Aristote : La Métaphysique Livre XI à XIV
Submitted by Anonyme (non vérifié)LIVRE XI
Chapitre 1
Que la philosophie soit précisément la science des principes, c’est une vérité qui ressort de ce que nous avons dit, en discutant les théories relatives aux principes que d’autres philosophes ont exposées. Mais on peut se demander si la philosophie est une science unique, ou si plutôt elle ne se forme pas de plusieurs sciences. Si elle ne forme qu’une seule science, on doit se rappeler qu’il n’y a jamais qu’une seule et unique science pour les contraires. Or, les principes ne sont pas contraires entre eux. D’un autre côté, si la philosophie ne forme pas une seule et unique science, quelles sont les sciences dont elle se compose ?
Une autre question, c’est de savoir si c’est à une seule science, ou à plusieurs sciences, qu’il appartient d’étudier les principes de la démonstration. Si c’est l’affaire d’une seule et même science, pourquoi celle-ci plutôt que toute autre ? Si c’est le fait de plusieurs, quelles sont ces sciences diverses ?
Autre question encore : Cette unique science s’adresse-t-elle à toutes les substances, ou ne s’y adresse-t-elle pas ? Si ce n’est pas à toutes qu’elle s’adresse, il est bien difficile de déterminer celles auxquelles elle s’adresse particulièrement. D’autre part, si, étant unique, elle s’applique à toutes les substances, on a peine à comprendre comment une seule et même science pourrait s’appliquer à des substances si multiples.
En outre, on peut se demander si cette science se borne aux substances mêmes, ou si elle s’étend jusqu’à leurs accidents ; car, s’il y a démonstration pour les accidents, il n’y en a pas pour les substances. S’il y a là deux sciences différentes, qu’est-ce que chacune d’elles ? Et laquelle des deux est la philosophie ? La philosophie démonstrative est celle qui s’occupe des accidents, tandis que la philosophie des principes s’occupe des substances. Mais ce n’est pas non plus, sur les causes énumérées par nous dans la Physique, que devra porter la science que nous cherchons ici. Ainsi, elle ne considère pas le pourquoi des choses. Ce pourquoi, c’est le bien ; et on ne trouve manifestement le bien que dans les choses pratiques, et dans les êtres doués de mouvement. C’est le bien qui est le premier moteur. C’est ainsi précisément qu’agit la fin ; et le premier moteur ne peut pas se rencontrer dans les immobiles.
En un mot, il s’agit de voir si la science que nous cherchons s’applique, ou ne s’applique pas, aux substances sensibles, et à quelles autres elle pourrait s’appliquer. [1059b] Si c’est à d’autres substances qu’elle s’applique, ce ne peut être qu’à des Idées, ou à des êtres mathématiques. Mais il est de toute évidence que les Idées n’existent point ; et si, par hasard, on veut en admettre l’existence, on n’en a pas moins à rechercher comment il n’en est pas des autres choses, pour lesquelles il y a des Idées, comme il en est pour les entités mathématiques. Je veux dire que l’on place les êtres mathématiques entre les Idées et les choses sensibles, et qu’on en fait une sorte de troisième ordre d’êtres, entre les Idées et les choses qui frappent ici-bas nos sens. Mais le troisième homme n’existe pas ; le troisième cheval n’existe pas, outre l’Idée du cheval en soi et outre les individus chevaux que nous voyons.
Mais s’il n’en est pas à cet égard ainsi qu’on le prétend, à quel objet s’adressent alors les études du mathématicien ? Certes ce n’est pas aux choses sensibles ; car aucune des choses perceptibles à nos sens n’est comme celles dont s’occupent les sciences mathématiques. On ne peut pas dire davantage que la science cherchée par nous s’occupe des êtres mathématiques, puisque pas un de ces êtres n’est isolé de la matière. Mais elle ne s’occupe pas non plus des substances sensibles, puisqu’elles sont périssables.
D’une manière générale, on peut se demander à quelle science il appartient de rechercher quelle est la matière des choses mathématiques. Ce n’est pas à la Physique, puisque toutes les recherches du Physicien se bornent à étudier les êtres qui ont en eux le principe de leur mouvement, ou de leur inertie. Ce n’est pas davantage l’objet de la science qui étudie la démonstration et la théorie de la science, puisque ce sont là exclusivement les matières dont elle s’occupe. Reste donc que ce soit la philosophie telle que nous l’entendons, qui étudie la matière des Mathématiques.
Une question qu’on peut également soulever, c’est de savoir si la science ici cherchée, en s’occupant des principes, s’occupe aussi de ce que quelques philosophes appellent les éléments ; et tous les philosophes admettent que les éléments se trouvent dans les composés qu’ils forment.
Ce qui paraît le plus probable, c’est que notre science est la science des universaux ; car toute définition, toute science, repose sur des termes universaux, et ne descend pas jusqu’aux termes derniers. A ce point de vue, notre science s’appliquerait donc aux genres primordiaux. Or, ces genres ce sont l’Être et l’Un. C’est que, en effet, ce sont ces deux genres primordiaux qu’on peut surtout regarder comme embrassant tous les êtres, et comme représentant surtout des principes, puisque, par leur nature, ils sont les primitifs. Eux une fois détruits, tout le reste disparaît en même temps qu’eux, puisque tout, sans exception, est Être et est Un.
Mais si l’on en fait des genres, il y a nécessité que les différences doivent en participer aussi ; or, il n’est pas de différence qui puisse participer du genre ; et, considérés de cette façon, l’Être et l’Un ne peuvent plus du tout passer pour des genres, ni pour des principes.
Ajoutez que ce qui est plus simple est plus principe que ce qui est moins simple ; et les derniers termes, dans chaque genre, sont plus simples que les genres mêmes, attendu que ces termes derniers sont des individus, et que les genres se divisent toujours en espèces multiples et différentes. Il semblerait donc que les espèces sont des principes plutôt que les genres. Mais, en tant que les espèces disparaissent à la suite des genres, ce sont les genres qui devraient plutôt être considérés comme des principes ; car on doit regarder comme principe ce qui entraîne avec soi la perte de tout le reste.
[1060a] Voilà les questions qu’on peut se poser, sans en compter encore bien d’autres, qui sont analogues à celles-là.
Chapitre 2
Une question qu’on doit agiter aussi, c’est de savoir s’il y a, ou s’il n’y a pas, d’autres êtres que les individus, et si c’est des individus que s’occupe la science que nous cherchons ici. Mais les individus sont en nombre infini. En dehors d’eux, il n’y a plus que les genres et les espèces. Or, les espèces et les genres ne constituent, ni les uns, ni les autres, la science que nous demandons ; et nous avons déjà dit pourquoi il est impossible qu’ils soient l’objet de cette science. C’est que, en effet, nous avons à nous demander si, à côté et en dehors des substances que nous révèlent nos sens, il existe une substance isolée de toutes celles que nous voyons ; ou bien, si ce ne sont pas plutôt les substances sensibles qui sont seules des réalités, et les objets de la philosophie.
Nous semblons bien, en effet, chercher une autre substance que les choses sensibles ; et le but que nous nous proposons, c’est de voir s’il n’existe pas quelque chose qui soit essentiellement séparé des choses sensibles, et n’appartienne à aucune d’elles. Mais si, à côté des substances perceptibles à nos sens, il existe quelque substance différente de celles-là, il reste à savoir en dehors de quelles substances sensibles il faut la placer. Pourquoi, par exemple, faudrait-il la supposer en dehors des hommes plutôt qu’en dehors des chevaux, ou de tels autres animaux, ou même en dehors de telles choses sans vie ?
Certes, admettre qu’à côté des substances sensibles et périssables, il y ait d’autres substances, qui sont en nombre égal et qui sont éternelles, c’est tomber dans une erreur qui brave toute raison. Mais si, d’autre part, le principe que nous cherchons à cette heure n’est pas isolé des corps, quel autre principe mériterait d’être adopté mieux que la matière ? La matière, en effet, n’existe pas en acte ; elle n’existe qu’en puissance. Il est bien vrai aussi que l’espèce et la forme sembleraient être un principe plus particulièrement encore que la matière ; mais l’espèce et la forme peuvent périr. Donc, il semblerait qu’il ne se peut pas absolument qu’il y ait une substance éternelle qui soit isolée, et qui existe en soi.
Mais c’est une impossibilité qu’il n’y en ait pas ; car tout le monde, y compris même les philosophes les plus distingués, admet qu’il y a un principe et une substance de ce genre. Et comment y aurait-il un ordre quelconque dans les choses, s’il n’y avait pas quelque chose d’éternel, de séparé et de permanent ? D’un autre côté, s’il existe une substance et un principe qui ait la nature que nous signalons ici, et que ce principe unique s’applique à tout, aux choses périssables aussi bien qu’aux choses éternelles, il s’agit de comprendre comment, ce principe universel, étant identique pour tout, il se peut que, parmi les choses placées sous le même principe, les unes soient éternelles et les autres ne le soient pas. C’est là quelque chose d’incompréhensible.
Mais s’il y a un principe différent pour les choses périssables, et un principe différent pour les choses éternelles, nous pouvons nous demander, avec un égal embarras, si le principe des êtres périssables est éternel comme l’autre. Comment, en effet, le principe même n’étant pas éternel, les êtres qui relèvent de ce principe pourraient-ils être éternels ? Si le principe est périssable, il y a dès lors un autre principe, puis un troisième après ce second, et ainsi de suite à l’infini.
D’un autre côté, si l’on admet pour principes ceux qui semblent être plus particulièrement des principes immobiles, je veux dire l’Un et l’Être, on peut se demander d’abord [1060b] comment, si chacun d’eux n’est pas un être déterminé et une substance, ces principes pourront être séparés et exister en soi. Or, ce sont précisément des principes de ce genre, éternels et premiers, que nous cherchons. Mais si l’Un et l’Être expriment tous les deux quelque individualité et une substance, alors tous les êtres sans exception sont des substances, puisque l’Être est un attribut de tous, et que l’Un est l’attribut d’un certain nombre. Mais prétendre que tous les êtres sont des substances, c’est une erreur.
D’autre part, quand on prend l’unité pour le premier principe, qui est alors une substance, et quand, de l’unité et de la matière, on fait d’abord sortir le nombre, auquel on accorde d’être la substance des choses, comment peut-on s’imaginer que cette théorie soit vraie ? Comment concevoir que l’unité soit dans la Dyade, et dans chacun des nombres composés ? Sur ce point difficile, on se tait ; et il faut convenir qu’il n’est pas aisé d’en dire quelque chose.
Que si l’on prend pour principes les lignes et ce qui dérive des lignes, je veux dire les surfaces les plus simples qu’elles forment, on s’expose à cette objection, que les lignes ne sont pas des substances isolées, que ce sont des sections et des divisions, les lignes étant des divisions de surfaces, les surfaces des divisions de corps, comme les points sont des divisions de lignes ; ce sont en outre des limites de toutes ces mêmes choses, corps, surfaces, etc. Mais tout cela est dans d’autres êtres, et il n’y a jamais là de substances séparées.
Et puis, comment concevoir l’unité et le point à l’état de substances ? Pour toute substance, il y a génération et devenir ; pour le point, il n’y en a pas, puisque le point n’est qu’une division.
Une autre cause de doute, c’est que toujours la science s’appuie sur des universaux et sur telle qualité précise, tandis que la substance n’est pas un universel, et qu’elle est bien plutôt quelque chose d’individuel et de séparé. Par conséquent, s’il est vrai que la science s’applique aux principes, comment le principe peut-il être substance ? On peut demander encore : Existe-t-il, ou n’existe-t-il pas, quelque chose en dehors de l’ensemble du composé matériel ? Par Ensemble, j’entends la matière et ce qui l’accompagne. S’il n’y arien en dehors de l’ensemble, alors tous les êtres qui sont matériels sont destinés à périr ; et s’il y a quelque chose qui subsiste, ce ne peut être que l’espèce et la forme. Pour quels êtres cette séparation est-elle possible, pour quels êtres ne l’est-elle pas, c’est ce qu’il est bien difficile de déterminer ; car il y a des choses où manifestement la forme ne peut pas être séparée : par exemple, s’il s’agit de la forme d’une maison.
Autre question encore : Les principes sont-ils les mêmes en espèce et en nombre ? S’ils se réduisent à un seul en nombre, alors tous les êtres sont identiques entre eux.
Chapitre 3
La science qu’étudie le philosophe est donc la science de l’Être en tant qu’Être, de l’Être entendu dans toute sa généralité, et non pas partiellement. Or, le mot d’Être a bien des sens divers, et il ne se prend pas en une seule acception. Si c’est une simple homonymie, et s’il n’y a point quelque qualité commune, alors l’Être ne peut se ranger sous une seule et même notion scientifique ; car il n’y a point, dans ce cas, de genre unique pour des êtres ainsi rapprochés ; mais ils sont l’objet d’une seule et même science, si l’appellation d’Être s’applique à quelque chose de commun.
Il en est, ce semble, des acceptions diverses du mot Être comme de celles des mots Médical et Hygiénique. Chacun de ces termes a des nuances très diverses. [1061a] Tous deux on les emploie, tantôt pour exprimer quelque chose qui est relatif à la médecine ou à l’hygiène, tantôt pour un autre point de vue, Mais chacun d’eux se rapporte toujours à la même chose. Ainsi, l’on dit d’un argument qu’il est médical, comme on le dit d’un bistouri, parce que l’un est tiré de la science de la médecine, et que l’autre lui est utile. Même remarque sur le mot d’Hygiénique, qui signifie, tantôt ce qui manifeste la santé, tantôt ce qui la procure.
Il en est aussi de même pour tous les autres mots ; et le mot d’Être s’applique également à tout, avec les nuances qu’on vient d’indiquer. Ainsi, il suffit qu’une chose quelconque soit une affection, une qualité, une disposition, un mouvement, ou tout autre attribut analogue, de l’Être en tant qu’Être, pour qu’on dise do cette chose qu’elle Est, et pour qu’on l’appelle Être. De même que, pour toutes ces espèces d’Être, les dénominations diverses peuvent se ramener à une seule acception commune, de même toutes les contrariétés se ramèneront aux différences primordiales et aux oppositions de l’Être, soit qu’on prenne le nombre et l’unité, soit qu’on prenne la ressemblance et la dissemblance, pour les différences fondamentales de l’Être, soit qu’on en choisisse encore d’autres.
Admettons que ce soient les différences qui ont été indiquées par nous. Il importe peu, d’ailleurs, que l’on ramène toutes ces nuances de ce qui est, à l’Être ou à l’Un, puisque l’Être et l’Un, s’ils ne sont pas identiques et s’ils sont autres, peuvent du moins se prendre réciproquement l’un pour l’autre. L’Être, en effet, est Un à certains égards, et l’Un est aussi l’Être.
Comme il n’y a toujours qu’une seule et même science pour comprendre les contraires, il s’ensuit que l’appellation de chacun d’eux se fait par privation.
Cela n’empêche pas, d’ailleurs, que l’on se demande avec raison comment la privation est possible, pour certains contraires qui ont des intermédiaires : par exemple, pour l’injuste et le juste. C’est que, pour tous les contraires de ce genre, il ne faut pas appliquer la privation à la notion tout entière, mais seulement à la dernière espèce. Par exemple, si l’homme juste est celui qui est disposé à obéir docilement aux lois, l’injuste ne sera pas absolument privé de la notion totale de justice ; mais, comme il ne manquera aux lois qu’à certains égards, c’est aussi dans cette mesure que la privation lui sera applicable.
Le raisonnement serait le même pour tout autre cas. C’est comme le mathématicien, qui ne considère, dans ses théories, que des abstractions, puisque c’est en retranchant toutes les conditions sensibles qu’il étudie les choses. Ainsi, il ne tient compte, ni de la légèreté, ni de la dureté des corps, ni des qualités contraires à celles-là ; il néglige également la chaleur, le froid, et les autres oppositions que nos sens perçoivent. Il ne conserve que la quantité et le continu, ici en une seule dimension, là en deux, ailleurs en trois, et les affections propres de ces entités, en tant qu’elles sont quantitatives et continues ; il ne regarde absolument rien d’autre. Tantôt, il compare les natures et les positions respectives de ces choses, les unes à l’égard des autres, et leurs attributs spéciaux ; [1061b] tantôt, il en étudie la commensurabilité et l’incommensurabilité ; tantôt, il considère leurs rapports proportionnels.
Nous n’en disons pas moins que la géométrie est la seule et unique science qui s’occupe de toutes ces diverses questions. Nous en faisons tout autant pour l’Être. En étudier les accidents en tant qu’Être, étudier les oppositions qu’il peut présenter en tant qu’Être, c’est le fait d’une seule science, qui n’est pas autre que la philosophie. Ainsi, l’on peut affirmer que les études de la Physique ne s’appliquent pas aux choses en tant qu’elles existent, mais bien plutôt en tant qu’elles sont soumises au mouvement. De même encore, la Dialectique et la Sophistique s’occupent bien de certains accidents des choses et des êtres, mais non pas en tant qu’êtres, et elles n’étudient pas l’Être lui-même en tant qu’Être, 2 n’y a donc en résumé que le philosophe qui considère les choses, que nous venons de dire, en tant qu’elles sont.
Par conséquent, l’Être, quelque multiples que soient ses acceptions, s’applique toujours à quelque chose d’Un et de commun, comme s’y appliquent également les contraires, puisqu’ils se réduisent toujours aux premières oppositions et aux premières différences de l’Être. Ainsi, il est possible de comprendre toutes ces notions sous une seule science ; et de cette façon, se trouve résolue la question que nous avions soulevée dès le principe, c’est-à-dire, la question de savoir comment une seule et unique science pouvait comprendre tant de choses si nombreuses et de genres si différents.
Chapitre 4
Comme on le voit, le mathématicien se sert des notions communes, pour son point de vue particulier ; mais le rôle de la Philosophie première, c’est de remonter jusqu’aux principes de ces notions. En effet, quand on dit que, si de quantités égales on retranche une quantité égale, les restes sont encore égaux, c’est là un axiome qui s’applique à toutes les quantités sans exception. Mais les Mathématiques admettent, cet axiome sans examen ; et elles y appuient leurs théories, concernant une partie quelconque de la matière qui leur est propre : et, par exemple, les lignes, les angles, les nombres, ou telles autres quantités de ce genre. Ce n’est pas en tant qu’êtres que la science mathématique les étudie, mais c’est en tant que chacune d’elles est continue, dans une, deux ou trois dimensions.
Quant à la Philosophie, elle ne considère pas les nuances particulières de l’Être, ni les accidents qui s’y rapportent ; elle ne considère, dans chacune de ces entités, que l’Être en tant qu’Être. La Physique en est absolument au même point que la science mathématique ; si elle étudie les affections et les principes des êtres, c’est en tant qu’ils se meuvent, et non pas en tant qu’ils sont des êtres. Mais nous avons dit que la science première des êtres est celle qui les étudie en tant qu’êtres et substances, et non pas en tant qu’ils sont encore autre chose. Par conséquent, la Physique et les Mathématiques ne sont que des parties de la Philosophie.
Chapitre 5
Il y a, dans les choses, un principe sur lequel on ne peut se tromper jamais, et qui nécessairement fait toujours le contraire, c’est-à-dire, qui est toujours essentiellement vrai. Ce principe, c’est qu’une seule et même chose ne peut jamais, en un seul et même moment donné, être et n’être pas ; [1062a] et cette vérité s’applique à tout ce qui présente des oppositions de cette forme.
Pour les axiomes de cet ordre, il n’y a pas absolument de démonstration possible, si ce n’est pour réfuter celui qui les nie ; car il ne serait pas possible de faire remonter le raisonnement à un principe plus certain que celui-là. Il le faudrait, cependant, pour que l’on fît une démonstration véritable et absolue. Mais, pour réfuter celui qui soutient que les deux membres de la contradiction sont également vrais, et pour lui démontrer qu’il se trompe, il faudra prendre une proposition qui, au fond, sera identique à celle-ci, que la même chose ne peut pas dans le même temps être et n’être point, et choisir cette seconde proposition, de manière qu’elle ne paraisse pas tout d’abord être identique. C’est seulement ainsi qu’on pourra réfuter celui qui soutiendrait que les deux termes de la contradiction sont également vrais d’un seul et même objet.
Or, quand on cherche à tomber d’accord sur quelque raisonnement commun, il faut bien qu’on se comprenne mutuellement en un certain point ; car, sans cette condition, comment serait-il possible de se communiquer réciproquement ce qu’on pense ? Ainsi, il faut d’abord que chacun des mots dont on se sert ait un sens connu, que ce mot exprime une seule et unique chose, et non plusieurs à la fois, au lieu d’une seule, et que, s’il a par hasard plusieurs sens, on sache précisément celui dont on entend se servir. Or, celui qui soutient que telle chose est et n’est pas tout à. la fois, celui-là nie précisément ce qu’il affirme ; et, par conséquent, il nie que le mot qu’il emploie signifie ce qu’il signifie ; ce qui est complètement impossible et absurde.
Ainsi, puisque dire que telle chose est Cela signifie quelque chose, il est de toute impossibilité que la contradiction puisse être vraie de cette même chose. Bien plus, si le mot a un sens et que l’assertion soit vraie, il faut nécessairement que la chose existe aussi. Or, quand une chose est nécessaire, elle ne peut plus n’être point. Donc, les affirmations et les négations opposées ne peuvent pas être vraies de la même chose. Ajoutez que, si l’affirmation n’est pas plus vraie que la négation, on n’est pas plus dans le vrai quand on dit que tel être est un homme, que quand on dit qu’il n’est pas un homme. On ne paraît pas même être, ni plus, ni moins dans la vérité, quand on dit que l’homme n’est pas un cheval, que quand on dit qu’il n’est pas un homme. Par conséquent, on dira également la vérité en soutenant que le cheval est identique à l’homme, du moment que l’on a admis que les propositions opposées sont également vraies. Il en résulte que le même être est homme et cheval à la fois, ou tel autre animal quelconque.
On peut donc affirmer qu’il n’y a pas de démonstration absolue contre de telles propositions, bien qu’on puisse faire une démonstration contre celui qui soutient de telles doctrines.
En interrogeant Héraclite lui-même par cette méthode, on l’aurait bien vite réduit à avouer que jamais les propositions opposées ne peuvent être vraies à la fois des mêmes choses ; et c’est parce qu’il ne comprenait pas très bien ses propres assertions qu’il avait adopté cette opinion étrange. Mais si la maxime qu’il soutenait est vraie, l’opinion même qu’il défendait ne peut plus l’être : [1062b] à savoir que la même chose peut, dans un seul et même moment, être et n’être pas. En effet, de même que, en divisant les propositions, l’affirmation n’est pas plus vraie que la négation, de même, pour les deux propositions réunies et assemblées, de manière à ce que le composé ne fasse en quelque sorte qu’une seule affirmation, la négation n’est pas plus vraie que l’ensemble mis sous forme affirmative.
Enfin, si l’on ne peut rien affirmer avec vérité, c’est une erreur manifeste d’affirmer qu’il n’est pas possible de faire une seule affirmation vraie. Si cela est exact, c’est une manière de résoudre la difficulté que soulèvent ceux qui font de telles objections, et qui rendraient toute discussion absolument impossible.
Chapitre 6
Le système de Protagoras ne s’éloigne pas beaucoup de celui qu’on vient de réfuter, quand il soutient que l’homme est la mesure de toutes choses ; car ceci revient à dire que les choses sont réellement ce qu’elles paraissent à chacun de nous. S’il en est ainsi, c’est dire, sous une autre forme, que les mêmes choses sont et ne sont pas, qu’elles sont à la fois bonnes et mauvaises, et que, à tous égards, les affirmations les plus opposées sont identiques, puisque bien souvent ce qui paraît bon à ceux-ci paraît mauvais à ceux-là, et que la mesure des choses est, dit-on, le jugement individuel de chacun de nous.
Il serait facile de résoudre cette difficulté en remontant à l’origine même d’une pareille doctrine. Tantôt, on a cru qu’elle venait de celle des philosophes Naturalistes ; tantôt, on en a trouvé la source dans cette observation, à savoir, que tout le monde ne sent pas les choses de la même manière, et que, par exemple, telle chose est douce au goût des uns, et est tout le contraire au goût des autres. Il est certain, en effet, qu’une opinion commune à presque tous les philosophes Naturalistes, c’est que rien ne vient de rien, et que tout vient de quelque chose qui existe déjà. Ainsi donc, une chose ne devient pas blanche si elle est déjà complètement blanche, et si elle n’a rien du tout qui ne soit blanc. Mais quand nous voyons qu’un objet est devenu blanc, il doit, selon eux, venir de ce qui n’est pas blanc, pour pouvoir devenir blanc. Par conséquent, selon ces philosophes, il viendrait quelque chose du Non Être, si l’on n’admettait pas que le Blanc et le Non-blanc sont une seule et même chose.
Il n’est pas très difficile de répondre à cette objection. En se reportant à ce qui a été dit dans la Physique, on peut voir comment toutes les choses qui se produisent viennent du Non-être, et comment elles viennent de l’Être. Ce serait une naïveté de prêter une égale attention aux deux opinions, et aux arguments qu’enfante l’imagination des uns et des autres, dans ces discussions. Il est d’abord de toute évidence que les uns, ou les autres, doivent être dans l’erreur nécessairement. Et il suffit pour s’en convaincre d’observer les faits qui frappent nos sens. Jamais, en effet, la même chose ne saurait paraître, telle à ceux-ci, et le contraire à ceux-là, [1063a] que quand, chez les uns ou chez les autres, l’organe qui perçoit les saveurs qu’on vient d’indiquer, a subi quelque altération, ou est atteint de quelque infirmité. S’il en est ainsi, il faut bien admettre que les uns sont alors la mesure des choses, et que les autres ne sauraient l’être.
J’en dis tout autant du bien et du mal, du beau et du laid, et de toutes les notions de même ordre. Il en est de ceci comme il en est lorsqu’on se met le doigt sous le globe de l’oeil, et que, au lieu d’un seul objet, on en voit deux, Il y a donc deux objets, puisqu’il en paraît deux, en effet, ; mais, l’instant d’après, il n’y en a plus qu’un, puisqu’en réalité, si l’on ne presse pas l’organe, l’objet paraît unique, comme il l’est effectivement.
D’ailleurs, il est souverainement absurde de prétendre fonder le jugement de la vérité sur des objets qui sont soumis à un changement perpétuel, sous nos regards, et qui ne demeurent jamais un seul instant dans le même état. On ne doit chercher à trouver la vérité que dans les choses qui sont éternellement les mêmes, et qui ne subissent jamais le moindre changement. Tels sont, par exemple, les corps célestes. Ils ne sont pas, tantôt d’une façon, et tantôt d’un aspect différent et variable ; ils sont éternellement les mêmes, et ils ne subissent jamais la loi du changement.
D’autre part, si le mouvement existe, et si le mobile qui est mû doit passer toujours d’un point, d’où il part, à un point où il arrive, il faudrait, d’après ces doctrines, que le mobile fût encore dans le point d’où il se meut, et qu’en même temps il n’y fût plus ; il faudrait qu’il se mût vers un point, et qu’en même temps il y fût déjà arrivé.
Mais ces philosophes eux-mêmes doivent reconnaître que les deux parties de la contradiction ne peuvent pas être vraies à la fois ; et si les choses de ce monde sont dans un flux perpétuel, et dans un mouvement incessant, sous le rapport de la quantité, et qu’on admette ce système tout faux qu’il est, pourquoi les choses ne seraient-elles pas immobiles sous le rapport de la qualité ? En effet, leur argument principal pour affirmer que les deux parties de la contradiction peuvent s’appliquer également à la même chose, est tiré de cette supposition que la quantité n’est pas permanente dans les corps, et qu’un même corps peut avoir quatre coudées, et, ensuite, ne les avoir plus. Mais la substance des choses se rapporte à leur qualité, qui est d’une nature définie, tandis que la quantité est indéterminée de sa nature,
Autre objection. Pourquoi, quand le médecin leur prescrit tel aliment, le prennent-ils volontiers ? Car, selon eux, où serait la raison de croire que ce soit du pain, plutôt que de croire le contraire ? Par suite, il leur devrait être indifférent de manger, ou de ne pas manger. Et cependant, ils prennent bien la nourriture que le médecin leur prescrit, parce qu’ils croient qu’ils sont dans le vrai, quoiqu’ils dussent se garder de le faire, si, comme ils le prétendent, il n’y a pas dans les choses sensibles une nature qui persiste absolument, et si elles sont toutes livrées à un mouvement et à un flux perpétuels.
D’ailleurs, si nous-mêmes nous changeons sans cesse, et si nous ne restons jamais les mêmes un seul instant, pourquoi s’étonner que les choses ne nous semblent jamais les mêmes, ainsi qu’elles ne le semblent pas non plus aux malades ? [1063b] Quand on est malade, comme la disposition, où l’on est varie sans cesse, avec l’état de la santé, les objets que perçoit la sensibilité n’apparaissent plus de la même manière. Pourtant, ce n’est pas un motif pour que les objets eux-mêmes éprouvent le plus léger changement ; seulement, ils causent aux malades des sensations différentes, et qui ne sont plus du tout les mêmes.
Il en est peut-être nécessairement encore ainsi, pour le mouvement dont nous parlons ici, quand nous le ressentons. Mais si nous ne changions pas personnellement et si nous restions les mêmes, il y aurait dès lors quelque chose de permanent pour nous.
Quant aux philosophes qui soulèvent, d’une façon toute gratuite, ces difficiles questions, on ne peut guère les réfuter du moment qu’ils ne posent pas un principe, dont ils ne demandent plus la raison ; car c’est à cette seule condition qu’il peut y avoir raisonnement et démonstration. En ne posant aucun principe, comme ils le font, on empêche toute discussion et tout raisonnement quelconque. Il n’y a donc point à raisonner avec de tels adversaires. Mais quant à ceux qui élèvent des doutes sérieux, il est assez aisé de répondre aux difficultés qui causent l’incertitude dans leur esprit.
On peut tirer la réponse à leur faire de ce que nous avons déjà dit ; car ce qui résulte clairement de nos explications antérieures, c’est que jamais les affirmations opposées ne peuvent être vraies d’une même chose, dans un seul et même moment, non plus que les contraires, puisqu’ils s’expriment sous forme privative. C’est ce qui est de toute évidence, quand on prend la peine d’analyser à fond la théorie des contraires. Par la même raison, il ne se peut pas que jamais les intermédiaires puissent n’être appliqués qu’à un seul et même terme. Par exemple, si l’objet est blanc, et que nous disions qu’il n’est, ni blanc, ni noir, nous sommes dans le faux ; car il en résulterait que le même objet serait blanc, et qu’il ne le serait pas. Il n’y a qu’une seule des deux assertions accouplées qui soit vraie de l’objet ; et c’est la contradiction du blanc.
Ainsi, il est également impossible d’être dans le vrai, soit qu’on suive Héraclite, soit qu’on suive Anaxagore. Si l’on s’en tient à leur doctrine, on est amené à attribuer les contraires à un seul et même objet. Quand on dit, en effet, que tout est dans tout, en partie du moins, on n’affirme pas plus d’une chose qu’elle est douce que l’on n’affirme qu’elle est amère, ou qu’on ne lui prête telle autre qualité contraire, de quelque ordre que ce soit. La conséquence est inévitable, du moment que tout est dans tout, non pas seulement en puissance, mais en réalité actuelle et parfaitement distincte.
Par la même raison, il n’est pas possible que toutes les assertions soient fausses, ni qu’elles soient toutes vraies. D’abord, on vient de voir toutes les difficultés qu’entraîne cette doctrine, et que nous avons énumérées. Ensuite, si toutes les assertions sont fausses sans exception, cette assertion elle-même qu’on énonce n’est pas plus vraie que les autres ; et enfin, si toutes les assertions sont vraies, celui qui dit qu’elles sont toutes fausses ne peut pas non plus être dans le faux.
Chapitre 7
Toute science s’applique à rechercher des principes et des causes, en ce qui concerne les objets qui rentrent dans son domaine. [1064a] C’est ce que font la médecine, la gymnastique, et toutes les autres sciences, soit les sciences productrices, soit les sciences mathématiques. Chacune d’elles sans exception, après s’être tracé un cadre relatif à un certain genre d’objets, s’occupe de son objet propre, en admettant que cet objet existe, et qu’il est réel. Mais elle ne l’étudie pas en tant qu’Être, attendu qu’il y a une science spéciale qui, en dehors des autres sciences, s’occupe de cette question. Chacune des sciences qu’on vient d’indiquer, acceptant à un certain point de vue l’existence de son objet, dans chaque genre particulier, essaie ensuite de montrer, avec plus ou moins d’exactitude, toutes les autres conditions de cet objet.
Les unes acceptent l’existence de l’objet, en s’en rapportant au témoignage des sens ; les autres supposent cette existence d’après certaines hypothèses ; et cette simple induction suffit pour faire voir qu’elles ne donnent point de véritable démonstration, ni de la substance, ni de l’existence réelle.
Quant à la science de la nature, on reconnaît évidemment qu’elle n’est, ni une science pratique, ni une science qui arrive à produire telles ou telles choses. Pour la science qui produit quelque chose, le principe du mouvement est dans l’agent producteur, et non dans le résultat produit ; et alors, c’est un art d’une certaine espèce, ou telle autre faculté de produire. De même non plus pour la science pratique, le mouvement n’est pas dans l’objet pratiqué ; il est plutôt dans les êtres qui pratiquent. Mais la science du physicien s’applique à des êtres qui ont en eux-mêmes le principe de leur mouvement ; et cela seul suffit à montrer que la Physique, la science de la nature, n’est point une science pratique, ni une science productrice, mais qu’elle est simplement théorique et observatrice ; car il faut nécessairement qu’elle soit dans une de ces trois classes.
Mais comme il n’y a pas de science qui ne connaisse, dans une certaine mesure, l’existence de son objet, et qui ne s’en serve comme de son principe, il faut se bien fixer sur la manière dont le physicien doit envisager cette existence, et se demander s’il doit la considérer, ou comme on considère la notion de Camus, ou comme on considère la notion de Creux. La notion de Camus implique toujours, quand on la définit, la matière de la chose, tandis que la notion de Creux est indépendante de la matière. La qualité de Camus ne peut, en effet, s’appliquer jamais qu’à un nez ; et la définition de cette qualité comprend. toujours la notion de nez, puisque le Camus n’est qu’un nez creusé d’une certaine façon. Il est donc évident que, quand on parle de la chair, de l’oeil, ou de telles autres parties du corps, on fait toujours entrer l’idée de la matière dans la définition qu’on en donne.
Mais comme il y a une science qui étudie l’Être en tant qu’Être, et séparé de la matière, il nous faut voir si cette science est identique à la science de la nature, ou si plutôt elle n’en est pas différente. Comme on vient de le dire, la Physique s’occupe des êtres qui ont en eux-mêmes le principe de leur mouvement. La science mathématique est bien aussi une science d’observation théorique ; mais les êtres qu’elle étudie, s’ils sont immobiles, ne sont pas cependant séparés de la matière. Il faut donc qu’il y ait une autre science, distincte de ces deux-là, qui étudie l’Être immobile et indépendant, si toutefois il existe une substance de ce genre. J’entends par là une substance isolée et immobile, telle que nous essaierons de la prouver ; et s’il existe au inonde une nature de ce genre, c’est en elle aussi que sera le divin ; en d’autres termes, c’est le premier principe, le principe souverain.
[1064b] On le voit donc, il y a trois genres principaux de sciences d’observation théorique : la Physique, les Mathématiques et la Théologie. Ainsi, les sciences théoriques sont les plus hautes de toutes les sciences ; et parmi celles qui viennent d’être indiquées, la plus haute encore, c’est la dernière nommée, attendu qu’elle s’applique à ce qu’il y a de plus grand parmi les êtres. Une science est supérieure, ou inférieure, selon l’objet propre de ses études.
C’est une question de savoir si la science de l’Être en tant qu’Être est, ou n’est pas, une science universelle. Parmi les sciences mathématiques, chacune s’attache à un genre d’êtres déterminé ; la science universelle doit s’appliquer à tous les êtres sans exception. Si donc les substances physiques étaient les premières parmi les êtres, il s’ensuivrait que la Physique serait aussi la première des sciences. Mais s’il y a une autre substance, une autre nature, séparée et immobile, il faut nécessairement que la science qui étudie cette substance, soit antérieure à la Physique, et antérieure en tant qu’universelle.
Chapitre 8
Comme le mot d’Être, exprimé d’une manière absolue, peut recevoir plusieurs acceptions, dont l’une s’applique à l’Être pris en un sens accidentel, il nous faut tout d’abord étudier l’Être qui n’est Être que de cette dernière façon.
Un premier point qui est évident, c’est qu’il n’est pas une seule des sciences, reconnues pour telles, qui s’occupe de l’accident. Ainsi, par exemple, l’architecture, dont l’objet est de construire nos maisons, ne se préoccupe pas de savoir si les habitants de la maison qu’elle a construite y éprouveront de la douleur ou du plaisir. L’art du tisserand, l’art du corroyeur, l’art du cuisinier même, n’ont pas davantage de ces préoccupations, qui ne les regardent pas.
Chacune de ces sciences ne doit exclusivement songer qu’à son objet propre. C’est là leur fin spéciale. Elles n’ont pas à considérer, par exemple, comment l’individu est à la fois musicien et grammairien ; pas plus qu’elles n’ont à considérer si, étant musicien d’abord, il est devenu grammairien ensuite, pour posséder à la fois ces deux qualités, qu’il n’avait pas antérieurement ; car lorsqu’une chose existe sans, exister toujours, c’est qu’elle est devenue telle qu’elle est ; et voilà comment l’individu a pu devenir tout ensemble musicien et grammairien.
Ce sont là des recherches auxquelles ne se livre aucune des sciences véritables ; et ces questions n’occupent guère que la Sophistique, qui est la seule, en effet, à appliquer son attention à l’accident. Aussi, Platon n’a–t-il pas tort, quand il dit que la Sophistique perd son temps à s’occuper du Non-être, en d’autres termes, de ce qui n’est pas.
Pour se convaincre qu’il n’y a pas de science possible de l’accident, on n’a qu’à prendre la peine de voir ce que c’est réellement que l’accident.
Nous avons reconnu que, parmi les choses, il y en a qui sont toujours et de toute nécessité ; et je n’entends pas ici cette nécessité qui n’est que le résultat d’une violence, mais celle que nous faisons intervenir dans les choses de démonstration. Il y a aussi des choses qui ne sont que dans la plupart des cas, ou qui même, sans être dans la pluralité des cas, ne sont, ni toujours, ni nécessairement, mais comme le veut le hasard.
Par exemple, il peut faire froid dans le temps de la Canicule ; mais le froid dans cette, saison n’est pas d’une nécessité constante ; il n’est pas même ordinaire à cette époque de l’année ; seulement, il peut parfois s’y produire.
[1065a] Donc l’accident est ce qui n’est, ni toujours, ni nécessairement, ni même dans les cas les plus fréquents.
Du moment que l’accident est bien ce qu’on vient de dire, on voit nettement pourquoi il n’y a pas de science possible de l’accident. Toute science s’applique à quelque chose qui est, ou toujours, ou le plus ordinairement ; et l’accident n’est, ni d’une façon, ni de l’autre.
Par suite ; il n’est pas moins clair qu’il n’y a, pour l’Être par accident, ni les mêmes principes, ni les mêmes causes que pour l’Être en soi ; car alors tout sans exception serait nécessaire. Il est facile de le voir. En effet, si, telle chose étant, telle autre chose est, et que, cette seconde étant, une troisième soit aussi, non pas arbitrairement, mais de toute nécessité, la chose dont la première était cause sera également de toute nécessité ; et ainsi de suite, jusqu’à la chose qui sera regardée comme étant causée la dernière. Or on supposait qu’elle n’était qu’un accident.
Ainsi, tout ne serait que nécessité ; et, par conséquent, tout ce qui peut être d’une façon, ou d’une autre, tout ce qui peut indifféremment se produire, ou ne pas se produire du tout, serait retranché du nombre des choses possibles. Cette conclusion est inévitable, en supposant même que la cause ne soit pas encore réellement, mais qu’elle soit simplement en voie de se produire ; car tout alors deviendra encore absolument nécessaire.
Supposons, par exemple, qu’une éclipse doive avoir lieu demain, si tel phénomène se produit après un autre qui le précède, et si cet autre encore se produit après un troisième. Ceci admis, si, d’un temps déterminé, on retranche le temps qui doit s’écouler, depuis l’instant où l’on est jusqu’au lendemain, on arrive à un fait présent et actuel ; et comme celui-là existe bien réellement, tout ce qui doit venir après lui devient nécessaire aussi ; tout alors est soumis à une absolue nécessité.
L’Être pris comme étant vrai, et comme étant accidentel, a deux aspects : ou il vient d’une combinaison de la pensée, dans laquelle il n’est qu’une modification ; et par cela même, il n’y a pas à chercher ses principes, puisqu’on ne recherche des principes que pour l’Être qui est en dehors de la pensée et séparé d’elle ; ou bien, l’Être n’est pas nécessaire, mais il est indéterminé ; et j’entends ici parler de l’Être qui n’est accidentel que dans la minorité des cas.
Pour l’Être ainsi compris, les causes sont sans ordre et sans nombre. Mais pour les choses de la nature, ou pour celles qui viennent de l’intelligence, il y a toujours un pourquoi ; et il n’y a de hasard que quand une de ces choses vient à se produire accidentellement. De même, en effet, que l’Être est, ou en soi, ou accidentel, de même la cause a aussi ces deux caractères. Le hasard est cause accidentelle dans les choses où peut agir notre préférence, en vue d’une certaine fin. Et voilà comment l’intelligence et le hasard s’appliquent au même objet, puisque, sans intelligence, il n’y a pas de préférence possible.
Aussi, les causes d’où peuvent sortir les choses de hasard sont-elles indéfinies. Le hasard échappe, et reste obscur, au calcul de l’homme ; et il n’est cause qu’accidentellement ; absolument parlant, il n’est cause de rien. Le hasard est bon ou mauvais, selon que ce qui en résulte est bon ou mauvais. C’est un malheur, c’est une infortune, selon l’importance des cas.
[1065b] Mais comme jamais ce qui est accidentel ne peut être antérieur à ce qui est en soi, les causes ne le sont pas davantage. Si donc l’on admet que c’est le hasard, et même le spontané, qui sont les causes du ciel, on peut affirmer que la cause antérieure, c’est l’intelligence et la nature.
Chapitre 9
On peut distinguer ce qui est exclusivement en acte, ce qui est en puissance, et, en troisième lieu, ce qui est tout ensemble en puissance et en acte. On peut appliquer ces distinctions à l’Être, à la quantité, et à tout le reste.
Mais il n’y a pas de mouvement possible en dehors des choses ; car le changement ne peut avoir lieu que dans les catégories de l’Être ; et il n’y a rien de commun entre elles, pas plus que le changement n’a lieu dans une seule et même catégorie. Chacune d’elles peut s’appliquer à toutes les choses de deux façons : par exemple, dans l’Être, on peut distinguer sa forme et sa privation ; dans la qualité, on peut distinguer, par exemple, le blanc et le noir ; dans la quantité, le complet et l’incomplet ; dans la translation, le haut et le bas ; ou, sous un autre point de vue, le léger et le lourd. Par conséquent, il y a, pour le mouvement et le changement, autant d’espèces qu’il y en a pour l’Être lui-même.
L’Être se divisant dans chacun de ses genres, ici en puissance, et là en acte parfait, en Entéléchie, j’appelle mouvement l’acte du possible en tant que possible. Que ce soit là une définition exacte, voici ce qui le prouve. Qu’il s’agisse, par exemple, d’une chose à construire, en tant qu’elle peut se construire, nous disons que cette chose est en acte du moment qu’elle est construite ; c’est précisément la construction. Même observation pour l’étude des choses qu’on apprend ; pour la guérison d’une maladie, pour la rotation des corps, pour la marche, pour le saut, pour la vieillesse, et pour la maturité de vigueur que l’âge viril peut donner.
Il y a donc mouvement quand l’Entéléchie est la même que la puissance, et le mouvement n’existe, ni auparavant, ni après. L’Entéléchie de l’Être en puissance, de l’être possible, qui devient par cette Entéléchie un être actuel, soit qu’il se meuve lui-même, soit qu’il devienne autre en tant que mobile, c’est ce qu’on nomme le mouvement.
Par cette expression « En tant que », voici ce que j’entends. L’airain, par exemple, est en puissance la statue ; et cependant, ce n’est pas parce qu’il y a Entéléchie de l’airain en tant qu’airain, qu’il y a mouvement. Ce n’est pas la même chose d’être de l’airain, ou d’avoir une certaine puissance, puisque, si c’était la même chose absolument, d’après notre définition, l’Entéléchie de l’airain serait un mouvement. Pour se bien convaincre que ce n’est pas la même chose, on n’a qu’à regarder aux contraires. On accorde bien que pouvoir être en santé et pouvoir être malade, ce n’est pas du tout la même chose ; autrement, être en santé ou être malade, ce serait tout un. Ce qui est vrai, c’est que le sujet qui est bien portant, ou qui est malade, que ce soit par la lymphe ou par le sang, reste identique et qu’il est Un ; mais, comme ce n’est pas la même chose, pas plus que la couleur n’est identique à l’objet qu’elle rend visible, la réalisation du possible en tant que possible, c’est le mouvement.
On voit donc clairement que cette réalisation est bien le mouvement, et qu’il y a mouvement quand cette réalisation se produit, en tant qu’elle est ce qu’elle est, et qu’il n’y a de mouvement, ni avant, ni après. Toute chose, en effet, peut, tantôt être en acte, et tantôt n’y être pas.
[1066a] Considérons, par exemple, une chose à construire, en tant qu’elle est à construire. L’acte de la chose qui peut être construite, en tant qu’elle peut être construite, c’est la construction. Or, la construction, c’est, ou l’acte lui-même, ou la maison. Mais, du moment que la maison est faite, la chose à construire n’est plus, puisque ce qui était à construire est construit. Donc nécessairement, la construction, c’est l’acte ; et la construction est bien un mouvement.
On appliquerait la même définition à toutes les autres espèces de mouvements. Ce qui montre bien que cette définition du mouvement est exacte, ce sont les théories que d’autres en ont essayées, et c’est aussi la difficulté de le définir autrement que nous ne le faisons. D’abord, ou ne saurait placer le mouvement dans un autre genre que celui où nous le mettons nous-mêmes ; et, sur ce point, nous en appelons aux systèmes qu’on a tentés.
Les uns font du mouvement une hétérogénéité, une inégalité, ou le Non-être Mais, dans tout cela, le mouvement n’est pas nécessaire ; et le changement ne tend pas plus vers ces termes, ou n’en vient pas plus que des contraires. Ce qui a pu donner à. croire que le mouvement se trouve dans ces notions, c’est que le mouvement fait l’effet de quelque chose d’indéterminé. Les principes de la série correspondante sont indéterminés également, parce qu’ils sont privatifs ; car aucun de ces principes n’est, ni substance, ni qualité, non plus qu’il n’est aucune des autres catégories.
Ce qui fait que le mouvement doit nous paraître indéterminé, c’est qu’on ne saurait le placer, ni dans la puissance, ni dans la réalité actuelle des choses ; la quantité en simple puissance ne paraît pas avoir le mouvement, pas plus que la qualité en acte.
Le mouvement cependant doit bien être un acte ; mais c’est un acte incomplet. Cela tient à ce que le possible est l’incomplet lui-même, relativement à la chose en acte. Voilà comment il est si difficile de se rendre un compte précis du mouvement.
Il faut donc classer le mouvement, ou dans la privation, ou dans la puissance, ou dans l’acte pur et simple. Mais aucune de ces solutions ne paraît acceptable ; et il ne reste qu’à répéter ce qu’on vient de dire, que le mouvement est bien un acte, mais non pas l’acte tel qu’on le définit d’ordinaire, difficile sans doute à discerner, mais néanmoins pouvant être réel.
Il est évident, de plus, que le mouvement a lieu dans le mobile qui est mû, puisqu’il est l’acte de la chose à mouvoir, par la chose capable de donner le mouvement ; et que l’acte de cette chose motrice n’est pas différent, puisqu’il faut nécessairement que le mouvement soit l’Entéléchie, ou l’acte, des deux à la fois. Être capable de mouvoir, c’est une simple puissance ; mouvoir effectivement, c’est un acte. Le moteur agit sur la chose à mouvoir. Par conséquent, il n’y a également pour les deux qu’un acte unique, de même qu’il n’y a qu’un même intervalle d’Un à Deux, et de Deux à Un, comme entre la montée et la descente, et de la descente à la montée. Seulement, la manière d’être n’est pas unique, ni la même. C’est là tout à fait le rapport qui existe entre le moteur, et le mobile qui est mû.
Chapitre 10
L’infini est d’abord ce qui ne peut pas du tout être parcouru, attendu que c’est, par sa nature, qu’il ne peut pas l’être, de même que, par nature, la voix est invisible. Ou bien, l’infini est ce dont le cours est sans terme, ou ce dont on ne trouve le terme qu’à grande peine, ou ce qui, devant avoir un terme naturel, n’a cependant en fait, ni terme, ni limite ; enfin, l’infini peut être infini, soit par addition, soit par retranchement, ou par les deux à la fois.
[1066b] L’infini peut bien être quelque chose de séparé ; et pourtant, il échappe absolument à la perception sensible. Si, en effet, il n’est, ni grandeur, ni nombre, et que son essence soit d’être l’infini, sans que ce soit là pour lui un simple accident, dés lors il sera indivisible, puisque le divisible est toujours nécessairement un nombre, ou une grandeur. S’il est indivisible, il n’est pas infini, à moins que ce ne soit à la façon dont on dit de la voix qu’elle est invisible. Mais ce n’est pas ordinairement ainsi qu’on l’entend ; nous-mêmes nous ne le considérons pas ainsi ; et nous ne le concevons que comme ne pouvant jamais être parcouru tout entier.
Mais comment l’infini peut-il exister en soi, sans qu’il y ait une grandeur ni un nombre, dont l’infini soit une affection et un mode ? D’autre part, si l’infini n’existe que comme accident, il ne saurait être un élément des êtres en tant qu’infini, pas plus que l’invisible n’est un élément de la voix, bien que cependant la voix soit réellement invisible.
Ce qui n’est pas moins évident, c’est que l’infini ne saurait jamais être actuel ; car la partie qu’on en détacherait, quelle qu’elle fût, serait infinie, puisque faire partie de l’infini ou être infini, c’est la même chose, du moment que l’infini est une substance, et n’est jamais attribuable à un sujet.
Ainsi, l’infini est indivisible ; ou s’il est divisible et partageable, il l’est à l’infini. Mais il est impossible que plusieurs infinis soient un même et seul infini. De même que l’air est une partie de l’air, de même l’infini est une partie de l’infini, si l’infini est une substance et un principe. Donc, l’infini est impartageable et indivisible. Mais il est impossible que rien de ce qui est actuel et en Entéléchie soit infini ; car alors, l’infini serait nécessairement une quantité. Donc, l’infini n’existe qu’accidentellement. Or, nous avons vu qu’un principe ne peut jamais être un accident ; mais ce qui est principe alors, c’est l’être même dont il est une qualité accidentelle : l’air, par exemple, ou le nombre pair.
Jusqu’à présent, notre étude sur l’infini est restée toute générale ; maintenant, il faut montrer que l’infini ne peut faire partie des choses que nos sens perçoivent.
Si la définition du corps est exacte, quand on dit que le corps est ce qui est limité par des surfaces, il s’ensuit qu’il ne peut pas y avoir de corps, ni sensible, ni intelligible, qui soit infini, pas plus qu’il ne peut y avoir de nombre séparé et infini ; car un nombre, ou ce qui a un nombre, peut toujours se compter.
Au point de vue physique, la démonstration est la même. L’infini ne peut être, ni composé, ni simple. Il n’est pas composé, puisque les éléments sont en nombre limité ; les éléments contraires doivent se faire équilibre, et l’un des deux ne saurait être infini, sans que celui des deux éléments dont la puissance serait moindre en quoi que ce fût, ne fût à l’instant détruit par l’autre, qui serait infini et absorberait le fini. Mais il n’est pas moins impossible que les deux éléments du composé soient infinis, puisque le corps est précisément ce qui a des dimensions en tous sens, et que l’infini est sans dimensions finies ; de telle sorte que, si l’infini était un corps, il devrait être infini en tous sens.
D’un autre côté, l’infini ne saurait être davantage un corps Un et simple, ni être, comme on le prétend quelque fois, en dehors des éléments, qu’on en fait cependant sortir. Évidemment, il ne peut pas y avoir de corps de ce genre en dehors des éléments, puisque les corps se résolvent dans l’élément, ou dans les éléments, d’où ils sortent. Or, il ne semble pas qu’en dehors des éléments simples, il puisse exister un pareil corps, qui serait, [1067a] ou le feu, ou tel autre élément ; car, à moins que l’un d’eux ne soit infini, il ne se peut pas que le tout, fût-il fini, soit, ou devienne, un de ces éléments, comme Héraclite prétend que l’univers entier devient feu.
Mêmes objections contre l’Unité, que les Physiciens admettent en dehors des éléments ; car tout changement vient du contraire ; et par exemple, le froid vient du chaud.
De plus, le corps sensible doit être en un lieu quelconque ; et le lieu est le même pour la partie, et pour le tout auquel elle appartient, pour la terre entière, ou pour une motte de terre. Par conséquent, si la partie est homogène au Tout, ou elle sera immobile, ou elle sera toujours poussée et en mouvement. Mais c’est là une chose impossible ; car pourquoi irait-elle en haut plutôt qu’en bas ? En tel lieu, plutôt qu’en tel autre ? Une motte de terre, par exemple, où ira-t-elle ? Dans quel lieu restera-t-elle en repos ? Car le lieu du corps qui lui est homogène est partout. Donc elle occupera aussi le lieu tout entier. Mais comment ? Qu’est-ce que son inertie et son mouvement ? Ou bien, sera-t-elle partout en repos ? Et alors elle ne pourra jamais se mouvoir. Ou bien, sera-t-elle partout en mouvement ? Alors, elle ne sera jamais en repos.
Si la partie est hétérogène, les lieux le sont aussi. D’abord, en ce cas, le corps du Tout n’est plus Un, si ce n’est par la contiguïté des parties. De plus, les parties seront finies ou infinies en espèces. Mais elles ne peuvent être finies. Les unes seront donc infinies ; les autres ne le seront pas, puisque le Tout est infini, que d’ailleurs ce soit du feu, ou que ce soit de l’eau. Mais c’est alors la destruction des contraires. Si les parties sont infinies et simples, les lieux seront infinis également ; et alors, les éléments seront infinis comme eux. Mais si c’est impossible et que les lieux soient finis, le Tout le sera nécessairement aussi.
En un mot, il ne se peut pas que le corps soit infini, non plus que le lieu des corps, si tout corps sensible doit avoir pesanteur, ou légèreté. En effet, le corps sera porté au centre ou en haut ; mais il est impossible que l’infini soit affecté, soit en entier, soit dans une moitié, soit dans une de ses parties quelconque. En effet, comment le diviser ? Où seront dans l’infini le haut, le bas, l’extrémité, le milieu ? Ajoutez que tout corps perceptible a un lieu, et que le lieu n’a que six espèces. Or, il est impossible qu’elles se trouvent dans un corps infini ; et d’une manière générale, si le lieu ne peut être infini, il ne se peut pas davantage que le corps le soit non plus, puisque le corps est nécessairement quelque part. Mais, « Quelque part » signifie, ou en haut, ou en bas, ou telle autre des positions connues ; et elles ont toutes une limite finie. D’ailleurs, l’infini n’est pas identique, ni en grandeur, ni en mouvement, ni en temps, comme si c’était une seule nature. Le postérieur ne se comprend que par sa relation avec l’antérieur ; et par exemple, le mouvement ne se comprend que par rapport à une grandeur, dans laquelle l’être change de lieu, s’altère, ou s’accroît et le temps ne se mesure que par le mouvement.
Chapitre 11
[1067b] Tout ce qui vient à changer change, tantôt d’une façon accidentelle et indirecte, comme lorsqu’on dit d’un musicien qu’il marche ; tantôt, c’est en un sens absolu qu’on dit d’une chose qu’elle change, quand une de ses parties seulement vient à changer en elle. Cette dernière nuance s’applique, par exemple, à tout ce qui se divise en parties différentes. Et c’est ainsi que l’on dit de tout notre corps, qu’il va bien, par cela seul que notre œil est guéri.
Mais il existe un mobile qui se meut primitivement et par lui-même ; c’est ce qu’on peut appeler le mobile en soi. Les mêmes nuances peuvent s’appliquer au moteur. Ainsi, tel moteur ne meut que par accident ; tel autre meut partiellement ; tel autre enfin meut en soi. Il y a aussi un moteur premier ; et il y a également un premier mobile, qui est met dans un certain temps, partant d’un certain point et se dirigeant vers tel autre point. Quant aux espèces, aux modes, et au lieu vers lesquels se dirige tout ce qui est mû, ce sont là des termes immobiles, tout comme sont immobiles aussi la science et la chaleur. Ce n’est pas la chaleur même qui est un mouvement ; c’est l’échauffement.
Le changement, qui n’est pas accidentel, ne se trouve pas en toutes choses ; il n’est précisément que dans les contraires, dans les intermédiaires, et dans la contradiction. On peut s’en convaincre par l’induction et l’analyse. Ainsi, l’objet qui est soumis au changement change en passant d’un sujet à un sujet, de ce qui n’est pas sujet à ce qui n’est pas sujet non plus, de ce qui n’est pas sujet à ce qui est sujet, et enfin de ce qui est sujet à ce qui n’est pas sujet. Le sujet que je veux indiquer ici, c’est ce qui est exprimé par l’affirmation.
Il en résulte qu’il n’y a nécessairement que trois changements possibles, parce qu’il ne peut pas y avoir changement de ce qui n’est pas sujet à ce qui n’est pas sujet ; car alors il n’y a là, ni contraire, ni contradiction, puisqu’il n’y a pas lieu à une opposition quelconque. Le changement de ce qui n’est pas sujet en un sujet contradictoire est une génération absolue, si le changement est absolu ; partielle, si le changement est partiel. Le changement d’un sujet en ce qui n’est pas sujet, est une destruction absolue, si le changement est absolu ; partielle, si le changement est partiel.
Si le Non-être peut s’entendre en plusieurs sens, et si ce qui est composé ou divisé par la pensée ne peut se mouvoir, ce qui n’est qu’en puissance ne le peut pas davantage. En effet, ce qui est en puissance est l’opposé de ce qui est d’une manière absolue ; car le Non-blanc, le Non-bon peuvent bien encore avoir un mouvement accidentel, puisque l’être qui n’est pas blanc pourrait être un homme ; mais ce qui, absolument parlant, n’est pas telle ou telle chose réelle, ne peut pas non plus se mouvoir de quelque façon que ce soit. C’est qu’il est impossible que le Non-être se meuve. Par suite, et si cela est vrai, il devient impossible aussi de dire que la génération soit un mouvement, puisque c’est le Non-être qui s’engendre et devient. Mais si le plus souvent le Non-être ne devient qu’accidentellement, il n’en est pas moins exact de dire que le Non-être s’applique à ce qui devient d’une manière absolue. On peut faire les mêmes observations concernant le repos du Non-être.
Ce sont là les difficultés qui se présentent ici ; et il faut y ajouter cette autre difficulté que tout ce qui est mû est dans un lieu, tandis que le Non-être n’a pas de lieu possible, puisque alors il existerait quelque part.
La destruction n’est pas davantage un mouvement ; car le contraire d’un mouvement, c’est un autre mouvement ou le repos, tandis que la destruction est le contraire de la génération. [1068a] Mais, comme tout mouvement est un changement de certaine espèce, et que les changements sont au nombre de trois, ainsi qu’on l’a vu, et comme les changements relatifs à la destruction et à la génération ne sont pas des mouvements, et qu’ils ne sont que les termes de la contradiction, il résulte de tout ceci qu’il n’y a de changement possible que d’un sujet à un sujet ; et les sujets ne sont que des contraires, ou des intermédiaires. Ajoutez qu’on peut prendre la privation pour un contraire, quoiqu’elle puisse s’exprimer aussi sous forme affirmative, comme dans ces mots, par exemple : Nu, Édenté, Noir.
Chapitre 12
Si les catégories se divisent en substance, qualité, lieu, action, souffrance, relation, quantité, il n’y a nécessairement de mouvement que dans trois d’entre elles : qualité, quantité, lieu. Il n’y en a pas pour la substance, parce qu’il n’y a rien de contraire à la substance. Il n’y en a pas non plus pour la relation ; car, l’un des deux relatifs ne changeant point, il peut n’être pas vrai que l’autre ne change pas non plus. Donc, dans les relatifs, le mouvement n’est qu’accidentel.
Il n’y a pas davantage de mouvement dans les catégories de l’action et de la souffrance, ni dans le moteur et le mobile, parce qu’il n’y a pas de mouvement de mouvement, ni génération de génération ; en un mot, il n’y a pas changement de changement.
Cette expression « Mouvement de mouvement » peut s’entendre de deux manières. Et d’abord, le mouvement pourrait alors s’appliquer à un sujet, comme on dit d’un homme qu’il est mû lorsqu’il change du blanc au noir. Ce serait en ce même sens qu’on pourrait dire du mouvement qu’il change, qu’il s’échauffe, qu’il se refroidit, qu’il se déplace, qu’il s’accroît. Mais cela est impossible ; car le changement ne peut pas être pris pour un sujet. En second lieu, le changement de changement pourrait s’entendre dans ce sens que le sujet serait changé par le changement en une autre espèce ; de même que l’homme peut changer de la maladie à la santé. Mais cela même n’est alors possible qu’accidentellement.
En effet, tout mouvement n’est qu’un changement d’un état en un autre état, comme cela est pour la production et pour la destruction ; seulement, les changements entre les opposés ne sont pas des mouvements. C’est donc en même temps que l’on change de la santé à la maladie ; et de ce changement même en un autre. Il est, par suite, évident, que si l’on a été malade, c’est qu’auparavant on aura éprouvé un changement quelconque ; car on peut être aussi en repos.
Et ce n’est pas toujours un changement quelconque qu’on subit ; ce changement aussi tend à aller d’un certain état vers un autre état. Ce serait donc la guérison qui serait opposée à la maladie, mais uniquement parce qu’elle est accidentelle. C’est ainsi qu’on change en passant du souvenir à l’oubli, parce que le sujet, en qui sont l’oubli et la maladie, change pour arriver, ici à la science ; et là, à la santé.
Mais ce serait se perdre dans l’infini s’il y avait changement de changement, production de production. Quand un mouvement ultérieur a lieu, il faut nécessairement que le mouvement antérieur ait eu lieu aussi. Par exemple, si une production absolue a eu lieu de quelque façon que ce soit, l’être qui devient d’une manière absolue s’est produit ; et [1068b] par conséquent, si l’être qui devient d’une manière absolue n’était pas encore, il était du moins quelque chose qui se produisait, ou qui était antérieurement produit. Or, si ce dernier être venait à se produire, c’est que ce qui se produisait alors existait déjà auparavant.
Mais comme dans les choses infinies, il n’y a pas de terme premier, il n’y en aura pas ici ; et il n’y aura pas davantage de ternie subséquent. Il est donc impossible que quelque-chose se produise, que quelque-chose se meuve, que quelque-chose puisse changer. Ajoutez que, pour un même objet, il y aurait alors un mouvement contraire, et aussi le repos, la génération et la destruction. Et par conséquent, au moment même où ce qui naît vient de naître, il est détruit ; car il ne se produit, ni à ce moment, ni plus tard, puisqu’il faut être d’abord pour être détruit.
Il faut, de plus, qu’il y ait une matière pour ce qui se produit et pour ce qui change. Quelle sera donc cette matière ? Et de même que ce qui s’altère est, ou un corps, ou une âme, de même la chose qui se produit ici sera-t-elle un mouvement ou une production ? Quel est le point où tend le mouvement ? Car il faut que le mouvement de telle chose, partant de tel point pour se diriger vers tel autre point, soit quelque chose et ne soit pas le mouvement.
Mais comment tout cela est-il possible ? Il n’y aura point, par exemple, étude d’étude, pas plus qu’il n’y a génération de génération, Puis donc que le mouvement n’appartient, ni à la substance, ni à la relation, ni à l’action, ni à la souffrance, il ne reste plus qu’à le placer dans la qualité, dans la quantité, et dans le lieu ; car dans chacune de ces catégories, il y a opposition par contraires. Quand je parle de qualité, je n’entends pas la qualité qui se trouve dans la substance, ni la qualité dans la différence, mais je veux parler de la qualité affective, celle qui fait qu’on dit d’un être qu’il est affecté de telle façon, ou qu’il ne l’est pas.
On entend par immobile, ou ce qui ne peut pas absolument être mis en mouvement, ou ce qui n’y est mis qu’à grand-peine, en beaucoup de temps, ou ce qui ne s’y met que très lentement, ou enfin ce qui, étant fait de sa nature pour se mouvoir, ne peut se mouvoir cependant, ni comme la nature le veut, ni dans le lieu qu’elle veut, ni de la façon qu’elle veut. La seule chose vraiment immobile est ce que j’appelle le repos. En effet, le repos est le contraire du mouvement ; et il est la privation du mouvement pour la chose qui peut le recevoir.
On dit que les choses ont ensemble un seul et même lieu, quand elles sont dans un même lieu primitif ; et l’on dit qu’elles ont un lieu séparé, quand elles sont dans un lieu différent. Les choses sont dites se toucher, quand leurs extrémités sont assemblées. L’intermédiaire est le point où naturellement doit passer d’abord ce qui change, avant d’arriver au terme dernier, où change ce qui naturellement change d’une manière Continue. Par contraire, en fait de lieu, on entend ce qui est le plus éloigné en ligne droite.
Une chose est dite consécutive à une autre, quand, venant après le point de départ et le principe, soit par sa position, soit par son espèce, ou par telle autre détermination, elle n’a aucun intermédiaire entre elle et les choses comprises dans le même genre. La chose est dite encore consécutive, quand elle vient à la suite sans interruption : par exemple, les lignes suivent la ligne, les unités suivent l’unité, la maison suit la maison. Rien n’empêche d’ailleurs qu’il n’y ait un autre intermédiaire ; car ce qui vient ensuite vient à la suite de quelque chose, et est un terme postérieur à quelque chose. Ainsi, Un ne vient pas après Deux, et la nouvelle lune ne vient pas après le second quartier du mois. [1069a] On dit d’une chose qu’elle est contiguë, quand elle vient à la suite des choses qu’elle touche sans intermédiaire.
Mais comme tout changement se passe dans les opposés, comme les opposés sont les, contraires et la contradiction, et comme il n’y a pas de terme moyen dans la contradiction, il est évident que l’intermédiaire doit être compris parmi les contraires. Le continu est quelque chose de contigu, et qui touche à la chose. On dit d’une chose qu’elle est continue, lorsque les extrémités de chacune des deux choses qui se touchent, et se suivent, deviennent une seule et même chose. Par conséquent, on voit que le continu n’est possible que pour les choses qui peuvent naturellement former, par le contact, un tout unique. On voit aussi que le premier de ces termes est le conséquent ; car ce qui ne fait que venir ensuite ne touche pas, tandis qu’au contraire ce qui est conséquent et continu touche la chose. Mais il ne suffit pas de toucher pour être continu.
Pour les choses où il n’y a pas de contact possible, il n’y a pas non plus de combinaison ; et c’est là ce qui fait que le point n’est pas identique à l’unité. Pour les points, il y a contact ; il n’y en a pas pour les unités ; pour elles, il y a seulement succession. Aussi, il y a des intermédiaires pour les points ; il n’y en a pas de possible pour les unités.
LIVRE XII
Chapitre 1
La substance est l’objet de nos études, puisque ce sont les principes et les causes des substances que nous recherchons. Si, en effet, l’on considère une chose quelconque formant un tout, la première partie dans ce tout est la substance ; et si l’on considère l’ordre de succession, c’est la substance encore qui est la première, quand on se place à cet autre point de vue. La qualité et la quantité ne viennent qu’après elle ; et même, à parler d’une manière absolue, la qualité et la quantité ne sont pas même des êtres ; ce ne sont que des qualifications et des mouvements, qui n’ont pas plus de réalité que n’en peuvent avoir le Non-blanc ou le Non-droit. Nous disons néanmoins de la qualité et de la quantité qu’elles Sont, comme nous le disons aussi du Non-blanc.
Il faut ajouter que, à part la substance, rien de tout le reste n’est séparé ; et les théories des anciens philosophes nous le font bien voir, puisqu’ils recherchaient les principes de la substance, ses éléments et ses causes. De nos jours, les philosophes prennent plus particulièrement les universaux pour des substances ; car ce sont des termes universels que les genres, qu’ils regardent surtout comme des principes et des substances, parce que leurs doctrines sont purement logiques. Les anciens, au contraire, adoptaient de préférence pour principes les substances particulières, le feu, la terre, par exemple, sans s’occuper de trouver un corps commun.
Or, il y a trois substances : l’une sensible ; et, dans celle-ci, on distingue la substance éternelle et la substance périssable. Tout le monde est d’accord sur cette dernière, qui comprend, par exemple, les plantes et les animaux. L’autre est la substance éternelle, pour laquelle il faut savoir si elle n’a qu’un élément unique, ou si ses éléments sont multiples. Enfin, il existe une autre substance immobile ; et quelques philosophes soutiennent qu’elle est séparée. Les uns la partagent en deux ; d’autres n’y voient qu’une nature unique, comprenant les espèces et les entités mathématiques ; tandis que d’autres encore n’admettent absolument, comme substances, que les seuls êtres mathématiques.
Les deux premières substances relèvent de la Physique, attendu qu’elles sont sujettes au mouvement. [1069b] Mais la dernière appartient à une autre science, puisque elle n’a aucun principe commun avec le reste.
Chapitre 2
La substance sensible est soumise au changement ; or, le changement vient toujours, soit d’opposés, soit de termes intermédiaires. Il ne vient pas, cependant, de tous les opposés sans exception ; car on ne peut pas dire du son qu’il soit blanc ; mais le changement vient du contraire. Il faut donc nécessairement qu’il existe quelque chose qui change, pour passer d’un contraire à l’autre, puisque ce ne sont pas les contraires eux-mêmes qui peuvent changer.
Remarquons, en outre, que ce quelque chose demeure et subsiste, tandis que le contraire ne subsiste pas. Ainsi, il doit y avoir, outre les contraires, un troisième terme, qui n’est autre que la matière. Mais nous avons vu que les changements sont au nombre de quatre, selon qu’ils se passent dans la substance, dans la qualité, dans la quantité, ou dans le lieu.
La production absolue, ou la destruction, est le changement relatif à la substance ; l’accroissement et le décroissement se rapportent à la quantité ; la modification se rapporte à la qualité ; et enfin, le changement relatif au lieu est le déplacement. Donc, les changements se font toujours entre les contraires, dans chaque genre.
Ainsi, ce qui change, c’est nécessairement la matière, qui est susceptible d’être l’un ou l’autre des contraires indifféremment. Mais, l’Être se présentant sous deux aspects, tout changement est le passage de l’Être en puissance à l’Être actuel ; et, par exemple, c’est le passage de ce qui est blanc en puissance à ce qui est blanc effectivement. Même remarque pour l’accroissement et le dépérissement. Par conséquent, non seulement toutes choses peuvent venir accidentellement du Non-être ; mais en outre, on peut dire que toutes viennent de l’Être, avec cette nuance toutefois que c’est de l’Être qui est en puissance, et qui n’est pas actuel.
Voilà ce que signifie l’Unité d’Anaxagore ; et c’est là la meilleure interprétation de son axiome, à savoir que « Tout était confondu ». Voilà ce que signifie le Mélange d’Empédocle et d’Anaximandre ; ou, comme le dit Démocrite, « Tout était confondu en puissance, mais non pas effectivement ». Ainsi, tous ces philosophes touchaient de bien près. à la théorie de la matière. Donc, tout ce qui change a une matière ; mais c’est une matière autre que celle des choses éternelles, qui ne sont point engendrées, et qui ont un mouvement de simple translation. Cette matière, non sujette à la génération, va d’un lieu à un autre.
On peut d’ailleurs se demander de quelle sorte de Non-être peut venir la génération, puisque le Non-être peut s’entendre de trois manières. Il y a d’abord le Non-être en puissance, qui, du reste, ne peut pas indifféremment produire la première chose venue, mais seulement l’un venant de l’autre. Il ne suffit pas de dire que toutes choses étaient ensemble et confondues ; car elles diffèrent par leur matière, et l’on peut se demander : Comment sont-elles devenues infinies, au lieu de se réduire à l’unité ? Et c’eût été facile, puisque l’Intelligence aussi était Une. Par conséquent, si la matière est Une, il n’a pu se produire en acte que l’Être dont la matière était d’abord en puissance.
Ainsi, il y a trois causes, de même qu’il y a trois principes ; deux d’entre eux forment l’opposition des contraires : d’une part, la définition avec l’espèce ; d’autre part, la privation ; le troisième principe est la matière.
Chapitre 3
Après ce qui précède, il nous faut dire que, ni la matière, ni la forme, ne peuvent être produites ; je veux dire, la matière et la forme dernière. En effet, tout changement change quelque chose, par quelque chose, et en quelque chose : [1070a] Par quelque chose, c’est le premier moteur ; Quelque chose, c’est la matière ; et En quelque chose, c’est la forme. Le devenir se perdrait dans l’infini, si ce n’est pas seulement l’airain qui devient sphérique, et qu’il faille encore que la forme sphérique devienne aussi, et que l’airain lui-même ait à devenir. Il faut donc nécessairement un point d’arrêt.
Puis, il est certain que toute substance vient d’une substance qui porte le même nom qu’elle, soit dans les choses que produit la nature et qui sont des substances, soit dans une foule d’autres choses ; car les choses sont le produit, ou de l’art, ou de la nature, ou du hasard, ou de leur propre spontanéité. L’art est un principe qui agit dans un objet autre que lui ; la nature, au contraire, est un principe dans l’objet même ; et c’est ainsi qu’un homme produit un homme. Quant aux autres causes, ce sont les privations de celles-là.
On peut distinguer trois substances : d’abord la matière, qui est quelque chose de distinct, apparaissant à nos sens ; car tout ce qui est Un au contact, sans que ce soit une simple connexion, est matière ou sujet ; ensuite, la nature à laquelle aboutit le changement, qui est la forme spéciale de l’Être et sa manière d’être quelconque ; enfin, la troisième substance formée des deux premières, et qui est la substance individuelle, comme, par exemple, Socrate, Callias.
Dans certains cas, la forme n’existe pas en dehors de la substance composée, qui la revêt. Ainsi, la forme de la maison n’existe pas en dehors de la maison, si ce n’est dans l’art qui la construit. Pour les choses de cet ordre, il n’y a, ni production, ni destruction possible ; et c’est d’une autre manière que les choses sont, ou ne sont pas, comme la maison sans la matière qui la forme, la santé, et tout autre produit de l’art.
Mais si la production et la destruction ont lieu quelque part, c’est dans les choses de la nature. Aussi, Platon ne se trompe-t-il pas quand il dit qu’il y a autant d’Idées qu’il y a de choses dans la nature, si, toutefois, il y a des Idées différentes pour des choses telles que le feu, la chair, la tête, etc. Tout est matière dans le monde ; et la matière dernière est la matière de la substance par excellence.
Les causes motrices doivent donc être considérées comme antérieures à ce qu’elles meuvent. Mais les causes qui ne sont que des définitions sont simultanées à l’objet défini. Par exemple, du moment que l’homme est sain et bien portant, la santé existe aussi ; et la figure de la boule d’airain est simultanée à la boule elle-même.
Y a-t-il, sous tout cela, quelque chose de permanent, c’est ce qu’il faut voir ; car c’est une chose très possible dans certains cas ; et, par exemple, on peut croire que l’âme est quelque chose de ce genre, si ce n’est l’âme tout entière, du moins cette partie de l’âme qui est l’entendement ; car peut-être l’âme tout entière ne peut-elle avoir cette propriété.
Il est donc bien clair que, pour ces choses-là, l’existence des Idées n’a rien de nécessaire, puisque l’homme produit l’homme, et que l’individu produit l’individu. On peut faire une remarque pareille pour les choses que les arts produisent, puisque l’art de la médecine est la définition même et la notion de la santé.
Chapitre 4
Les causes et les principes sont, en un sens, différents pour les différents objets ; et en un sens, ils ne le sont pas, si l’on se borne à parler des causes d’une manière générale, et qu’on admette que c’est, par simple analogie, que les principes sont identiques pour tous les êtres. Ainsi, l’on pourrait se demander si, en effet, les principes sont autres, ou s’ils sont les mêmes pour les substances et pour les relatifs, et appliquer à chacune des autres catégories des considérations semblables. Mais, en ceci, il serait insensé de croire à l’identité des principes pour toutes les choses, puisqu’on arriverait à dire que les relatifs et la substance viennent de principes tout pareils.
[1070b] En ce cas, comment l’identité serait-elle possible ? En dehors de la substance et des autres catégories, il n’y a rien qui puisse être commun. Or, l’élément est antérieur aux objets dont il est l’élément Mais la substance ne saurait être l’élément des relatifs, pas plus qu’aucun des relatifs ne peut être l’élément de la substance Encore une fois, comment pourrait-il se faire que les éléments de toutes choses fussent les mêmes, puisqu’il est de tout point impossible que jamais aucun des éléments puisse s’identifier avec le composé, que forment les éléments mêmes ? Ainsi, les lettres B et A ne sont pas identiques à la syllabe BA, qu’elles forment
Parmi les choses purement intelligibles, il n’y en a pas davantage qui puissent être des éléments, comme seraient, par exemple, l’Un ou l’Être, puisque l’Être et l’Un se retrouvent dans tous les composés Aucune des choses intelligibles ne peut être, ni substance, ni relation ; et cependant, il faudrait nécessairement qu’elles le fussent
Donc, les éléments ne sont pas les mêmes pour toutes choses ; ou plutôt, ainsi que nous venons de le dire, ils sont en partie les mêmes, et en partie ils ne le sont pas lis peuvent bien, par exemple, être les mêmes pour les corps sensibles, où la forme est, tantôt le chaud, et, en un autre sens, le froid, c’est-à-dire la privation du chaud. La matière est ce qui, en puissance, est primitivement en soi le froid et le chaud. Mais le chaud et le froid sont des substances, ainsi que les composés qui en viennent, et dont ils sont les principes. Et si du froid et du chaud, il sort quelque chose qui soit Un, comme la chair et l’os, qui en viennent, il faut nécessairement que le produit que forment le chaud et le froid, soit différent d’eux.
Ainsi, pour ces corps, les éléments et les principes sont les mêmes. Mais pour d’autres corps, ils sont différents. Il est donc impossible de dire en ce sens que les principes sont identiques pour tous les corps. Mais il y a entre eux une analogie pareille à celle qui fait dire que les principes sont au nombre de trois : la forme, la privation et la matière, bien que chacun de ces trois termes varie dans chaque genre particulier : par exemple, dans la couleur, c’est le blanc :, le noir et la surface ; c’est la lumière, l’obscurité et l’air, dont les composés sont la nuit et le jour.
Mais comme les causes ne sont pas seulement internes, et que, en outre, elles peuvent être extérieures aux objets, comme l’est le moteur, il est évident qu’il y a une différence entre le principe et l’élément. Tous les deux sont également des causes ; et le mot Principe peut avoir les diverses acceptions que nous venons d’indiquer. Mais ce qui produit le mouvement ou le repos, est bien aussi un principe et une substance. Ainsi, par analogie, on peut compter trois éléments, et quatre causes, ou principes différents, dans les différents êtres ; et la cause première, telle que le moteur, peut varier d’un objet à un autre Santé, maladie, corps ; dans cet ordre d’idées, le moteur, c’est la médecine ; arrangement, désordre d’un certain genre, pierres de taille, le moteur, c’est l’art de l’architecte.
Telles sont les nuances d’acception qu’on peut distinguer dans le mot Principe. Mais comme le moteur, pour les hommes qui existent dans la nature, c’est l’homme, et que, pour les hommes purement intelligibles, le moteur, c’est la forme ou le contraire de la forme, il y a trois causes, si l’on veut, quoiqu’on puisse aussi en compter quatre. En effet, la santé, à certains égards, se confond avec la médecine ; la forme de la maison se confond avec l’architecture, qui la construit ; l’homme produit l’homme. Puis, en dehors de ces objets, et comme étant le premier de tous ces moteurs, il y a le moteur qui met tout en mouvement dans l’objet entier.
Chapitre 5
Comme, parmi les choses, les unes peuvent avoir une existence séparée, et que les autres ne le peuvent pas, ce sont les premières qui sont les substances ; [1071a] et ce qui fait que les substances sont les causes de tout le reste, c’est que, sans les substances, les modes des choses et leurs mouvements ne sauraient exister. Il se peut ensuite que les substances soient l’âme avec le corps, ou l’intelligence et le désir, ou le corps tout seul.
Sous un autre point de vue, les principes sont les mêmes par analogie : tels sont l’acte et la puissance ; ce qui n’empêche pas que l’acte et la puissance ne soient différents, selon les différents objets, et qu’ils ne s’y comportent différemment. Ainsi, dans certains cas, c’est la même chose qui est, tantôt en acte, et tantôt en puissance ; et ces diversités peuvent se retrouver, par exemple, pour le vin, pour la chair, pour l’homme. Ceci rentre alors dans les causes énumérées par nous. Ainsi, la forme est en acte, quand il existe un être qui peut être séparé, ou quand existe le composé qui résulte des deux. La privation, c’est l’obscurité, ou c’est la maladie. La matière n’est qu’en puissance, puisqu’elle n’est que ce qui peut devenir indifféremment l’un ou l’autre des contraires.
L’acte et la puissance diffèrent encore d’une autre manière, dans les choses dont la matière n’est pas la même, et quand leur forme, au lieu d’être la même, est différente aussi. Par exemple, la cause qui produit l’homme, ce sont les éléments, c’est-à-dire le feu et la terre, en tant qu’ils sont la matière ; c’est, en outre, sa forme propre ; et aussi, tel autre être extérieur, notamment le père qui l’a engendré. Mais, outre ces causes, on peut dire encore que la cause de l’homme, c’est le soleil et le cercle oblique que le soleil décrit. Ce ne sont là, ni la matière, ni la forme de l’homme, ni la privation, ni rien qui lui soit homogène ; mais ce sont ses principes moteurs.
Il faut remarquer encore qu’il y a des causes qui peuvent recevoir une appellation universelle, et d’autres auxquelles une telle appellation ne s’applique pas. Ainsi, les premiers principes de toutes choses, ce sont le primitif actuel et la forme ; à un autre égard, c’est ce qui est en puissance, ou le possible. Mais les universaux ne sont pas des principes, attendu que l’individuel seul peut être le principe des individus. Homme est bien l’universel de l’homme, mais ce n’est jamais tel ou tel homme ; tandis que c’est Pélée qui est réellement le principe d’Achille ; c’est votre père qui est votre principe ; et c’est tel B qui est le principe de telle syllabe BA ; si B est universel et absolu, BA l’est également.
De plus, les espèces sont les principes des substances. C’est que les causes et les éléments diffèrent, ainsi qu’on l’a dit, pour les choses qui ne sont pas dans le même genre : les couleurs et les sons, par exemple, ou bien aussi la substance et la quantité. Les principes ne se confondent que par analogie. Ils sont encore différents même pour des choses qui sont de la même espèce ; non pas qu’alors ils diffèrent spécifiquement, mais ils diffèrent en ce sens qu’il y a un principe distinct pour chaque individu. Et, par exemple, la matière dont vous êtes fait, votre forme et votre moteur, ne sont, ni ma matière, ni ma figure, ni mon moteur. On ne pourrait les identifier que par leur définition générale.
Quant à savoir quels sont les principes et les éléments des substances, des relatifs, des qualités, et s’ils sont différents ou s’ils sont identiques, il est évident que, si l’on ne consulte que leurs acceptions multiples, ils peuvent être les mêmes pour chaque chose ; mais que, si l’on y fait les distinctions nécessaires, ils ne sont plus les mêmes, et qu’ils sont autres. Ils ne sont identiques qu’en ce sens qu’ils sont les principes de tout, ou le sont au moins par analogie, en tant qu’ils sont la matière, la forme, la privation, et le moteur en toutes choses.
En un autre sens encore, on peut regarder les causes des substances comme les causes de tout, puisque tout est détruit dès que les substances sont détruites. La cause aussi est le primitif en acte, en Entéléchie. C’est encore de cette façon que se présentent les autres primitifs, tels, que les contraires, qui ne peuvent être pris, ni comme des genres, ni en plusieurs acceptions. Enfin, les matières, dans toutes les choses, peuvent être considérées également comme des causes.
[1071b] Nous avons donc expliqué ce que sont les principes des choses sensibles. et quel en est le nombre ; et nous avons dit aussi comment ils sont les mêmes, et comment ils sont différents.
Chapitre 6
Nous avons reconnu qu’il y a trois substances, dont deux sont physiques, et dont la troisième est immobile. Maintenant nous allons démontrer, pour cette dernière, que, de toute nécessité, il n’y a qu’une substance éternelle qui puisse être immobile. Les substances, en effet, sont les premiers des êtres ; et si toutes les substances étaient périssables, tout absolument serait périssable comme elles. Mais il est impossible que le mouvement naisse, ou qu’il périsse, puisqu’il est éternel, ainsi que nous l’avons établi. Le temps ne peut pas davantage commencer ni finir, puisqu’il ne serait pas possible qu’il y eût, ni d’Avant, ni d’Après, si le temps n’existait pas.
Ajoutons que le mouvement est continu de la même manière que le temps peut l’être aussi ; car, ou le temps se confond identiquement avec le mouvement, ou il est un de ses modes. Or, le mouvement ne peut être continu que dans l’espace ; et le seul mouvement qui, dans l’espace, puisse être continu, c’est le mouvement circulaire.
Mais l’être capable de mouvoir, ou capable de faire quelque chose, a beau exister, s’il n’agit pas actuellement dans une certaine mesure, il ne peut pas y avoir de mouvement, puisqu’il se peut fort bien que ce qui a la puissance d’agir n’agisse pas. Il serait donc bien inutile de supposer des substances éternelles, et nous nous abstiendrions de le faire, comme d’autres supposent, les Idées, s’il ne devait pas y avoir un principe qui fût en état de produire le changement. Mais ce principe lui-même, non plus que toute autre substance, qu’on supposerait en dehors des Idées, ne suffit pas ; car, si cette substance n’agit pas, le mouvement sera impossible. Et même elle agirait, que ce n’est encore rien, si sa substance n’est qu’en puissance ; car alors, le mouvement ne sera pas éternel, puisque ce qui n’est qu’en puissance peut aussi n’être pas.
Il doit donc exister un principe dont l’essence soit d’être en acte. De plus, il faut que de telles substances soient sans matière ; car ce sont les substances sans matière qui doivent être éternelles, s’il y a quelque chose d’éternel au monde. Donc, elles sont en acte.
Mais ici on soulève un doute, et l’on dit : « Il semble que tout ce qui est en acte doit être aussi en puissance, tandis que tout ce qui est possible n’est pas toujours actuel. Par conséquent, la puissance est antérieure à l’acte. » Que si l’on admet cela, pas un seul être ne pourra plus exister ; car il est très concevable que quelque chose ait la puissance d’être, sans être cependant encore. Mais, si comme le disent les Théologues, c’est de la Nuit que tout vient, ou si, avec les Naturalistes, nous supposons qu’au début toutes choses étaient confondues ensemble, l’impossibilité est la même ; car, d’où pourra venir le mouvement, s’il n’y a pas actuellement de cause qui le produise ? Certes, ce n’est pas la matière qui se donne à elle-même le mouvement ; c’est, par exemple, l’art de l’architecte, qui le lui communique. Ce ne sont pas davantage les menstrues, ce n’est pas la terre qui donneront non plus le mouvement ; mais c’est la liqueur séminale et le germe.
De là vient que quelques philosophes ont affirmé que l’acte est éternel, comme Leucippe et Platon, attendu, disent-ils, qu’il faut que le mouvement subsiste toujours. Mais ces philosophes ne nous apprennent pas pourquoi le mouvement a lieu, ni quel il est ; ils ne nous apprennent pas non plus comment il est ce qu’il est, et ils ne remontent pas davantage jusqu’à sa cause. Rien, en effet, ne se meut au hasard ; mais il faut qu’il y ait quelque chose qui subsiste éternellement ; de même qu’il y a, sous nos yeux, des choses qui sont mises en mouvement par leur nature, ou qui sont mues toujours par force de telle ou telle manière, ou qui le sont par l’intelligence de l’homme, ou par tel autre principe que nous pouvons observer.
On peut se demander aussi : Quel est le premier de tous les mouvements ? C’est là un point d’une importance incalculable. Et pourtant, Platon lui-même ne peut dire que ce soit le principe qui, comme il l’affirme quelquefois, [1072a] se donne le mouvement à lui-même. Car, à l’entendre, l’âme est postérieure au Ciel, ou contemporaine du Ciel.
Mais supposer que la puissance est antérieure à l’acte, c’est une opinion qui est juste à certains égards, et qui, à certains égards, ne l’est pas. Nous en avons expliqué la raison. Que l’acte soit antérieur à la puissance, c’est ce que croit Anaxagore, puisque l’Intelligence, telle qu’il la conçoit, est en acte. C’est ce que croit aussi Empédocle, avec sa doctrine de l’Amour et de la Discorde ; c’est ce que pensent, enfin, ceux qui, comme Leucippe, affirment l’éternité du mouvement. Par conséquent, le Chaos ou la Nuit n’ont pas subsisté durant un temps infini. Or, les choses sont éternellement les mêmes qu’elles sont, soit qu’elles aient des périodes régulières, soit qu’elles aient toute autre organisation, du moment qu’on admet que l’acte est antérieur à la puissance. Mais si l’univers, dans sa périodicité, reste toujours le même, il faut qu’il y ait quelque chose de permanent et d’éternel, qui agisse toujours de la même manière. Enfin, pour qu’il y ait production et destruction des choses, il faut qu’il existe un autre principe qui puisse agir éternellement, soit dans un sens, soit dans l’autre.
Donc, il y a nécessité que ce principe agisse en soi directement, et qu’il agisse aussi sur un autre que lui. Il faut, par conséquent, qu’il agisse, ou sur l’autre principe, ou sur le primitif. Or, nécessairement, c’est sur ce dernier ; car, à son tour, le primitif est à la fois cause pour lui-même et pour l’autre. Le primitif est donc supérieur ; car c’est lui, comme nous l’avons vu, qui est cause de l’uniformité éternelle des choses, tandis que l’autre principe est cause de leur diversité. Mais, évidemment, ce sont les deux ensemble qui sont causes de leur diversité éternelle.
Voilà ce que sont les mouvements ; et à quoi bon, dès lors, chercher d’autres principes ?
Chapitre 7
Comme il peut en être ainsi qu’on vient de le dire, et comme, s’il n’en était pas ainsi, tout viendrait de la Nuit, ou de la confusion primitive de toutes choses, ou même du Néant, du Non-être ; nous pouvons affirmer que ces difficultés sont résolues pour nous. Oui, il existe quelque chose qui est éternellement mû, d’un mouvement qui ne s’arrête jamais ; et ce mouvement est circulaire. Cette vérité n’est pas évidente seulement pour la raison ; elle est, en outre, évidemment prouvée par les faits eux-mêmes.
Donc, le premier ciel est éternel ; donc, il existe aussi quelque chose, qui lui donne le mouvement. Mais, comme le mobile intermédiaire est mû et meut à son tour, il faut concevoir quelque chose qui meut sans être mû, quelque chose d’éternel, qui est substance et qui est acte. Or, voici comment il meut : c’est comme le désirable et l’intelligible, qui meut sans être mû. De part et d’autre, pour l’intelligible et le désirable, les primitifs sont les mêmes. L’objet désiré est ce qui nous paraît être bien ; et le primitif de la volonté, c’est le bien même. Nous le souhaitons, parce qu’il nous paraît souhaitable, bien plutôt qu’il ne nous paraît souhaitable parce que nous le souhaitons ; car, en ceci, c’est l’intelligence qui est le principe. Or, l’intelligence n’est mue que par l’intelligible.
L’intelligible est l’autre série, qui existe par elle-même ; c’est en elle qu’est la substance première, et c’est en celle-ci qu’existent la substance absolue et la substance en acte. Mais l’Un et l’Absolu ne se confondent pas ; l’Un exprime la mesure ; l’Absolu exprime la manière d’être de la chose. Toutefois, le bien et le préférable en soi, sont dans la même série ; et c’est le primitif qui est toujours, ou le meilleur, ou ce qui est analogue au meilleur. [1072b] Pour se convaincre que le pourquoi des choses est dans les immobiles, il suffit de faire la division suivante : Le pourquoi s’applique à un objet ; et de ces deux termes, le pourquoi est dans les immobiles ; l’objet n’y est pas. Le pourquoi détermine le mouvement, en tant qu’il est animé ; et, une fois mû, il meut tout le reste.
Si donc une chose est mue, c’est qu’elle peut aussi être autrement qu’elle n’est. Par conséquent, si la translation est le premier des mouvements, et si elle est un acte en tant qu’elle est mue, il faut aussi qu’elle puisse être autrement qu’elle n’est, au moins relativement au lieu, si ce n’est dans sa substance. Mais, du moment qu’il existe une chose qui donne le mouvement, en étant elle-même immobile et en étant actuelle, cette chose-là ne peut absolument point être autrement qu’elle n’est ; car la translation est le premier des changements ; la première des translations est la translation circulaire ; et c’est elle que produit le premier moteur.
Donc, de toute nécessité, ce principe existe ; en tant que nécessaire, il est parfait tel qu’il existe ; et c’est à ce titre qu’il est le principe. D’ailleurs, le nécessaire peut s’entendre avec diverses nuances : nécessité de violence qui contraint notre penchant ; nécessité de ce qui est indispensable à la réalisation du bien ; enfin, nécessité de ce qui ne peut pas être autrement qu’il n’est, et est absolu. C’est à ce principe, sachons-le, qu’est suspendu le monde, et qu’est suspendue la nature. Cette vie, dans toute la perfection qu’elle comporte, ne dure qu’un instant pour nous. Mais lui, il en jouit éternellement, ce qui pour nous est impossible ; sa félicité suprême, c’est l’acte de cette vie supérieure.
Et voilà comment aussi pour l’homme, veiller, sentir, penser, c’est le comble du bonheur, avec les espérances et les souvenirs qui se rattachent à tous ces actes.
L’intelligence en soi s’adresse à ce qui est en soi le meilleur ; et l’intelligence la plus parfaite s’adresse à ce qu’il y a de plus parfait. Or, l’intelligence arrive à se penser elle-même, en se saisissant intimement de l’intelligible ; elle devient intelligible, en se touchant elle-même, et en se pensant, de telle sorte que l’intelligence et l’intelligible se confondent. En effet, ce qui peut être à la fois l’intelligible et la substance, c’est l’intelligence ; et elle est en acte, quand elle les possède en elle-même. Par conséquent, ce que l’intelligence semble avoir de divin appartient plus particulièrement encore à ce principe ; et la contemplation est ce qu’il y a, dans l’intelligence, de plus délicieux et de plus relevé.
Si donc Dieu jouit éternellement de ce suprême bonheur, que nous, nous ne goûtons qu’un moment, c’est une chose déjà bien admirable ; mais, s’il y a plus que cela, c’est encore bien plus merveilleux. Or, il en est bien ainsi ; et la vie appartient certainement à Dieu, puisque l’acte de l’intelligence, c’est la vie même, et que l’intelligence n’est pas autre chose que l’acte. Ainsi, l’acte en soi est la vie de Dieu ; c’est la vie la plus haute qu’on puisse lui attribuer ; c’est sa vie éternelle ; et voilà comment nous pouvons affirmer que Dieu est l’être éternel et l’être parfait. Donc, la vie, avec une durée continue et éternelle, est son apanage ; car Dieu est précisément ce que nous venons de dire.
On méconnaît la vérité, quand on suppose, comme le font les Pythagoriciens et Speusippe, que le bien et le beau parfaits ne sont pas dans le principe des choses, par cette raison que, si, dans les plantes et les animaux, leurs principes aussi sont des causes, le beau et le parfait ne se trouvent, cependant, que dans les êtres qui proviennent de ces principes. C’est là une erreur, puisque le germe provient lui-même d’êtres parfaits qui lui sont antérieurs ; car le primitif, ce n’est pas le germe ; c’est l’être complet qui l’a produit. [1073a] Sans doute, on peut bien dire que l’homme est antérieur au germe ; mais l’homme antérieur n’est pas l’homme qui est venu du germe, c’est, au contraire, cet autre homme d’où le germe est venu.
Ce qui précède suffit pour démontrer l’existence d’une substance éternelle, immobile, séparée de tous les autres êtres que nos sens peuvent percevoir. Il a été démontré aussi qu’une substance de cet ordre ne peut pas avoir une grandeur quelconque, mais qu’elle est sans parties et sans divisions possibles. Car elle produit le mouvement pendant le temps infini ; or, aucun être fini ne peut avoir une puissance infinie ; et comme toute grandeur est, ou infinie, ou finie, ce principe ne peut être, ni une grandeur finie, d’après ce qu’on vient de dire, ni une grandeur infinie, parce que nulle grandeur ne peut être infinie, quelle qu’elle soit. Enfin, ce principe doit également être, et impassible, et inaltérable, puisque tous les autres mouvements ne viennent qu’après le mouvement de locomotion.
Ces considérations doivent faire voir clairement que les choses sont bien ainsi que nous venons de les exposer.
Chapitre 8
Quant à savoir si cette substance éternelle est unique, ou s’il y en a plusieurs, et combien il y en a, c’est une question qu’il faut étudier ; et l’on ne doit point négliger même les opinions des autres philosophes, quoique, sur le nombre de ces substances, ils n’aient rien dit qui offre quelque clarté.
Le système des Idées n’a pas essayé, relativement à ce point, de discussion spéciale. Les partisans de cette doctrine nous disent bien que les Idées sont des nombres ; mais, en ce qui touche les nombres mêmes, parfois ils en parlent comme s’il y en avait une infinité ; et, d’autres fois, ils les supposent strictement limités à la Décade. D’où vient cette quantité précise de nombres, on ne nous en apprend pas la cause, avec le soin qu’exige une démonstration. Nous allons donc, pour notre part, traiter cette question, en partant des faits, et des considérations que nous avons développées.
Le principe des choses, l’être premier est immobile ; il l’est en soi, et il l’est aussi par accident. Le mouvement qu’il produit, c’est le mouvement premier, c’est le mouvement éternel ; et ce mouvement est unique. Or, nécessairement, le mobile est mû par quelque chose, et le moteur premier doit nécessairement être immobile en soi. De plus, le mouvement éternel ne peut être produit que par un éternel moteur ; et le mouvement unique, par un moteur qui est unique aussi.
Mais, à coté de la simple et absolue translation de l’univers, que détermine selon nous la substance première et immobile, nous pouvons observer d’autres translations, celles des planètes, qui sont également éternelles ; car le corps qui se meut circulairement est éternel, et il est sans repos, ainsi que nous l’avons démontré dans la Physique.
Il en résulte qu’il y a nécessité que chacune de ces translations diverses soient aussi produites isolément, par quelque substance immobile éternelle. C’est que, en effet, la nature des astres est également une sorte de substance éternelle ; le moteur doit en être éternel, et il doit être antérieur au mobile mû par lui, de même que ce qui est antérieur à la substance ne peut être non plus qu’une substance.
Donc, il est évident qu’il faut nécessairement qu’il y ait autant de substances que de planètes, et que ces substances soient, par leur nature, éternelles, immobiles, en soi, sans étendue ni grandeur, d’après les raisons que nous en avons précédemment données. [1073b] Il est clair, par suite, que les Planètes sont des substances ; et l’on comprend quelle est la première, quelle est la seconde d’entre elles, d’après l’ordre même que présentent les translations des astres.
Quant au nombre de ces translations, il n’y a qu’à le demander à cette partie des sciences mathématiques qui se rapproche le plus de la philosophie, c’est-à-dire, à l’astronomie. En effet, l’astronomie observe et étudie une substance sensible, mais éternelle, tandis que les autres sciences mathématiques n’étudient point de substance, témoin l’arithmétique et la géométrie.
Que le nombre des mouvements dont ces corps sont animés soit plus considérable que le nombre de ces corps mêmes, c’est ce dont on peut s’assurer avec la moindre attention, puisque chacun des astres qui errent clans l’espace a plus d’un mouvement. Quel est précisément le nombre de ces mouvements divers ? C’est ce que nous allons, à notre tour, essayer d’éclaircir, afin de faire mieux comprendre les assertions de quelques mathématiciens, et de fournir à l’esprit un nombre déterminé, auquel il puisse se fixer avec quelque précision.
Du reste, tantôt nous donnerons nos propres recherches, tantôt nous ferons des emprunts à ceux qui se livrent à des recherches analogues ; et, si, parfois, leurs observations sont en opposition avec celles que nous allons exposer ici, l’on devra nous en savoir bon gré aux uns et aux autres, tout en ne s’en rapportant qu’aux plus exacts.
Eudoxe a cru que le soleil et la lune faisaient chacun leur révolution dans trois sphères distinctes. La première de ces sphères, selon lui, est celle des étoiles fixes ; la seconde est celle qui passe par le milieu du zodiaque ; et la troisième, celle qui se dirige obliquement dans la largeur du zodiaque. Seulement, d’après Eudoxe, le cercle que décrit la lune est plus oblique que le cercle décrit par le soleil.
Quant aux planètes, Eudoxe leur assignait à chacune quatre sphères. De ces quatre sphères, la première et la seconde étaient les mêmes que pour la lune et le soleil ; car, l’une est la sphère des étoiles fixes, qui emporte, selon Eudoxe, toutes les sphères sans exception ; et l’autre est la sphère placée au-dessous de celle-là, et qui, avant son mouvement par le milieu du zodiaque, est commune à toutes. Quant à la troisième sphère, elle a ses pôles sur la ligne qui passe par le milieu du zodiaque. La quatrième, enfin, a son mouvement et ses cercles obliques sur le milieu de la troisième. Eudoxe ajoute que les pôles de la troisième sphère sont aussi les pôles des autres ; mais ceux de Vénus et de Mercure se confondent.
Callippe donnait aux sphères la même position que leur donnait Eudoxe, c’est-à-dire qu’il les classait de même pour l’ordre des distances. Quant au nombre de ces sphères, il en accordait le même nombre qu’Eudoxe à Jupiter et à Saturne ; mais il prétendait qu’il fallait ajouter deux sphères à celles de la lune et du soleil, pour bien représenter les phénomènes. Il n’en ajoutait qu’une seule pour chacune des autres planètes.
En outre, pour que toutes les sphères réunies rendissent bien compte des phénomènes observés, il croyait qu’il était nécessaire [1074a] qu’à chaque planète il y eût d’autres sphères en nombre égal, moins une, allant en sens inverse, et rétablissant la première sphère dans sa même position, relativement à l’astre toujours placé au-dessous. C’était à cette seule condition, suivant lui, que le mouvement des planètes pouvait s’expliquer complètement.
Si donc les sphères, dans lesquelles tous ces astres se meuvent, sont, d’une part, au nombre de huit, et d’autre part, au nombre de vingt-cinq, les seules d’entre elles qui ne doivent point se mouvoir en sens inverse, sont celles où se meut l’astre placé au plus bas. Il y en aura donc six qui iront en sens contraire des deux premières ; et il y en aura seize qui iront en sens contraire des quatre autres. Le nombre de toutes ces sphères, tant de celles qui ont le mouvement régulier que de celles qui vont en sens opposé, sera en tout de cinquante-cinq. Mais, si l’on n’ajoute pas à la lune et au soleil les mouvements dont nous avons parlé, toutes les sphères réunies ne seront plus qu’au nombre de quarante-sept.
Voilà donc quel est le nombre des sphères ; et il paraît tout à fait rationnel de supposer que les substances, et les principes immobiles et sensibles, sont en nombre égal. Quant à démontrer que ce soit là ce qui est nécessairement vrai, nous laissons ce soin à de plus forts que nous. Mais, s’il est impossible qu’un mouvement puisse avoir lieu sans contribuer au mouvement d’un astre, et si l’on est forcé de croire que toute nature et toute substance immuable et en soi, atteint toujours la meilleure fin possible, il faut affirmer que, en dehors des substances dont il s’agit, il n’y a pas d’autre nature possible, et que le nombre des substances qui vient d’être indiqué est absolument nécessaire.
Si, en effet, il en existait d’autres, elles produiraient des mouvements, en tant qu’elles seraient la fin et le but d’un mouvement produit. Or, il est impossible qu’il y ait d’autres mouvements, en dehors de ceux que nous avons énumérés. C’est là ce qu’on peut conjecturer d’après les corps mêmes qui sont en mouvement ; car, si tout ce qui meut est naturellement fait pour ce qui est mû, et si tout mouvement a lieu en vue d’un mobile quelconque, il s’ensuit que jamais un mouvement n’a lieu pour lui-même, ni pour un autre mouvement, mais uniquement pour les astres.
Que si, en effet, un mouvement avait lieu en vue d’un mouvement, celui-ci devrait aussi avoir lieu en vue de quelques autres mouvements ; mais, comme il ne se peut pas qu’on aille ainsi à l’infini, il faut que la fin et le but de tout mouvement soit un de ces corps divins qui se meuvent dans le ciel. Or, il est de toute évidence qu’il n’y a qu’un seul ciel de possible ; car s’il y avait plusieurs cieux, tout comme il y a plusieurs hommes, il pourrait bien y avoir un seul principe spécifiquement applicable à chacun d’eux, mais, numériquement, les principes seraient multiples. Or, tout ce qui est multiple en nombre a nécessairement une matière. La définition est unique et la même pour des êtres multiples, comme est la définition de l’homme ; et, par exemple, Socrate est bien Un ; mais le primitif, l’essence, qui fait qu’une chose est ce qu’elle est, ne comporte pas de matière, puisque c’est l’acte même, l’Entéléchie, ce qui a en soi sa propre fin,
Ainsi donc, rationnellement et numériquement, le premier moteur est unique et immobile ; et ce qu’il meut éternellement et continuellement est unique aussi. Donc, il n’y a qu’un seul et unique ciel. [1074b] Une tradition qui nous est venue de l’antiquité la plus haute, et qui a été transmise à la postérité sous le voile de la fable, nous apprend que les astres sont des Dieux, et que le divin enveloppe la nature tout entière. Tout ce qu’on a pu ajouter de fabuleux à cette tradition n’a eu pour but que de persuader la multitude, afin de rendre plus facile l’application des lois et de servir l’intérêt commun. C’est ainsi qu’on a prêté aux Dieux des formes humaines, et même parfois aussi des figures d’animaux, et qu’on a imaginé tant d’autres inventions, qui étaient la suite et la reproduction de celles-là. Mais si l’on dégage de tout cela ce seul principe, que les hommes ont cru que les substances premières sont des Dieux, on peut trouver que ce sont là réellement des croyances vraiment divines, et qu’au milieu des alternatives où, tour à tour, et selon qu’il a été possible, les arts et les sciences philosophiques ont été, suivant toute apparence, découverts et perdus plus d’une fois, ces doctrines de nos ancêtres ont été conservées jusqu’à nos jours, comme de vénérables débris.
C’est là du moins dans quelle mesure restreinte nous apparaissent, avec quelque clarté, la croyance de nos pères et les traditions des premiers humains.
Chapitre 9
En ce qui regarde l’intelligence éternelle, on peut soulever plus d’une question. Elle est bien certainement le plus divin de tous les phénomènes ; mais quelles conditions doit-elle remplir pour avoir cette supériorité ? C’est là un point qu’il est bien difficile d’éclaircir. Si elle ne pense actuellement à rien, et qu’elle soit comme serait un homme plongé dans un profond sommeil, où est la dignité qui lui appartient ? Si elle pense, mais que sa pensée dépende d’un autre principe supérieur, le principe, qui fait la substance de l’Intelligence divine, n’étant plus alors la pensée en acte, mais une simple puissance de penser, il s’ensuit que l’Intelligence divine n’est plus la substance la plus relevée ; car sa dignité tout entière ne consiste qu’à penser.
D’ailleurs, que sa substance soit l’intelligence seule, ou que cette substance soit l’acte même de l’intelligence, à quel objet l’Intelligence éternelle peut-elle s’appliquer ? Ou l’Intelligence se pense elle-même, ou elle pense une autre chose qu’elle. Si c’est une autre chose, ou cette autre chose qu’elle pense est toujours la même, ou bien c’est une variété de choses qui se succèdent. Mais importe-t-il, ou n’importe-t-il en rien, de penser au bien tout seul, ou de penser à un objet quelconque ? Et n’y a-t-il pas même des objets auxquels il serait absurde de croire que l’Intelligence divine pût penser ? Donc, évidemment, le principe le plus divin pense à ce qu’il y a de plus haut dans le monde, et il ne change pas ; car le changement ne pourrait qu’être une infériorité ; et un mouvement, quel qu’il fût, serait déjà quelque chose d’inférieur.
En premier lieu donc, si l’Intelligence divine n’est pas l’acte de la pensée même, et si elle est simplement la faculté de penser, il est rationnel de supposer que la continuité de la pensée sera pour elle une fatigue. En second lieu, il n’est pas moins clair qu’il y aurait alors quelque chose de plus noble que l’Intelligence divine ; et ce serait l’intelligible conçu par elle ; car la faculté de penser et l’acte de penser subsistent toujours dans l’intelligence, même quand on pense à ce qu’il y a de pis. Mais c’est là une dégradation à fuir, et il est des choses qu’il vaut mieux ne voir pas plutôt que de les voir.
Dans ces conditions, l’Intelligence divine cesserait d’être ce qu’il y a de plus parfait au monde. Donc, cette Intelligence se pense elle-même, puisqu’elle est ce qu’il y a de plus parfait ; et l’Intelligence divine est l’intelligence de l’intelligence. La science, la sensation, l’opinion, la réflexion semblent toujours s’adresser à quelque objet extérieur, et elles ne s’adressent à elles-mêmes qu’indirectement.
Mais, si penser et être pensé sont choses différentes, sous lequel de ces deux rapports la perfection appartient-elle à l’Intelligence divine ? Sans doute, la pensée et l’objet qu’elle pense n’ont pas une existence identique. Mais, dans quelques cas, la science et son objet ne peuvent-ils pas se confondre ? [1075a] Dans les sciences qui ont pour but de produire quelque chose, c’est la substance et l’essence immatérielle qui se con fondent avec l’objet. Dans les sciences spéculatives, la définition et la pensée de la chose sont la chose même. Donc, la chose pensée et l’intelligence qui la pense n’étant point différentes, toutes les fois qu’il n’y a pas de matière, il y a alors identité ; c’est-à-dire que l’intelligence ne fait qu’un avec l’objet qu’elle pense.
Reste, cependant, la question de savoir ce qu’il en est quand l’objet pensé est complexe ; car, la Pensée divine aurait alors à éprouver un changement, en s’appliquant aux diverses parties de l’ensemble de cet objet. Ou bien tout ce qui est immatériel, n’est-il pas indivisible ? Et. n’en est-il pas ici de même que pour l’intelligence de l’homme ? Elle aussi s’applique à des composés ; et cependant, elle peut être durant quelques instants dans cette heureuse disposition ; le bien n’est pas toujours pour elle dans telle ou telle partie de l’objet ; mais le mieux qu’elle poursuit, et qui est tout autre, se réalise dans un certain ensemble. C’est ainsi que l’Intelligence divine, se contemplant elle-même, se possède, et subsiste, durant l’éternité tout entière.
Chapitre 10
Une autre recherche que nous avons à faire aussi, c’est de savoir comment la nature de l’univers jouit du bien et de la perfection. Est-ce quelque chose qui serait séparé de lui, et qui existerait en soi et pour soi uniquement ? Est-ce simplement l’ordre qui éclate dans les choses ? Est-ce l’un et l’autre à la fois, ainsi qu’on l’observe dans l’organisation d’une armée ? Pour une armée, en effet, le bien consiste dans le bon ordre. Mais le bien pour elle, c’est aussi son général ; et même son général est son bien plus que tout le reste, attendu que ce n’est pas l’ordre qui fait le général, et que c’est, au contraire, le général qui constitue l’ordre.
Tout dans l’univers est soumis à un ordre certain, bien que cet ordre ne soit pas semblable pour tous les êtres, poissons, volatiles, plantes. Les choses n’y sont pas arrangées de telle façon que l’une n’ait aucun rapport avec l’autre. Loin de là, elles sont toutes en relations entre elles ; et toutes, elles concourent, avec une parfaite régularité, à un résultat unique. C’est qu’il en est de l’univers ainsi que d’une maison bien conduite. Les personnes libres n’y ont pas du tout la permission de faire les choses comme bon leur semblé ; toutes les choses qui les regardent, ou le plus grand nombre du moins, y sont coordonnées suivant une règle précise, tandis que, pour les esclaves et, les animaux, qui ne coopèrent que faiblement à la fin commune, on les laisse agir le plus souvent selon l’occasion et le besoin.
Pour chacun des êtres, le principe de leur action constitue leur nature propre ; je veux dire que tous les êtres tendent nécessairement à se distinguer par leurs fonctions diverses ; et, en général, toutes les choses qui contribuent, chacune pour leur part, à un ensemble quelconque, sont soumises à cette même loi.
Tout autre système mène à des erreurs et à des impossibilités, dont il est bon de se rendre compte, afin de voir quelles sont, dans tout ceci, les théories les plus acceptables, et celles qui prêtent le moins à la critique. Ainsi, tous les philosophes s’accordent à faire naître toutes les choses de leurs contraires. « Toutes les choses», ce n’est pas exact ; « Des contraires», ce ne l’est pas davantage ; et pour les cas même où il y a réellement des contraires, on ne nous explique pas comment c’est des contraires que les choses peuvent venir, puisque les contraires ne sauraient agir les uns sur les autres.
Pour nous, la solution est toute simple, parce que nous admet, tons un troisième terme. Certains philosophes prétendent que la matière est l’un des contraires, ainsi que d’autres soutiennent que l’inégal est le contraire de l’égal, et que la pluralité est le contraire de l’unité. Cette difficulté se résout, selon nous, de la même manière. La matière, qui est unique, n’est contraire à quoi que ce soit ; et de plus, tout à sa part du mal, à l’exception de l’unité, puisque le mal lui-même est un des deux éléments.
Il est d’autres philosophes qui n’admettent pas que le bien et le mal soient des principes, quoiqu’en toutes choses, cependant, le bien soit un principe éminent. D’autres reconnaissent, avec toute raison, que le bien est un principe ; mais ils ne nous apprennent pas de quelle façon il peut l’être, soit comme fin, soit comme moteur, soit comme forme.
[1075b] Empédocle commet aussi cette erreur, quand il place le bien dans l’Amour. L’Amour est, dès lors, un principe et un moteur, puisque, selon Empédocle, il rassemble et il réunit les choses. Il est, en outre, un principe matériel, puisqu’il fait partie du Mélange. Mais si, en effet, le même être peut tout à la fois être principe matériel, et principe moteur, sa manière d’être n’est pas du moins la même dans les deux cas. Or, quelle est-elle pour l’Amour
Il est également faux d’avoir fait la Discorde impérissable, puisque la nature de la Discorde est précisément d’être le mal.
Quant à Anaxagore, il voit dans le bien le principe moteur des choses ; car l’Intelligence produit le mouvement. Mais, comme elle le produit en vue de quelque chose, il s’ensuit que ce quelque chose est autre que l’Intelligence, à moins qu’Anaxagore ne confonde les deux, et ne dise, comme nous, qu’a certains égards la médecine, qui guérit le malade, se confond avec la santé, qu’elle lui rend. Anaxagore se trompe également, quand il ne donne de contraire, ni au bien, ni à l’Intelligence.
Mais pas un des philosophes qui admettent les contraires ne sait s’en servir, à moins qu’on ne les mette d’accord ; et pas un d’eux ne nous apprend pourquoi telles choses sont périssables, et pourquoi telles autres sont impérissables, puisqu’ils font venir tout des mêmes principes. D’autres font naître les choses du néant ; d’autres encore, pour n’en être pas réduits à cette nécessité, confondent tout dans une unité obscure. Un autre oubli non moins général dans tous les systèmes, c’est qu’on ne nous dit jamais comment la production des choses peut être éternelle, et quelle est la cause de la production.
Pour les philosophes qui reconnaissent deux principes, il leur en faut nécessairement un troisième, qui soit plus puissant que les deux autres. Les partisans mêmes des Idées doivent supposer un autre principe qui leur soit supérieur ; car d’où vient que les choses ont participé aux Idées, ou qu’elles y participent ?
Les autres philosophes sont nécessairement amenés à croire que la sagesse et la science la plus haute doivent avoir des contraires. Mais quant à nous, nous ne sommes pas obligés à cette conclusion ; car rien ne peut être contraire au premier de tous les principes. Tous les contraires, en effet, ont une matière ; et en puissance, ils sont identiques : par exemple, l’ignorance contraire passe à son contraire ; mais il n’y a pas de contraire possible pour le principe premier.
Ajoutons que, s’il n’y a pas au monde d’autres choses que les choses sensibles, dès lors il n’y a plus ni principe, ni ordre, ni production des choses, ni harmonie céleste. Dès lors, il faut toujours qu’un principe vienne d’un autre principe antérieur, comme le soutiennent tous les Théologues et tous les Physiciens. Si les Idées et les Nombres existent encore, ce ne sont plus du moins les causes de rien ; ou si ce sont encore les causes de quelque chose, ce ne sont certainement pas les causes du mouvement.
D’autre part, comment est-il possible que, de choses sans grandeur, puissent sortir une grandeur et un continu ? Car le Nombre ne peut jamais produire la continuité, ni comme moteur, ni comme forme. Il n’y a pas non plus un contraire qui puisse jamais servir, ni à faire, ni à mouvoir quoi que ce soit, puisque ce contraire pourrait ne pas être ; et que faire quelque chose ne vient qu’après la puissance de le faire. Donc, les êtres ne seraient pas éternels ; et cependant, il y en a qui le sont. Par conséquent, il y a quelque chose à retrancher à ces systèmes, et nous avons dit comment.
Autre oubli. Aucun de ces philosophes ne nous explique comment les nombres peuvent former une certaine unité, ni comment l’âme ne fait qu’un avec le corps, en un mot comment la forme et la chose peuvent composer un tout unique. Il est certain que la réponse à cette question est impossible pour tous ces philosophes, à moins qu’ils ne disent, avec nous, que c’est le principe moteur qui fait l’unité des choses. Quant à ceux qui prennent le nombre mathématique pour principe premier, et qui composent toujours de cette manière toute autre substance, venant à la suite de ce premier principe, en donnant à chacune des principes différents, [1076a] ils ne font de la substance de l’univers entier qu’une succession d’épisodes, puisque aucune substance, qu’elle soit ou qu’elle ne soit pas, ne peut avoir la moindre influence sur une autre, et ils reconnaissent par là plusieurs principes divers. Mais les choses ne veulent pas être mal gouvernées :
Tant de chefs sont un mal ; il ne faut qu’un seul chef.
LIVRE XII
Chapitre 1
Nous avons expliqué ce qu’est la substance des choses sensibles, d’abord dans notre discussion de la Physique sur la matière, et ensuite quand nous avons traité de la substance en acte. Mais, comme maintenant nous voulons rechercher s’il existe, ou s’il n’existe pas, une substance immobile et éternelle, en dehors des substances sensibles, et comme aussi nous voulons, s’il existe une telle substance, connaître quelle est sa nature, nous ferons bien de voir d’abord les opinions que d’autres ont émises avant nous. Grâce à cette méthode, si les autres se sont trompés à quelques égards, nous ne serons pas exposés à commettre les mêmes erreurs ; et si nous avons quelque doctrine qui nous soit commune avec eux, nous ne serons pas seuls à être atteints par la critique. Il est toujours, assez agréable de parler des choses mieux que les autres, ou, tout au moins, de pouvoir se dire qu’on n’en a pas parlé plus mal.
Sur ce point donc, il y a deux doctrines. D’abord, on reconnaît comme substances les êtres mathématiques, c’est-à-dire, les nombres, les lignes, ou les entités analogues à celles-là ; et d’autre part, on admet que les Idées sont aussi des substances. Mais, comme les uns font deux genres distincts, des Idées et des Nombres mathématiques, et comme les autres ne reconnaissent qu’une seule nature pour les deux, tandis que même d’autres encore n’admettent comme substances que des substances mathématiques, ce sont les êtres mathématiques que nous devrons tout d’abord étudier. Nous éviterons de nous occuper d’aucune autre nature que de la leur : et, par exemple, nous nous abstiendrons de rechercher s’il y a, ou s’il n’y a pas, des Idées, et si elles sont les principes et les essences des choses, ou bien, si elles ne le sont pas, de quelque manière que ce soit. Nous nous bornerons à étudier exclusivement les êtres mathématiques, pour savoir s’il y en a, ou s’il n’y en a pas ; et si nous trouvons qu’il y en ait, nous nous demanderons alors ce qu’ils sont précisément.
Ce n’est qu’après cette recherche que nous nous occuperons séparément des Idées elles-mêmes, soit d’une manière absolue, soit dans la mesure où nous en avons besoin ici ; car déjà nous en avons dit à peu près tout ce qu’on en peut dire dans nos Traités Exotériques. D’ailleurs, nous entrerons, pour la présente discussion, dans des développements plus étendus, en recherchant si les Nombres et les Idées sont, en effet, les substances et les principes des êtres ; car, après la théorie des Idées, c’est là une troisième et dernière question qui se présente à nous.
Si les êtres mathématiques existent réellement, ils sont nécessairement, ou dans les choses sensibles, comme on l’affirme quelquefois ; ou bien, ils sont séparés des choses que nos sens nous font connaître, comme d’autres philosophes le prétendent aussi. Enfin, dans le cas où il serait prouvé que les êtres mathématiques ne sont, ni dans les choses sensibles, ni hors de ces choses, alors, ou ils n’existent pas du tout, ou bien, ils existent d’une autre façon ; et, par conséquent, notre investigation portera, non plus sur leur existence en général, mais sur le mode de cette existence particulière.
Chapitre 2
En posant certaines Questions énoncées plus haut, nous avons établi que les êtres mathématiques ne peuvent pas se trouver dans les choses sensibles ; et nous avons prouvé que c’est là une pure fiction, parce qu’il est impossible que deux solides occupent simultanément le même lieu. [1076b] Nous pourrions dire encore que, en vertu du même raisonnement, on en arriverait à affirmer que toutes les autres puissances, toutes les autres natures, n’existent que dans les êtres sensibles, et qu’aucune n’en est séparée. Voilà ce que nous avons démontré plus haut.
Mais, outre ces démonstrations indiscutables, il n’est pas moins évident qu’un corps quelconque ne pourrait plus alors être divisible. En effet, le corps se divisera par la surface ; la surface se divisera par la ligne ; et la ligne, parle point. Mais, s’il est impossible de diviser le point, il le sera également de diviser la ligne ; et, s’il est impossible de diviser la ligne, il y aura la même impossibilité pour tout le reste. Où est donc la différence à soutenir que le point, la ligne, la surface, sont des natures indivisibles de ce genre, ou à soutenir que, ne l’étant point directement elles-mêmes, il y a cependant en elles des natures douées de ces qualités ?
Au fond, le résultat est le même, puisque, si les choses sensibles sont divisibles, les êtres mathématiques le sont aussi ; ou bien, les choses sensibles ne sont pas divisibles non plus.
Mais une impossibilité tout aussi certaine, c’est que les natures de ce genre, les natures mathématiques, ne peuvent être isolées des choses. Supposons, par exemple, qu’en dehors des solides sensibles, il y ait d’autres solides qui en soient séparés et différents, et qui leur soient antérieurs, il est bien clair qu’il y aura, nécessairement aussi, dans ces solides, des surfaces, des points, des lignes, qui seront également séparés des choses réelles ; c’est la conséquence forcée de ce même raisonnement. Puis, s’il en est ainsi, il y aura encore des surfaces, des lignes, des points, séparés et différents du solide mathématique lui-même, puisque les choses indécomposables sont antérieures aux choses composées.
Mais, si les corps non-perceptibles à nos sens sont antérieurs aux corps sensibles, par la même raison, les surfaces qui existent en soi doivent être antérieures aussi aux surfaces qui se trouvent dans les solides immobiles. Par conséquent, ce seraient d’autres surfaces, et d’autres lignes, que celles qui se trouvent en même temps dans les solides séparés. Les unes seraient donc simultanées aux solides mathématiques ; les autres seraient antérieures à ces solides.
Mais, ces solides mathématiques, à leur tour, auront des lignes, lesquelles lignes par le même motif auront nécessairement d’autres lignes, d’autres points, qui leur seront antérieurs. Puis, dans ces lignes antérieures elles-mêmes, il y aura d’autres points antérieurs encore, qui ne devraient plus en avoir d’antérieurs à eux. Or, c’est là une accumulation insensée ; car, s’il n’y a qu’un seul solide en dehors du solide sensible, on compté trois surfaces en dehors des surfaces que nos sens perçoivent : d’abord, les surfaces en dehors des surfaces sensibles ; puis, les surfaces dans les solides mathématiques ; et, en troisième lieu, les surfaces en dehors même de ces dernières. Les lignes sont de quatre espèces, et les points sont de cinq. Auxquels de tous ces termes s’appliqueront les sciences mathématiques ? Ce n’est pas certainement aux surfaces, aux lignes et aux points, qui se trouvent dans le solide immobile, puisque la science ne peut jamais s’occuper que des termes premiers.
Le même raisonnement s’applique tout aussi bien aux nombres ; car, outre chacun des points, il y aurait encore des unités différentes. Il y en aurait pour chacun des êtres réels ; il y en aurait pour les êtres intelligibles, de telle sorte que les genres des nombres mathématiques pourraient être infinis.
Puis, comment répondre aux doutes que nous avons soulevés dans nos Questions ? [1077a] Car les faits dont s’occupe l’Astronomie sont alors en dehors des choses sensibles, aussi bien que ceux dont s’occupe la Géométrie. Comment, alors, concevoir l’existence du ciel, de ses différentes parties, ou de tout autre objet qui a du mouvement ? Même remarque pour la science de l’Optique, et pour celle de l’Harmonie musicale. Alors, la voix et la vue sont également en dehors des choses sensibles et individuelles.
Il est donc évident qu’il en serait de même pour toutes nos sensations, et pour toutes les choses sensibles ; car pourquoi les unes plutôt que les autres ? S’il en est ainsi, il y aura des animaux séparés des animaux sensibles, puisque les sensations que nous éprouvons le sont aussi.
Mais, outre ces substances, les mathématiciens reconnaissent et décrètent encore quelques universaux. Ainsi, il y aurait, suivant eux, quelque autre substance intermédiaire, qui, séparée des Idées et des termes moyens, ne serait, ni nombre, ni point, ni grandeur, ni temps. Mais, si cette substance est impossible, il est évident qu’il ne se peut pas non plus que les êtres mathématiques soient isolés des choses sensibles. En un mot, quand on pose les êtres mathématiques comme des natures indépendantes, on arrive à contredire les opinions les plus habituellement reçues ; car nécessairement, quand on leur donne cette existence séparée, on les suppose antérieurs aux grandeurs sensibles, tandis que, en réalité, ils leur sont postérieurs.
La grandeur incomplète est antérieure, si l’on veut, en origine ; mais, substantiellement, elle est postérieure, de même que l’être inanimé ne vient qu’après l’être animé.
Et puis, par quelle cause et à quel moment les grandeurs mathématiques en arriveront-elles à former une unité et un tout ? Les corps que nous voyons autour de nous sont amenés à l’unité, soit par l’action de l’âme, ou d’une partie de l’âme, soit par tout autre agent propre à ce rôle, tandis que, en l’absence de cette action, les grandeurs ne peuvent que se décomposer en se multipliant. Mais pour les êtres mathématiques, divisés comme ils le sont et représentant des quantités, quelle cause pourra leur conférer l’unité et l’y maintenir ?
D’autre part, les générations des choses ne prouvent pas moins ce que nous disons. Ainsi, les choses se forment, d’abord, en longueur, puis en largeur, enfin en profondeur ; et alors, elles sont complètes. Si donc ce qui est ultérieur en génération est antérieur en substance, le corps solide serait antérieur à la. surface et à la longueur ; et il serait même d’autant plus complet, et d’autant plus entier, qu’il deviendrait un corps animé. Mais comment concevoir une ligne animée, une surface animée ? Du moins, une supposition de ce genre dépasse nos sens, qui ne peuvent la vérifier.
Ajoutez que, si le corps est une espèce de certaine substance, c’est qu’il a déjà toute la perfection qu’il comporte. Or comment des lignes seraient-elles des substances ? Elles ne sont, ni la forme, ni la figure des choses, dans le sens où l’on peut croire que l’âme remplit cette fonction. Elles n’en sont pas non plus la matière, comme le corps solide doit l’être, puisqu’on ne voit pas qu’un être quelconque puisse se composer uniquement de lignes, de surfaces, ni de points. Si, cependant, les êtres mathématiques étaient des substances matérielles, il semble qu’ils devraient alors pouvoir présenter ce phénomène.
Ils seront donc, si l’on veut, antérieurs logiquement ; [1077b] mais tout ce qui est antérieur logiquement n’est pas, pour cela, substantiellement antérieur. Les choses sont antérieures substantiellement toutes les fois que, en étant séparées, elles n’en continuent pas moins à exister ; elles sont logiquement antérieures, toutes les fois que leur notion logique se compose d’autres notions purement logiques. Mais ces deux conditions d’antériorité logique et d’antériorité substantielle, ne se rencontrent jamais ensemble. Si les modes ne sont pas indépendants des substances, par exemple, le mouvement et la blancheur, la blancheur peut bien logiquement être antérieure à l’homme ; mais, substantiellement, elle ne peut pas lui être antérieure ; car la blancheur ne peut pas exister séparément. Elle existe toujours en même temps que le composé ; et, par le composé, je veux désigner ici l’homme qui est blanc.
Par conséquent, on voit que, ni le terme abstrait n’est antérieur, ni le terme concret n’est postérieur ; car c’est une expression concrète quand on dit, par addition de l’idée de blancheur, que l’homme est blanc. Donc, les êtres mathématiques ne sont pas des substances plus que les corps, et ils ne sont pas par leur existence antérieurs aux choses sensibles ; ils ne le sont que logiquement, et il est impossible qu’ils en soient jamais séparés. Ce que nous avons dit suffit à le prouver. Mais comme il n’est pas possible, non plus, que les êtres mathématiques soient dans les choses sensibles, il est manifeste, ou qu’ils n’existent pas du tout, ou qu’ils existent d’une manière spéciale, et qu’ainsi ils n’existent pas absolument ; car on se rappelle que le mot d’Être présente toutes ces acceptions et ces nuances diverses.
Chapitre 3
De même que, dans les Mathématiques, les axiomes universels ne s’appliquent pas à des choses qui soient séparées, et en dehors des grandeurs et des nombres réels, mais qu’ils s’appliquent aux nombres et aux grandeurs, sans que ce soit en tant qu’ils peuvent être des grandeurs sensibles, ou qu’ils peuvent être divisibles ; de même, il est évident qu’on peut établir aussi des discussions, et des démonstrations, relatives aux grandeurs sensibles, non pas en tant que sensibles, mais en tant que grandeurs.
En effet, ainsi qu’on peut discuter de bien des manières sur les corps susceptibles de mouvement, en les considérant uniquement sous ce rapport, sans s’occuper de la nature spéciale de chacun d’eux et de leurs modifications diverses, et qu’il n’est pas, pour cela, nécessaire de supposer que le mobile soit séparé des objets sensibles, ou qu’il constitue dans ces objets une nature particulière et déterminée ; de même, on peut faire aussi l’étude et la science des corps susceptibles de mouvement, non pas en tant qu’ils sont mus, mais uniquement en tant que ce sont des corps, ou en tant qu’ils sont de simples surfaces, ou de simples longueurs, ou bien en tant qu’ils sont divisibles ou indivisibles, et avec une certaine position, ou enfin en tant qu’ils sont exclusivement indivisibles.
Par conséquent, puisqu’on peut dire avec vérité non seulement des choses séparées qu’elles existent absolument, mais qu’on le dit aussi des choses qui ne sont pas séparées – comme, par exemple, celles qui sont susceptibles de mouvement – on peut affirmer, avec autant de vérité, l’existence des êtres mathématiques, et admettre que cette existence est bien ce qu’en disent les mathématiciens ; et, de même que les autres sciences expriment la vérité sur le sujet particulier qui les occupe, et non sur les accidents de ce sujet, ne parlant pas de la blancheur d’un objet, par exemple, quand l’objet sain est blanc, si elles ne l’étudient qu’en tant qu’il est sain, mais ne parlant chacune, dans leur espèce, que de leur objet propre, [1078a] de la santé si c’est la santé, de l’homme, si c’est l’homme ; de même, la géométrie ne s’occupe pas des choses qu’elle étudie, si ce sont des choses accidentellement sensibles, en tant qu’elles sont sensibles ; et les sciences mathématiques en général n’auront pas davantage à s’occuper des objets en tant qu’ils tombent sous nos sens.
Mais on ne peut pas dire non plus qu’elles s’occupent d’un objet qui serait séparé de tout le reste. Il y a une foule d’accidents essentiels qui sont dans les choses, en tant que chacun d’eux remplit cette condition. C’est ainsi, par exemple, que, quoique l’animal soit mâle ou femelle, et que ce soient là des modifications qui lui sont propres, cependant il n’existe pas quelque chose qui soit femelle, ou mâle, indépendamment des animaux, et qui en serait séparé.
Par conséquent, les Mathématiques peuvent considérer uniquement les choses en tant que longueurs, en tant que surfaces ; et plus les objets étudiés sont essentiellement primitifs et simples, plus la science est exacte et précise.
C’est là effectivement ce qu’est le simple ; ce qui est sans grandeur peut être plus précis que ce qui a de la grandeur, et ce qui est sans mouvement est plus précis encore que tout le reste. S’il s’agit de mouvement, c’est le mouvement premier qui est le plus précis, parce qu’il est le plus simple ; et dans le mouvement premier, c’est le mouvement uniforme qui est le plus précis de tous les mouvements possibles.
Même observation pour l’Harmonie et pour l’Optique ; ni l’une ni l’autre n’étudient la vue en tant que vue, la voix en tant que voix, mais seulement en tant que la voix et la vue peuvent être réduites à des lignes et à des nombres, bien que ces nombres et ces lignes soient des modifications propres de la voix et de la vue. Même remarque encore pour la Mécanique.
Lors donc que l’on sépare certains accidents, et qu’on les considère en tant que séparés de cette façon, l’on n’est pas plus dans le faux, que, quand traçant une ligne sur le sol, on dit qu’elle a un pied de long, quoique, de fait, elle n’ait pas cette dimension. L’erreur n’est jamais dans les propositions de ce genre ; et la manière la plus parfaite de considérer les choses avec exactitude, c’est d’isoler ce qui n’est pas isolé, ainsi que le pratiquent l’arithméticien et le géomètre. Par exemple, l’homme, en tant qu’homme, est un et indivisible. Si donc on admet, d’abord, que l’homme est un et indivisible, on peut voir ensuite si, en tant qu’indivisible, l’homme ne présente pas quelque condition particulière. Mais le géomètre ne considère pas l’homme en tant qu’il est homme, pas plus qu’il ne le considère en tant qu’indivisible ; il considère uniquement l’homme en tant qu’il est un solide.
Car, pour les attributs que l’homme pourrait avoir sans être même indivisible, évidemment l’homme n’en a aucun besoin pour devenir tout ce qu’il peut être. Ainsi, les géomètres ont pleine raison quand ils soutiennent qu’ils étudient des êtres, et que ces êtres existent positivement ; car l’Être a deux aspects : il est actuel, et il est matériel.
Quant au bien et au beau, qui diffèrent l’un de l’autre, en ce que le bien suppose toujours l’action, tandis que le beau peut se trouver même dans les immobiles, c’est se tromper que de reprocher aux sciences mathématiques de négliger absolument le beau et le bien. Loin de là, elles s’en occupent beaucoup ; et ce sont elles qui les démontrent le mieux. Si elles ne les nomment pas expressément, elles en constatent les effets et les rapports ; et l’on ne peut pas dire qu’elles n’en parlent point. Les formes les plus frappantes du beau sont l’ordre, la symétrie, la précision ; [1078b] et ce sont les sciences mathématiques qui s’en occupent éminemment.
Et comme ces qualités, je veux dire l’ordre et la précision, sont causes d’une foule d’autres choses, il est évident que les sciences mathématiques doivent traiter aussi d’une cause qui, comme le beau, peut avoir tant de conséquences. Mais nous aurons ailleurs l’occasion d’approfondir ces questions. En attendant, nous avons prouvé ici que les objets traités par les Mathématiques sont des êtres ; nous avons expliqué quelle sorte d’êtres ils sont, et montré dans quel sens on peut dire qu’ils ne sont pas antérieurs, ou qu’ils sont antérieurs.
Chapitre 4
Pour ce qui concerne les Idées, nous aurons, d’abord, à considérer cette théorie relativement à son idée même, sans la confondre en rien avec la nature particulière des nombres, et telle que la prenaient ceux qui ont été les premiers à en soutenir l’existence. La doctrine des Idées a été inspirée à ceux qui les défendent, par la persuasion où ils étaient de la vérité des opinions d’Héraclite, sur le flux perpétuel de toutes choses. Ils en concluaient que, si la science de quoi que ce soit et la compréhension des choses sont possibles, il faut de toute nécessité que, à côté des natures que nos sens nous attestent, il y en ait d’autres qui soient permanentes et stables, puisqu’il ne peut pas y avoir de science de ce qui s’écoule et fuit sans cesse.
Socrate s’était occupé surtout de l’analyse des vertus morales ; et il avait été le premier à en chercher des définitions générales. Avant lui, Démocrite n’avait guère touché, et encore d’assez loin, qu’à des questions de Physique ; et ses définitions ne s’étendaient tout au plus qu’au chaud et au froid. Les Pythagoriciens, antérieurement à Démocrite, s’étaient appliqués à définir un petit nombre de notions, qu’ils essayaient de rattacher à leur théorie des Nombres : par exemple, ils avaient, de cette façon, défini l’Occasion, la Justice, le Mariage. Mais Socrate recherchait ce que les choses sont en elles-mêmes essentiellement ; et il faisait bien en cela, puisqu’il voulait se rendre un compte rationnel des réalités, et que tout raisonnement doit s’appuyer sur la nature de la chose en soi. De son temps, la Dialectique n’était pas encore assez avancée pour qu’on pût étudier les contraires, indépendamment même de l’essence, et se demander si les contraires sont connus d’un seul et même coup.
Du reste, il y a deux mérites qu’on doit hautement reconnaître à Socrate, si l’on veut être juste envers lui : il a su faire des raisonnements inductifs, et donner des définitions générales. Ce sont là les deux fondements véritables de la science. Mais Socrate n’admettait pas que les universaux, non plus que les définitions, pussent être séparés des choses, tandis qu’au contraire d’autres philosophes les en ont séparés, et que ce sont les entités de cette espèce qu’ils ont nommées des Idées.
En suivant le fil de ce même raisonnement, ces philosophes furent amenés à reconnaître presque autant d’Idées qu’il y a de termes universels ; et en cela, ils faisaient à peu près la même faute que si, voulant compter un certain nombre de choses, et n’y pouvant parvenir, même sur un nombre moindre, on s’imaginait de multiplier la quantité de ces choses, afin de les compter plus aisément. C’est que, en effet, on peut dire qu’on suppose plus d’Idées qu’il n’y a d’êtres sensibles ; [1079a] et pourtant, c’était en cherchant à comprendre les causes de ces êtres que nos philosophes en étaient arrivés à cette doctrine extrême. D’abord, pour chaque objet, on reconnaît une Idée de même nom, et indépendante des substances réelles ; puis, il y a l’idée qui reste Une, quelque grande que soit la foule de ces objets, tout aussi bien pour les choses ordinaires d’ici-bas que pour les choses éternelles.
Ajoutez qu’aucune des méthodes employées pour démontrer l’existence des Idées n’est vraiment démonstrative. Tantôt, le syllogisme qu’on emploie n’a aucun caractère de nécessité ; tantôt, on voit surgir des Idées de choses auxquelles nos philosophes eux-mêmes ne songent pas à en accorder. Ainsi, d’après les raisonnements qu’on emprunte aux sciences, on croit qu’il doit y avoir des Idées pour toutes les choses dont la science est possible. En vertu de l’argument de l’unité de l’Idée dans la pluralité des objets, on aurait des Idées même pour des négations ; et, comme on peut avoir l’Idée d’une chose qui a péri, il y aurait des Idées pour les choses périssables, puisqu’on peut se faire aussi de ces choses une certaine représentation.
Les discussions les plus approfondies de ce système font, tantôt, des Idées pour les Relatifs, qui cependant, d’après ces philosophes, n’ont pas d’existence en soi ; et, tantôt, elles en arrivent à affirmer le Troisième homme. En un mot, ces théories sur les Idées détruisent précisément le principe, auquel leurs partisans tiennent plus encore qu’à l’existence des Idées elles-mêmes. C’est-à-dire qu’ils en viennent à prendre pour principe non plus la Dyade, mais le nombre et à considérer le relatif comme antérieur au nombre même, et aussi comme antérieur à ce qui existe en soi. Ainsi ils sont tombés, par cette confusion, dans toutes les contradictions de leurs propres principes, où se sont embarrassés quelques-uns des philosophes qui ont suivi le système des Idées.
Que si l’on adopte l’hypothèse qui leur a fait croire aux Idées et à leur existence, il y aura des Idées non seulement pour les substances, mais aussi pour une foule d’autres choses ; car la pensée peut unifier non pas seulement des substances, mais aussi des choses qui ne sont pas des substances réelles ; et la science alors ne reposera plus sur la substance exclusivement. On pourrait encore signaler des milliers de conséquences analogues à celles-là. Ainsi, de toute nécessité et en s’en tenant à leurs opinions sur les Idées, on peut affirmer que, si les Idées sont susceptibles de participation, il ne doit y avoir d’Idées que pour les substances. Or, ce n’est pas l’accident qui peut y participer ; mais ce sont les seuls objets qui ne peuvent être les attributs d’un sujet, qui participent aux Idées.
Je dis, par exemple, que, si un objet quelconque participe à l’Idée du Double, il participe aussi à l’idée de l’éternel ; mais ce n’est que par accident, parce que le double n’est éternel qu’accidentellement. Donc, les Idées sont la substance ; et elles désignent la substance dans notre monde, tout comme dans le monde des Idées. Ou autrement, que voudrait-on dire quand on soutient que, outre les choses réelles, il existe de plus l’unité dans la pluralité ?
Si les Idées sont de même espèce que les choses qui y participent, il y aura quelque chose de commun aussi entre les choses qui participent et les Idées. Car, pourquoi la Dyade serait-elle une et identique pour les Dyades périssables que nous voyons, et pour les Dyades multiples, mais éternelles, plutôt que pour la Dyade même et une Dyade réelle et particulière ? Si l’espèce n’est pas la même, [1079b] alors les Idées et les choses ne sont qu’homonymes ; et c’est tout aussi peu sérieux que si l’on allait donner le nom d’homme, tout ensemble, à Callias et à un morceau de bois, sans d’ailleurs pouvoir rien découvrir de commun entre les deux.
Si nous admettons que, sous tous les rapports, les définitions des choses sensibles sont communes aux Idées auxquelles elles s’appliquent également bien, et que, par exemple, dans le cercle idéal, on retrouve la forme, la surface et toutes les autres parties de la définition du cercle sensible, et qu’on doit ajouter seulement à l’Idée le nom de l’objet auquel elle se rapporte, prenons bien garde que tout cela ne soit absolument vain. En effet, à quelle partie de la définition devra-t-on ajouter ce nom ? Est-ce au point central du cercle ? Est-ce à la surface, ou à l’ensemble des éléments de la définition ? Car tous les éléments qui entrent dans la substance sont déjà des Idées, comme le sont les attributs d’Animal et de Bipède, dans la définition de l’homme.
Enfin, il est clair que, nécessairement, l’Idée doit être elle-même, comme la surface, une nature particulière, qui se retrouvera, à titre de genre, dans toutes les espèces.
Chapitre 5
Le doute le plus grave qu’on puisse soulever ici, c’est de savoir en quoi les Idées peuvent servir aux choses sensibles, soit à celles qui sont éternelles ; soit à celles qui se produisent et qui périssent. C’est qu’en effet les Idées ne peuvent être, pour les choses sensibles, ni des causes de mouvement, ni des causes d’un changement quelconque.
Mais les Idées ne peuvent pas aider davantage à la connaissance des autres choses. Elles ne sont pas la substance des choses sensibles ; car, alors, elles devraient être en elles. Elles ne contribuent pas non plus à leur être, puisqu’elles ne sont pas dans les choses qui en participent. Tout au plus, pourrait-on croire qu’elles sont les causes des choses, comme le blanc qui vient se mêler à une chose déjà blanche. Mais il est trop facile de répondre à cet argument qu’Anaxagore a exposé le premier, qu’Eudoxe a répété plus tard avec le même embarras, et que d’autres ont adopté après lui ; car, on pourrait sans peine accumuler bien d’autres impossibilités contre cette doctrine.
Les choses sensibles ne peuvent venir des Idées, d’aucune des manières où l’on entend d’ordinaire cette expression. Prétendre que les Idées sont des exemplaires, et que tout le reste des choses en participent, ce ne sont là que des mots vides de sens et des métaphores poétiques. Que veut-on dire en affirmant que l’artiste ne peut rien faire qu’en ayant les yeux fixés sur les Idées ? Tout peut exister, tout peut se produire, sans qu’on ait besoin de copier un modèle. Que Socrate existe ou n’existe pas, on peut toujours former un dessin qui lui ressemble. Et ce n’est pas moins évident, Socrate fût–il éternel.
Puis, il y aura plusieurs modèles pour une même chose ; et, par suite, plusieurs Idées. Pour l’homme, par exemple, les modèles seraient l’animal, le bipède, l’homme en soi, etc. Ajoutez que les Idées seraient des modèles, non pas seulement pour les choses sensibles, mais pour les Idées mêmes. Ainsi, le genre serait le modèle des espèces qui sont rangées sous le genre ; et par conséquent, une même chose serait tout ensemble modèle et copie.
On peut encore trouver impossible que la substance soit isolée de ce dont elle est la substance. [1080a] Et, alors comment concevoir que les Idées, qui sont les substances des choses, peuvent néanmoins en être isolées ? Dans le Phédon, il est dit en propres termes que les Idées sont les causes de l’existence et de la production des choses. Mais les Idées ont beau exister, les choses ne se produisent pas, s’il n’y a point de moteur qui puisse les produire. D’autre part, il se produit une foule de choses pour lesquelles on n’a pas l’air cependant d’admettre qu’il y ait d’Idées, telles qu’une maison, un anneau, etc. ; et ceci montre bien que les choses dont on dit qu’il y a des Idées, existent et se produisent par les mêmes causes qui, sous nos yeux, produisent bien les choses dont nous venons de parler, sans que, cependant, il y ait des Idées pour les produire.
Ainsi, en poursuivant cette discussion sur les Idées, on pourrait, par des arguments encore plus réguliers et plus pressants, accumuler contre ce système une multitude d’objections, du genre de celles que nous venons de présenter.
Chapitre 6
Après avoir discuté ces matières, nous ferons bien de revenir à la théorie des nombres, pour faire voir les conséquences où l’on aboutit, quand on considère les nombres comme des substances séparées, et qu’on les prend pour les causes premières des choses.
Si le nombre est une nature particulière, et que la substance du nombre ne soit pas autre chose que cette nature même, ainsi qu’on l’avance quelquefois, il y a nécessité qu’il y ait un nombre qui soit le premier, puis un second, qui vient à la suite du premier, chacun d’eux étant d’une espèce différente. Ceci s’applique, ou directement aux unités, et alors, une unité, quelle qu’elle soit, ne peut pas se combiner avec une autre unité quelconque ; ou bien, toutes les unités, quelles qu’elles puissent être, se combinent successivement avec des unités quelconques, ainsi qu’on le suppose pour le nombre mathématique, puisqu’en effet, dans le nombre mathématique, une unité ne présente point de différence avec une autre unité, en quoi que ce soit.
Ou bien encore, certaines unités se combinent entre elles, tandis que d’autres ne se combinent pas. Par exemple, Deux est le premier nombre après Un, Trois après Deux, et ainsi de suite pour toute la série des nombres. Mais, dans chaque nombre, les unités pourraient se combiner entre elles : et, par exemple, dans la première Dyade, les deux unités qui la forment se combinent entre elles, de même que, dans la première Triade, les unités qui la forment se combinent également ; et ainsi de suite, pour le reste des nombres. Mais les unités qui sont dans le nombre Deux lui-même, peuvent ne pas se combiner avec les unités du nombre Trois. Et de même, pour tous les nombres subséquents.
Aussi, le nombre mathématique se compte Deux après Un, en ajoutant une unité nouvelle à celle qu’on a déjà ; Trois se forme en ajoutant une autre unité aux deux précédentes ; et ainsi de suite, par le même procédé. Au contraire, dans le nombre idéal, après Un, Deux est un autre nombre, qui n’emprunte rien à la première unité ; Trois est également séparé de Deux, auquel il n’emprunte rien non plus ; et ainsi de suite, pour tout autre nombre.
Ou bien enfin, il faut dire que, parmi les nombres, l’un est comme la première espèce de nombre dont nous avons parlé ; l’autre est le nombre comme le comprennent les mathématiciens ; et le troisième est celui dont il vient d’être question en dernier lieu.
Autre considération. Ou, il faut que les nombres soient séparés des choses ; [1080b] ou bien, ils n’en sont pas séparés, et ils sont dans les objets sensibles ; non pas tout à fait au sens où nous l’avons expliqué d’abord, mais comme si les choses sensibles étaient formées des nombres qui sont en elles. On peut dire encore que, parmi les nombres, l’un est séparé des choses, et que l’autre ne l’est pas, ou bien que tous le sont.
Telles sont nécessairement les seules manières de comprendre l’existence des nombres. Aussi, les philosophes même qui font de l’unité le principe, la substance et l’élément de toutes choses, et qui tirent le nombre de l’unité et de quelque autre élément, ont-ils adopté presque tous une de ces solutions, excepté celle où l’on affirme que les unités ne peuvent se combiner entre elles. Et cela est tout simple, puisqu’il n’y a pas d’autre point de vue possible, en dehors de ceux que nous avons indiqués.
Ainsi donc, les uns disent que ces deux sortes de nombres existent simultanément, à savoir le nombre qui a antériorité et postériorité, en d’autres termes, les Idées, et le nombre mathématique, qui est à la fois en dehors des Idées et des choses sensibles ; ces deux espèces de nombres étant, d’ailleurs, séparées également des choses que peuvent percevoir nos sens. D’autres philosophes soutiennent que le nombre mathématique tout seul est la première de toutes les entités, et qu’il est séparé des choses sensibles.
Quant aux Pythagoriciens, ils ne reconnaissent qu’un seul nombre, le nombre mathématique. Ils ne le séparent pas des choses, il est vrai ; mais ils prétendent en composer toutes les substances sensibles. Et en effet, ils constituent le ciel tout entier avec des nombres, lesquels, nous le reconnaissons, ne sont pas composés d’unités ; mais ils supposent que les unités peuvent avoir de la grandeur. Toutefois, ils ne semblent pas en état de nous apprendre comment la première unité a pu se former, en ayant une grandeur quelconque. Enfin, il y a tel autre philosophe qui n’admet, pour premier nombre, que le seul nombre idéal ; et quelques-uns prétendent que ce même nombre est précisément le nombre mathématique.
Des dissentiments pareils se produisent, en ce qui regarde la théorie des longueurs, des surfaces et des solides. Tantôt, on distingue les grandeurs mathématiques des grandeurs idéales. Mais parmi ceux qui ne font pas cette distinction, les uns admettent les grandeurs mathématiques et n’en parlent que mathématiquement, et ce sont tous ceux qui ne veulent pas que les Idées soient des nombres et qui nient même l’existence des Idées. Les autres admettent bien les grandeurs mathématiques ; mais ils n’en parlent pas comme de vrais mathématiciens, puisqu’ils affirment que toute grandeur ne peut pas se diviser en grandeurs, et que toutes les unités quelconques ne peuvent pas indifféremment composer une Dyade.
Tous les philosophes qui reconnaissent l’unité pour l’élément, et le principe, de toutes choses, conviennent que les nombres sont composés d’unités. Il faut cependant faire exception pour les Pythagoriciens, qui veulent que les éléments des choses aient une grandeur, ainsi qu’on l’a dit plus haut.
D’après ce qui précède, on doit voir quels sont tous les points de vue auxquels on peut étudier les nombres, et l’on peut se convaincre qu’ils se réduisent à ceux que nous avons énumérés. Toutes ces théories sont insoutenables, bien que quelques-unes le soient peut-être encore plus que les autres.
Chapitre 7
La première question que nous ayons à examiner, c’est de savoir si les unités peuvent se combiner entre elles, ou si elles ne le peuvent pas. Au cas où leur combinaison serait reconnue impossible, nous aurions à démontrer, dans lequel des sens divers indiqués par nous, elles ne peuvent pas se combiner. Il est possible, d’abord, qu’aucune unité ne puisse se combiner avec aucune autre unité quelconque. [1081a] Ainsi, il est possible que les unités qui sont dans le nombre Deux, pris en soi, ne se combinent pas avec les unités qui composent le nombre Trois, pris en soi également. Mais il se peut encore que, de la même façon, les unités qui sont dans chaque premier nombre ne puissent pas non plus se combiner entre elles.
Si l’on admet, au contraire, que toutes les unités peuvent se combiner ensemble, et qu’elles ne présentent aucune différence, on a alors le nombre mathématique ; il n’y a plus que ce nombre tout seul ; et il est impossible que les idées soient des nombres. En effet, quelle sorte de nombre pourrait bien être l’homme en soi, ou l’animal en soi, ou toute autre Idée ? L’Idée est unique pour chaque objet : et, par exemple, il n’y a qu’une seule Idée pour l’homme en soi, de même qu’il n’y a qu’une seule Idée, mais différente, pour l’animal en soi. Tout au contraire, quand des nombres sont pareils et qu’ils n’offrent entre eux aucune différence, ils sont infinis, de telle façon qu’une Triade quelconque ne représente pas plus l’homme que telle autre Triade indifféremment.
Mais, si les Idées ne sont pas des nombres, il s’ensuit que les Idées ne peuvent pas absolument exister. De quel principe, en effet, pourront-elles venir ? Le nombre se forme, dit-on, de l’unité et de la Dyade indéfinie. Ce sont là ce qu’on appelle les principes et les éléments du nombre ; mais, sous le rapport de l’ordre, les Idées ne peuvent être, ni antérieures, ni postérieures, aux nombres.
D’autre part, si les unités sont incompatibles entre elles, et incompatibles en ce sens qu’aucune ne peut se combiner avec aucune autre, dès lors, il n’est plus possible que ce nombre soit le nombre mathématique. Car le nombre mathématique se compose d’unités qui n’offrent aucune différence entre elles ; et toutes les démonstrations qu’on fait sur les nombres supposent une condition de ce genre, Mais ce nombre n’est pas plus le nombre idéal que le nombre mathématique. Car la première Dyade ne pourrait plus se composer de l’unité et de la Dyade indéfinie, non plus que les nombres venant à la suite les uns des autres, et qui sont, comme on le dit, la Dyade, la Triade, la Tétrade, etc.
Les unités qui forment la première Dyade sont produites en même temps l’une et l’autre, soit qu’à la manière indiquée par le premier auteur de cette théorie, elles viennent d’éléments inégaux rendus égaux, soit qu’elles se produisent autrement. D’autre part, si l’une des deux unités de la Dyade était antérieure à l’autre, elle devrait être antérieure aussi à la dualité totale composée de ces deux unités ; car, lorsque, dans un tout, telle partie est antérieure et telle autre postérieure, il faut, aussi, que le tout formé de ces parties soit antérieur à l’une et postérieur à l’autre.
Comme d’un autre côté, l’unité en soi est la première, il faut qu’il y ait aussi, pour tout le reste, une première unité ; une seconde vient après la première, et une troisième après la seconde ; la seconde après la seconde est la troisième après la première. Par conséquent, les unités deviendraient antérieures aux nombres dans lesquels elles se mêlent. Ainsi, dans la Dyade, il y aurait déjà une troisième unité avant même que le nombre Trois ne fût formé ; dans la Triade, il y aurait une quatrième unité, et une cinquième dans la Tétrade, avant même la formation de tous ces nombres.
Personne, je le reconnais, parmi ces philosophes n’a pu entendre que les unités étaient incompatibles entre elles à la façon qu’on vient de dire. Mais ce serait là une conséquence très logique des principes admis par eux, quoiqu’en réalité rien ne soit plus faux. [1081b] Il est tout simple, en effet, qu’il y ait des unités antérieures et des unités postérieures, du moment qu’il y a une unité première et un premier Un. Il en doit être de même pour les Dyades, du moment qu’on admet une Dyade première ; car, après un premier, il est rationnel, bien plus, il est nécessaire qu’il y ait un second ; puis un troisième, s’il y a un second, et ainsi de suite pour tout le reste, Mais ce qui est bien impossible, c’est de soutenir ces deux assertions à la fois, à savoir qu’il y a une première unité en soi, puis une seconde après l’Un en soi, et qu’il y a aussi une première Dyade. Or, ces philosophes disent bien que l’unité et l’Un sont les termes premiers ; mais ils ne parlent, ni de second, ni de troisième. Ils parlent bien aussi d’une première Dyade ; mais ils ne disent rien, ni d’une seconde, ni d’une troisième.
Évidemment encore, si les unités ne peuvent jamais se combiner, il ne peut non plus jamais y avoir, ni de Dyade en soi, ni de Triade en soi, non plus qu’aucun des autres nombres. En effet, soit que les unités ne présentent aucune différence entre elles, soit qu’elles diffèrent chacune à chacune, il n’en est pas moins nécessaire que le nombre se forme, et se compte toujours, par addition. Par exemple, Deux se compose, après Un, par l’addition d’une unité nouvelle ; Trois se forme par l’addition d’Un à Deux, et Quatre de même, etc.
Ceci étant de toute évidence, il est bien impossible que les nombres s’engendrent, comme ces philosophes prétendent les engendrer, avec la Dyade et l’Unité ; car la Dyade est une partie de la Triade, comme Trois est une partie de Quatre ; la même remarque s’appliquant à toute la série des nombres. Mais c’est de la première Dyade et de la Dyade indéfinie qu’on voulait faire venir le nombre Quatre, la Tétrade ; c’est-à-dire qu’il y a deux Dyades indépendamment de la Dyade en soi.
Mais si cela n’est pas, la Dyade en soi est alors une partie de la Tétrade ; et il faudra qu’une autre Dyade, isolée aussi, s’ajoute à la première. Or, cette Dyade se composera toujours de l’unité en soi et d’une autre unité. Si cela est vrai, il est impossible, par cela même que la Dyade indéfinie soit l’autre élément de Quatre ; car en fait, cette Dyade ne forme qu’une seule unité, et non pas une Dyade déterminée et réelle.
De plus, comment, outre la Triade en soi, outre la Dyade en soi, d’autres Triades, ou d’autres Dyades, pourront-elles exister ? Comment se composeront-elles avec des unités dont les unes seraient antérieures, et les autres postérieures ? Tout ce système n’est qu’une pure illusion ; et il ne peut y avoir, ni Dyade en soi, ni Triade en soi. Il faudrait bien, cependant, qu’il y en eût, si les éléments des nombres sont vraiment l’Unité et la Dyade indéterminée. Ces conséquences étant insoutenables, il est impossible aussi de soutenir que ce soient là les principes véritables des nombres.
On le voit donc, si l’on prétend que les unités sont toujours différentes les unes des autres, quelles qu’elles soient, voilà les difficultés qu’on soulève nécessairement, outre bien d’autres difficultés analogues à celles-là. Que si l’on dit seulement que les unités sont différentes d’un nombre à un autre, et que celles-là seules ne présentent point de différence entre elles qui sont dans le même nombre, on retrouve, dans cette théorie restreinte, à peu près toutes les difficultés que nous venons de signaler.
[1082a] Ainsi, dans la Décade en soi, il y a dix unités. Et en effet, la Décade se compose tout aussi bien de ces dix unités, que de deux Pentades, ou deux fois Cinq. Mais, comme cette Décade en soi n’est pas un nombre quelconque ordinaire, et qu’elle n’est pas composée de Pentades prises au hasard, pas plus qu’elle ne l’est d’unités arbitraires, il faut nécessairement que les unités, comprises dans cette Décade, présentent des différences entre elles.
Si, en effet, elles ne diffèrent pas les unes des autres, les deux Pentades ne différeront pas non plus dans la Décade qu’elles forment. Mais comme les deux Pentades diffèrent entre elles, les unités de la Décade différeront également. Si les unités diffèrent, n’y aura-t-il pas d’autres Pentades, d’autres nombres Cinq, dans la Décade ? Ou bien n’y aura-t-il que ces deux nombres Cinq exclusivement ? S’il n’y en a pas, c’est inconcevable ; et s’il y en a, quelle sera la nouvelle Décade qu’ils formeront ? Il n’y a pas, dans la Décade, une autre Décade possible en dehors d’elle. Il faut tout aussi nécessairement que la Tétrade ne se compose pas de Dyades quelconques ; car, à entendre nos philosophes, c’est la Dyade indéterminée qui, en prenant la Dyade déterminée, a composé deux Dyades ; et c’est par cette adjonction qu’elle a pu faire Deux.
D’autre part, comment concevoir que la Dyade puisse être une nature distincte, indépendamment des deux unités qui la composent ? que la Triade soit aussi quelque chose, en dehors des trois unités qui la forment ? Ou bien, l’un participera de l’autre, en ce même sens où l’Homme-blanc est quelque chose en dehors du blanc et en dehors de l’homme, tout en participant de chacun d’eux ; ou bien, l’un ne sera qu’une différence de l’autre, comme l’homme est quelque chose en dehors de l’animal et du bipède.
Il y a, de plus, des choses dont l’unité résulte d’un contact ; pour d’autres, l’unité vient d’un mélange ; pour d’autres encore, elle vient de la position. Or rien de tout cela ne pourrait s’appliquer aux unités dont se composent la Dyade et la Triade. Mais, de même que deux hommes ne forment pas une unité en dehors de tous deux, de même la séparation est également nécessaire pour ces unités. Ce n’est pas, d’ailleurs, parce qu’elles sont indivisibles que les unités présentent une différence avec les deux hommes. Les points également sont indivisibles ; et cependant, la Dyade que deux points peuvent former, n’est rien en dehors et indépendamment de ces deux points.
Il ne faut pas non plus oublier de remarquer que les Dyades peuvent être antérieures et postérieures, de même que le peuvent être également tous les autres nombres ordinaires. Car, si l’on suppose que les deux Dyades qui forment le nombre Quatre sont simultanées l’une à l’autre, il n’en est pas moins vrai qu’elles sont antérieures aux Dyades qui entrent dans la composition du nombre Huit, et que, de même que la Dyade en soi les a produites, de même elles produisent à leur tour les deux Tétrades, les deux fois Quatre, qui sont dans ce nombre Huit en soi. Par conséquent, si la première Dyade est une Idée, il faut aussi que ces nouvelles Dyades soient des Idées de certaine espèce.
Le même raisonnement s’appliquerait aux unités simples, puisque les unités qui sont dans la première Dyade, engendrent les quatre autres, qui composent le nombre Quatre. De cette façon, toutes les unités deviennent des Idées, et alors l’Idée se compose d’Idées. Ce qui n’est pas moins évident, c’est que les objets dont ce seront là les Idées, seront alors des composés, et qu’on arrivera, par exemple, à dire que les animaux se composent d’animaux, et s’il y a des Idées d’animaux, ces Idées seront formées d’animaux aussi.
[1082b] D’une manière générale, admettre que les unités diffèrent d’une façon quelconque, c’est tout ensemble une erreur et une fiction ; et par ce mot Fiction, j’entends qu’on fait violence à l’hypothèse même qu’on soutient. En effet, il est évident qu’une unité ne peut différer d’une autre unité, ni en quantité, ni en qualité, et que nécessairement tout nombre ne peut être qu’égal ou inégal. Or, cela est vrai surtout pour le nombre formé d’unités. Donc, le nombre qui n’est, ni plus grand, ni plus petit, est égal. Par suite, les choses égales, et ; d’une manière absolue, les choses qui ne présentent pas de différence entre elles, sont pour nous identiques, quand il s’agit de nombre. S’il n’en était pas ainsi, les Dyades mêmes qui entrent dans la composition de la Décade en soi, tout égales qu’elles sont, ne seront plus sans différence entre elles ; car, quelle cause pourrait-on alléguer pour affirmer qu’elles ne présentent aucune différence ?
De plus, si toute unité et une autre unité quelconque, jointes ensemble, font deux unités, l’unité empruntée de la Dyade en soi et l’unité empruntée de la Triade en soi, formeront une Dyade composée d’unités différentes ; et alors, cette Dyade nouvelle sera-t-elle antérieure, ou postérieure, à la Triade ? Ce qui semble le plus admissible, c’est qu’elle doit nécessairement lui être antérieure ; car, des deux unités, l’une est en même temps dans la Triade, et l’autre est en même temps dans la Dyade.
Pour nous, nous affirmons d’une manière générale qu’Un et Un font toujours Deux, que d’ailleurs les deux objets soient égaux ou inégaux : par exemple, le bien et le mal, l’homme et le cheval. Mais les philosophes qui adoptent le système contraire, n’admettent même pas que les unités forment une Dyade. Soutenir que le nombre Trois n’est pas plus fort que le nombre Deux, ce serait déjà bien étonnant ; mais si le nombre Trois est plus fort, il est clair aussi qu’il y a dans la Triade un nombre égal à Deux ; et ce nombre Deux dans la Triade ne présente aucune différence avec le nombre Deux qui forme la Dyade. Or, cette égalité n’est plus possible, si un nombre est le premier, et qu’un autre nombre soit le second ; et par suite, les Idées ne peuvent pas non plus être des nombres.
Du reste, c’est là ce que peuvent dire avec raison ceux qui admettent la différence des unités entre elles, afin qu’elles puissent être des Idées, comme on l’a expliqué plus haut ; car l’Idée est toujours Une. Si, d’ailleurs, les unités sont sans différence entre elles, les Dyades et les Triades n’en présenteront pas non plus. Voilà comment nos philosophes sont nécessairement amenés à prétendre que, quand on compte Un, Deux, etc., on n’ajoute pas une unité au nombre qu’on a déjà. C’est qu’en effet la génération des nombres ne viendrait plus alors de la Dyade indéterminée, et l’Idée n’est plus possible ; puisque, de cette façon, il y aurait une Idée dans une autre Idée, et toutes les Idées ne seraient que des parties d’une seule Idée.
En partant de leur hypothèse, ils ont raison de parler comme ils le font ; mais, d’une manière absolue, ils sont dans l’erreur ; car ils renversent ici bien des choses, et ils doivent au moins convenir qu’il y a quelque difficulté à savoir si, lorsque nous comptons Un, Deux, Trois, nous ajoutons successivement quelque chose, ou si au contraire nous ne faisons que des divisions. En fait, nous faisons les deux choses à la fois ; et aussi, est-il assez ridicule de faire de cette différence une différence si grande de substance.
Chapitre 8
[1083a] Entre toutes les questions qu’il serait bon d’éclaircir, la première, c’est d’expliquer ce que peut être la différence dans le nombre et dans l’unité, si toutefois une différence de ce genre est réelle. Nécessairement, elle ne peut porter que sur la quantité, ou sur la qualité. Or, ni l’une ni l’autre de ces alternatives ne semble possible ; ou du moins, la différence n’est possible en quantité que s’il s’agit d’un nombre. Évidemment, si les unités aussi différaient, de l’une à l’autre, en quantité, alors un nombre pourrait différer d’un autre nombre, tout en lui étant égal, cependant, par le total de ses unités. Et puis encore, est-ce que les premières unités sont plus grandes, ou plus petites, que les autres ? Ou bien est-ce que ce sont les unités qui viennent ensuite qui s’accroissent, ou qui, au contraire, diminuent ?
Toutes ces conséquences sont insensées. Mais il ne se peut pas non plus que les unités diffèrent, de l’une à l’autre, en qualité ; car elles ne peuvent subir aucune modification ; et nos philosophes reconnaissent que, pour le nombre, la qualité ne peut venir qu’après la quantité. Encore une fois, cette différence de qualité ne pourrait venir pour les unités, ni de l’unité première, ni de la Dyade. L’unité première n’a pas de qualité ; et la Dyade n’a que la qualité de produire la quantité, puis que c’est elle qui, par sa nature même, est cause de la multiplicité des êtres.
Si, en ceci, il en peut être autrement de quelque façon que ce soit, c’est dès le début qu’il faudrait surtout le dire ; et, en traitant de la différence des unités entre elles, ce qu’il faut expliquer avant tout, c’est la nécessité même de cette différence. Si ce n’est pas comme nous qu’on la comprend, alors comment la comprend-on ? Ainsi donc, dès que l’on admet que les Idées sont des nombres, il en résulte évidemment que les unités ne peuvent jamais se combiner entre elles, et qu’il est impossible qu’elles ne se combinent pas, les unes avec les autres, d’aucune des deux manières indiquées.
D’ailleurs, ce que d’autres philosophes disent des nombres n’est pas plus admissible ; je veux parler de ceux qui, tout en niant l’existence des Idées, soit leur existence absolue, soit leur existence comme nombres, n’en soutiennent pas moins l’existence des êtres mathématiques, et qui, croyant que les nombres sont les principes des êtres, trouvent l’origine de tous les nombres dans l’unité en soi. D’abord, il est absurde de supposer qu’il y a un Un premier antérieurement à tous les Uns, comme le disent ces philosophes, et qu’il n’y a pas une Dyade première antérieure à toutes les Dyades, une Triade première antérieure à toutes les Triades ; car, de part et d’autre, les raisons sont absolument les mêmes.
Si c’est bien là ce qu’est le nombre, et si l’on admet le nombre mathématique tout seul, l’unité en soi ne peut plus être, dès lors, le principe des nombres ; car il faudrait nécessairement que ce Un là, tel qu’on le fait, fût bien différent des autres unités, Si cet Un existe en effet, il faut qu’il y ait aussi une Dyade première entre les Dyades ; et qu’il en soit de même pour toute la suite des autres nombres.
Mais, si l’unité est le principe des nombres, il faut d’autant plus nécessairement qu’il en soit des nombres ainsi que le disait Platon, et qu’il y ait une première Dyade, une première Triade, et qu’alors les nombres ne puissent jamais se combiner les uns avec les autres. Pourtant, si l’on persiste à admettre ces dernières assertions, les conséquences absurdes qui en sortent ne sont pas moins nombreuses, ainsi que nous l’avons fait voir. Il faut bien, de toute nécessité néanmoins, qu’il en soit de l’une ou de l’autre façon ; mais s’il n’en est, ni d’une façon ni de l’autre, il s’ensuit que le nombre ne peut pas être quelque chose de séparé.
[1083b] De tout cela, il doit ressortir évidemment que la troisième explication est la plus mauvaise de toutes, à savoir celle qui identifie le nombre idéal avec le nombre mathématique. Ce dernier système contient alors à lui seul nécessairement deux erreurs : d’abord, de cette manière, il n’y a plus de nombre mathématique ; et ensuite, outre les hypothèses propres qu’on admet, on est forcé encore de répéter, en les exagérant, les théories de ceux qui prétendent que le nombre se confond avec les Idées.
Quant au système des Pythagoriciens, il offre moins de difficultés que ceux dont nous venons de parler ; mais il en présente aussi quelques autres, qui ne sont qu’à lui. Ainsi, en ne supposant pas le nombre séparé des choses, on évite sans doute bien des impossibilités ; mais il est toujours impossible d’admettre que les corps soient composés de nombres, et que le nombre qui compose les corps soit le nombre mathématique. D’abord, il n’est pas vrai qu’il y ait des grandeurs indivisibles ; et en supposant, à toute force, qu’il y en ait, on ne peut pas dire que, du moins, les unités aient une grandeur quelconque. Mais, comment une grandeur pourrait-elle se composer d’indivisibles ? Néanmoins, le nombre mathématique est composé d’unités. Or, ces philosophes prétendent que les nombres sont les choses elles-mêmes ; et ils adaptent leurs spéculations aux corps réels, comme si les corps étaient composés de nombres.
De plus, puisque le nombre qui constitue les êtres est, à ce qu’on assure, quelque chose qui existe en soi, il doit nécessairement se présenter sous une des formes que nous avons étudiées plus haut. Or, il ne peut être d’aucune de ces manières ; et par conséquent, il est bien évident que la nature du nombre n’est pas du tout celle que lui prêtent certains philosophes, quand on fait le nombre séparé des choses.
On peut se demander encore si chaque unité vient du Grand et du Petit, qui ont été rendus égaux, ou si telle unité vient du Petit, tandis que telle autre unité vient du Grand. Si ce dernier cas est le vrai, chaque unité ne se compose plus de tous les mêmes éléments ; et les unités ne sont plus sans différence entre elles, puisque, pour l’une, c’est le Grand qui est l’élément, et que, pour l’autre, c’est le Petit, lequel par sa nature est cependant le contraire du Grand. Et puis encore, de quelle espèce sont les unités qui entrent dans la Triade en soi ? Car il y a une de ces unités tout au moins qui doit être impaire ; et c’est peut-être pour cela que nos philosophes prétendent que l’unité en soi est un terme moyen dans tout nombre impair.
En second lieu, si chacune des deux unités de la Dyade se compose à la fois du Grand et du Petit, rendus égaux, comment la Dyade elle-même pourra-t-elle être une seule et unique nature, provenant du Grand et du Petit ? En quoi différera-t-elle alors de l’unité ? Ajoutez que l’unité est antérieure à la Dyade, puisque, si l’unité est détruite, la Dyade le sera également. L’unité en soi serait donc nécessairement une Idée d’Idée, et antérieure à une Idée. Mais, en tant qu’antérieure, de quelle origine pourrait-elle provenir ? puisqu’en effet c’était la Dyade indéterminée, comme le prétendent nos philosophes, qui devait doubler les choses.
Il y a, de plus, une nécessité absolue que le nombre idéal soit infini ou fini ; et quoique nos philosophes supposent que le nombre est séparé des choses, il n’en est pas moins impossible que le nombre ne soit, ni l’un, ni l’autre. [1084a] En premier lieu, il est évident qu’il ne saurait être infini ; car le nombre infini n’est ni pair ni impair, tandis que la formation des nombres ne peut jamais porter que sur un nombre impair ou sur un nombre pair. Quand Un est ajouté à un nombre pair, ce nombre devient impair ; et si c’est la Dyade qui vient s’y ajouter, le nombre ainsi formé se trouve doublé une fois. Deux nombres impairs s’ajoutant l’un à l’autre, le nombre qui résulte de leur total est pair. On peut dire encore que, si toute Idée est l’Idée de quelque chose, et si les nombres sont des Idées, le nombre idéal infini sera l’Idée de quelque chose aussi, soit d’une des choses sensibles, soit de quelque autre chose. Mais ceci n’est possible, ni d’après leur système, ni d’après la notion essentielle de l’Idée ; et c’est ainsi qu’ils classent les Idées. Que si le nombre idéal est fini, jusqu’où l’est-il ? Car il ne faut pas affirmer seulement qu’il est fini, il faut expliquer en outre pourquoi il l’est. Or, si le nombre idéal ne. va que jusqu’à la Décade, comme quelques philosophes le prétendent, d’abord les Idées manqueront bien vite ; et, par exemple, si le nombre Trois est l’Homme en soi, quel nombre sera le Cheval en soi ? Car chaque nombre ne représente la chose en soi que jusqu’à Dix. Il faudra bien nécessairement que le cheval en soi se trouve dans quelqu’un des nombres compris entre ces limites, puisque ces nombres sont les substances et les Idées. Mais cependant il y aura des lacunes ; et, par exemple, les Idées et les espèces de l’animal seront laissées en dehors.
Il n’est pas moins clair que, si la Triade représente l’homme en soi, les autres Triades le représenteront également, puisque les Triades sont semblables en tant qu’elles sont formées des mêmes nombres ; et par conséquent, les hommes seront infinis. Si chaque Triade est une Idée, chaque homme individuel sera une Idée aussi ; et si ce n’est pas l’homme individuel, ce seront tout au moins les hommes. Si un plus petit nombre n’est qu’une partie d’un plus grand, et j’entends un nombre plus petit qui serait formé d’unités combinées entre elles dans le même nombre, il en résulte que, la Tétrade en soi étant l’Idée de quelque chose, par exemple, l’Idée du cheval ou de la blancheur, l’homme sera une partie du cheval, puisqu’on suppose que l’homme est une Dyade.
Et puis, il est absurde qu’il y ait une Idée pour le nombre Dix, et qu’il n’y en ait pas pour le nombre Onze, ni pour les nombres suivants. De plus, il existe, et il se produit sans cesse, des choses pour lesquelles il n’y a pas d’Idée. Pourquoi n’y a-t-il pas d’Idée de ces choses ? Les Idées ne sont donc pas des causes. Il est absurde, en outre, que le nombre jusqu’à Dix soit plus Être et plus Idée que la Décade en soi, bien que, pour l’unité, il n’y ait pas de génération possible et qu’il y en ait une pour la Décade.
Nos philosophes s’efforcent de restreindre le nombre, comme si, dans les limites de la Décade, le nombre était parfait. Du moins, ils font naître les conséquences des nombres, c’est-à-dire le vide, la proportion, l’impair, et toutes choses semblables à celles-là, dans l’intérieur de la Décade. De ces entités, ils donnent les unes pour des principes tels que le mouvement, l’inertie, le bien, le mal ; ils donnent les autres pour des nombres. Voilà pourquoi, à leur sens, l’unité est l’impair ; car si l’impair n’était que dans la Triade, comment le nombre Cinq serait-il aussi un nombre impair ? Mais les grandeurs, et toutes les choses de cet ordre, ne vont aussi, dans leur système, que jusqu’à une certaine quantité. [1084b] Par exemple, la ligne indivisible est la première ; puis, vient la Dyade, et le reste suit jusqu’à Dix.
On peut demander encore, puisque le nombre est séparé, si c’est l’unité qui est antérieure, ou bien si c’est la Triade et la Dyade. Quand on considère que le nombre est un composé, c’est l’unité qui paraît antérieure. Mais, en tant que l’universel et la forme sont antérieurs à toute autre chose, c’est le nombre qui est antérieur à l’unité. En effet, chacune des unités forme une partie du nombre à titre de matière ; et le nombre représente la forme. En un certain sens, c’est comme l’angle droit est antérieur à l’angle aigu, parce que l’angle aigu se définit par la définition même de l’angle droit ; mais, en un sens aussi, c’est l’angle aigu qui est antérieur, parce qu’il n’est qu’une partie de l’angle droit, et que l’angle droit se divise en angles aigus. Ainsi, l’angle aigu est antérieur comme matière et élément, et l’unité l’est de la même façon. Mais quant à la forme et à la substance exprimée par la définition, c’est l’angle droit qui est antérieur, comme l’est le composé total qui vient de la réunion de la matière et de la forme ; car ce composé, résultant de la réunion des deux, se rapproche davantage de la forme et de la définition substantielle, bien qu’on réalité il ne vienne que postérieurement.
Comment donc l’unité peut-elle être un principe ? C’est, à ce que disent nos philosophes, parce qu’elle n’est pas divisible. Mais l’universel, le particulier et l’élément sont indivisibles aussi, tout en l’étant d’une façon différente, l’un sous le rapport de la notion, l’autre sous le rapport du temps. Dans lequel de ces deux sens l’unité est-elle donc un principe ? Ainsi qu’on vient de le voir, l’angle droit est, à ce qu’il semble, antérieur à l’angle aigu ; et réciproquement, celui-ci l’est à celui-là, sans que, ni l’un, ni l’autre, cesse d’être un seul et même angle. C’est de ces deux manières que nos philosophes comprennent que l’unité est principe, Mais c’est là encore une chose impossible ; car alors l’unité est, d’une part, forme et substance ; et d’autre part, elle est partie et matière. En quelque sorte, l’une et l’autre unité sont bien chacune dans le nombre ; mais, à dire vrai, c’est en simple puissance, puisque le nombre forme une unité de certaine espèce, et n’est pas seulement un amas confus, et puisqu’un nombre différent est composé d’unités différentes, ainsi que nos philosophes eux-mêmes le reconnaissent. Mais chacune des deux unités n’existe pas dans le nombre d’une manière réelle et complète.
La cause de l’erreur que nos philosophes commettent, c’est qu’ils ont voulu tirer leurs recherches tout à la fois des Mathématiques et des universaux, que les Mathématiques emploient, de telle sorte que c’est en partant de ces données, qu’ils ont considéré l’unité comme un point et un principe ; et en effet, l’unité est un point qui n’a pas de position. Ainsi donc, à l’exemple de quelques autres philosophes, eux aussi ils ont composé les êtres avec l’élément le plus petit possible. L’unité devient ainsi, pour eux, la matière des nombres, et elle est antérieure à la Dyade, et tout ensemble elle lui est postérieure, la Dyade étant une sorte de Tout, composé de l’unité et de la forme. Mais en cherchant à considérer comme universelle l’unité attribuée à tous les nombres, ils la traitèrent comme une simple partie de ces nombres. Or, il est bien impossible que ces deux qualités puissent simultanément appartenir à une seule et même chose.
Si, au contraire, il n’y a que l’Un en soi qui seul puisse être sans position, car l’Un en soi n’offre aucune autre différence avec le point que celle-là, ou encore celle d’être un principe, et si la Dyade est divisible, tandis que l’unité ne l’est pas, on doit en conclure que l’unité ressemblerait plus que la Dyade à l’Un en soi. Mais, si c’est l’unité qui a cette ressemblance, l’Un en soi serait plus ressemblant aussi à l’unité qu’à la Dyade. Par suite, l’une et l’autre des deux unités de la Dyade seraient antérieures à la Dyade même. Or, nos philosophes le nient absolument ; et aussi est-ce la Dyade en soi qu’ils font naître en premier lieu. [1085a] Autre objection : si la Dyade en soi est une sorte d’unité, la Triade en soi en est une aussi ; et les deux ensemble font une Dyade. Alors, d’où vient cette Dyade nouvelle ?
Chapitre 9
Un contact quelconque n’étant pas possible entre les nombres, et comme il n’y a de possible pour eux que la succession des uns aux autres, on peut se demander, pour toutes les unités entre lesquelles il n’y a rien d’intermédiaire, par exemple, pour les unités de la Dyade et de la Triade, si ce sont elles qui succèdent à l’Un en soi immédiatement, ou ne lui succèdent pas ; et si c’est la Dyade qui succède la première à l’Un en soi, ou si c’est une des deux unités qui la forment. Les mêmes difficultés se présentent pour les autres entités, qui viennent à la suite des diverses espèces du nombre, à savoir la ligne, la surface, le corps ou le solide.
Parmi nos philosophes, les uns tirent ces entités des Idées du Grand et du Petit ; et par exemple, les longueurs viennent, selon eux, du long et du court ; les surfaces viennent du large et de l’étroit ; les solides, de l’épais et du mince ; et de fait, toutes ces différences ne viennent, au fond, que de celles du Grand et du Petit. Quant au principe qu’on prétend trouver, pour toutes ces choses, dans l’unité seule, d’autres philosophes ont des théories très différentes. Mais on y peut signaler aussi une foule d’impossibilités et d’illusions, absolument contraires à tout ce qu’on peut dire de raisonnable sur ce sujet.
Toutes ces entités sont isolées et indépendantes les unes des autres, si leurs principes ne se suivent pas et ne s’enchaînent pas entre eux, de telle sorte que le large puisse devenir, ou étroit, ou long, ou court. Mais si les principes s’enchaînent, la surface peut se réduire à une ligne, et le solide devenir une simple surface. Et puis, comment ces doctrines pourraient-elles se rendre compte de ce que c’est que les angles, les figures géométriques, et tout ce qui s’en rapproche ? On commet ici la même erreur que les philosophes à l’égard du nombre. Angles, figures, etc., ce ne sont là, en effet, que des modifications de la grandeur ; ce n’est pas de cela que se compose précisément la grandeur elle-même, pas plus que la longueur n’est composée du droit et du courbe, pas plus que les solides ne se composent du poli et du rude.
Dans toutes ces questions, se retrouve la difficulté commune qu’on rencontre aussi pour expliquer les rapports des espèces et du genre, quand on admet la réalité des universaux, et que l’on a à se demander si l’Animal en soi est dans l’animal qu’on a sous les yeux, ou si l’animal réel est différent de l’Animal en soi. Si, en effet, l’universel n’est pas séparé des choses, il n’y a plus la moindre difficulté. Mais du moment que, comme le prétendent les partisans de ce système, l’Un en soi et les nombres sont séparés des objets, la solution n’est pas facile ; si l’on peut dire toutefois, d’une chose qui est impossible, qu’elle ne soit pas facile. Ici, en effet, lorsque l’on pense à l’unité dans la Dyade, ou plus généralement dans le nombre, pense-t-on à l’Un en soi, ou à quelque autre chose ?
Ainsi, les uns font sortir les grandeurs d’une matière analogue à celle qu’on vient d’indiquer ; d’autres les font sortir du point, qui, à leurs yeux, ne se confond pas avec l’unité, et qui est seulement quelque chose qui ressemble à l’unité ; du point, dis-je, et d’une autre matière qui ressemble à la quantité, sans être la quantité précisément. Mais ces théories présentent tout autant de difficultés que les précédentes. Si cette matière est unique, la ligne, la surface, le solide se confondent ; car, des mêmes choses, il ne peut sortir qu’une seule et même chose. [1085b] S’il y a plusieurs matières, et qu’elles soient différentes pour la ligne, pour la surface, pour le solide, ou ces matières dépendront les unes des autres, ou elles n’en dépendront pas ; et de cette façon, on retombe encore dans les mêmes embarras que tout à l’heure. Ou la surface n’aura pas de lignes, ou elle sera réduite à n’être qu’une ligne.
Et puis, comment se peut-il que le nombre se forme de l’unité et de la pluralité, c’est ce qu’on n’essaie même pas de nous expliquer. De quelque façon qu’ils s’y prennent, ils se heurtent aux mêmes objections que nous avons opposées au système qui prétend tirer le nombre de l’unité et de la Dyade indéterminée. Ici, en effet, tel philosophe crée le nombre en le formant de la pluralité prise comme un attribut universel, et non d’une pluralité particulière ; et tel autre philosophe fait bien sortir le nombre d’une pluralité déterminée, mais c’est de la pluralité première, qu’on croit trouver dans la Dyade, prise comme la première pluralité qui soit déterminée. Par conséquent, il n’y a pas, on peut dire, la plus légère différence de part et d’autre ; et les mêmes difficultés se représenteront : mélange, position, combinaison, production, des nombres et toutes autres explications analogues.
Ce qu’il faudrait rechercher par-dessus tout, c’est de quoi se compose chaque unité du nombre, si l’on admet que chacune des unités soit Une et indépendante. Certainement, chaque unité ne peut pas être l’Un en soi ; donc il y a nécessité, dans le système de nos philosophes, qu’elle soit composée de l’Un en soi et de la pluralité, ou d’une partie de la pluralité. Dire que l’unité soit une pluralité, c’est tout à fait impossible, puisque l’unité est indivisible. Soutenir qu’elle est composée d’une partie de la pluralité, n’offre pas moins de difficultés également embarrassantes ; car il faudrait, alors, de toute nécessité que chacune de ces parties fût indivisible, ou que chacune fût une pluralité, que l’unité devînt divisible, et que, par suite, l’Un en soi et la pluralité cessassent d’être l’élément de l’unité, puisque chaque unité ne se formerait plus de la pluralité et de l’Un en soi.
En soutenant cette opinion, on ne fait absolument que créer un autre nombre d’une nouvelle espèce, puisqu’une pluralité d’indivisibles est un nombre, Mais l’on peut demander encore, aux partisans de cette théorie, si leur nouveau nombre est infini ou fini ; car on admettait aussi, à ce qu’il semble, une pluralité finie, d’où venaient les unités finies, ainsi que l’Un en soi. Mais la pluralité en soi et la pluralité infinie sont des choses différentes. Alors, quelle est la pluralité qui est l’élément du nombre avec l’Un en soi ?
On peut soulever les mêmes objections, en ce qui concerne le point, et l’élément spécial d’où nos philosophes font naître les grandeurs ; car ce n’est pas un seul et unique point absolument qui peut les engendrer. Alors, d’où viendraient chacun des autres points ? On ne peut pas, certainement, nous répondre que le point vient d’une étendue quelconque et du Point en soi, puisque les parties de l’étendue ne peuvent pas être des parties indivisibles, comme peuvent l’être les parties de cette pluralité d’où l’on fait venir les unités ; car, si le nombre peut se composer d’indivisibles, les grandeurs n’en sont jamais composées.
Toutes ces considérations, et une foule d’autres qu’on pourrait y joindre, montrent clairement qu’il est bien impossible que le nombre et les grandeurs aient une existence séparée des choses. [1086a] Mais, en outre, les dissentiments même qui éclatent, entre les plus habiles de ces philosophes, sur la nature des nombres, sont la preuve frappante que c’est la fausseté de toutes ces théories qui les jette dans un trouble aussi profond. Les uns, ne reconnaissant que les êtres mathématiques, en dehors des choses sensibles, et remarquant tout ce que la théorie des Idées a d’obscur et de factice, se sont éloignés du nombre idéal, et ont imaginé le nombre mathématique. Les autres, voulant concilier, tout à la fois, les Idées et les Nombres, et ne voyant pas comment, si l’on admet ces principes, le nombre mathématique pourra subsister en dehors du nombre idéal, ont confondu et identifié, mais rien que dans les mots, le nombre idéal et le nombre mathématique. De fait, c’était supprimer le nombre mathématique, que de recourir à des hypothèses qui n’ont plus rien de mathématique réellement, et qui sont uniquement propres à la théorie des Idées.
D’ailleurs, le philosophe qui avait admis le premier l’existence des Idées et celle des nombres, avait eu toute raison de séparer les Idées et les êtres mathématiques ; et, par suite, nos philosophes sont tous dans le vrai, à quelques égards, mais ils n’y sont pas d’une manière absolue. Eux-mêmes, du reste, conviennent qu’ils n’ont pas les mêmes théories et que leurs systèmes se combattent. La cause de leurs divisions, c’est que leurs hypothèses et leurs principes sont faux. Or, comme le dit Épicharme : « Il est difficile de parler bien quand on part a de données mauvaises ; car, alors, pour peu qu’on parle, l’erreur éclate sur-le-champ à tous les yeux. »
Mais ce que nous avons dit sur la nature des nombres, et sur les questions qu’elle soulève, doit suffire, avec les solutions que nous en avons essayées. Car, s’il est très possible que quelqu’un qui serait déjà convaincu, le fût encore davantage par une discussion plus développée, la discussion ne pourrait rien absolument sur un esprit qui ne serait pas tout d’abord de ce même avis,
Quant aux principes premiers, aux causes premières et aux éléments, et quant aux opinions de ceux qui se sont occupés de la substance sensible exclusivement, nous avons traité quelques-unes de ces questions dans nos Ouvrages sur la nature ; et le reste n’appartient pas à la présente étude. Mais une suite toute simple de nos recherches, c’est d’examiner les théories de ceux qui reconnaissent d’autres substances en dehors des substances sensibles ; et puisqu’on a prétendu qu’il existe des Idées et des Nombres dans cette condition, et que leurs éléments sont, dit-on, les éléments mêmes et les principes des êtres, il faut voir ce que pensent précisément ces philosophes, et la manière dont ils soutiennent leurs systèmes. Plus tard, nous étudierons les théories qui n’admettent que des nombres tout seuls, et des nombres mathématiques. Quant à ceux qui défendent les Idées, nous allons, tout à la fois, exposer leurs opinions, et présenter les objections qu’elles provoquent.
Ces philosophes considèrent aussi, tout ensemble, les Idées comme des substances universelles, comme des substances séparées, et comme les substances des choses individuelles. Déjà, nous avons montré combien tout cela est impossible. Ce qui a pu porter les partisans des Idées universelles à réunir confusément ces théories contradictoires, c’est qu’ils n’attribuaient pas les mêmes substances aux choses sensibles. Ainsi, ils supposaient que, pour les choses sensibles, tout est dans un flux perpétuel, et qu’il n’y a rien de permanent en elles ; [1086b] et ils soutenaient que l’universel est indépendant des choses, et qu’il en est tout différent.
Comme nous l’avons dit précédemment, c’est Socrate qui suscita cette théorie par ses définitions ; mais il se garda bien de séparer l’universel des choses particulières. Certes, il avait toute raison de ne pas le séparer ; et ce qui le prouve, c’est l’observation même des faits. Sans les universaux, il est impossible, certainement, d’arriver à la science ; mais c’est la séparation de l’universel quia fait naître toutes les difficultés que présente la théorie des Idées. Quant à nos philosophes, ils ont soutenu que, dès le moment qu’outre les substances sensibles exposées à un perpétuel écoulement, il y a d’autres substances, il faut de toute nécessité que ces substances soient séparées. Comme ils n’avaient pas d’autres substances que les substances prises universellement, ce furent celles-là qu’ils altérèrent en les déplaçant, de telle sorte que, pour eux, les natures universelles et les natures particulières en vinrent à se confondre presque entièrement. C’est là, qu’on le sache bien, la difficulté essentielle et capitale de la doctrine dont nous nous occupons.
Chapitre 10
Il est un point qui embarrasse, à peu près également, ceux qui admettent la théorie des Idées, et ceux qui la repoussent. Nous l’avons indiqué déjà, quand, au début de cet ouvrage, nous avons posé les questions à discuter ; mais maintenant, nous croyons devoir y revenir.
Ce point, le voici : nier que les substances soient séparées des choses et qu’elles existent à la façon dont existent les êtres individuels, n’est absolument détruire la substance, ainsi que nous voulons le montrer ; et, d’autre part, si l’on admet que les substances sont séparées, alors comment concevoir ce que sont leurs éléments et leurs principes ? Si les principes ne sont que particuliers, et s’ils ne sont point universels, les êtres seront, alors, aussi nombreux que les éléments ; et, par cela même, les éléments ne seront plus susceptibles de science. Or, supposons que les syllabes dont se forment les mots soient des substances, et que les éléments des syllabes soient les éléments de ces substances, il faudra nécessairement que la syllabe BA – ou, si l’on veut, toute autre syllabe – soit absolument unique, puisqu’elle n’est pas universelle et que les syllabes étant de la même espèce, chacune d’elles soit numériquement seule et unique, c’est-à-dire quelque chose de distinct, qui ne soit pas simplement homonyme, puisque aussi bien l’on prétend que chaque chose est seule et unique, en étant, ce qu’elle est par sa condition essentielle.
S’il en est ainsi des syllabes, il en est de même des éléments, ou lettres, dont les syllabes se composent. Il n’y aurait donc pas plus d’un seul et unique A ; et chacune des autres lettres ne serait pas davantage plus d’une, par cette même raison qui fait que, parmi les autres syllabes, une même syllabe ne peut pas être successivement différente d’elle-même. Mais s’il en est ainsi, il n’y aura pas d’autres éléments, ou lettres, que celles que nous connaissons ; et il n’y aura que ces lettres toutes seules.
Ajoutez que, dès lors, les éléments échapperont à la science, quand on prétend qu’ils ne sont pas universels ; car c’est sur les universaux exclusivement que la science se fonde. C’est ce qu’on peut bien voir par les syllogismes, et par les définitions. Le syllogisme, par exemple, ne pourrait pas conclure que les trois angles de tel ou tel triangle spécial, sont égaux à deux droits, si, d’abord, on n’avait point reconnu que tout triangle a toujours ses angles égaux à deux droits. On ne saurait point que tel ou tel homme est un être animé, si d’abord on n’avait pas admis que tout homme est un être animé. [1087a] D’un autre côté, si les principes sont regardés comme universels, ou, même, si c’est d’eux que viennent les substances universelles, il en résulte que ce qui n’est pas substance est antérieur à la substance, puisque l’universel n’est pas une substance, et que l’élément et le principe sont universels. Or, l’élément et le principe sont nécessairement antérieurs aux objets, dont ils sont le principe et l’élément.
Toutes ces conséquences ne sont que parfaitement rationnelles, lorsqu’on admet que les Idées se composent d’éléments, et qu’a côté des substances qui renferment l’espèce en soi et les Idées, on se figure qu’il y a encore quelque unité séparée des choses. Mais rien n’empêche que, comme pour les lettres dont les mots sont formés, il n’y ait plusieurs A et plusieurs B, sans qu’il y ait, cependant, ni d’A en soi outre les A multiples, ni de B en soi outre les B. Et cela suffira pour que les syllabes pareilles soient en nombre infini.
Dans tout ce que nous venons de dire, le point qui peut être le plus contestable, c’est cette assertion que toute science est universelle, et que, par suite, il est nécessaire que les principes des choses soient universels aussi, sans être, cependant, des substances séparées. Cette assertion est vraie sans doute, à un certain point de vue ; mais, à un autre point de vue, elle ne l’est pas.
C’est que Science et Savoir sont des expressions à double sens : tantôt, elles signifient l’état de simple puissance, et tantôt, l’état de réalité actuelle. La puissance, en tant que matière universelle et indéterminée, s’applique à l’universel et à l’indéterminé. Mais l’acte, au contraire, est déterminé, en s’appliquant à un objet déterminé ; il est telle chose spéciale, dans telle chose aussi spéciale que lui. La vue ne voit la couleur universelle qu’indirectement, parce que cette couleur actuelle qu’elle voit est de la couleur, comme cet A spécial qu’étudie le maître d’écriture est bien un A réel.
Si les principes sont nécessairement universels, il faut nécessairement aussi que les conséquences des principes soient universelles, comme elles le sont dans les démonstrations. Or, s’il en est ainsi, il n’y aura rien de séparé ; et il n’y aura plus de substance. Mais il est clair que, sous un certain point de vue, la science est universelle, et qu’à un autre, elle ne l’est pas.
LIVRE XIV
Chapitre 1
Nous nous bornerons donc aux considérations précédentes sur la substance ainsi comprise. Mais, tous les philosophes s’accordent à reconnaître que les principes sont contraires, et que, de même qu’ils le sont dans la nature, ils le sont aussi pour les substances immobiles. Cependant, s’il ne peut y avoir au monde quoi que ce soit d’antérieur au principe de toutes choses, il s’ensuit qu’il est impossible qu’un principe, qui serait encore quelque autre chose que principe, soit un principe véritable. Ce serait aussi faux que si, par exemple, prenant le blanc pour principe et le posant comme principe, non pas en tant qu’il est autre chose que blanc, mais en tant qu’il est essentiellement blanc, on allait dire en même temps que le blanc est un attribut, et que, tout en étant aussi autre chose que blanc, il reste blanc néanmoins. Alors c’est cette autre chose qui serait antérieure au blanc.
Sans doute, toutes les choses viennent des contraires ; mais c’est à la condition d’un sujet préalable. C’est même surtout dans les contraires que cette condition doit être remplie. [1087b] Toujours les contraires, quels qu’ils soient, se rapportent à un sujet ; et il n’est pas un contraire qui existe séparément. Or, ainsi que le plus simple regard jeté sur les choses, la raison nous atteste, de même, qu’il n’y a rien de contraire à la substance. Donc, il n’y a pas de contraire qui puisse être, à proprement parler, le principe de toutes choses ; et le principe vrai est tout autre chose que cela.
Parmi les philosophes, les uns font, de l’un des deux contraires, la matière des choses. Ceux-là opposent ce contraire à l’unité, c’est-à-dire l’inégal à l’égal, regardant l’inégal comme la nature de la pluralité. Mais d’autres philosophes opposent la pluralité à l’unité. Dans telle théorie, les nombres viennent de la Dyade, de l’Inégal, du Grand et du Petit ; dans la théorie d’un autre philosophe, ils sortent de la pluralité ; mais c’est toujours de la substance de l’unité que naissent les nombres, dans les deux théories également. Le philosophe qui ne prend pour éléments que l’Inégal et l’Unité, et qui regarde l’Inégal comme la Dyade du Grand et du Petit, confond dans une seule expression l’Inégal, le Grand et le Petit, sans faire remarquer que, si ces termes peuvent être une seule et même chose pour la raison, numériquement ils ne le sont pas.
Du reste, ces philosophes no donnent pas une meilleure explication de ce que sont les principes des nombres, qu’ils appellent leurs éléments. Les uns, admettant le Grand et le Petit avec l’unité, en font les trois éléments des nombres ; et, selon eux, les deux premiers de ces éléments représentent la matière des nombres, et c’est l’unité qui en représente la forme. D’autres adoptent pour principes des nombres le Peu et le Beaucoup, parce que le Grand et le Petit appartiennent, par leur nature propre, plus particulièrement à la grandeur. D’autres, prenant encore un terme plus général dans toutes ces notions, regardent comme éléments des nombres le Surpassant et le Surpassé.
Toutes ces théories n’offrent, pour ainsi dire, aucune différence entre elles, en ce qui regarde bon nombre de leurs conséquences ; et elles ne diffèrent que pour les difficultés logiques que ces philosophes tâchent d’éviter, parce qu’eux-mêmes aussi ne font que des démonstrations logiques. Toutefois, c’est un seul et même argument de prendre le Surpassant et le Surpassé pour principes des nombres, au lieu du Grand et du Petit, et de soutenir que le nombre est antérieur à la Dyade, parmi les éléments des nombres. Bien que le nombre et le Surpassant soient l’un et l’autre des notions plus universelles, néanmoins nos philosophes admettent l’un, et n’admettent pas l’autre.
Selon quelques autres philosophes, l’unité a pour opposés le Différent et l’Autre. Il en est qui n’opposent que la pluralité et l’unité. Mais si, comme ils le veulent, les êtres viennent des contraires, et si, pour l’unité, il faut reconnaître, ou qu’il n’y a point de contraire possible, ou que, si l’on veut à toute force qu’il y en ait un, ce ne peut être que la pluralité, l’Inégal étant le contraire de l’Égal, le Différent étant le contraire du Même, l’Autre étant le contraire de l’Identique, il s’ensuit que la doctrine qui paraît la plus solide est celle des philosophes qui opposent l’unité à la pluralité. Et encore, celle-là n’est-elle pas suffisamment vraie, puisque l’unité deviendra alors le Peu, et que c’est la pluralité qui est le contraire du petit nombre, comme Beaucoup l’est de Peu.
Il est, d’ailleurs, de toute évidence que c’est l’unité qui exprime la mesure ; et en toute chose, il y a toujours quelque chose d’autre qui sert de fondement. Ainsi, dans l’harmonie, c’est le demi-ton, le dièse ; dans les mesures de longueur, c’est le pouce, ou le pied, ou telle autre unité analogue ; dans les rythmes, c’est la base ou la syllabe. De même aussi pour les mesures de pesanteur, c’est un certain poids déterminé. En un mot, il en est de même dans tous les cas ; [1088a] pour les qualités, la mesure est une qualité ; pour les quantités, c’est une quantité, etc.
La mesure est indivisible, soit par son espèce même, soit pour nos sens, la mesure adoptée n’étant pas une substance en soi. Du reste, cela se comprend sans peine, puisque l’unité signifie la mesure d’une certaine pluralité ; que le nombre est une pluralité mesurée, et une pluralité de mesures. Aussi, n’a-t-on pas moins raison de dire que l’unité n’est pas un nombre, pas plus que la mesure ne peut être une réunion de mesures ; mais la mesure n’est qu’un principe, aussi bien que l’unité. De là vient que la mesure doit toujours rester Une et la même, pour toutes les choses mesurées. Si la mesure est un cheval, elle s’applique à tous les chevaux ; si c’est l’homme, à tous les hommes. S’il s’agit de l’homme, du cheval, de Dieu, la mesure est, si l’on veut, l’être animé ; et leur nombre peut encore être un nombre d’êtres animés. Mais si l’on veut réunir l’homme, le blanc, et la marche, il n’y a plus de nombre possible pour ces trois termes, en ce sens que toutes ces déterminations se rapporteraient au même être et à un être qui numériquement est Un. Toutefois dans ce cas même, il peut y avoir encore un nombre pour les genres de ces déterminations, ou de telle autre dénomination analogue.
Les philosophes qui font de l’Inégal une sorte d’unité, et qui admettent la Dyade indéterminée du Grand et du Petit, s’éloignent infiniment trop des opinions généralement reçues, et même des opinions qu’on pourrait adopter. L’Inégal, le Grand et le Petit, ce sont là, en effet, de simples modifications et des accidents, bien plutôt que les sujets véritables des nombres et des grandeurs. Le Peu et le Beaucoup ne sont que des modes du nombre ; le Grand et le Petit, des modes de la grandeur, comme sont aussi de simples modes le Pair et l’Impair, le Poli et le Rude, le Droit et le Courbe.
Ce qui rend, en ceci, l’erreur encore plus forte, c’est que le Grand et le Petit ne sont nécessairement que des relatifs, ainsi que tout ce qui leur ressemble. Or, de toutes les catégories, c’est le relatif qui est certainement moins que toute autre une nature et une substance véritable. A cet égard, la relation ne vient qu’après la qualité et la quantité. La relation, ainsi qu’on l’a dit précédemment, n’est qu’un mode de la quantité ; ce n’en est pas la matière, si, d’ailleurs, le relatif est quelque autre chose encore, soit que l’on considère le relatif d’une manière absolue et commune, soit qu’on le considère dans ses parties diverses et dans ses espèces. Rien, en effet, n’est absolument petit ou grand, peu ou beaucoup, en un mot rien n’est relatif qui ne soit aussi quelque autre chose, en même temps qu’il est peu ou beaucoup, petit ou grand, ou relatif.
Ce qui prouve bien que le relatif n’est pas, dans quelque mesure que ce soit, une substance et une réalité, c’est que, pour lui seul, il n’y a ni production, ni destruction, ni mouvement, tandis que, pour la quantité, il y a accroissement et diminution ; pour la qualité, il y a altération ; pour le lieu, il y a translation ; pour la substance, il y a la production et la destruction absolues, tous phénomènes qui ne peuvent avoir lieu pour le relatif. Ceci vient de ce que, sans même se mouvoir, un relatif peut être, tantôt plus grand, tantôt plus petit, tantôt égal, selon que l’autre des relatifs viendra à être mû et à changer en quantité. [1088b] Et puis, la matière d’une chose quelconque est nécessairement ce qui, en puissance, est cette même chose ; et c’est là aussi la condition de la substance. Mais le relatif n’est substance, ni en puissance, ni en acte.
Il est donc absurde, ou plutôt, il est impossible de faire, de ce qui n’est pas une substance, l’élément et l’antécédent de la substance. Car toutes les catégories ne viennent qu’après elle. Ajoutez que les éléments ne peuvent jamais être les attributs des choses dont ils sont les éléments. Le Peu et le Beaucoup, soit séparés, soit réunis, sont les attributs de la ligne ; et la surface est large ou étroite.
Et s’il y a réellement une pluralité à laquelle on puisse appliquer toujours la notion de Peu, la Dyade, par exemple, puisque si la Dyade était le Beaucoup, ce serait l’unité qui devrait alors être le Peu ; si, d’autre part, il y a un Beaucoup absolu, qui serait, je suppose, la Décade, et si, après elle, il n’y a rien de plus grand, si ce n’est les nombres infinis, comment concevoir que le nombre puisse venir du Grand et du Petit ? Ou il fallait que les deux à la fois composassent le nombre et lui fussent attribués, ou il fallait ne lui attribuer, ni l’un, ni l’autre. Mais, selon la théorie de nos philosophes, il n’y a que l’un des deux qui puisse être l’attribut du nombre.
Chapitre 2
Une question générale qu’il faut examiner ici, c’est de savoir s’il est possible que des choses éternelles soient formées d’éléments ; car alors elles devront avoir une matière, puisque tout ce qui est formé d’éléments est un composé. Si donc nécessairement tout être provient des éléments dont il est formé, qu’il soit d’ailleurs éternel ou qu’il ait été produit, tout ce qui devient et se produit provient d’un être qui, en puissance, est ce qu’il devient en acte ; car il ne pourrait, ni devenir, ni exister, s’il devait partir de ce qui ne peut pas être. Mais le possible peut arriver à l’acte, ou n’y pas arriver. Bien que le nombre soit éternel plus que toute autre chose, et surtout plus que ce qui a une matière quelconque, il pourrait alors aussi ne pas être, tout comme peut cesser d’exister l’être qui n’a qu’un jour à vivre, tout comme celui qui vivrait un nombre d’années aussi grand qu’on voudrait, et qui, si l’on veut pousser encore plus loin, existerait pendant un temps sans limite.
A ce point de vue, il n’y aurait donc pas d’êtres éternels, puisque ce qui peut un jour ne pas être n’est pas éternel, ainsi que nous avons eu l’occasion de le démontrer dans d’autres discussions. Mais, si ce que nous disons ici est universellement vrai, à savoir qu’il n’y a pas de substance éternelle qui ne soit en acte, et si les éléments sont la matière de la substance, il en résulte qu’il ne peut pas y avoir, pour une substance éternelle quelconque, des éléments qui en formeraient la composition intrinsèque.
Quelques philosophes font de la Dyade indéterminée, avec l’unité, l’élément des nombres, et ils ont grande raison de repousser l’Inégal, à cause des conséquences insoutenables de cette dernière théorie. Or, s’ils évitent quelques difficultés, ce sont celles-là seules que rencontrent nécessairement les philosophes qui font de l’Inégal et du Relatif les éléments du nombre. Mais, en dehors de ce point de doctrine, eux aussi ils s’exposent inévitablement aux mêmes embarras, soit qu’ils tirent de ces éléments le nombre idéal, soit qu’ils n’en tirent que le nombre mathématique.
On peut rapporter à bien des motifs ce retour à un pareil ordre de causes ; [1089a] mais le motif principal, c’est que nos philosophes se sont trop dirigés à la manière des anciens, dans leurs recherches. Ils se sont figuré que tous les êtres se réduiraient à un être unique, à l’Être en soi, si l’on ne répondait pas victorieusement à l’objection de Parménide, et si l’on marchait d’accord avec lui : « Il n’est pas possible que jamais, ni de quelque façon que ce soit, puisse être ce qui n’est pas » ; et de là, ils ont conclu qu’on était forcé d’établir démonstrativement que le Non-être existe. De cette façon, à les en croire, les êtres sortiraient à la fois de l’Être et de quelque autre chose, et leur pluralité deviendrait possible.
Ici cependant, le premier soin qu’on doit prendre, c’est de s’assurer si le mot d’Être ne peut pas recevoir plusieurs acceptions. Être exprime d’abord la substance, puis la qualité, puis la quantité, et les autres catégories. Quels sont donc précisément les êtres qui pourraient, tous ensemble, arriver à n’en former qu’un, si le Non-être venait à ne pas exister ? Seraient-ce les substances, ou les simples modes ? En peut-il être également pour toutes les autres nuances de l’Être, sans distinction ? Ou bien, l’Être unique serait-il la réunion de toutes ces nuances : réalité substantielle, et qualité, et quantité, et telle autre des acceptions diverses que l’Être peut revêtir ? Mais il est absurde, ou plutôt il est impossible, que ce soit une seule et même nature qui devienne cause que l’être soit, d’abord, l’être qu’il est, et tel être particulier, puis ensuite qu’il ait telle qualité, ou telle quantité, ou qu’il soit dans tel lieu.
En outre, de quel Non-être et de quel Être fera-t-on sortir les êtres ? Le Non-être, en effet, a aussi ses nuances diverses, du moment que l’Être a les siennes. Dire d’un être qu’il n’est pas homme, c’est dire simplement qu’il n’est pas tel être particulier ; dire d’une chose qu’elle n’est pas droite, c’est dire qu’elle n’a pas telle qualité ; dire d’une chose qu’elle n’a pas trois coudées, c’est dire qu’elle n’est pas de telle grandeur ou quantité. Mais les êtres multiples, de quel Être et de quel Non-être peuvent-ils venir ? Il va même jusqu’à appeler du nom de mensonge, et à confondre avec cette nature du mensonge, le Non-être d’où sort, en même temps que de l’Être, la multiplicité des êtres. Aussi, ajoutait-on encore qu’il faut bien admettre, au fond de tout, une hypothèse fausse et mensongère, à l’imitation des géomètres, qui donnent un pied de long à une ligne qui n’a pas du tout un pied.
Mais il est bien impossible que tout cela soit exact. Ni les géomètres ne font l’hypothèse erronée qu’on leur prête ; et la preuve c’est que cette ligne supposée n’entre jamais pour rien dans leurs conclusions ; ni les êtres ne peuvent jamais venir d’un Non-être ainsi compris, non plus qu’ils ne peuvent périr dans un tel Non-être. Mais comme le Non -Être, selon les cas que nous avons indiqués, a tout autant d’acceptions qu’il y a de catégories, et qu’outre le Non-être qui, ainsi qu’on l’entend, n’est, en effet, qu’un mensonge, il y a le Non-être en puissance, c’est de celui-là que sortent les choses. Ainsi, l’homme vient certainement de ce qui n’est pas homme, mais est homme en puissance, comme le blanc vient de ce qui n’est pas blanc actuellement, mais est le blanc en puissance. Cette remarque est la même, soit qu’un seul être se produise, ou que ce soient plusieurs êtres.
Évidemment, cette recherche se borne à savoir comment l’Être qui s’applique spécialement aux substances, peut devenir multiple ; car toutes les choses qui se produisent sont, d’après cette théorie, des nombres, des grandeurs, et des solides. Mais il paraît absurde, quand on recherche comment l’Être peut devenir multiple dans la substance, de ne pas rechercher en même temps comment il peut le devenir dans la qualité, ou dans la quantité. Ce ne peut pas être la Dyade indéterminée, pas plus que le Grand et le Petit, qui font qu’il y a deux choses blanches, ou qu’il y a plusieurs couleurs, qu’il y a plusieurs saveurs, plusieurs figures ; [1089b] car alors, tout cela, saveurs, figures, couleurs, seraient aussi des nombres et des unités.
Si nos philosophes avaient approfondi ces considérations, ils auraient bien vu la cause de la multiplicité des êtres, et découvert où est la vérité, pour les modes aussi bien que pour les substances. C’est l’identité et l’analogie qui, en ceci, sont les vraies causes. Cette première déviation a fait encore que, en recherchant l’opposé de l’Être et de l’Unité, duquel, en même temps que de l’Être et de l’unité, viendraient tous les êtres, on a admis que cet opposé était le Relatif et l’Inégal, qui ne sont, ni le contraire, ni la négation de l’Unité et de l’Être, et qui ne sont qu’une nature particulière des choses, aussi bien que le sont la substance et la qualité.
Il fallait se demander, aussi, pourquoi les Relatifs sont multiples, et comment il se fait qu’il n’y a pas un seul et unique Relatif. Mais on se contente, ici, de rechercher d’où peut venir la multiplicité des unités, en dehors de l’Un en soi ; et l’on s’abstient de rechercher comment il peut y avoir multiplicité d’Inégaux, après l’Inégal en soi. Cependant nos philosophes emploient, eux aussi, tous ces termes, et ils nous parlent du Grand et du Petit ; du Peu et du Beaucoup, d’où ils font venir les nombres ; du Long et du Court, d’où vient la longueur ; du Large et de l’Étroit, d’où vient la surface ; de l’Épais et du Mince, d’où viennent les solides ; et ils reconnaissent, ainsi, une foule d’espèces diverses du Relatif. Mais encore une fois, d’où vient, selon eux, cette multiplicité, et quelle en est la cause ?
Il faut donc, de toute nécessité, comme nous le soutenons, supposer, dans tous les cas, l’Être en puissance. L’auteur de la doctrine que nous étudions a expliqué, en outre, qu’on doit entendre par Relatif ce qui en puissance est telle chose et telle substance, sans exister cependant en soi, comme il l’eût dit de la qualité, qui n’est, ni l’Un ou l’Être en puissance, ni la négation de l’unité, ni celle de l’Être, mais qui compte néanmoins parmi les êtres. Ainsi que nous l’avons fait observer, il eût bien mieux valu, puisque notre philosophe recherchait d’où vient la multiplicité des êtres, qu’il ne se bornât pas à se demander comment, dans une seule et même catégorie, y a multiplicité de substances, ou multiplicité de qualités ; en un mot, il aurait dû rechercher comment la multiplicité des êtres est possible en général, puisque les êtres sont, tantôt des substances, tantôt de simples modes, tantôt des Relatifs.
Pour les catégories autres que la substance, la question de savoir comment la multiplicité peut s’y produire, mérite plus d’insistance encore. Comme en elles, l’Être n’est plus séparable, on pourrait dire que c’est, parce que le sujet peut devenir et être plusieurs choses, qu’il y a aussi plusieurs qualités de possibles et plusieurs quantités. Mais il n’en faut pas moins qu’il y ait toujours une matière pour chacun de ces genres. Seulement, il est impossible que cette matière soit séparée des substances. Mais, pour les individus, il y a quelque motif sérieux de se demander comment l’individuel peut devenir multiple, s’il n’y a pas, d’abord, un individu réel comme lui, et une nature du genre de celle que nous venons d’indiquer.
C’est même de là plus particulièrement, qu’est venue la question de savoir comment les substances en acte peuvent être multiples, et pourquoi il n’y a pas une seule et unique substance. Quoi qu’il en soit, à moins que l’on n’identifie la substance et la quantité, on ne nous dit pas pourquoi, ni comment, les substances sont multiples ; on nous explique uniquement comment les quantités le sont. Tout nombre, en effet, exprime la quantité ; et l’unité l’exprime aussi, à moins qu’elle ne représente une mesure, en tant qu’elle est indivisible sous le rapport de la quantité. Si donc la quantité est autre chose que la substance, et si la substance est autre chose aussi que la quantité, on ne nous explique pas d’où vient l’individualité, ni comment elle se multiplie. [1090a] Mais, en soutenant que la substance et la quantité sont identiques, on soulève encore bien des objections contre soi.
On pourrait en outre insister non moins vivement, sur la manière dont on considère les nombres, en demandant sur quelles preuves on prétend en affirmer l’existence. Quand on admet les Idées, les nombres peuvent, jusqu’à un certain point, expliquer la cause des êtres, puisque chaque nombre est une Idée, et que l’Idée est, dit-on, cause de l’existence de toutes les autres choses, de quelque façon d’ailleurs que ce soit ; théorie que nous lai sons à ses partisans. Mais, quand on repousse ce système, à cause des difficultés qu’il présente, jusqu’au point de s’en passer pour concevoir les nombres, et quand on admet seulement le nombre mathématique, à quoi bon irait-on croire à l’existence d’un nombre idéal ? Et en quoi un pareil nombre pourrait-il servir aux autres choses ? Car, d’une part, celui-là même qui en affirme l’existence déclare que ce nombre n’est cause de rien, et il se borne à en faire une certaine nature qui existe en soi. D’autre part, il semble bien, en effet, que ce nombre n’est cause de quoi que ce puisse être, puisque toutes les considérations et les théorèmes de l’arithmétique se fondent aussi sur des données sensibles, comme nous l’avons fait voir.
Chapitre 3
Les philosophes qui ont admis l’existence des Idées, et qui les prennent pour les nombres, supposent, pour expliquer les choses particulières, qu’outre les choses multiples, il y a une certaine unité à laquelle chacune d’elles se rapporte ; et ils essaient, pour tout objet individuel et Un, de montrer par là comment, et par quelle cause, il existe. Mais, comme toutes ces théories ne sont, ni nécessaires, ni même possibles, on ne saurait dire qu’elles expliquent davantage l’existence du nombre.
Quant aux Pythagoriciens, comme ils avaient observé que beaucoup des propriétés des nombres se trouvent dans les corps sensibles, ils ont soutenu que les êtres sont des nombres, mais non pas des nombres séparés ; et ils ont avancé que les choses se composent de nombres. Et pourquoi ? Parce que, selon eux, les propriétés des nombres se manifestent dans l’harmonie musicale, dans le Ciel, et dans une foule d’autres choses.
Lorsqu’on n’admet que le nombre mathématique tout seul, il n’est pas possible d’accepter de telles doctrines, même en partant des hypothèses qu’on se donne ; mais on disait que, sans cette condition, la science des nombres n’est pas possible. Pour notre part, nous répétons, ainsi que nous l’avons précédemment établi, que, de toute évidence, les entités mathématiques ne sont pas séparées des choses ; car, si les nombres étaient séparés, leurs propriétés ne se retrouveraient pas dans les corps.
Sur ce point, les Pythagoriciens sont à l’abri de toute critique. Mais, quand ils composent les corps de la nature avec des nombres, quand ils composent, avec des éléments qui n’ont, ni légèreté, ni pesanteur, les corps légers ou pesants, ils semblent vraiment nous parler d’un autre ciel et d’autres corps, mais non des corps que nos sens connaissent. Quant à ceux qui veulent que le nombre soit séparé, ils se fondent sur ce que les axiomes, tout vrais qu’ils sont et tout en persuadant l’esprit, ne s’appuient pas non plus sur les choses sensibles, et que, cependant, on admet leur existence et leur séparation, de même qu’on fait aussi cette hypothèse pour les grandeurs mathématiques.
[1090b] Mais, il est clair qu’un raisonnement opposé amènera des conséquences contraires ; et la question que nous posions tout à l’heure, reste à résoudre par ceux qui adoptent ce système : « Pourquoi, disions-nous, les nombres n’étant pas dans les objets sensibles, leurs propriétés cependant se trouvent-elles dans les objets sensibles ? »
Quelques autres philosophes, remarquant que les limites et les extrémités des grandeurs sont, le point pour la ligne, la ligne pour la surface, la surface pour le solide, s’imaginent justifier, par cet argument, l’existence indispensable de pareilles natures. Mais, ici encore, il faut bien prendre garde que ce raisonnement ne soit trop peu solide ; car ces extrémités des grandeurs ne sont pas des substances réelles ; ce sont là bien plutôt de simples limites, puisqu’il faut toujours qu’il y ait une limite à une marche quelconque, et, d’une manière générale, au mouvement. On prétend donc faire de ces limites un objet réel et une substance ; mais c’est absurde ; car, en supposant même que ce soient là de véritables substances, elles feront toutes partie des choses sensibles, puisque l’on reconnaît cette vérité. Et alors comment peuvent-elles en être séparées ?
On pourrait encore insister, à moins que l’on ne soit de trop facile composition, et demander : Pourquoi, dans tout nombre, quel qu’il soit, et dans les entités mathématiques, les éléments antérieurs et les éléments postérieurs n’ont-ils pas la moindre influence les uns sur les autres ? Ainsi, en supposant même qu’il n’existe pas de nombre, les grandeurs n’en doivent pas moins exister, pour ceux qui ne croient absolument qu’aux êtres mathématiques ; et en supposant encore que ces êtres n’existent pas non plus, il reste du moins l’esprit qui les conçoit, et les corps sensibles qui les contiennent. Cependant, d’après tout ce que nous voyons, la nature ne montre pas à nos yeux une succession de vains épisodes, comme on en trouve dans une mauvaise tragédie.
Il est vrai que les philosophes qui croient à l’existence des Idées, échappent du moins à cette faute, en prétendant que les grandeurs viennent de la matière et du nombre : les longueurs étant, selon eux, formées avec la Dyade ; les surfaces étant formées avec la Triade ; les solides étant formés avec la Tétrade, ou bien encore de tels autres nombres ; car ceci importe assez peu. Mais ces entités-là sont-elles bien des Idées ? En quel lieu les place-t-on ? Quel rapport ont-elles avec les êtres réels ? Elles n’en ont absolument aucun, pas plus que les entités mathématiques. Il n’est pas même possible de leur appliquer aucun des théorèmes ordinaires, à moins de vouloir bouleverser les mathématiques, de fond en comble, et de s’y faire des doctrines insoutenables et toutes particulières. Rien n’est plus aisé, en imaginant des hypothèses quelconques, que d’en tirer un long tissu d’argumentations sans fin ; et telle est l’erreur de ceux qui, sur cette pente, ont essayé d’accoupler les entités mathématiques et les Idées.
Mais les philosophes qui, les premiers, avaient réduit les espèces du nombre à deux, le nombre idéal et le nombre mathématique, sans vouloir en ajouter d’autre, ne nous ont pas dit, et ils eussent été bien embarrassés de nous dire, ce que c’est précisément que le nombre mathématique et d’où il vient ; car ils en font un intermédiaire entre le nombre idéal et le nombre sensible. Si le nombre mathématique est formé du Grand et du Petit, il se confond alors avec le nombre idéal. Mais c’est d’un Grand et d’un Petit tout différents, puisqu’on leur fait produire les grandeurs. [1091a] Si l’on dit que c’est encore un autre Grand et Petit, alors on multiplie les éléments sans mesure ; et, si l’on veut que quelque unité soit le principe de l’un et de l’autre, il faudra que cette unité devienne un terme commun, supérieur à tous les deux. Il y a donc à rechercher comment cet Un en soi peut devenir ces termes multiples ; et, en même temps, le nombre devra se former d’une autre manière que de l’Un en soi et de la Dyade indéterminée ; ce qui pourtant est impossible, d’après notre philosophe.
Toutes ces théories sont insensées ; elles se combattent elles-mêmes et se contredisent, en même temps qu’elles contredisent la raison. C’est bien là que l’on retrouve « Ce discours sans fin » dont parle Simonide ; car ce discours sans fin ressemble beaucoup à celui de nos esclaves, quand ils n’ont absolument rien de bon à nous alléguer. Ces prétendus éléments du Grand et du Petit nous font l’effet, on peut dire, de jeter les hauts cris, en se voyant si violemment réunis, et de ne pouvoir engendrer que le nombre multiplié sans cesse par lui-même.
En outre, il est bien absurde, ou plutôt il est absolument impossible, de nous parler d’une origine lorsqu’on fait les nombres éternels. Mais, quant à savoir si les Pythagoriciens admettent, ou n’admettent pas, une origine pour les nombres, il n’y a pas la moindre hésitation sur ce point ; car ils disent très clairement que, l’Un en soi s’étant une fois constitué, soit par des surfaces, soit par une couleur, soit par un germe, soit par d’autres éléments, qu’on ne saurait d’ailleurs nous indiquer, la partie de l’infini la plus voisine fut attirée sur-le-champ et fut bornée par la limite. Mais, comme les Pythagoriciens traitent de l’univers, et qu’ils prétendent en parler d’après les principes de la Physique, il est juste de n’étudier leurs recherches qu’en traitant de la nature, et de n’en pas parler davantage dans la présente étude, puisqu’elle s’occupe de principes qui régissent les choses immobiles. Par conséquent, nous ne considérerons ici que la génération des nombres de cette espèce.
Chapitre 4
Les Pythagoriciens n’admettent pas la production de l’impair, parce qu’il leur semble de toute évidence qu’il n’y a que le pair qui soit produit. Mais, quelques philosophes prétendent que le nombre pair se compose, tout d’abord, de termes inégaux, le Grand et le Petit, ramenés à l’égalité. Ainsi, avant de devenir égaux, il fallait nécessairement que l’inégalité régnât entre eux. Mais, s’ils étaient rendus égaux de toute éternité, ils n’étaient donc pas primitivement inégaux ; car il ne peut pas y avoir quelque chose d’antérieur à ce qui est éternel. Par conséquent, il est clair que ce n’est pas seulement d’une manière spéculative que ces philosophes admettent la génération des nombres.
Ici se présente une question, qu’on aurait grand tort de regarder comme facile à résoudre. Quel rapport les éléments et les principes ont-ils avec le Bien et le Beau ? Ou, pour préciser encore davantage la question : Le bien en soi et le parfait en soi, comme nous voulons les entendre, font-ils partie des principes ? Ou ne viennent-ils qu’en sous-ordre et après eux ? Cette dernière opinion semble être celle de quelques Théologues de nos jours, qui nient que le bien et le parfait soient des principes, et qui croient que le bien et le beau n’ont apparu qu’après de bien longs progrès, dans la nature des choses. S’ils adoptent cette doctrine, c’est afin d’éviter la sérieuse difficulté qu’on soulève lorsqu’on prétend, comme on le fait quelquefois, que c’est l’Un en soi qui est le principe. [1091b] Mais ici la difficulté vient, non pas de ce qu’on regarde le bien comme inhérent au principe, mais de ce qu’on prend l’Un en soi pour principe, et de ce que, prenant ce principe pour élément, on veut faire sortir le nombre de l’Un en soi.
Les poètes les plus anciens avaient une opinion semblable, lorsqu’ils attribuaient la puissance souveraine et le règne sur toutes choses, non pas aux êtres qu’ils regardent comme les premiers, la Nuit, le Ciel, le Chaos, ou même l’Océan, mais à Jupiter. Ce qui les a portés à s’exprimer de cette manière, c’est qu’ils font varier les maîtres du monde. Mais, ceux d’entre eux qui, par un sage mélange, ont évité de rendre ces pensées uniquement sous les formes de la fable, par exemple Phérécyde, et quelques autres, ont posé le Bien, dans toute sa perfection, comme le premier générateur des choses. C’est là aussi ce qu’ont fait les Mages, et les philosophes qui sont venus plus tard, tels qu’Empédocle et Anaxagore, quand ils ont pris, l’un, l’Amour pour l’élément, et l’autre, l’Intelligence pour principe.
Quant à ceux qui ont admis des substances immobiles, il en est qui ont dit que l’Un en soi est le bien en soi, tout en déclarant, néanmoins, que l’Un en soi est surtout l’essence du bien. Mais ici on peut se poser cette question : A laquelle de ces opinions doit-on s’arrêter ? Il serait bien singulier que, si les attributs premiers, qui appartiennent à l’Être premier, sont d’être éternel et souverainement indépendant, ce ne fût pas à titre de Bien que lui appartinssent aussi l’indépendance et l’éternelle conservation. Mais, rien ne peut être impérissable, ni indépendant, par aucun autre motif que celui de sa perfection même.
Donc, affirmer qu’il existe un principe de ce genre, c’est une vérité conforme à la raison ; mais, prétendre que ce principe est l’Un en soi, ou que si ce n’est pas l’Un, c’est un élément et l’élément des nombres, c’est une théorie insoutenable. Il y a là une énorme difficulté, dont quelques philosophes ont cru se débarrasser, en reconnaissant que l’Un en soi est le premier des principes et le premier élément, mais seulement le principe du nombre mathématique. Dès lors, toutes les unités deviennent chacune un Bien, et l’on se trouve avoir ainsi une abondance de Biens vraiment incalculable.
Si, d’autre part, les Idées sont des nombres, les Idées aussi sont toutes et chacune un Bien particulier. Peu importe, d’ailleurs, qu’on suppose des Idées pour tout ce qu’on veut ; car, s’il n’y a des Idées que pour les Biens, les substances cesseront d’être des Idées ; et s’il y a des Idées aussi pour les substances, tous les animaux, toutes les plantes, tous les êtres qui participent aux Idées seront bons également. On le voit : ce seraient là des conséquences absurdes ; et, par suite, l’élément contraire de l’Un en soi, ou la pluralité, ou l’inégal, ou le Grand et le Petit, seraient le Mal en soi. C’est là ce qui fait que notre philosophe a évité de confondre le Bien avec l’Un en soi ; car il aurait fallu accepter aussi la proposition contraire, et dire que le Mal est la nature de la pluralité, puisque les contraires sont la condition de toute production.
Mais d’autres philosophes pensent que la nature du Mal vient de l’inégalité. Alors, tous les êtres participeraient au Mal, sauf cependant l’Un en soi. Les nombres participeraient plus que les grandeurs à ce mal sans mesure. [1092a] Le Mal prendrait la place du Bien ; et ainsi, il chercherait et désirerait sa propre destruction, puisque le contraire est destructif du contraire. Mais si, comme nous le soutenons, la matière de chaque chose est cette chose même en puissance : par exemple, si le feu en puissance est la matière du feu en acte, le Mal sera lui-même le Bien en puissance.
Du reste, toutes ces erreurs, quelles qu’elles soient, viennent de ce qu’on fait de tout principe un élément, ou de ce qu’on prend les contraires pour principes, ou de ce qu’on prend pour principe l’Un en soi, ou de ce qu’en faisant, des nombres, les premières substances, on les sépare des choses, et qu’on en fait des Idées.
Chapitre 5
Si l’on ne peut s’empêcher de compter le Bien parmi les principes, et s’il est impossible également de l’y comprendre comme on l’a fait, il est clair que cette double impossibilité tient à ce qu’on a mal déterminé les principes, ainsi que les substances premières. On n’est pas plus dans le vrai, quand on assimile les principes de l’univers à l’organisation des animaux et des plantes, et que, voyant que, dans ces derniers êtres, les plus parfaits viennent toujours d’êtres indéterminés et incomplets, on croit pouvoir affirmer qu’il en est de même des premiers principes ; ce qui ôterait toute existence réelle à l’Un en soi.
Mais les principes, aussi, d’où viennent les animaux et les plantes, sont complets, quoiqu’on en dise ; car c’est l’homme qui engendre l’homme, et ce n’est pas la semence qui est le principe antérieur. Il n’est pas moins absurde de faire l’espace, ou le lieu, contemporain des solides mathématiques ; car le lieu se rapporte spécialement aux individus, qui sont, en effet, séparables ; mais les êtres mathématiques ne sont pas dans un lieu quelconque ; et il est tout aussi peu sensé de dire que le lieu existe pour eux, et de ne pas dire ce qu’est ce lieu.
Puisqu’on prétend que les êtres viennent d’éléments, et puisqu’on fait, des nombres idéaux, les premiers des êtres, il fallait, parmi les sens divers où l’on peut dire d’une chose qu’elle vient d’une autre, expliquer spécialement la manière dont le nombre vient des principes. Est-ce en se mêlant à eux, par exemple ? Mais tout n’est pas susceptible de mélange ; l’être qui vient à se produire par suite d’un mélange est un autre être ; et l’Un en soi n’est plus séparé, et ne forme plus une autre nature, comme le veulent nos philosophes. Si ce n’est pas par un mélange que se forme le nombre idéal, sera-ce par une composition, comme la syllabe se compose de lettres ? Alors, une position est ici de toute nécessité ; et quand l’esprit pense l’unité et la pluralité, il les pense séparément l’une et l’autre. Ce sera donc là le nombre, à savoir : une composition d’unité et de pluralité, ou bien de l’Un en soi et de l’Inégal.
Mais, comme quand on dit d’une chose qu’elle est composée de certains éléments, cette expression signifie, tantôt que ces éléments subsistent dans la chose, et tantôt qu’ils n’y subsistent pas, de laquelle de ces deux façons le nombre sera-t-il composé ? Il n’est possible qu’un être soit composé d’éléments, qui subsistent en lui, que quand il y a génération de cet être. Ou bien peut-être, le nombre vient-il de ses éléments, comme d’une semence. Mais il ne se peut pas que rien sorte de l’indivisible. Le nombre se compose-t-il encore comme une chose dont on dit qu’elle vient de son contraire, lequel ne reste pas permanent ? Mais, tout ce qui se produit ainsi vient d’abord d’une chose qui subsiste d’une manière permanente. Or, puisque l’on prend l’Un en soi, tantôt pour le contraire de la pluralité, [1092b] tantôt pour le contraire de l’Inégal, l’unité étant considérée comme représentant l’égal, le nombre, alors, viendrait, en quelque sorte, des contraires. Donc, il y aurait alors un autre terme ; et c’est de ce troisième terme, qui serait permanent, et de l’un des deux autres, que se composerait, ou que sortirait, le nombre.
Puis, comment se fait-il que toutes les choses qui viennent de contraires, ou qui ont des contraires, soient périssables, fussent-elles uniquement composées du contraire tout entier, et que le nombre ne soit pas périssable comme elles ? On ne nous dit rien de cette difficulté, quoique cependant le contraire, qu’il soit dans la chose ou qu’il n’y soit pas, détruise toujours son contraire, comme on dit que la Discorde détruit le Mélange ; ce qui pourtant ne devrait pas avoir lieu, puisque le Mélange n’est pas le contraire de la Discorde.
On ne nous explique pas davantage comment les nombres peuvent être causes des substances et de leur existence réelle. On ne dit pas si c’est à titre de limites, comme les points, qui, en tant que limites, seraient les causes des grandeurs ; ou bien, si le nombre est la cause de quelque chose de déterminé, celui-ci étant la cause de l’homme, celui-là la cause du cheval, comme le prétendait un certain Eurytus, qui n’hésitait pas à représenter même les figures des plantes par des calculs arithmétiques, ainsi que le font ceux qui appliquent les nombres aux figures géométriques, telles que le triangle ou le quadrilatère. Ou bien, de même que l’accord symphonique n’est qu’une proportion de nombres, de même l’homme vient-il d’une proportion spéciale, ainsi que le reste des êtres ? Mais comment les modes et les qualités des choses, la blancheur, la douceur, la chaleur, pourraient-elles être des nombres ?
Il est donc bien clair que les nombres ne sont pas des substances, pas plus qu’ils ne sont les causes de la forme des choses ; car c’est la proportion qui serait la substance, et le nombre serait la matière. Ainsi, la substance de la chair ou de l’os serait un nombre, en tant que trois parties de feu et deux parties de terre composeraient cette substance ; et toujours le nombre, quel qu’il soit d’ailleurs, est le nombre de certains objets, ou de feu, ou de terre, ou d’unités quelconques. Mais, la substance exprime toujours une certaine proportion de telle quantité relativement à telle autre quantité, dans le mélange. Or, ce n’est pas là le nombre ; c’est uniquement le rapport du mélange des nombres, qui sont, ou corporels, ou doués de toute autre qualité.
En résumé donc, le nombre n’est pas cause efficiente, aussi bien le nombre pris en général que le nombre unitaire ; il n’est pas la matière, ni la notion, ni la forme des choses ; et il n’est pas davantage leur cause finale.
Chapitre 6
On pourrait bien se demander encore en quoi consiste cette vertu bienfaisante, qu’on prétend trouver dans les nombres, quand on dit que le mélange est bon, s’il a lieu selon un nombre bien proportionné, ou selon un nombre impair : par exemple, quand on assure que le mélange le plus sain de miel et d’eau est celui qui se compose de trois parties de l’un contre trois parties de l’autre. Mais, cette boisson peut aussi valoir mieux, même quand elle n’est soumise à aucune proportion, et quand l’eau y domine, sans que le mélange soit réglé par aucun nombre proportionnel.
Ajoutez que les rapports des mélanges se forment par la simple addition de nombres, et qu’ils ne se constituent pas précisément suivant des nombres multipliés par eux-mêmes. Ainsi, par exemple, ces rapports sont de trois parties contre deux, et non pas de trois fois deux. Cela tient à ce que, dans les multiplications, le genre de la chose doit toujours rester le même. Ainsi, l’élément de la mesure est A, dans la série ABC ; il est D, dans la série DEF ; et de cette façon, tous les termes ont la même mesure. Donc, le nombre du feu ne peut pas être BECF, pas plus que celui de l’eau ne peut être deux fois Trois.
[1093a] Si donc il y a nécessité que tout participe du nombre, comme on le prétend, il en résultera, nécessairement aussi, que bien des choses seront absolument identiques, puisque le même nombre peut s’appliquer également à une chose et à une autre. Mais, est-ce donc là une cause véritable ? Est-ce bien là ce qui fait que la chose existe telle qu’elle est ? Qui peut en rien savoir ? Il y a, par exemple, un certain nombre pour les mouvements du soleil, et aussi pour les mouvements de la lune. Il y en a un encore pour la vie et pour la durée de chaque animal. Qui empêche que, parmi ces nombres différents, les uns ne soient carrés, que les autres ne soient cubiques, d’autres égaux, d’autres doubles ? Rien ne s’y oppose. Mais alors, le soleil, la lune, les animaux devraient nécessairement se mouvoir selon ces nombres, si, comme on le dit, tout participe du nombre, et si les choses les plus diverses peuvent tomber sous un nombre identique. Il en résulte encore que, si le même nombre s’appliquait à quelques-unes d’entre elles, toutes ces choses deviendraient alors identiques les unes aux autres, du moment qu’elles auraient la même espèce de nombre. A ce compte, par exemple, le soleil et la lune devraient se confondre.
Mais comment les nombres seraient-ils vraiment des causes ? Il y a bien sept voyelles ; il y a sept cordes à la lyre ou sept harmonies ; les Pléiades sont au nombre de sept ; certains animaux perdent leurs dents à sept ans, bien que d’autres ne les perdent pas à cette époque ; enfin, il y avait sept chefs devant Thèbes. Est-ce donc parce que le nombre de sept existe, que les chefs Thébains ont été au nombre de sept, et que la Pléiade compte sept étoiles ? Ou bien plutôt, ces héros n’ont-ils pas été sept à cause du nombre des portes de la ville, ou pour toute autre raison, quelle qu’elle soit ? Quant à nous, nous acceptons bien les sept étoiles de la Pléiade ; mais nous en comptons douze dans la constellation de l’Ourse ; et eux, ils en comptent même davantage.
Ils disent encore que les trois lettres c, y, z, sont des consonances ; et comme il n’y a que trois consonances dans la musique, il n’y a aussi, selon eux, que trois lettres de ce genre. On voit qu’ils s’inquiètent fort peu de rechercher si l’on ne pourrait pas former, à volonté, un nombre infini de ces consonances ; car les deux lettres s et r, par exemple, pourraient tout aussi bien, en se réunissant, être représentées par un seul signe. Mais, si chacune de ces consonances seulement est double, et s’il n’y en a point d’autre, cela tient à ce qu’il n’y a, dans l’organe de la voix, que trois points où l’on puisse adjoindre le S ; et c’est là uniquement ce qui fait, qu’il n’y a que ces trois consonances de lettres qui puissent être de ce genre ; ce n’est pas du tout parce qu’il n’y a que trois consonances musicales. En effet, il y a bien plus de trois consonances en musique ; mais, pour les lettres, il n’y en a que trois de possibles, et les autres ne le sont pas.
Ces philosophes ressemblent aux anciens Homérides, qui discernent les plus mesquines ressemblances, et qui n’aperçoivent pas les plus grandes. Certaines gens soutiennent aussi qu’une foule de choses sont dans le même cas ; et, par exemple, ils remarquent que les deux cordes moyennes de la lyre ont, l’une neuf tons, et l’autre huit, et que le vers épique est leur égal en nombre avec ses dix-sept syllabes, puisque ce vers marche avec neuf syllabes dans sa partie droite, et avec huit dans sa partie gauche. [1093b] Nos philosophes ajoutent encore que, dans les lettres, l’intervalle entre l’Alpha et l’Oméga est égal à l’intervalle de la note la plus basse à la note la plus haute sur la flûte ; et ce nombre, selon eux, répond à l’harmonie complète de l’univers.
Ici, du reste, on doit reconnaître que l’on n’aurait pas beaucoup de difficulté à donner de telles explications, ni à faire de telles recherches, en ce qui regarde les choses éternelles, puisqu’on le fait même pour les choses périssables. Mais, ces natures qu’on imagine dans les nombres, et dont on dit tant de merveilles, et aussi leurs contraires, en un mot toutes les entités mathématiques, que quelques philosophes exaltent en les prenant pour les seules causes de la nature, nous font l’effet d’échapper complètement à ceux qui suivent cette méthode, dans leurs spéculations. Rien de tout cela n’est une cause, à aucun des points de vue que nous avons indiqués, en parlant des principes.
Tout ce que ces philosophes nous montrent clairement, c’est que le Bien existe, et que l’impair, le droit, l’égal et les puissances de certains nombres, font partie de la série du Bien et du Beau. C’est encore ainsi que les saisons de l’année sont en un certain nombre, et qu’en même temps il existe un nombre pareil. Mais toutes les conséquences que ces philosophes accumulent, en les tirant de leurs théories mathématiques, n’ont pas plus de valeur, ni de portée, que celles-là. Aussi, ne doit-on voir en tout cela que de simples coïncidences. Ce sont des accidents, qui tous ont des conditions qui les mettent en rapport les uns avec les autres ; et leur unité apparente consiste uniquement dans leur analogie. En effet, l’analogie se retrouve dans chacune des catégories de l’Être ; et ce que le droit est pour la longueur, l’uni l’est pour la surface, si l’on veut ; l’impair l’est pour le nombre ; et le blanc, pour la couleur.
Encore une fois, les nombres idéaux ne sont causes, ni des accords dans l’harmonie, ni d’aucune des choses de cet ordre ; car ceux même de ces nombres qui sont égaux, en espèce, n’en diffèrent pas moins les uns des autres, parce que leurs unités aussi sont différentes. Voilà donc bien des motifs suffisants pour ne pas admettre la théorie des nombres idéaux ; et telles sont les objections qu’on peut y opposer, et auxquelles il serait aisé d’en ajouter encore une foule d’autres. Mais, toutes les peines qu’on se donne pour expliquer la production des nombres et l’impossibilité où l’on est d’en rendre compte en quoi que ce soit, doivent être pour nous une preuve que les êtres mathématiques ne sont pas séparés des choses sensibles, comme le prétendent quelques philosophes, et que ce ne sont pas là les vrais principes des choses.