans le vrai ni dans le faux ; il y aurait un intermédiaire qui ne serait ni l’Être ni le Non-être ; et, par conséquent, il pourrait y avoir aussi un changement des choses qui ne serait ni de la production ni de la destruction.

 

Bien plus, il y aurait un intermédiaire, même dans les cas où la négation implique nécessairement le contraire ; comme si, dans les nombres, par exemple, il y avait un prétendu nombre qui ne fût ni pair ni impair ; ce qui est cependant bien impossible, d’après la définition même du nombre.

 

Ajoutez que c’est se perdre dans l’infini ; car il ne faudra pas se borner à ces demi-êtres ; il faudra les multiplier sans fin, puisqu’on pourra toujours nier ce terme moyen, par rapport à l’affirmation et à la négation primitives ; et c’est même à ce titre qu’il sera quelque chose, puisque sa substance doit être différente des deux autres termes. Enfin, quand on demanderait à quelqu’un si telle chose est blanche, et qu’il répondrait qu’elle ne l’est pas, il ne ferait encore que nier l’Être ; or, n’être pas est une négation, ce n’est pas un terme moyen.

 

Cette doctrine erronée est entrée dans l’esprit de quelques philosophes, par la même raison qui a donné cours à tant d’autres opinions paradoxales. Quand on se sent hors d’état de repousser des arguties captieuses, on cède au raisonnement de l’adversaire, et l’on accepte pour vraie la conclusion régulière qu’il en tire. Les uns n’ont pas d’autre motif de parler comme ils font ; et les autres commettent cette erreur, parce qu’ils cherchent à se rendre raison de tout.

 

Le vrai moyen de les éclairer les uns et les autres consiste à partir d’une définition. Or la définition résulte de la nécessité même où ils sont d’exprimer quelque chose ; et la pensée, dont les mots sont les signes, devient la définition même de la chose. Mais, si l’on peut dire qu’Héraclite, en prétendant que tout est et n’est pas, inclinait à faire croire que tout est vrai, Anaxagore, en admettant qu’il y a un terme moyen possible pour toute contradiction, porte plutôt à croire que tout est faux ; car, lorsque le bien et le mal sont mêlés, le mélange n’est ni bon ni mauvais ; et il est impossible d’en dire rien qui soit vrai.

 

 

 

Chapitre 8

Après tout ce qui précède, on doit voir que ces assertions appliquées à un seul cas, et celles qui s’appliquent à tout, sont insoutenables au sens où les comprennent ceux qui les défendent ; les uns affirmant que rien n’est vrai, puisque, selon eux, il se peut fort bien que toutes les ; propositions soient fausses, comme celle où l’on avancerait que la diagonale est commensurable au côté ; les autres affirmant au contraire que tout est vrai. Ce sont là des théories qui se rapprochent beaucoup des opinions d’Héraclite et se confondent presque avec elles. En effet, celui qui prétend que tout est vrai et que tout est faux, maintient aussi chacune de ces assertions prises à part ; et par conséquent si, considérées séparément, elles sont fausses, [1012b] elles le sont également quand on les considère ensemble.

 

D’ailleurs, il y a évidemment des contradictoires qui ne peuvent pas être vraies toutes les deux à la fois, mais qui ne peuvent pas non plus être à la fois toutes les deux fausses, bien que cette dernière alternative pût paraître plus possible que l’autre, d’après les théories qu’on vient d’exposer.

 

Mais, pour réfuter toutes ces doctrines, il faut, ainsi que nous l’avons déjà indiqué un peu plus haut, demander à son adversaire, non pas de dire si la chose est ou si elle n’est pas, mais il faut le sommer d’exprimer et de préciser une pensée quelconque ; de manière qu’on puisse la discuter, en s’appuyant sur la définition même de ce que c’est que le vrai et de ce que c’est que le faux. Si la vérité n’est pas autre chose que d’affirmer le le vrai et de nier le faux, il est dès lors impossible que tout soit faux, puisqu’il y a nécessité absolue que l’une des deux parties de la contradiction soit vraie.

 

D’autre part, si pour toute chose quelconque il faut nécessairement ou l’affirmer ou la nier, il est impossible que les deux parties soient fausses, puisque, dans la contradiction, il n’y en a jamais qu’une seule qui le soit.

 

Le malheur commun de toutes ces belles théories, c’est, comme on l’a répété cent fois, de se réfuter elles-mêmes. Et en effet, quand on avance que tout est vrai, on rend vraie par cela même l’assertion opposée à celle qu’on défend ; et, par conséquent, on rend fausse la sienne propre, puisque l’assertion contraire nie que vous soyez dans le vrai. Également, quand on dit que tout est faux, on se condamne du même coup soi-même.

 

Que si l’on veut faire des exceptions, et dire que l’opinion contraire à celle qu’on soutient est la seule à n’être pas vraie, et que celle qu’on embrasse soi-même est la seule à n’être pas fausse, on n’en suppose pas moins alors un nombre infini d’assertions vraies et fausses ; car, lorsqu’on dit de telle assertion vraie qu’elle est vraie, on sous-entend toujours que celui qui dit qu’elle est vraie est dans le vrai ; et ces répétitions pourraient aller à l’infini.

 

Il est d’ailleurs évident que ceux qui prétendent que tout est en repos, ne sont pas plus dans le vrai que ceux qui prétendent que tout est en mouvement. Si tout est en repos, alors les mêmes choses seront éternellement vraies et éternellement fausses. Mais le changement en ce monde est de toute évidence ; et votre interlocuteur lui-même doit se dire qu’il fut un temps où il n’existait pas, et qu’il y aura bientôt un temps où il n’existera plus. Mais, si tout est en mouvement, rien ne sera vrai ; tout sera faux. Or nous avons démontré que c’était là une impossibilité absolue.

 

Enfin, c’est l’être qui doit nécessairement changer, puisque le changement n’est que le passage d’un état à un autre état. Mais certainement les choses ne sont pas toutes en repos ou en mouvement ; elles n’y sont qu’à certains moments donnés ; aucune n’y est éternellement. Ce qui est vrai, c’est qu’il existe un principe qui meut éternellement tout ce qui est mû ; et que le moteur premier est lui-même immobile.

LIVRE V

Chapitre 1

Principe.

 

Ce mot s’entend d’abord du point d’où quelqu’un peut commencer le mouvement de la chose qu’il fait. Par exemple, pour une longueur qu’on parcourt ou pour un voyage qu’on entreprend, le principe c’est précisément le point d’où l’on part ; et il y a, par contre, l’autre point analogue en sens opposé.

 

[1013a] Principe s’entend encore du moyen qui fait que la chose est du mieux qu’elle peut être. Ainsi, quand on apprend une chose, le principe par où l’on doit commencer n’est pas toujours le primitif et le principe véritable de cette chose ; c’est bien plutôt la notion par laquelle il faut débuter, pour apprendre la chose avec la facilité la plus grande.

 

Principe signifie aussi l’élément intrinsèque et premier de la chose. Par exemple, le principe d’un navire, c’est la quille ; le principe d’une maison, c’est le fondement sur lequel elle repose ; le principe des animaux, c’est le cœur selon les uns, c’est le cerveau selon les autres, ou tel autre organe chargé arbitrairement de ce rôle selon d’autres hypothèses.

 

Principe veut dire encore la cause initiale qui fait naître une chose, sans en être un élément intrinsèque, et ce dont sort primitivement et naturellement le mouvement de la chose, ou son changement. C’est ainsi que l’enfant vient du père et de la mère, et qu’une rixe a pour principe une insulte.

 

Le Principe est encore l’être dont la volonté fait mouvoir ce qui est mû et fait changer ce qui change ; tels sont, par exemple, dans les États, les principes qui les régissent, gouvernements, dynasties, royautés, tyrannies.

 

Les arts, chacun en leur genre, sont appelés des Principes ; et ceux-là surtout sont considérés comme principes qui commandent à d’autres arts subordonnés.

 

Enfin, on entend par Principe ce qui donne la connaissance initiale de la chose ; et c’est là précisément ce qui s’appelle le principe de cette chose. C’est en ce sens que les prémisses sont les principes des conclusions qu’on en tire par démonstration.

 

Le mot Cause a autant d’acceptions que le mot Principe, attendu que toutes les causes sont des principes aussi.

 

Un caractère commun de tous les principes, c’est d’être le primitif qui fait qu’une chose est, ou qu’elle se produit, ou qu’elle est connue.

 

Entre les principes, les uns sont intrinsèques et dans la chose même ; les autres sont en dehors d’elle ; et c’est en ce sens qu’on dit que la nature est un principe, comme on le dit de l’élément d’une chose, de la pensée, de la volonté, de la substance des choses, et du but final, pour lequel elles sont faites ; car, dans une foule de cas, le bien et le beau sont les principes qui nous font savoir et qui nous font agir.

 

 

 

Chapitre 2

Cause.

 

En un premier sens, Cause signifie l’élément intrinsèque dont une chose est faite ; c’est en ce sens qu’on peut dire de l’airain qu’il est cause de la statue dont il est la matière ; de l’argent, qu’il est cause de la coupe qui en est faite ; et de même pour tous les cas de ce genre.

 

En un autre sens, la cause est la forme et le modèle des choses, c’est-à-dire leur raison d’être, qui fait qu’elles sont ce qu’elles sont, avec toutes les variétés de genres que les choses présentent. Par exemple, la raison d’être de l’octave c’est le rapport de deux à un ; et d’une manière générale, c’est le nombre, avec les parties différentes qui composent le rapport.

 

La cause est encore le principe initial d’où vient le changement des choses, ou leur repos. C’est en ce sens que celui qui a conçu une résolution est la cause des suites qu’elle a eues ; que le père est la cause de l’enfant ; en un mot, que ce qui agit est la cause de l’acte, et que ce qui change une chose est cause du changement qu’elle subit.

 

Une autre acception du mot Cause, c’est le but des choses et leur pourquoi. Ainsi, la santé est le but de la promenade. Pourquoi un tel se promène-t-il ? C’est, répondons-nous, afin de se bien porter. Et, dans cette réponse, nous croyons avoir indiqué la cause. En ce sens, on nomme également causes tous les intermédiaires qui, après l’impulsion d’un autre moteur, mènent au but poursuivi. [1013b] Par exemple, on appelle cause de la santé le jeûne, les purgations, les remèdes qu’ordonne le médecin, et les instruments dont il se sert ; car tout cela n’est fait qu’en vue du but qu’on poursuit ; et l’on ne peut faire d’autres distinctions entre toutes ces choses, sinon que les unes sont des instruments, et que les autres sont des actes du médecin.

 

Telles sont donc à peu près toutes les acceptions du mot Cause.

 

Mais ce mot Cause ayant tous ces sens divers, il en résulte que, pour une seule et même chose, il peut y avoir plusieurs causes, qui ne soient pas des causes purement accidentelles. Ainsi, la statue a tout à la fois pour cause et l’art du sculpteur et l’airain dont elle est faite, sans que ces causes aient d’autre rapport avec elle si ce n’est qu’elle est statue. Il est vrai que le mode de causalité n’est pas identique ; car ici c’est la cause matérielle ; et là, c’est la cause d’où vient le mouvement, qui a produit la statue.

 

Parfois, les causes sont réciproquement causes les unes des autres. Ainsi l’exercice est cause de la bonne disposition du corps ; et la bonne disposition du corps est cause de l’exercice, qu’elle permet. Seulement, ici encore, le mode de la cause n’est pas identique ; d’un côté, elle agit comme but ; et de l’autre, elle agit comme principe du mouvement.

 

Parfois aussi, une seule et même chose est cause des contraires. Ainsi, telle chose qui, par sa présence, est cause de tel effet nous paraît, par son absence, mériter que nous l’accusions d’être la cause d’un effet tout contraire. Par exemple, l’absence du pilote est la cause de naufrage, tandis que sa présence eût été une cause de salut. Du reste, présence et absence du pilote sont toutes les deux des causes de mouvement.

 

Toutes les causes énumérées jusqu’ici tombent sous ces quatre classes, qui sont les plus évidentes. Ainsi, les lettres dans les syllabes dont se composent les mots, la matière pour les objets que façonne la main de l’homme, le feu, la terre, et tous les corps analogues, les parties qui forment un tout, les prémisses d’où sort la conclusion, ce sont là autant de causes d’où les choses peuvent provenir.

 

Et parmi ces causes, les unes sont causes comme sujet matériel, ainsi que sont les parties d’un tout ; les autres le sont comme notion essentielle de la chose. C’est ainsi que sont le tout, la combinaison des parties, et leur forme.

 

Les causes telles que la semence d’une plante, le médecin qui guérit, le conseiller qui a suggéré un projet, en un mot, tout agent quelconque, sont autant de causes d’où part l’initiative du mouvement ou du repos.

 

D’autres causes sont des causes en tant que but des choses, et en tant que bien de tout le reste. Le pourquoi dans toutes les choses est pour elles le bien par excellence, et vise à être pour tout le reste la véritable fin, que d’ailleurs ce bien soit un bien réel, ou qu’il ne soit qu’apparent ; différence qui est ici sans intérêt.

 

Telles sont les diverses espèces de causes, et tel est leur nombre. Leurs nuances doivent sembler très multipliées ; mais, en les résumant, on peut encore les réduire. Ainsi, même pour des causes d’espèce analogue, le mot Cause a des acceptions diverses selon que telle cause est antérieure, ou postérieure, à telle autre cause. Par exemple, la cause de la guérison, c’est bien le médecin ; mais c’est aussi l’ouvrier qui a fait l’instrument dont le médecin s’est servi ; la cause de l’octave, c’est bien le rapport du double ; mais c’est aussi le nombre ; et toujours les causes qui en enveloppent d’autres sont postérieures aux causes particulières.

 

Parfois encore, la cause n’est qu’indirecte, avec toutes les espèces que l’accident peut avoir. Par exemple, la cause de la statue, c’est bien, en un sens, Polyclète ; mais c’est aussi, d’une manière différente, le statuaire, parce qu’indirectement Polyclète se trouve être statuaire. [1014a] On peut encore aller plus loin, et considérer comme cause tout ce qui enveloppe et contient l’accident. Ainsi, l’homme se rait la cause de la statue ; et plus généralement encore ce serait l’être animé, puisque Polyclète est un homme et que l’homme est un être animé. Parmi les causes accidentelles ainsi considérées, les unes sont plus éloignées, et les autres plus proches ; et l’on pourrait aller jusqu’à prétendre que c’est le Blanc et le Musicien qui est cause de la statue, et que ce n’est pas seulement Polyclète ou l’homme.

 

Toutes les causes qui sont des causes proprement dites, ou qui ne sont que des causes accidentelles et indirectes, se distinguent encore selon qu’elles peuvent agir, ou qu’elles agissent effectivement. Ainsi, la cause de la construction, c’est le maçon qui est en état de construire ; mais c’est aussi le maçon qui est effectivement occupé à construire.

 

Des nuances pareilles à celles que nous venons d’indiquer, pourront également s’appliquer aux objets dont les causes sont directement causes : à cette statue, par exemple, en tant que statue, ou d’une manière générale en tant que portrait ; à cet airain en tant qu’airain, ou d’une manière générale en tant que l’airain est la matière de quelque chose. Et enfin, elles pourront s’appliquer d’une manière identique aux causes accidentelles elles-mêmes.

 

Parfois aussi, on réunit, les unes aux autres, les causes directes et les causes indirectes ; et par exemple, on peut ne pas isoler Polyclète et l’on peut dire que la cause de la statue, c’est Polyclète le statuaire.

 

Quoi qu’il en puisse être, toutes ces nuances sont au nombre de six, qui peuvent chacune être prises en un double sens. Ce sont la chose individuelle ou son genre ; ce sont l’accident ou le genre de l’accident ; ce sont la combinaison des termes ou leur isolement. Enfin ces six espèces peuvent être considérées comme agissant réellement, ou simplement comme pouvant agir.

 

Quant à ces deux dernières nuances, il y a cette différence entre elles que les causes actuelles, et les causes particulières, sont, ou cessent d’être, en même temps que les choses dont elles sont les causes. — Ainsi, par exemple, le médecin qui soigne actuellement un malade est, et cesse d’être, en même temps que ce malade qu’il soigne ; le maçon qui construit une maison, est, et cesse d’être, en même temps que cette construction qu’il fait. Mais les causes qui ne sont qu’en simple puissance ne soutiennent pas toujours ce rapport, puisque la maison et le maçon qui peut la construire ne disparaissent pas en même temps.

 

Chapitre 3

Élément.

 

On nomme Élément d’une chose ce qui, composant primitivement et intrinsèquement cette chose, ne peut plus être divisé spécifiquement en une espèce autre que la sienne. Par exemple, les éléments d’un mot, ce sont les parties dont ce mot est formé, et dans lesquelles il est divisé définitivement, de telle façon que ces parties dernières ne puissent plus se diviser en sons d’une espèce différente de la leur.

 

En supposant même que la division soit possible dans certains cas, les parties sont alors d’espèce identique ; et par exemple, une particule d’eau est de l’eau, tandis que la partie d’une syllabe n’est plus une syllabe.

 

C’est de la même manière que les philosophes qui se sont livrés à ces études, définissent les éléments des corps, en disant que ce sont les particules dernières dans lesquelles les corps se décomposent, sans que ces particules elles-mêmes puissent se diviser en d’autres corps d’espèce différente. C’est là ce qu’ils entendent par Éléments, que d’ailleurs ils reconnaissent, ou un seul élément, ou des éléments multiples.

 

C’est dans le même sens à peu près qu’on parle aussi des Éléments des figures géométriques, et, d’une manière plus générale, des éléments des démonstrations ; car les démonstrations premières, qui se retrouvent ensuite dans plusieurs démonstrations subséquentes, [1014b] sont ce qu’on appelle les éléments des démonstrations. Tels sont, par exemple, les syllogismes premiers tirés des trois propositions, à l’aide d’un seul terme moyen.

 

En partant de ces considérations, et par une déviation de sens, on appelle encore Élément tout ce qui, étant individuel et petit, se trouve employé pour une foule de choses. Ainsi, tout ce qui est petit, simple, indivisible, est qualifié d’Élément.

 

Voilà encore ce qui fait que les termes généraux les plus universels passent pour des éléments, attendu que chacun de ces termes, étant par lui-même un et simple, se retrouve dans beaucoup d’autres termes, et si ce n’est dans tous, au moins dans le plus grand nombre. C’est ainsi qu’on a pris quelquefois pour éléments l’unité et le point.

 

Les genres, comme on les appelle, étant donc universels et indivisibles, car ils n’ont pas de définition possible, ont été quelquefois considérés comme des Éléments, plutôt que la différence. C’est que le genre est plus universel que ne l’est la différence, attendu que ce qui a la différence a aussi le genre à la suite, et que ce qui a le genre n’a pas toujours la différence.

 

Un caractère commun de toutes ces acceptions du mot Élément, c’est que, pour chaque chose, l’élément est la partie première et intrinsèque de cette chose.

 

Chapitre 4

Nature.

 

En un premier sens, on entend par Nature la production de tout ce qui naît et se développe naturellement ; mais dans ce cas l’U du mot grec qui signifie Nature est long.

 

En un autre sens, la Nature est le principe intrinsèque par lequel se développe tout ce qui se développe.

 

Nature signifie encore le mouvement initial qui se retrouve dans tous les êtres naturels, et qui réside dans chacun d’eux, en tant que chacun est essentiellement ce qu’il est ; car on dit des êtres qu’ils se développent naturellement, quand ils reçoivent leur croissance de quelque autre être, soit qu’ils tiennent par contact à cet être, soit qu’ils empruntent leur développement à leur connexion intime avec lui, soit qu’ils y adhèrent à la manière des embryons. Il y a d’ailleurs cette différence entre la connexion et le contact, que, dans le contact, il n’y a, entre les deux êtres, rien absolument que le contact seul, tandis que, entre les êtres connexes, il existe une certaine unité qui est identique pour les deux, et qui fait que, au lieu de se toucher simplement, ils se pénètrent, et ne sont qu’un seul et même être comme étendue et quantité, bien que leur qualité puisse être différente.

 

La Nature est encore cette matière primordiale qui fait que tous les êtres de la nature sont ou deviennent ce qu’ils sont, matière inorganisée, et qui, par sa seule force, est incapable de se modifier, elle-même. C’est en ce sens que l’airain est appelé la Nature de la statue et de tous les ustensiles faits de ce métal ; que le bois est appelé la Nature de tout ce qui est fait en bois. Et de même pour tout le reste des choses ; car on dit de chacune des choses qu’elle est faite de ses éléments, tant que subsiste cette matière initiale.

 

C’est encore en ce même sens que l’on dit que les éléments sont la Nature de tous les êtres physiques. Selon quelques philosophes, cette Nature, c’est le feu ; pour d’autres, c’est la terre ; pour ceux-ci, c’est l’air ; pour ceux-là, c’est l’eau ; pour d’autres encore, c’est tel autre élément ; les uns ne combinant que quelques-unes de ces substances, tandis que les autres les combinent toutes ensemble.

 

A un autre point de vue, la Nature est la substance des êtres physiques, au sens où l’on dit que la Nature est l’organisation primordiale des êtres, [1015a] quoiqu’Empédocle soutienne qu’il n’y a pas à proprement parler de Nature pour un être quelconque :

 

Mais ce n’est que mélange ou séparation

 

D’Éléments mélangés ; la vague notion

 

De ce qu’on croit Nature est un rêve de l’homme.

 

Aussi, même pour les êtres qui existent naturellement, ou qui se développent, en ayant préalablement la matière d’où doit venir pour eux le développement ou l’existence, nous ne disons pas qu’ils aient leur nature propre, tant qu’ils n’ont pas revêtu leur espèce et leur forme. Tout être est naturel, en effet, quand il est composé de l’une et de l’autre, la forme et l’espèce ; et tels sont par exemple les animaux, et les parties diverses qui les composent.

 

Nature peut signifier aussi la matière première des choses. Ces mots mêmes de Matière première peuvent recevoir un double sens. D’abord, Première peut s’entendre, ou relativement à l’objet même, ou d’une manière absolue et générale. Par exemple, pour des objets en airain, l’airain est Premier en ce qui regarde directement ces objets ; mais, d’une manière absolue et générale, il est possible que ce soit le liquide qui, en ceci, soit le terme premier, si l’on admet que tous les corps fusibles soient du liquide. En second lieu, la matière première est encore la forme et l’essence des choses, puisque c’est là aussi l’objet final de tout ce qui se produit et se développe.

 

Par extension métaphorique et d’une manière générale, toute substance est appelée Nature, par analogie avec cette acception du mot Nature que nous définissons ici, et qui, elle également, est une sorte de substance.

 

D’après tout ce qui précède, la Nature, comprise en son sens premier, et en son sens propre, est la substance essentielle des êtres qui ont en eux-mêmes le principe du mouvement, en tant qu’ils sont ce qu’ils sont ; car, si la matière est appelée Nature, c’est uniquement parce qu’elle est susceptible de recevoir ce principe de mouvement, de même que toute production et tout développement naturel sont appelés Nature, parce que ce sont des mouvements qui dérivent de ce principe intérieur. Mais le principe du mouvement, pour tous les êtres de la nature, est précisément celui qui leur est intrinsèque en quelque façon, soit qu’il reste à l’état de simple puissance, soit qu’il se montre en une complète réalité.

 

 

 

Chapitre 5

Nécessaire.

 

Nécessaire signifie d’abord ce dont la coopération est absolument indispensable pour qu’un être puisse vivre. Par exemple, la respiration et la nutrition sont nécessaires à l’animal, puisque, sans ces fonctions diverses, il ne saurait exister.

 

Nécessaire signifie encore ce sans quoi le bien qu’on poursuit ne saurait avoir lieu et se produire, ou ce sans quoi le mal ne pourrait être évité ou rejeté. Ainsi, il est nécessaire de boire une médecine pour prévenir la maladie, et de faire le voyage d’Égine pour recouvrer l’argent qu’on y doit toucher.

 

Nécessaire signifie de plus ce qui est forcé, la force qui nous contraint, c’est-à-dire ce qui nous empêche et ce qui nous retient malgré notre désir et notre volonté : Ce qui est forcé s’appelle Nécessaire, et de là vient qu’aussi la nécessité est très pénible ; car, ainsi que le dit Évenus :

 

Tout acte nécessaire est un acte pénible.

 

Et la force est bien encore une sorte de nécessité, comme le dit Sophocle :

 

La Force me contraint à, faire tout cela.

 

Aussi, la nécessité a-t-elle le caractère de quelque chose d’inflexible ; et c’est avec raison qu’on s’en fait cette idée, puisqu’elle est contraire a notre mouvement, soit spontané, soit réfléchi.

 

Quand une chose ne peut pas être autrement qu’elle n’est, nous déclarons qu’il est nécessaire qu’elle soit ce qu’elle est ; et, à dire vrai, c’est d’après le Nécessaire pris en ce sens qu’on qualifie tout le reste de nécessaire. Ainsi, l’idée de la force et de la contrainte, soit qu’on les emploie, soit qu’on les subisse, s’applique, en effet, [1015b] dans tous les cas où l’on ne peut pas agir selon sa volonté, parce qu’on est sous le coup de la contrainte, la contrainte étant alors regardée comme une nécessité qui fait qu’il n’en peut pas être autrement.

 

Cette nuance du Nécessaire s’applique également à tout ce qui coopère à faire vivre et à assurer le bien de la chose ; car, s’il n’est pas possible, ici, que le bien soit accompli, et là, que la vie et l’existence continuent sans certaines conditions, ces conditions sont dites nécessaires ; et la cause entendue en ce sens est bien aussi une sorte de nécessité.

 

A un autre point de vue, la démonstration doit être rangée parmi les choses nécessaires, parce qu’il n’est pas possible, quand une chose a été absolument démontrée, qu’elle soit autrement qu’on ne l’a démontrée ; et la raison en est que les propositions initiales d’où sort le syllogisme ne peuvent pas être elles-mêmes autrement qu’elles ne sont.

 

Il y a des choses qui ne sont nécessaires que grâce à d’autres, tandis qu’au contraire certaines choses n’ont besoin d’aucun intermédiaire, et que c’est elles qui donnent au reste le caractère de nécessité.

 

Par conséquent, le Nécessaire premier et proprement dit, c’est le Nécessaire pris en un sens absolu ; car l’absolu ne peut avoir plusieurs manières d’être. Par suite, il ne peut pas non plus être de diverses façons, les unes opposées aux autres, puisque dès lors il faudrait qu’il y eût des manières d’être multiples.

 

Si donc il est des choses éternelles et immobiles, il n’y a jamais pour elles de force qui puisse les contraindre ni violenter leur nature.

 

 

 

Chapitre 6

Un.

 

Un se dit d’abord dans un sens accidentel, puis dans un sens essentiel et en soi. Par exemple, c’est une unité accidentelle que celle qui se forme des deux mots séparés, Coriscus et Instruction, quand on dit en les réunissant : Coriscus instruit. Car c’est une seule et même chose de dire Coriscus et Instruction, et de dire Coriscus instruit ; ou de réunir encore Instruction et Justice, et de dire Coriscus instruit et juste. Toutes ces locutions n’expriment qu’une unité purement accidentelle. D’une part, l’instruction et la justice forment une unité, parce qu’elles appartiennent accidentellement à une seule individualité substantielle ; et, d’autre part, l’instruction et Coriscus forment aussi quelque chose d’Un, parce que ce sont accidentellement les attributs l’un de l’autre.

 

De même encore, on peut aller jusqu’à dire que Coriscus instruit ne fait qu’un avec Coriscus, parce que l’une des deux parties de l’expression se rapporte à l’autre comme attribut, c’est-à-dire que le terme d’instruit est l’attribut de Coriscus ; de même que Coriscus instruit ne fait qu’un avec Coriscus juste, parce qu’une partie des deux expressions est l’attribut accidentel d’un seul et même sujet, qui est Un. Et en effet, il n’y a pas de différence à dire que l’instruction est l’attribut de Coriscus, ou que le second terme est, à l’inverse, l’attribut du premier.

 

Il en est de même aussi quand l’accident est l’attribut du genre, ou d’un des termes généraux. Par exemple, l’homme est la même chose et le même être que l’homme instruit ; soit parce que l’homme qui est une substance Une, a pour attribut l’instruction, soit parce que ces deux termes, homme et instruction, sont attribués à un seul individu, qui est, si l’on veut, Coriscus. Toutefois, on peut remarquer que les deux termes ne sont pas alors attribués de la même manière l’un et l’autre ; car l’un est attribué, si l’on veut, en tant que genre et comme inhérent à la substance, tandis que l’autre n’est qu’un état, ou une simple qualité, de la substance individuelle. Voilà donc en quel sens il faut entendre le mot Un, toutes les fois qu’il s’agit d’unité accidentelle.

 

Quant à tout ce qui est Un essentiellement et en soi, on dit d’une chose qu’elle est Une, uniquement à cause de sa continuité matérielle. Ainsi, grâce au lien qui attache le fagot, on dit que le fagot est Un ; la colle forte qui rassemble les morceaux de bois fait qu’ils sont Uns. [1016a] C’est encore ainsi que la ligne, même quand elle est courbe, est dite Une, parce qu’elle est continue, comme dans le corps humain un membre est Un à la même condition, la jambe, par exemple, ou le bras. Mais, sous ce rapport, il y a plus d’unité dans les objets continus de la nature que dans les objets qui sont le produit de l’art.

 

D’ailleurs, on entend par continu tout ce qui, essentiellement et en soi, n’a qu’un seul et unique mouvement, sans pouvoir en avoir d’autre. Le mouvement Un est celui qui est indivisible ; et je veux dire, indivisible selon le temps. Les choses qui sont essentiellement continues sont celles dont l’unité ne tient pas simplement au contact. Vous auriez beau placer des bouts de bois de manière à ce qu’ils se touchassent entre eux, vous ne pourriez pas dire pour cela qu’ils forment une unité, ni comme bois ni comme corps, ni qu’ils aient non plus telle autre espèce de continuité.

 

Les choses absolument continues sont Unes, même quand elles ont une courbure, mais, à plus forte raison, quand elles n’en ont pas. Ainsi, la jambe, ou la cuisse, est plus Une que le membre tout entier, parce que le mouvement de la jambe entière, cuisse et jambe, peut n’être pas Un. Par la même raison, une ligne droite est plus Une que ne l’est une ligne courbe. Une ligne qui est courbe, et qui a des angles, peut être considérée tout à la fois comme étant Une, ou n’étant pas Une, parce que le mouvement peut tout aussi bien, ou en être simultané, ou ne pas l’être. Mais, pour la ligne droite, le mouvement est toujours simultané, attendu que, parmi ses parties, ayant quelque étendue, aucune ne peut, celle-ci être en repos et celle-là se mouvoir, comme cela se peut pour la ligne courbe.

 

En un autre sens, une chose peut être considérée comme Une, par cela seul que le sujet en question ne présente pas de différence spécifique. Les sujets sont sans différence spécifique, quand l’observation sensible n’y découvre pas de division d’espèce. Par sujet, on entend ici, soit le terme primitif, soit le terme dernier, le plus rapproché de la fin de l’espèce même. Par exemple, on dit du vin qu’il est Un, et de l’eau qu’elle est Une, parce que spécifiquement ils sont indivisibles l’un et l’autre. Tous les liquides aussi peuvent être considérés comme formant une unité, l’huile, le vin et tous les corps liquéfiables, parce que pour tous les liquides le sujet dernier est le même, je veux dire, l’eau et l’air, dont tous sont formés.

 

On dit encore de certaines choses qu’elles sont Unes, toutes les fois que, le genre de ces choses restant Un, elles n’offrent néanmoins que des différences opposées. Alors, tous les objets que le genre renferme forment une unité, parce que le genre soumis à ces différences est Un et le même. Par exemple, le cheval, l’homme, le chien forment cette sorte d’unité, en tant qu’ils sont tous des animaux. Et en effet, tout cela se rapproche et se confond, de même que leur matière est Une.

 

Parfois, ce sont les espèces comme celles-là qui forment une unité ; d’autres fois, c’est le genre supérieur qui est considéré comme identique ; c’est-à-dire que quand les espèces sont les dernières du genre, c’est le genre qui est au-dessus d’elles. Ainsi, par exemple, le triangle isocèle et le triangle équilatéral sont une seule et même figure, en tant que ce sont des triangles ; mais ce ne sont pas les mêmes triangles.

 

On attribue encore l’idée d’unité à toutes les choses dont la définition essentielle, c’est-à-dire la définition expliquant que la chose est ce qu’elle est, ne peut être séparée d’une autre définition, qui exprime aussi la véritable essence de la chose et la fait ce qu’elle est ; car toute définition prise en elle-même est divisible et séparable.

 

C’est ainsi que l’être qui se développe et l’être qui dépérit sont cependant un seul et même être, parce que la définition reste Une, de même que la définition spécifique reste Une aussi pour toutes les surfaces, puisqu’elles ont toujours longueur et largeur.

 

[1016b] En général, on appelle éminemment Unes toutes les choses dont la pensée, s’appliquant à leur essence, est indivisible, et ne peut jamais en séparer quoi que ce soit, ni dans le temps, ni dans l’espace, ni en notion. Cette idée d’unité ainsi comprise s’adresse surtout aux substances. Ainsi, les termes généraux sont appelés Uns en tant qu’ils n’ont pas de division possible. Par exemple, l’homme est Un, parce qu’il est indivisible en tant qu’homme ; l’animal est Un, parce qu’il est indivisible en tant qu’animal ; la grandeur est Une, parce qu’elle est également indivisible en tant que grandeur.

 

Le plus souvent, les choses sont appelées Unes, parce qu’elles produisent quelque autre chose en commun, ou qu’elles la souffrent, ou qu’elle la possèdent, ou parce qu’elles ont une unité relative et indirecte. Mais au sens primordial du mot, les choses sont Unes quand leur substance est identique et Une. Or, la substance est Une, soit par la continuité, soit par la forme, soit par la définition ; car nous attribuons la pluralité numérique aux choses qui ne sont pas continues, ou dont la forme n’est pas la même, ou la définition n’est pas identique et Une.

 

Parfois encore, nous disons d’une chose quelconque qu’elle est Une, par cela seul que cette chose a une certaine quantité, et qu’elle est continue. Mais parfois cela même ne suffit pas, et il faut en outre que cette chose compose un tout ; en d’autres termes, il faut qu’elle ait une forme qui soit Une. Par exemple, nous ne dirions pas également d’une chaussure qu’elle est Une, par cela seul que nous en verrions les diverses parties posées dans un ordre quelconque, ces parties fussent-elles même continues ; mais la chaussure n’est Une à nos yeux que si les diverses parties représentent, en effet, une chaussure, et qu’elles aient une forme Une et convenable. C’est là ce qui fait que, parmi les lignes de divers genres, c’est celle du cercle qui est la plus Une, parce que cette ligne est entière et complète.

 

C’est la notion de l’unité qui est le principe du nombre, parce que c’est la mesure primordiale qui est le principe. Dans chaque genre de choses, c’est ce qui fait primitivement connaître la chose qui est la mesure première de ce genre. Or, le principe qui nous fait tout d’abord connaître les choses, c’est l’unité dans chacune d’elles. Seulement, l’unité n’est pas la même dans tous les genres sans distinction. En musique, l’unité est le quart de ton ; en grammaire, c’est la voyelle ou la consonne. Pour le poids, l’unité est autre, comme elle est différente aussi pour le mouvement.

 

Mais, dans tous les cas, l’unité est indivisible soit en espèce, soit en quantité. Ce qui est indivisible en quantité et en tant que quantité, et est indivisible en tous sens, mais sans avoir de position, c’est l’unité numérique, la monade. Ce qui est indivisible en tous sens, mais qui a une position, c’est le point. La ligne n’est divisible qu’en un sens ; la surface l’est en deux sens ; et le corps est divisible dans tous les sens, c’est-à-dire dans les trois dimensions. Et en descendant selon l’ordre inverse, ce qui est divisible en deux sens, c’est la surface ; ce qui l’est en un seul, c’est la ligne ; ce qui est absolument indivisible sous le rapport de la quantité, c’est le point, et l’unité ou monade, la monade n’ayant pas de position, et le point en ayant une dans l’espace.

 

On peut dire encore que l’unité dans les choses tient, soit à leur nombre, soit à leur espèce, soit à leur genre, soit à leur proportion relativement à d’autres. L’unité numérique résulte de ce que la matière est Une ; l’unité d’espèce, de ce que la définition est Une et la même ; l’unité de genre, de ce que les choses sont comprises sous la même forme d’attribution ou de catégorie ; l’unité de proportion résulte de ce que les choses sont avec d’autres dans une relation pareille.

 

D’ailleurs, les termes postérieurs sont toujours contenus dans les. termes précédents et à leur suite. Ainsi, tout ce qui est Un en nombre est Un aussi en espèce, bien que réciproquement tout ce qui est Un en espèce ne le soit pas toujours numériquement. Tout ce qui est Un en espèce est Un aussi en genre ; [1017a] mais tout ce qui est Un en genre n’est pas Un en espèce, si ce n’est proportionnellement et par analogie ; et tout ce qui est Un par proportion relative n’est pas toujours Un en genre.

 

Enfin, il est bien clair que la pluralité est l’opposé de l’unité. Ainsi, la pluralité pour les choses résulte, tantôt de ce qu’elles ne sont pas continues, tantôt de ce que leur matière spécifique, soit primordiale, soit dernière, est divisible, et tantôt de ce qu’il y a pour elles des définitions différentes, pour exprimer leur essence et ce qu’elles sont en elles-mêmes.

 

 

 

Chapitre 7

Être.

 

Le mot d’Être peut être pris en un sens indirect et relatif, ou en un sens essentiel et en soi. Un sens indirect d’Être, c’est quand on dit, par exemple, que le juste est instruit et que l’homme est instruit, ou quand on dit l’être instruit est homme, s’exprimant en ceci à peu près comme on le fait quand on dit que l’homme instruit bâtit une maison, parce que l’architecte de la maison a la qualité indirecte d’être instruit, ou parce que l’homme instruit a la qualité indirecte d’être architecte. Car dire qu’une chose est telle chose, cela revient à dire que cette seconde chose est l’attribut de la première.

 

On voit qu’il en est ainsi pour les exemples que nous venons de citer ; car, lorsque nous disons que l’homme est instruit, ou quand nous disons que l’être instruit est homme, et encore quand nous disons que l’homme blanc est instruit, ou que l’homme instruit est blanc, c’est que, dans ce second cas, les deux termes sont les attributs ou accidents d’un seul et même être, et que, dans le premier cas, l’attribut s’applique à l’être directement. Quand on dit que l’homme est instruit, c’est que Instruit est son attribut. C’est encore ainsi que l’on dit que le Non-blanc est quelque chose, parce que la chose à laquelle on joint cet attribut a, en effet, l’existence actuelle qu’on lui prête.

 

Ainsi, les choses qui ne sont qu’indirectement et auxquelles on n’accorde qu’un rôle d’attributs, sont exprimées sous cette forme, soit parce que les deux attributs appartiennent au même être, soit parce qu’ils sont attribués séparément à cet être, soit parce que l’être dans lequel ils existent est précisément celui qui leur est attribué.

 

L’Être est en soi et est essentiellement dans toutes les nuances où l’expriment les diverses formes de catégories ; car autant il y a de classes de catégories, autant de fois elles expriment l’Être. Ainsi, parmi les catégories, les unes expriment l’existence de la chose ; les autres expriment sa qualité ; d’autres encore, sa quantité ; celles-ci, sa relation ; celles-là, son action et sa passion ; d’autres, le lieu où elle est ; d’autres enfin, le temps. L’Être a la même acception dans chacune d’elles ; car il n’y a pas la moindre différence à dire que l’homme Est bien portant, ou que l’homme se porte bien ; pas plus qu’il n’y en a à dire que l’homme Est en marche, qu’il Est occupé à couper quelque chose, ou bien à dire qu’il marche ou qu’il coupe. Même observation pour les autres catégories.

 

A un autre point de vue, l’idée d’Être, l’idée qu’une chose Est, signifie que cette chose est vraie. Dire qu’une chose n’Est pas, c’est dire aussi qu’elle n’est pas vraie et qu’elle est fausse. L’affirmation et la négation sont ici sur le même pied. Par exemple, on dit que Socrate est instruit, parce que cela est vrai ; ou que Socrate est Non blanc, ce qui est également vrai. Mais quand on dit que la diagonale est commensurable, cela n’Est pas, parce que c’est faux.

 

[1017b] Enfin, quand on dit d’une chose qu’elle Est, qu’on la dit être, cette expression peut signifier tout à la fois que les objets dont il est question sont en puissance, qu’ils peuvent être, ou bien qu’ils sont en pleine et entière réalité. Ainsi, quand nous disons d’un être qu’il voit, cela peut vouloir dire tout aussi bien que cet être a la puissance de voir, ou qu’il voit effectivement. De même Savoir peut signifier tout ensemble pouvoir se servir de la science, ou s’en servir actuellement et en réalité. De même encore, on dit d’une chose qu’elle est en repos, soit que cette chose soit déjà en repos réel, soit qu’elle puisse y être. La même distinction pourrait s’appliquer également à toutes les réalités. Ainsi, l’on dit que la statue de Mercure Est dans le marbre, où elle sera taillée, que la moitié Est dans la ligne, où elle sera prise ; et l’on parle du froment, même quand il n’est pas encore mûr.

 

Du reste, nous dirons plus tard les différents cas où la chose est en puissance, et ceux où elle n’y est pas.

 

 

 

Chapitre 8

Substance.

 

Substance se dit des corps simples, tels que la terre, le feu, l’eau et tous les éléments analogues à ceux-là ; ce mot se dit des corps en général, et des animaux qui en viennent, ou des corps célestes, et des parties dont ils sont formés. Tous ces êtres sont appelés des substances, parce qu’ils ne peuvent jamais être pris pour attributs d’un sujet, et qu’au contraire ils sont les sujets auxquels tout le reste est attribué.

 

Dans un autre sens, on entend par Substance ou essence, tout ce qui est la cause intrinsèque de l’existence, dans les êtres qui ne sont pas faits pour être jamais les attributs d’un sujet quelconque. C’est ainsi qu’on dit de l’âme qu’elle est la substance, ou l’essence, de l’être animé.

 

Substance signifie encore toutes les parties qui, dans les êtres comme ceux dont : nous venons de parler, définissent et expriment ce que ces êtres sont en eux-mêmes, et dont la suppression entraîne la suppression de l’être total. Par exempte, la surface étant anéantie, le corps est anéanti en même temps, comme le disent quelques philosophes ; et la surface disparaît, si la ligne vient à disparaître. Aussi, et d’une manière plus générale encore, a-t-on dit qu’il en est de même du nombre ; car, le nombre étant anéanti, il ne reste plus rien, c’est à dire que le nombre est considéré comme tenant cette place et déterminant toutes choses.

 

Enfin, on appelle substance, dans chaque chose, ce qui la fait ce qu’elle est, et ce dont l’explication constitue la définition essentielle de cette chose.

 

En résumé, il y a deux acceptions de ce mot Substance : d’abord, c’est le sujet dernier, qui n’est plus l’attribut de quoi que ce soit, et qui est un être spécial, séparé de tout autre ; en d’autres termes, c’est précisément, dans chaque être individuel, sa forme et son espèce.

 

 

 

Chapitre 9

Identité.

 

Les choses sont dites identiques entre elles en un premier sens, qui est indirect. Par exemple, on peut dire que le Blanc et l’Instruit sont choses identiques, parce que ce sont les attributs d’un même être identique. On peut dire aussi que Homme et Instruit sont identiques, parce que l’un de ces termes est réciproquement l’attribut de l’autre. De même, on dit que l’être instruit est homme, parce que l’instruction est l’attribut de l’homme. Instruit peut être à l’un et à l’autre séparément, de même que chacun de ces termes peut-être l’attribut d’Instruit. En effet, l’homme et l’être instruit sont dits identiques à l’homme instruit ; et l’homme instruit est identique aux deux autres termes séparés.

 

Aussi, aucune de ces expressions ne peuvent-elles jamais être employées d’une manière générale ; car il ne serait pas exact de dire que tout Homme sans exception et Instruit soient identiques. C’est que les termes généraux existent en soi et d’une existence propre, tandis que les attributs accidentels n’existent pas en eux-mêmes, [1018b] et qu’ils ne peuvent être attribués absolument qu’à des êtres particuliers et individuels. Si Socrate peut bien être pris pour identique à Socrate instruit, c’est que le terme de Socrate n’est pas applicable à plusieurs êtres, et que l’on ne dit pas : Tout Socrate comme on dit : Tout homme. Il y a donc des choses qu’on appelle identiques dans le sens qu’on vient d’exposer.

 

Mais il y a aussi des choses identiques en soi et essentiellement, ainsi qu’il y a des choses qui sont Unes en soi ; car pour tous les êtres dont la matière est une en espèce ou en nombre, on dit qu’ils sont identiquement les mêmes, comme on le dit des choses dont la substance est une et identique.

 

Il s’ensuit qu’évidemment l’identité est une sorte d’unité d’existence, soit qu’il s’agisse de plusieurs êtres distincts, soit qu’il s’agisse d’un être unique, qu’on regarde comme plusieurs. C’est ainsi qu’on dit, par exemple, qu’un seul et même être est identique à lui- même ; et alors, on considère cet être unique comme s’il était deux êtres au lieu d’un.

 

On dit des choses qu’elles sont Autres quand leurs espèces sont multiples, ou quand c’est leur matière ou leur définition essentielle qui le sont. D’une manière générale, Autre est une expression opposée à celle d’Identique.

 

On dit des choses qu’elles sont Différentes, lorsqu’elles sont Autres, tout en étant d’ailleurs identiques sous un certain point de vue, pourvu seulement que ce ne soit pas en nombre, mais que ce soit en espèce, ou en genre, ou par une analogie proportionnelle.

 

On appelle encore Différentes les choses dont le genre est autre, et les choses qui sont contraires entre elles ; en un mot, toutes celles qui, dans leur substance, renferment la diversité qui les fait Autres,

 

On appelle Semblables les choses qui éprouvent complètement la même modification, et celles qui éprouvent plus de modifications identiques que de modifications différentes. Les choses sont Semblables encore quand elles ont une seule et même qualité ; et dans les cas où les choses peuvent changer de contraires en contraires, la chose qui peut en subir aussi le plus, ou du moins en subir les principaux, est semblable à la chose qu’on lui compare.

 

Les choses dissemblables sont dites par opposition aux choses semblables.

 

 

 

Chapitre 10

Opposé.

 

On appelle Opposés les deux termes de la contradiction, les Contraires, les Relatifs, la Privation et la Possession, et les états, soit primordiaux d’où sortent les êtres, soit derniers dans lesquels ils se dissolvent, c’est-à-dire, leurs productions et leurs destructions. Pour les attributs qui ne peuvent appartenir simultanément au même sujet, incapable d’ailleurs de les recevoir tous les deux l’un après l’autre, on dit qu’ils sont Opposés, soit qu’on les considère eux-mêmes, soit qu’on regarde aux principes d’où ils sont sortis. Ainsi, par exemple, le brun et le blanc n’appartiennent jamais à la fois au même objet ; et voilà pourquoi les principes d’où ils sortent sont également opposés entre eux.

 

On entend par Contraires les termes qui, étant de genres différents, ne peuvent se rencontrer simultanément dans un seul et même sujet ; les termes qui dans un même genre diffèrent le plus possible entre eux ; les termes qui diffèrent le plus possible dans un seul et même sujet, capable de les recevoir tour à tour ; les termes qui diffèrent le plus possible, tout en ayant la même puissance ; enfin, les termes dont la différence est la plus grande possible, soit absolument, soit en genre, soit en espèce.

 

Les Contraires autres que ceux-là sont appelés aussi de ce nom, tantôt parce qu’ils ont les mêmes contraires que ceux qu’on vient de dire, tantôt parce qu’ils sont susceptibles de les recevoir, tantôt parce qu’ils peuvent les faire ou les souffrir, tantôt parce qu’ils les font ou les souffrent effectivement, tantôt parce qu’ils les perdent ou les acquièrent, les possèdent ou en sont privés.

 

L’Un et l’Être étant pris en plusieurs acceptions, c’est une conséquence nécessaire que tout ce qui leur est attribué ait tout autant d’acceptions diverses. Ainsi, le Même ou l’Identique, l’Autre, le Contraire sont pris dans des sens aussi nombreux ; et par suite, le sens d’Autre est différent, selon chacune des catégories.

 

On appelle Autres, sous le rapport de l’espèce, toutes les choses qui, faisant partie du même genre, ne sont pas cependant subordonnées les unes aux autres ; [1018b] toutes celles qui, étant du même genre, offrent une différence entre elles ; enfin, toutes celles qui sont contraires en substance.

 

Les Contraires sont spécifiquement Autres aussi les uns à l’égard des autres, soit tous sans exception, soit du moins les contraires primitifs, soit lorsque, étant dans la dernière espèce du genre, les choses comportent des définitions Autres. Tels sont, par exemple, l’homme et le cheval, dont le genre est indivisible, mais dont cependant les définitions sont différentes.

 

Enfin, on appelle Contraires toutes les choses qui, étant dans la même substance, ont néanmoins une différence.

 

Les choses sont spécifiquement les Mêmes, quand elles sont exprimées d’une manière opposée à celles qu’on vient d’analyser.

 

 

 

Chapitre 11

Antérieur et Postérieur.

 

Antérieur et Postérieur ne s’appliquent aux diverses choses que parce qu’on suppose, dans chaque genre, un certain primitif, et un certain principe, qui sert de point de départ ; et alors, l’Antérieur est ce qui se rapproche le plus du principe, qui est déterminé ou absolument et par la nature, ou qui est relatif, ou qui est dans certains lieux, ou qui est sous certaines conditions. Ainsi, pour ce qui regarde le lieu, les choses sont antérieures, parce qu’elles sont plus rapprochées d’un certain lieu déterminé, soit par la nature, comme le milieu par exemple, ou l’extrémité, soit d’un lieu pris arbitrairement. Ce qui en est plus éloigné est Postérieur.

 

A la place du lieu, ce peut être le temps, qui détermine l’Antériorité et la Postériorité. L’Antérieur, en ce cas, est ce qui est plus éloigné de l’instant présent, quand il est question du passé. Ainsi, la guerre de Troie est antérieure à la guerre Médique, parce qu’elle est beaucoup plus loin du moment où l’on parle. Parfois, les choses sont dites Antérieures dans le temps, parce qu’elles sont au contraire plus rapprochées du moment où l’on est, comme c’est le cas pour les choses de l’avenir. Ainsi, les Jeux Néméens sont Antérieurs aux Jeux Pythiques, parce qu’ils sont plus près de l’instant actuel, cet instant étant pris comme principe et point de départ primitif.

 

D’autres fois, l’Antérieur se rapporte au mouvement ; et alors, Antérieur signifie ce qui se rapproche davantage du premier moteur. C’est ainsi que l’enfant est Antérieur à l’homme ; et, dans ce cas, le principe qu’on adopte est considéré comme une sorte de principe absolu.

 

D’autres fois encore, l’Antérieur s’entend de la puissance ; et alors, l’Antérieur est ce qui a une puissance prépondérante, ce qui est plus puissant. Par là, on entend une chose qu’une autre chose doit suivre, de toute nécessité, dans ses tendances diverses, cette seconde chose ne venant qu’après l’autre, de telle sorte que, si la première ne donne pas le mouvement, la seconde ne l’a pas ; et que, si la première au contraire le donne, la seconde est mue à son tour. Or, c’est la tendance de la première chose qui est ici le principe.

 

L’Antérieur se rapporte encore à l’ordre et à la position ; et ce sens d’Antérieur s’applique partout où les choses ont une distance proportionnelle par rapport à un objet donné. Par exemple, le suivant du Coryphée est Antérieur à l’homme du troisième rang, de même que l’avant-dernière corde est Antérieure à la dernière. Ici c’est le Coryphée qui sert de principe ; et là, c’est la corde moyenne.

 

Voilà donc une première nuance du mot Antérieur, pour les choses dont on vient de parler.

 

Dans une autre nuance, l’Antérieur se rapporte à la connaissance ; et c’est aussi un Antérieur absolu. Pour ce genre d’Antériorité, les choses diffèrent selon que la connaissance s’adresse à la raison ou à la sensibilité. Dans l’ordre de la raison, c’est l’universel qui est Antérieur ; pour la sensibilité, c’est l’individuel. En raison, l’attribut est Antérieur au tout que forment l’attribut et le sujet, réunis. Par exemple, Instruit est Antérieur à Homme instruit ; car la notion totale n’est pas possible sans la partie, quoique Instruit ne puisse pas exister seul, s’il n’y a pas quelqu’un qui soit instruit.

 

Antérieur s’applique encore aux qualités des choses qui sont antérieures ; et c’est ainsi que la rectitude d’une ligne peut être dite Antérieure au poli d’une surface ; car l’une est une qualité essentielle de la ligne, tandis que l’autre ne concerne que la surface simplement.

 

[1019a] C’est bien là ce qu’on entend par Antérieur et Postérieur. Mais, en nature et en essence, les Antérieurs sont les choses qui peuvent exister indépendamment d’autres choses, tandis que ces autres choses ne peuvent pas exister sans elles, distinction établie déjà par Platon.

 

Mais, comme le mot d’Être peut s’entendre en plusieurs sens, c’est le sujet d’abord qui est Antérieur à tout ; et voilà comment aussi la substance est Antérieure au reste. Puis, à un autre point de vue, il faut distinguer ici les simples possibilités et les réalités. Il y a des choses qui sont Antérieures en puissance ; d’autres qui le sont en réalité. Par exemple, en puissance la moitié de la ligne est Antérieure à la ligne entière ; la partie est Antérieure au tout, et la matière l’est à la substance. Mais en réalité, elle est postérieure ; car il faut que d’abord l’actualité ait disparu pour que la puissance existe à son tour.

 

A certain égard, toutes les choses qu’on appelle Antérieures et Postérieures rentrent dans ces dernières nuances ; car, en fait de production, les unes peuvent être sans les autres, le tout, par exemple, pouvant être sans les parties, tandis qu’en fait de destruction, la partie peut être détruite sans que le tout soit détruit. Et ainsi du reste.

 

 

 

Chapitre 12

Puissance.

 

Puissance désigne d’abord le principe du mouvement, ou du changement quelconque, dans un autre être, en tant qu’il est autre. Par exemple, la puissance de construire ne se trouve pas dans le bâtiment qui est construit ; et si la puissance de guérir peut se trouver dans l’être qui est guéri, ce n’est pas du moins en tant qu’il est guéri.

 

Si donc, généralement parlant, la puissance est le principe du mouvement, ou du changement, dans un autre en tant qu’il est autre, elle peut être aussi pour l’être lui-même la puissance d’être mû par un autre en tant qu’autre. C’est la Puissance qui fait qu’un être qui souffre, souffre une certaine action. Tantôt nous employons cette expression générale, parce que la chose peut souffrir une affection quelconque ; et tantôt, cette expression ne s’applique pas à toute affection indistinctement, mais aux seules affections qui améliorent.

 

Parfois encore, la puissance exprime la faculté d’achever une chose comme il convient, ou selon la libre volonté qu’on en a. C’est ainsi, en effet, que, de gens qui n’ont fait que venir ou que parler, mais qui ne l’ont pas bien fait, ou qui même seulement ne l’ont pas fait selon leur gré, nous disons qu’ils n’ont pas pu venir ou parler. Même remarque s’il s’agissait de la. passion au lieu de l’action.

 

On appelle encore Puissances tous les états dans lesquels les choses sont, ou absolument impossibles, ou immuables, ou tout au moins très peu susceptibles d’un mouvement qui puisse les détériorer ; car lorsqu’une chose est brisée, broyée, tordue, en un mot lorsqu’elle est détruite, ce n’est pas apparemment parce qu’elle peut, c’est au contraire parce qu’elle ne peut pas, et qu’il lui manque quelque chose. Sous ce rapport, on appelle impassibles les choses qui souffrent à peine, ou qui ne souffrent qu’à la longue, à cause de la puissance qu’elles possèdent, ou de la puissance qu’elles exercent, ou de l’état dans lequel elles se trouvent.

 

Comme le mot Puissance a tous les sens différents qu’on vient de voir, on dira aussi d’une chose qu’elle est Possible dans des acceptions diverses : l’une d’abord, quand la chose a son principe de mouvement, ou de changement quelconque, dans un autre en tant qu’autre ; car ce qui produit le repos est bien aussi une puissance d’un certain genre.

 

En second lieu, quand c’est une autre partie d’elle-même qui a cette puissance.

 

[1019b] Enfin, dans une troisième acception, quand la chose a cette puissance de changer, d’une manière quelconque, soit en bien, soit en mal ; car ce qui est détruit semble bien avoir la puissance d’être détruit, ou du moins il n’aurait pas été détruit s’il avait été dans l’impossibilité de l’être. Mais cet être qui peut être détruit doit bien avoir maintenant un certain état, un principe, une cause, qui fait qu’il souffre ce qu’il souffre.

 

Parfois, la chose semble être possible comme elle l’est, parce qu’elle a et possède certaines conditions ; d’autres fois, parce qu’elle en est privée. Mais si la privation, de son côté, est aussi une sorte de possession, alors tout ce qui est possible l’est sans exception par les propriétés qu’il possède. Dans ce cas, l’Être est homonyme ; et par suite, on dit d’une chose qu’elle est possible tout à la fois, parce qu’elle a telle disposition et tel principe, et aussi parce qu’elle en est privée, si toutefois on peut dire qu’on a une chose quand on en est privé.

 

En un autre sens, on dit d’une chose qu’elle est possible, quand elle n’a pas la puissance de détruire une chose, ou qu’elle n’a pas dans un autre, ou en tant qu’autre, le principe de destruction.

 

On dit encore de toutes les choses qu’elles sont possibles par cela seul qu’il leur arrive, ou de se produire, ou de ne pas se produire absolument, ou de se produire bien. Même dans les choses inanimées, on retrouve une puissance de ce genre : et par exemple, pour des instruments dont l’homme se sert ; car, en parlant d’une lyre, on dit de celle-ci qu’elle peut donner des sons, et de celle-là qu’elle ne le peut pas, par cela seul que les sons qu’elle rend ne sont pas tout ce qu’ils devraient être.

 

L’Impuissance est la privation de la Puissance ; et la disparition, quelle qu’elle soit, du principe en question, disparition qui a lieu, ou d’une manière absolue, ou dans l’être qui devrait naturellement avoir la puissance, ou bien à l’époque où il devrait naturellement déjà la posséder. Par exemple, en partant de l’impuissance à engendrer, on ne peut pas mettre sur la même ligne, et l’enfant, et l’homme, et l’eunuque.

 

Chacune des deux espèces de puissance a une impuissance qui lui est opposée soit que cette puissance soit cause d’un simple mouvement, soit qu’elle produise un mouvement qui mène la chose au bien.

 

On dit des choses qu’elles sont Impuissantes dans le sens qu’on vient d’indiquer. Mais l’Impuissance se prend encore en un autre sens, je veux dire, le sens de Possible et d’Impossible. On entend par Impossible tout ce dont le contraire est nécessairement vrai ; et c’est ainsi qu’il est Impossible que la diagonale soit commensurable au côté, parce que cette proposition est essentiellement fausse. Et ce n’est pas seulement, parce que le contraire est vrai, mais c’est encore parce qu’il est nécessaire. Ici, par exemple, la diagonale est nécessairement incommensurable. Donc, supposer qu’elle est commensurable, ce n’est pas simplement faux ; mais c’est nécessairement faux.

 

Le contraire de cet Impossible, c’est le Possible dans le cas où le contraire n’est pas nécessairement faux. Ainsi, l’on dit qu’il est Possible que telle personne soit assise ; car il n’est pas nécessairement faux qu’elle ne soit pas assise.

 

Le mot Possible signifie donc, d’une façon, et comme on vient de le dire, ce qui n’est pas nécessairement faux ; d’une autre façon, ce qui est vrai ; et enfin, ce qui peut être vrai.

 

Ce n’est que par métaphore qu’on parle de Puissance en géométrie.

 

En résumé, tous ces Possibles ne se rapportent pas à l’idée vraie de Puissance. Mais tous les Possibles qui s’y rapportent réellement, sont relatifs à la notion première et unique de puissance indiquée plus haut, [1020a] et celle-là c’est le principe qui cause le changement dans un autre en tant qu’autre. Tous les autres Possibles sont ainsi dénommés, les uns, parce que quelque autre partie d’eux-mêmes a une puissance de ce genre ; d’autres, au contraire, parce qu’ils ne l’ont pas ; d’autres enfin, parce qu’ils la possèdent dans telle ou telle mesure.

 

Mêmes remarques pour les Impossibles ; et par conséquent, on peut conclure que la définition principale de la Puissance première est celle-ci : « Le principe qui produit le changement en un autre en tant qu’autre. »

 

 

 

Chapitre 13

Quantité.

 

Quantité s’entend de tout ce qui est divisible dans les parties qui le composent, et dont les deux parties, ou chacune des parties forment naturellement une certaine unité et quelque chose d’individuel.

 

La quantité est un nombre, quand elle se compte ; c’est une grandeur, quand elle se mesure. On entend par nombre ce qui peut se diviser en parties non continues ; et par grandeur, ce qui est divisible en parties qui tiennent les unes aux autres. Quand la grandeur n’est continue qu’en un seul sens, on l’appelle longueur. Quand c’est en deux, on l’appelle largeur ; et en trois, c’est profondeur.

 

Entre ces différents termes, la pluralité qui est délimitée et finie, c’est le nombre ; la longueur, c’est la ligne ; la largeur, c’est la surface ; la profondeur, c’est le corps.

 

De plus, il y a des quantités qui sont ainsi dénommées en soi et par elles-mêmes ; d’autres, qui ne le sont qu’indirectement. Ainsi, la ligne est en soi une quantité ; l’instruction ne peut être une quantité qu’indirectement.

 

Parmi les quantités en soi, les unes sont des quantités par leur substance propre. Ainsi, la ligne est par sa propre substance une quantité ; car dans la définition qui explique ce qu’est la ligne, on fait entrer l’idée de quantité. Les autres espèces de quantités en soi ne sont que les modifications et les qualités de la substance de ce genre : par exemple, le beaucoup et le peu, le long et le court, le large et l’étroit, le haut et le bas, le lourd et le léger, et toutes les nuances de cette sorte.

 

Le grand et le petit, le majeur et le moindre, qu’on les prenne, soit en eux-mêmes soit dans leurs rapports réciproques, sont des modifications essentielles de la quantité, bien que d’ailleurs ces mots puissent, par métaphore, s’appliquer aussi à d’autres choses que la quantité. Quant aux quantités qui ne sont appelées ainsi qu’indirectement, les unes reçoivent ce nom comme l’instruction, dont on parlait plus haut, et qui n’est une quantité, ainsi que la blancheur peut l’être, que parce que l’objet où elles sont est lui-même une quantité.

 

D’autres, au contraire, sont des quantités comme le mouvement et le temps. En effet, le temps et le mouvement sont des quantités d’un certain genre et sont des continus, par cela même que ce dont ils sont les affections est divisible. Et l’idée de division s’applique, non pas au corps qui est mis en mouvement, mais à l’espace parcouru ; car c’est parce que cet espace est une quantité que le mouvement en est une ; et le temps est une quantité, parce que le mouvement en est une aussi.

 

 

 

Chapitre 14

Qualité.

 

Le mot Qualité, en un premier sens, indique la différence essentielle. Par exemple, l’homme est un animal doué d’une certaine qualité ; il est bipède, tandis que le cheval est quadrupède. Le cercle est une figure géométrique qui a une qualité particulière, celle de n’a voir point d’angle ; et c’est là la différence essentielle qui constitue sa qualité. Ainsi, dans ce premier sens, la qualité peut être définie la différence essentielle.

 

[1020b] En un autre sens, le mot Qualité s’applique aux êtres immobiles, aux êtres mathématiques ; et c’est de cette façon que les nombres peuvent avoir certaine Qualité. Tels sont, par exemple, les nombres multiples, ceux qui ne sont pas pris une seule et unique fois, mais qui ont quelque chose de la surface et du solide, comme sont les nombres multipliés une fois, ou deux fois, par eux-mêmes. La Qualité représente, en ce sens, ce qui subsiste dans l’essence du nombre après la quantité ; car l’essence de chaque nombre, c’est de n’être pris qu’une seule fois en lui-même. Soit, si l’on veut, le nombre six ; son essence n’est pas d’être pris deux fois, trois fois ; mais c’est d’être pris une seule fois ; six est une seule et unique fois six.

 

On entend, en un second sens, par Qualités les modifications des substances mises en mouvement : je veux dire, la chaleur, le froid, la blancheur, la noirceur, la légèreté et la pesanteur, et toutes ces variations qui font qu’on peut dire des corps, qui changent, qu’ils deviennent autres qu’ils n’étaient. La Qualité s’entend encore de la vertu et du vice, et, d’une manière plus générale, du bien et du mal.

 

Voilà donc, on peut dire, deux sens du mot Qualité ; et l’un de ces sens est le principal : la Qualité, dans son acception primordiale, est la différence de la substance. La Qualité, dans les nombres, fait partie aussi de la qualité ainsi entendue ; car là encore, c’est une sorte de différence des substances ; seulement, ce sont des substances qui ne se meuvent pas, ou qui du moins sont considérées en tant qu’elles ne sont pas mues.

 

Dans le second sens, le mot Qualité exprime les modifications des choses qui se meuvent, en tant qu’elles se meuvent, et aussi, les différences des mouvements.

 

La vertu et le vice peuvent également être rangés parmi les modifications de ce genre ; car le vice et la vertu expriment des différences de mouvement et d’action, qui indiquent que les êtres en mouvement font, ou souffrent, le bien ou le mal. En effet, ce qui peut être mû ou agir de telle manière est bon ; ce qui agit de telle autre façon, et d’une façon contraire, est mauvais.

 

D’ailleurs, ce sont surtout le bien ou le mal qui déterminent la Qualité dans les êtres animés, et, parmi ces êtres, dans ceux-là principalement qui sont doués de libre arbitre.

 

 

 

Chapitre 15

Relatifs.

 

Par relatifs, on entend, par exemple, le double et la moitié, le triple et le tiers, et, d’une manière générale, le multiple et le multiplié, le surpassant et le surpassé.

 

Ce sont encore des relatifs que le corps qui échauffe et le corps échauffé, le corps qui coupe et le corps qui est coupé, en un mot, ce qui agit et ce qui souffre l’action.

 

Ce sont enfin des Relatifs que l’objet mesuré et la mesure, l’objet qui est su et la science qui le sait, l’objet qui est senti et la sensation qui le perçoit.

 

Les premiers relatifs, énoncés plus haut, sont des Relatifs numériques, entendus soit d’une façon absolue, soit d’une façon déterminée dans les rapports des nombres entre eux, ou par rapport à une certaine unité. Ainsi, le nombre Deux rapporté à Un est un nombre défini ; mais le multiple, s’il se rapporte encore numériquement à une unité, ne se rapporte plus à un nombre défini, comme serait tel ou tel nombre spécifié. [1021a] La relation de la moitié en sus à la moitié en moins, numériquement exprimée, s’applique à un nombre défini ; mais, quand on parle d’une partie en sus relativement à une partie en moins, c’est tout aussi indéterminé que le double relativement à l’unité, ou que le surpassant l’est relativement au surpassé ; car le nombre est commensurable, tandis que ces rapports ne se fondent pas sur un nombre commensurable. Le surpassant est d’abord le surpassé ; puis, il est quelque chose de plus ; et ce quelque chose d’excédant est absolument indéterminé, puisque, selon le hasard des cas, ce quelque chose peut être égal, ou peut n’être pas égal, au nombre surpassé.

 

Ainsi donc, tous ces Relatifs, dans leur expression verbale, se rapportent au nombre et à ses modifications possibles. L’Égal, le Pareil, l’Identique, sont bien encore des Relatifs, quoique la nuance en soit autre, puisque tous ces termes se rapportent aussi à une unité. Ainsi, on appelle Identiques les êtres dont la substance est une et même substance ; on appelle Pareils, ceux qui ont une même qualité ; de même qu’on appelle Égaux ceux qui ont une même quantité. Or, c’est l’unité qui est le principe et la mesure du nombre, de telle sorte que tous ces termes sont aussi des Relatifs numériques, sans que ce soit d’ailleurs au même point de vue.

 

Quant à tout ce qui produit une action et à tout ce qui en souffre une, ce sont encore là des Relatifs, qui se rapportent à la puissance de faire et de souffrir, et à toutes les manifestations de ces puissances. Telle est, par exemple, la relation de ce qui peut échauffer à ce qui peut être échauffé, parce qu’il y a là une certaine puissance. Telle est aussi la relation de ce qui échauffe actuellement à ce qui est actuellement échauffé ; de ce qui coupe à ce qui est actuellement coupé, parce qu’il y a là une réalité effective et actuelle.

 

Pour les Relatifs numériques, il n’y a rien d’actuel, si ce n’est au sens que nous avons dit ailleurs ; mais il n’y a point pour eux d’actes, ni de réalités de mouvement.

 

Les Relatifs de puissance sont aussi des Relatifs de temps. Par exemple, ce qui a fait est relatif à ce qui a été fait, ce qui fera est relatif à ce qui sera fait. C’est encore à ce point de vue du temps que le père est appelé père relativement à son fils ; car, d’un côté, il y a ce qui a fait, et, de l’autre, ce qui a été fait et a souffert l’action.

 

D’autres Relatifs, au contraire, le sont par la privation de la. puissance ; Par exemple, l’Impossibilité est un Relatif de ce genre, ainsi que toutes les choses exprimées sous la même forme ; et, par exemple, l’invisible est ce qui n’a pas la puissance d’être vu.

 

Tous les Relatifs de nombre et de puissance sont constamment Relatifs en ce sens que ce qu’ils sont essentiellement est dit d’une autre chose, et non pas, parce que réciproquement cette autre chose peut leur être appliquée. Par exemple, ce qui est mesuré, ce qui est su, ce qui est intelligible, sont appelés des Relatifs, parce que c’est une autre chose qui est mise en rapport avec eux. Ainsi, le mot d’Intelligible signifie qu’il y a intelligence de la chose à laquelle ce mot s’applique. Mais l’intelligence n’est pas un Relatif de la chose dont elle est l’intelligence ; car ce serait répéter deux fois la même chose. De même encore, la vue est la vue de quelque chose ; mais ce n’est pas de ce dont elle est la vue. Il est exact cependant de dire que la vue est un Relatif ; mais c’est par rapport à la couleur, ou à telle autre chose de ce genre. Autrement et de l’autre façon, on ne ferait que se répéter, en disant que la vue est la vue de l’objet dont elle est la vue.

 

[1021b] Les Relatifs qui sont des relatifs par eux-mêmes, le sont donc de la manière qu’on vient de dire, et aussi, quand les genres auxquels ils appartiennent sont également des relatifs. Par exemple, on dit de la médecine qu’elle est un Relatif, parce que le genre auquel elle appartient, à savoir la science, est aussi un relatif.

 

On appelle encore Relatifs tous les objets qui font que les choses qui les ont sont aussi nommées des Relatifs. Ainsi, l’égalité est un Relatif, parce que l’Égal en est un ; la ressemblance en est un, parce que le semblable est un Relatif, au même titre.

 

Il y a enfin des Relatifs purement indirects ; et c’est ainsi que l’homme peut être appelé un Relatif, parce qu’accidentellement il peut être considéré comme double, et que le double est un Relatif ; ou bien encore, le blanc peut être pris comme Relatif, quand le même objet est, accidentellement et tout à la fois, double et blanc.

 

 

 

Chapitre 16

Parfait.

 

Parfait se dit d’une chose en dehors de laquelle il n’est plus possible de rien trouver qui lui appartienne, fût-ce même la moindre parcelle. Ainsi, pour une chose, quelle qu’elle soit, le temps qu’elle doit durer est Parfait, quand, en dehors de ce temps régulier, il n’est pas possible de saisir un temps quelconque qui soit une partie de celui qu’elle doit avoir.

 

Parfait se rapporte encore au mérite et au bien, qui ne peut plus être surpassé dans un genre donné. C’est ainsi qu’on dit d’un médecin qu’il est Parfait, ou d’un joueur de flûte qu’il est Parfait, quand rien ne leur manque du mérite qui leur est spécialement propre.

 

Par métaphore inverse, on applique le mot Parfait même à ce qui est mal, et l’on dit : « Voilà un Parfait sycophante ; Voilà un Parfait voleur, » tout aussi bien que parfois on dit de pareilles gens qu’on les trouve excellemment bons : « C’est un excellent sycophante ; c’est un excellent voleur. »

 

La vertu est aussi une sorte de perfectionnement ; car pour toute chose, pour toute substance, on la dit Parfaite, lorsque, dans le genre de vertu qui lui convient, il ne lui manque rien de ce qui doit en constituer l’étendue naturelle.

 

On appelle encore Parfaites les choses qui parfont et atteignent une bonne fin ; car elles sont Parfaites, par cela seul qu’elles parfont cette fin. Une conséquence de ceci, c’est que, la fin des choses étant une extrême et dernière limite, on transporte métaphoriquement le mot Parfait aux choses les plus mauvaises, et que l’on dit d’une chose qu’elle est Parfaitement perdue, qu’elle est Parfaitement détruite, quand il ne manque plus rien à la ruine et au mal, et qu’on est absolument au bout. C’est ainsi qu’en parlant de la mort, on dit, la fin dernière, parce que la fin des choses et la mort sont l’une et l’autre des extrêmes, de même que la fin et le pourquoi des choses sont des extrêmes également.

 

En résumé, les choses dites Parfaites essentiellement et en soi, sont ainsi dénommées selon les différents sens qu’on vient de voir : les unes, parce que, en fait de bien, rien ne leur manque, et qu’elles n’ont en bien, ni aucun excès, ni aucun défaut ; les autres, parce que, d’une manière générale, elles ne peuvent être surpassées en leur genre, et qu’il n’y a plus rien à demander en dehors de ce qu’elles sont.

 

[1022a] Quant aux autres choses qu’on appelle Parfaites, c’est par rapport à celles-là qu’on les nomme ainsi, soit parce qu’elles sont, ou qu’elles présentent, quelque chose d’analogue au Parfait, soit parce qu’elles s’accordent avec elles, soit parce qu’elles soutiennent tel ou tel autre rapport avec les choses qui sont primitivement appelées Parfaites.

 

 

 

Chapitre 17

Terme.

 

Le Terme d’une chose quelconque, c’est son point extrême, en dehors duquel il n’y a plus rien à prendre du primitif, et en deçà duquel se trouve tout l’essentiel.

 

Le Terme est aussi la forme limitée d’une grandeur, ou de ce qui a une grandeur quelconque. C’est enfin le but de chaque chose ; et par là, j’entends le point où aboutit le mouvement et l’action, par opposition au point d’où il part.

 

Parfois cependant, le mot Terme a les deux significations, et il exprime tout ensemble, et le point de départ et le point d’arrivée, le pourquoi ou le but final de la chose, sa substance, et ce qui la fait être essentiellement ce qu’elle est. C’est là, en effet, le Terme et le but de la connaissance ; et si c’est le Terme de la connaissance, ce doit être aussi le Terme de la chose. Ainsi évidemment, toutes les significations que peut avoir le mot Principe, le mot Terme les a en nombre égal.

 

On peut même dire qu’il en a davantage ; car le principe est une sorte de Terme, tandis qu’un Terme n’est pas toujours un Principe.

 

 

 

Chapitre 18

En soi.

 

L’expression de En soi peut avoir plusieurs acceptions diverses. Un premier sens, est la forme et la substance essentielle de chaque chose : Bon En soi, par exemple le bien En soi.

 

En un autre sens, En soi désigne le primitif ou une chose se trouve naturellement : la couleur, par exemple, est dans un primitif, qui est la surface des corps.

 

Ainsi, la chose à laquelle s’applique primordialement l’expression de En soi, c’est la forme ou l’espèce ; puis, en second lieu, En soi, signifie la matière et le sujet primordial de chaque chose.

 

L’expression de En soi a d’ailleurs autant de nuances que celle de Cause pourrait en avoir. Ainsi, quand on parle de l’objet En soi pour lequel telle personne est venue, cela signifie la cause qui l’a fait venir. Le sujet En soi sur lequel telle personne a eu tort ou a eu raison, dans une discussion, est la cause qui a rendu son raisonnement faux ou victorieux.

 

En soi peut s’appliquer encore à la position qu’on a prise, et l’on dit : En tant qu’il se tient debout, En tant qu’il marche, pour indiquer, dans toutes ces expressions, la situation et le lieu qu’on occupe essentiellement.

 

Par conséquent, l’expression de En soi se prend nécessairement en des acceptions diverses. En soi exprime d’abord pour chaque chose ce qu’elle est essentiellement : par exemple, Callias est Callias En soi, c’est-à-dire il est ce qu’est essentiellement Callias.

 

En second lieu, En soi exprime tout ce qui entre dans l’essence d’un être. Ainsi, Callias est En soi un être animé ; car la notion d’animal entre dans la définition de Callias, puisqu’il est un animal d’une certaine espèce, un être animé.

 

En soi s’entend encore de ce qui se trouve primitivement dans l’objet, ou dans une de ses parties. Par exemple, la surface est blanche En soi ; l’homme est En soi un animal, un être vivant, puisque l’âme est une partie de l’homme, et que c’est en elle que se trouve primitivement la vie dont il est animé.

 

On entend encore par l’expression En soi ce dont une autre chose n’est pas cause. L’homme peut avoir, si l’on veut, bien des causes, l’animal, le bipède, etc. ; mais néanmoins l’homme En soi est homme.

 

Enfin, on appelle En soi tout ce qui appartient à l’être seul, et en tant que lui seul possède la qualité en question. C’est en ce sens que tout ce qui est séparé est dit être En soi.

 

 

 

Chapitre 19

Disposition.

 

[1022b] On appelle Disposition, dans une chose qui a des parties, l’ordre qu’elles présentent, soit relativement au lieu, soit relativement à la puissance, soit relativement à l’espèce.

 

C’est qu’il y a là une sorte de position, comme le mot même de Disposition le fait assez entendre.

 

 

 

Chapitre 20

Possession.

 

En un premier sens, on doit entendre par Possession une sorte d’acte réciproque de ce qui possède et de ce qui est possédé : par exemple, un phénomène intérieur ou un mouvement ; car, lorsque l’un fait et que l’autre est fait, il y a, comme intermédiaire entre l’un et l’autre, l’action qui fait la chose. Ainsi, entre celui qui porte ou possède un vêtement, et entre le vêtement qui est possédé ou porté, il y a l’intermédiaire du port et de la Possession.

 

Il est évident, d’ailleurs, qu’on ne peut pas posséder cette Possession ; car alors la série irait à l’infini, si l’on pouvait dire qu’on possède la Possession de ce qui est possédé.

 

En un autre sens, Possession peut signifier la disposition d’après laquelle on dit d’un être, qu’il est en bon ou mauvais état, soit en lui-même, soit par rapport à une autre chose. C’est en ce sens que la santé est une Possession d’un certain genre ; car elle est une disposition toute spéciale.

 

Pour employer ce mot Possession, il suffit même qu’il y ait une partie seulement de la chose qui ait cette disposition ; et voilà comment le mérite de simples parties constitue. une certaine Possession pour la chose entière.

 

 

 

Chapitre 21

Passion.

 

En un premier sens, Passion signifie la qualité qui fait dire d’un être qu’il peut devenir autre qu’il n’était. Ainsi, le blanc et le noir, le doux et l’amer, la pesanteur et la légèreté, et toutes les qualités analogues, sont des affections ou Passions des corps.

 

En un autre sens, Passion signifie encore les actes mêmes de ces qualités, et les changements effectifs des unes aux autres. Parmi ces changements et mouvements divers, c’est surtout aux changements et aux mouvements mauvais que le mot Passion s’applique, et très particulièrement à tous ceux qui sont pénibles ou dangereux.

 

Enfin, on applique ce mot Passion, d’affection, de souffrance, aux plus grandes infortunes et aux plus grands chagrins.

 

 

 

Chapitre 22

Privation.

 

Le mot Privation s’emploie, en un premier sens, pour dire d’une chose qu’elle n’a point les qualités qui lui seraient naturelles. Il y a aussi Privation, même quand la nature n’a pas voulu que l’être eût cette qualité ; et c’est ainsi qu’on peut dire d’une plante qu’elle est privée de la vue.

 

En un autre sens, Privation signifie que la chose n’a pas la qualité qu’elle devrait avoir, soit qu’elle-même, ou au moins son genre, dût posséder cette qualité. Par exemple, on dit d’un homme aveugle qu’il est privé de la vue, tout autrement qu’on ne le dit de la taupe ; car, pour la taupe, c’est le genre qui est frappé de cette Privation ; pour l’homme, c’est l’individu pris en lui seul.

 

On emploie le mot Privation quand la chose n’a pas ce qui lui est naturel, au moment où elle devrait l’avoir. Ainsi, la cécité est bien une Privation de certain genre ; mais on ne dit pas d’un être, quel que soit son âge, qu’il est aveugle ; on le dit seulement quand il n’a pas la vue à l’âge où il devrait l’avoir naturellement.

 

De même, on dit qu’il y a Privation quand l’être n’a pas la qualité que la nature lui attribue, soit dans le lieu, soit dans la relation, soit dans la condition, soit de la manière où la nature voudrait qu’il possédât cette qualité.

 

L’ablation violente d’une chose quelconque s’appelle aussi Privation.

 

Toutes les expressions de négation qui se forment par des particules privatives, composent autant de Privations correspondantes. Ainsi, on appelle inégal ce qui n’a pas l’égalité que naturellement il devrait avoir ; on appelle invisible ce qui n’a pas du tout de couleur, ou ce qui n’a qu’une couleur insuffisante ; de même qu’on appelle apode, ou ce qui n’a pas du tout de pieds, ou ce qui n’en a que de mauvais.

 

Parfois, la Privation, c’est de n’avoir la chose qu’en petite quantité ; et c’est ainsi qu’on dit d’un fruit qu’il n’a pas de noyau, parce que son noyau est très petit ; [1203a] ce qui revient à dire qu’à un égard quelconque la chose est défectueuse.

 

Parfois encore, la Privation consiste en ce que la chose ne se fait pas aisément, ou en ce qu’elle se fait mal. Ainsi, l’on dit d’une chose qu’elle est indivisible, non pas seulement parce qu’elle n’est pas divisée, mais encore parce qu’elle ne peut pas l’être aisément, ou qu’elle l’est de travers.

 

Parfois, la Privation veut dire que la chose n’a rien absolument de la qualité en question. Ainsi, on ne dit pas d’un borgne qu’il est aveugle ; mais on le dit de celui dont les deux yeux ont perdu la vue. Voilà encore comment tout le monde n’est pas bon ou méchant, juste ou injuste, mais que l’on a aussi des qualités moyennes se fait mal.

 

 

 

Chapitre 23

Avoir.

 

Avoir peut se prendre en plusieurs sens. Premièrement, cette expression peut signifier que la chose agit selon sa nature propre, ou selon son penchant. Ainsi, l’on dit que la fièvre A son empreinte sur le visage de telle personne, que les tyrans ont la domination des cités, que les gens enveloppés d’un habit ont cet habit.

 

Avoir s’applique aussi à la chose dans laquelle se trouve une autre chose, comme en son réceptacle. Ainsi, l’on dit que l’airain A la forme de la statue, et que le corps A la fièvre.

 

En un autre sens, Avoir se dit du contenant où se trouvent les choses contenues ; car, en parlant d’un objet contenu, on dit que le contenant l’A dans sa contenance. Par exemple, nous disons que le vase A telle capacité de liquide, que la ville A tant d’habitants, et que le navire A tant de matelots ; et c’est encore ainsi que le tout A telles et telles parties.

 

On dit encore d’une chose, qui en empêche une autre de se mouvoir, ou d’agir selon sa tendance, qu’elle A telle influence sur cette seconde chose. Ainsi, l’on dit des colonnes qu’elles Ont la force de soutenir les masses énormes qu’elles supportent. C’est de même encore que les poètes imaginent qu’Atlas A le poids du ciel sur les épaules, de peur sans doute que le ciel ne tombe sur la terre, comme se le figurent certains philosophes parmi ceux qui étudient la nature.

 

C’est aussi de cette manière qu’on dit, de ce qui retient les choses, qu’il A la force de les retenir, comme si, sans cette force de cohésion, toutes les parties allaient se séparer les unes des autres, chacune selon son impulsion propre.

 

Il est d’ailleurs évident que l’expression « Être dans quelque chose, », a des acceptions analogues et consécutives à celle du mot avoir.

 

 

 

Chapitre 24

Provenir.

 

Provenir de quelque chose se dit, en un sens, d’une chose qui sort d’une autre, comme de sa matière ; et en ceci, il peut y avoir encore deux nuances du mot Matière : l’une, où la matière est le genre primordial ; l’autre, où elle est l’espèce dernière. Mais exemple, on peut dire que tous les liquides ou fusibles Proviennent de l’eau, c’est la première nuance ; ou que la statue Provient de l’airain, c’est la seconde.

 

En une autre signification, Provenir s’applique au principe d’où est venu le mouvement initial. Par exemple : D’où est Provenue cette rixe ? D’une insulte ; car c’est l’insulte qui a été le point de départ de la rixe qui a eu lieu.

 

Parfois, Provenir se rapporte au composé, à l’assemblage de la matière et de la forme. C’est ainsi qu’on dit des parties qu’elles Proviennent d’un tout, qu’on dit d’un vers qu’il Provient de l’Iliade, et que telles pierres Proviennent de telle maison. C’est que la forme des choses est leur fin ; et tout ce qui a atteint sa fin spéciale est fini et parfait.

 

Quelquefois, on entend le mot Provenir en ce sens où l’on dit que l’espèce Provient de la partie. Ainsi, l’on pourrait dire que l’homme Provient du bipède, et que la syllabe Provient de la lettre, bien que d’ailleurs ce soit en un autre sens. C’est encore ainsi que l’on dit que la statue Provient de l’airain ; [1023b] car la substance composée Provient d’une matière sensible ; mais l’espèce Provient de la matière de l’espèce.

 

Voilà déjà divers sens du mot Provenir ; mais il suffit qu’une de ces nuances existe seulement dans une partie de l’être, pour qu’on emploie ce mot. Ainsi, l’on dit que l’enfant Provient du père et de la mère, que les plantes Proviennent de la terre, parce que l’enfant et les plantes Proviennent de quelque partie spéciale de la terre et des parents.

 

En un autre sens, Provenir n’indique que la succession dans le temps. Par exemple, on dit que la nuit Provient du jour, que l’orage Provient du beau temps, parce que l’un Vient après l’autre. Parfois, l’on emploie cette expression pour des choses qui peuvent se changer. l’une dans l’autre, comme celles qu’on vient de citer. D’autres fois, on l’emploie quand il n’y a qu’une des choses qui puisse succéder chronologiquement à l’autre. Ainsi, on dit d’un voyage sur mer qu’il Part de l’équinoxe, parce que c’est après l’équinoxe qu’il a eu lieu ; de même qu’on dit des Thargélies qu’elles comptent à partir des Dionysiaques, parce qu’elles Viennent après.

 

 

 

Chapitre 25

Partie.

 

Dans un premier sens, le mot Partie veut dire ce en quoi une quantité peut être divisée, de quelque manière que ce soit ; car toujours ce qu’on enlève à une quantité en tant que quantité est une Partie ; et c’est ainsi qu’on dit que Deux est une certaine partie de Trois.

 

D’autres fois, on n’applique le mot Partie qu’à ce qui peut mesurer exactement la quantité. C’est ainsi qu’on peut dire que si, en un sens, Deux est une Partie de Trois, il ne l’est pas en un autre sens.

 

Dans une acception différente, on entend par Parties ce en quoi le genre pourrait se diviser sans aucune intervention de quantité ; ce sont là ce qu’on appelle les Parties du genre ; et c’est en ce sens que les espèces sont les Parties du genre qui les comprend.

 

Partie signifie encore ce en quoi un tout se divise, ou ce dont le tout est composé, que ce soit d’ailleurs, ou l’espèce elle-même, ou la chose qui a l’espèce. Par exemple, l’airain peut être appelé Partie de la sphère d’airain, du cube d’airain, parce que l’airain est la matière où réside la forme. C’est encore ainsi qu’un angle est une Partie de la figure.

 

Enfin, on peut appeler Parties d’un tout les éléments qui entrent dans la définition essentielle expliquant de chaque chose ce qu’elle est. C’est ainsi que le genre même peut être considéré comme faisant Partie de l’espèce, bien que, à un autre point de vue, l’espèce fasse aussi Partie du genre.

 

 

 

Chapitre 26

Tout.

 

Le mot Tout se dit d’une chose à laquelle il ne manque aucune des parties qui la constituent dans sa totalité naturelle ; et aussi du contenant, qui enveloppe les choses contenues, de telle sorte que ces choses forment une certaine unité.

 

Ceci encore peut s’entendre de deux manières : ou bien chacune des choses contenues est une unité individuelle ; ou bien l’unité ne résulte que de l’ensemble de ces choses. Ainsi, l’universel, et en général ce qui est exprimé comme formant un tout, est universel, en ce sens qu’il renferme plusieurs termes à chacun desquels il peut être attribué, et que tous ces termes n’en sont pas moins chacun une unité individuelle : par exemple, un homme, un cheval, un dieu, parce qu’on peut dire de tous qu’ils sont des êtres animés.

 

Dans le second sens, le mot Tout s’applique au continu et au fini, quand l’unité résulte de plusieurs parties intégrantes qui existent tout au moins en puissance dans le continu, lorsqu’elles n’y sont pas absolument réelles. Et ici, cette nuance du mot Tout se trouve bien plutôt dans les choses que crée la nature que dans les produits de l’art. Déjà, nous l’avons fait remarquer plus haut à propos de l’Un, quand nous avons dit que la totalité d’une chose est une sorte d’unité.

 

[1024a] En un autre sens, comme la quantité a un commencement, un milieu et une fin, on emploie le mot Tout au sens numérique là où la position des parties, que les choses peuvent avoir, ne fait aucune différence ; mais on le prend au sens de Totalité là où la position fait une différence.

 

Dans les cas où ces deux conditions à la fois sont possibles, on applique aux choses le mot Tout pris, soit numériquement, soit dans le sens de totalité. Les deux nuances du mot Tout sont possibles toutes les fois que le déplacement ne change rien à la nature de la chose qui reste la même, et qui ne change que de forme, comme il arrive pour de la cire, ou pour un vêtement. On peut dire également de ces choses Tout, soit au sens numérique, soit au sens de Totalité ; car elles ont ces deux caractères.

 

Mais en parlant de l’eau, des liquides ou du nombre, on emploie le mot Tout au sens numérique ; mais on ne dit pas Tout le nombre, Toute l’eau, dans le sens de totalité, si ce n’est par métaphore.

 

On dit Tous au pluriel numériquement, quand il s’agit d’objets auxquels le mot Tout peut s’appliquer au singulier, pour qu’ils forment une unité ; et le mot Tout s’y applique, parce qu’on les considère comme des objets séparés. Par exemple, Tout ce nombre, Toutes ces unités.

 

 

 

Chapitre 27

Mutilé.

 

Le mot Mutilé, ou Incomplet, ne s’applique pas à toutes les quantités au hasard et indistinctement ; il s’applique seulement à celles qui peuvent être divisées, et qui forment un tout. Ainsi, le nombre Deux n’est jamais appelé un nombre Mutilé, quand on lui retranche une quelconque de ses deux unités, puisque jamais la mutilation, dans son sens vrai, ne peut être égale à ce qui reste.

 

D’ailleurs, on ne peut pas appliquer absolument à un nombre, quelqu’il soit, l’idée de Mutilation ; car il faut, pour qu’il y ait Mutilation, que l’essence de la chose demeure. Par exemple, pour dire d’une coupe qu’elle est Mutilée, il faut encore qu’il subsiste une coupe ; mais, pour le nombre, il cesse d’être le même.

 

Il faut de plus, pour qu’on puisse appeler les choses Mutilées, qu’elles aient des parties diverses. Et encore ne peut-on pas le dire de toutes choses ; car on ne peut pas le dire du nombre, par exemple, bien qu’il puisse avoir des parties dissemblables ; et c’est ainsi que Cinq se compose de Deux et de Trois.

 

D’une manière générale, on n’applique jamais l’idée de Mutilé aux choses où la position des parties est tout à fait indifférente, comme l’eau et le feu ; mais, pour que cette idée s’applique, il faut que la position des parties importe à l’essence même de la chose.

 

Il faut en outre que les choses soient continues, pour qu’on puisse voire qu’elles sont Mutilées. Ainsi, par exemple, l’harmonie se forme de parties dissemblables, qui ont une certaine position ; et cependant on ne dit jamais d’une harmonie qu’elle est Mutilée.

 

Même pour les choses qui forment une totalité, on ne dit pas qu’elles sont Mutilées, parce qu’une de leurs parties quelconques en a été retranchée ; car il ne faut pas que ce soient des parties essentielles, ni des parties placées d’une façon quelconque. Ainsi, une coupe n’est pas Mutilée, parce qu’on y fait un trou ; mais elle l’est, si on lui a brisé une anse ou un bord. L’homme n’est pas Mutilé, parce qu’on lui â ôté un peu de chair, ou la rate ; mais il l’est, s’il a perdu une de ses extrémités, et non pas même une extrémité quelconque, mais une extrémité qui ne peut plus revenir une fois qu’elle a été enlevée tout entière. Et voilà pourquoi l’on ne dit pas des gens chauves qu’ils sont Mutilés.

 

 

 

Chapitre 28

Genre.

 

Genre s’entend de la génération successive et continue d’êtres qui sont de la même espèce. Ainsi l’on dit : Tant que le Genre humain existera, pour dire : Tant que continuera la génération successive des hommes.

 

On entend aussi par Genre, ou Race, l’origine d’où certains êtres ont reçu le mouvement initial qui les a amenés à la vie. C’est ainsi que l’on dit, de ceux-ci qu’ils sont de race Hellénique, de ceux-là, qu’ils sont de race Ionienne, parce que les uns viennent d’Hellen, et les autres, d’Ion, considéré comme leur premier auteur. L’idée de Genre se tire plutôt du générateur qu’elle ne se tire de la matière ; ce qui n’empêche pas qu’elle puisse se rapporter aussi à un auteur féminin ; et c’est ainsi qu’on parle de la race de Pyrrha.

 

[1024b] Genre a encore le sens qu’on lui donne quand on dit que la surface, parmi les figures de géométrie, est le Genre de toutes les surfaces, que le solide est le Genre de tous les solides, attendu que chacune des figures est telle ou telle surface, et que tout solide est également tel ou tel solide particulier ; et c’est toujours le genre qui est le sujet où se manifestent les différences.

 

Dans les définitions, on entend encore par Genre le primitif intégrant, qui exprime essentiellement ce qu’est la chose, et dont les qualités sont ce qu’on appelle les différences.

 

Telles sont donc les diverses acceptions du mot Genre. En un sens, il exprime la génération continue et successive de la même espèce ; en un autre sens, il exprime le moteur initial qui produit le semblable en espèce ; et enfin, il exprime la matière ; car ce qui reçoit la différence et la qualité est précisément le sujet que nous appelons la matière.

 

On dit des choses qu’elles sont autres en Genre, quand leur sujet primitif est autre, que l’une des deux choses ne se réduit pas à l’autre, ou que toutes deux ne se réduisent pas à une troisième. C’est ainsi que la forme et la matière sont d’un Genre différent.

 

Les choses diffèrent encore de Genre quand elles appartiennent à une autre forme de catégorie de l’Être. On sait que, parmi les catégories, les unes se rapportent à l’essence de la chose, les autres à la qualité, ou à telle autre des divisions que nous avons antérieurement indiquées ; car alors elles ne se résolvent, ni les unes dans les autres, ni dans une unité quelconque, où elles se confondraient.

 

 

 

Chapitre 29

Faux.

 

Faux se prend d’abord en ce sens où l’on dit d’une chose qu’elle est fausse ; et une chose peut être fausse de deux manières, soit parce que la combinaison des mots qui l’expriment n’est pas d’accord avec la réalité, soit parce qu’elle est impossible. Ainsi, il est faux que le diamètre soit commensurable, ou que vous soyez actuellement assis ; car de ces deux assertions, l’une est toujours fausse ; l’autre ne l’est qu’à un certain moment ; mais, dans ces conditions, ni l’une ni l’autre ne sont vraies.

 

D’autres choses, bien qu’elles soient réelles, sont appelées fausses, parce qu’elles paraissent, à cause de leur nature propre, ou autrement qu’elles ne sont, ou ce qu’elles ne sont pas : telle est, par exemple, une peinture ; tel est un rêve. La peinture et le rêve sont certainement quelque chose ; mais ce ne sont pas les objets mêmes dont ils donnent une idée tout imaginaire.

 

Ainsi donc, on dit des choses qu’elles sont fausses, soit qu’elles-mêmes n’existent pas, soit qu’elles donnent l’image de quelque chose qui n’est point.

 

Une définition est fausse, en tant qu’elle s’applique, dans sa fausseté, à des choses qui ne sont pas. C’est ainsi que toute définition est fausse du moment qu’elle s’applique à une chose autre que celle dont elle est vraie : et, par exemple, la définition du cercle serait fausse pour le triangle.

 

D’ailleurs, pour chaque chose, il n’y a qu’une définition, qui tantôt est unique, et alors c’est celle qui s’adresse à l’essence de l’être ; ou tantôt, multiple. Mais c’est toujours un être identique qui est considéré, d’abord en lui-même, et ensuite, considéré dans les modifications qu’il présente. Tel est, par exemple, d’abord Socrate ; et ensuite, Socrate instruit et savant.

 

A vrai dire, la définition fausse n’est la définition de rien ; aussi Antisthène était-il assez naïf, quand il soutenait qu’on ne peut jamais appliquer à une chose que sa définition propre, une pour une, sans pouvoir en dire autre chose. D’où la conséquence nécessaire qu’on ne peut contredire quoi que ce soit, et qu’il y a presque impossibilité à rien dire de faux. Le fait est qu’il est possible, pour chaque chose, de lui appliquer sa définition propre, ou la définition d’une autre chose, cette seconde définition étant, ou absolument Fausse, ou pouvant être vraie aussi à certains égards, comme Huit peut être appelé le double de quelque chose, au point de vue de la définition du double.

 

[1025a] Voilà donc diverses acceptions du mot Faux, pour les choses.

 

En l’appliquant aux personnes, on dit que tel homme est Faux, ou menteur, quand il accepte aisément, ou qu’il invente de son plein gré, des propos de ce genre, sans autre motif que leur Fausseté même, et qu’il essaie de les faire croire à autrui. Il en est de lui comme des choses dont nous disons qu’elles sont fausses, quand elles provoquent dans l’esprit une fausse idée.

 

Aussi, est-ce une grande erreur dans l’Hippias de soutenir que le même homme est tout à la fois menteur et véridique ; car on y appelle Faux et menteur l’homme qui peut débiter des faussetés et des mensonges. Or, le vrai menteur est celui qui sait les choses et qui se rend compte de son mensonge. C’est par une erreur pareille qu’on soutient encore que l’homme qui est méchant parce qu’il le veut, est supérieur à celui qui est bon sans le vouloir. Mais c’est là une idée complètement fausse, à laquelle conduit une induction qui ne l’est pas moins. Car, dit-on, boiter parce qu’on le veut bien, vaut mieux que de boiter sans le vouloir. Mais ici l’on prend le mot boiter dans le sens de faire semblant de boiter, puisque celui qui se rendrait réellement boiteux par un effet de sa libre volonté, pourrait être pire, en effet, comme, par exemple, sous le rapport de la moralité, on est plus méchant quand on l’est volontairement ; et c’est là le cas du menteur.

 

 

 

Chapitre 30

Accident.

 

Accident s’entend d’une chose qui est attribuée à une autre, dont elle est dite avec vérité, sans que ce soit cependant, ni une nécessité, ni même le cas le plus ordinaire. Par exemple, si quelqu’un vient à trouver un trésor en creusant un trou pour y planter un arbre, c’est un pur accident de rencontrer un trésor en creusant une fosse ; car il n’y a pas la moindre nécessité que cette découverte soit produite par cet acte, ni qu’elle en soit la conséquence ; et ce n’est pas davantage un fait ordinaire que de trouver un trésor en faisant un trou pour planter un arbre.

 

C’est également un simple accident qu’un homme instruit soit en même temps de couleur blanche ; et nous disons que c’est une qualité accidentelle, puisqu’il n’y a pas là non plus la moindre nécessité, et que ce n’est pas davantage un cas ordinaire.

 

Ainsi donc, quand une chose est réelle et qu’elle est attribuée à une autre, et que, selon les cas, elle existe dans tel lieu, ou dans tel instant, c’est un accident qui est bien réel sans doute, mais qui ne se produit pas néanmoins, parce que telle autre chose a été préalablement, soit dans tel temps, soit dans tel lieu. L’Accident n’a jamais une cause déterminée ; c’est une cause fortuite qui l’amène, et une telle cause est absolument indéterminée.

 

C’est un pur Accident, par exemple, d’aborder à Égine, lorsqu’on y est arrivé sans avoir du tout l’intention de s’y rendre, mais qu’on y a été jeté par la tourmente, ou qu’on y a été conduit par des pirates qui vous ont pris. Sans doute, l’Accident, en ce cas, s’est produit, et il n’est que trop réel ; mais il n’existe pas en soi, et il n’existe que par une autre chose. C’est la tempête, en effet, qui est la seule cause qu’on ne soit pas allé où l’on voulait, et que le terme du voyage ait été l’île d’Égine.

 

Le mot d’Accident a encore un autre sens, et il s’applique à tout attribut d’une chose quelconque qui ne fait pas partie de son essence, mais qui ne lui en appartient pas moins. Par exemple, c’est un attribut Accidentel pour le triangle d’avoir ses trois angles égaux à deux droits. Les Accidents de ce dernier genre peuvent être éternels, tandis que les autres ne le sont jamais. Mais c’est ailleurs que nous étudierons cette question.