Denis Diderot et le matérialisme - 3e partie : averroïsme politique et spinozisme
Submitted by Anonyme (non vérifié)A la lumière du matérialisme dialectique, il apparaît que ce que représente Denis Diderot doit être analysé à partir de deux critères concrets. Tout d'abord, le rapport à la forme historique de matérialisme apparu en Europe : l'averroïsme, ensuite le positionnement par rapport à Spinoza.
a) l'averroïsme, l'averroïsme politique
Lorsque la conception matérialiste du monde d'Averroès arriva en Europe, elle eut immédiatement un impact essentiel, produisant l'averroïsme latin. Ce dernier fut cependant vaincu par la réaction religieuse, conduite par Thomas d'Aquin.
L'averroïsme continua alors sous la forme de l'averroïsme politique, tendant à servir le pouvoir royal afin de contrer la religion. C'est en Angleterre que cet averroïsme politique commença véritablement, pour déboucher enfin sur une dynamique cataclysmique pour la féodalité à partir de la Bohème (voir l'explication détaillée dans Bohème : la tempête hussite [dossier non encore publié]).
Le protestantisme est directement issu de cette déflagration idéologique. Qu'en est-il de la démarche de Diderot ?
Elle est, de fait, synthétisée dans l'article « Autorité politique » de l'Encylopédie. Les commentateurs bourgeois y voient une affirmation déiste de la monarchie constitutionnelle.
En réalité, il s'agit d'un déisme afin de laïciser l’État, tout comme l'a fait le hussitisme et son successeur le protestantisme.
Voici un extrait de l'article, qui s'appuie en apparence sur un Dieu tout puissant pour expliquer que le pouvoir du roi est limité, mais qui en réalité en posant les choses ainsi liquide le rapport entre religion et royauté :
« Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du Ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d’en jouir aussitôt qu’il jouit de la raison (…).
La puissance, qui vient du consentement des peuples suppose nécessairement des conditions qui en rendent l’usage légitime, utile à la société, avantageux à la république [= la chose publique], et qui la fixent et la restreignent entre des limites ; car l’homme ne doit ni ne peut se donner entièrement sans réserve a un autre homme, parce qu’il a un maître supérieur au-dessus de tout, à qui seul il appartient tout entier.
C’est Dieu, jaloux absolu, qui ne perd jamais de ses droits et ne les communique point. Il permet pour le bien commun et pour le maintien de la société que les hommes établissent entre eux un ordre de subordination, qu’ils obéissent à l’un d’eux ; mais il veut que ce soit par raison et avec mesure, et non pas aveuglément et sans réserve afin que la créature s’arroge pas les droit du créateur.
Toute autre soumission est le véritable crime de l’idolâtrie. »
En ce sens, le rapport de Diderot à l'averroïsme politique est patent : il y a séparation de la religion et de l'Etat.
b) Spinoza
La philosophie de Spinoza était considérée comme hérétique au 18e siècle. Pour cette raison, l'Encyclopédie est d'une très grande brutalité envers Spinoza, par volonté d'éviter la censure, mais pas seulement.
Dans l’Encyclopédie, on lit ainsi à « philosophie de SPINOSA », au sujet de « Benoît Spinosa » :
« Il a été un athée de système, & d’une méthode toute nouvelle, quoique le fond de sa doctrine lui fût commun avec plusieurs autres philosophes anciens & modernes, européens & orientaux. »
Or, nous ne pouvons qu'être surpris que ces autres philosophes ne soient pas mentionnés. Qui sont-ils ? Il ne peut, en théorie, que s'agir du courant averroïste.
On lit également, dans cet article de l'Encyclopédie, que :
« Il y a longtems que l’on a cru que tout l’univers n’est qu’une substance, & que Dieu & le monde ne sont qu’un seul être. »
Que signifie ce « longtemps » ? Car, en effet, c'est faux ; au mieux cela date-t-il d'Averroès et de son explication d'Aristote. Mais au sens strict, Aristote n'a pas assimilé Dieu au monde, même s'ils s'assimilent l'un l'autre sur le plan dynamique.
Il faut donc seulement considérer cette thèse comme étant la conséquence directe de l'analyse d'Averroès. Or, l'Encyclopédie n'a pas d'entrée « Averroès », ni d'entrée « Avicenne » d'ailleurs. C'est étrange par rapport à l'explication de Spinoza faite dans l'Encyclopédie, mais ce n'est pas tout : Avicenne était très connu au moins en raison de ses enseignements médicaux, et l'averroïsme latin a joué un rôle historique fondamental dans l'histoire même du catholicisme.
D'où provient donc l'oubli de cela ? Cela tient à la question de la censure, mais pas seulement: il y a une contradiction fondamentale des Lumières françaises. Les Lumières françaises sont avancées sur certains points matérialistes, mais en d'autres elles sont encore en retard par rapport au protestantisme, et évidemment par rapport à l'averroïsme.
Comme cela a été expliqué pour Rousseau et Descartes, les Lumières françaises sont ainsi incapables d'assumer un moralisme individuel comme dans le protestantisme, et basculent ainsi dans un déisme qui est une sorte de catholicisme rationaliste.
L'Encyclopédie, cet ouvrage de science, se moque ainsi de Spinoza et de ses partisans, dans une accusation gratuite et inutile, qui n'est pas là pour donner des cautions à l'Eglise qu'en partie seulement, car reflétant également vraiment le déisme des Lumières :
« Cet autre écrit est sa morale, où donnant carriere à ses méditations philosophiques, il plongea son lecteur dans le sein de l’athéisme.
C’est principalement à ce monstre de hardiesse, qu’il doit le grand nom qu’il s’est fait parmi les incrédules de nos jours.
Il n’est pas vrai que ses sectateurs soient en grand nombre. Très-peu de personnes sont soupçonnées d’adherer à sa doctrine, & parmi ceux que l’on en soupçonne, il y en a peu qui l’aient étudié, & entre ceux-ci il y en a peu qui l’aient comprise, & qui soient capables d’en tracer le vrai plan, & de développer le fil de ses principes.
Les plus sinceres avouent que Spinosa est incompréhensible, que sa philosophie sur-tout est pour eux une énigme perpétuelle, & qu’enfin s’ils se rangent de son parti, c’est qu’il nie avec intrépidité ce qu’eux-mêmes avoient un penchant secret à ne pas croire. »
L'article parle ainsi de la pensée de Spinoza comme de « noires ténébres », il est dit que « on y découvre une suite d’abymes », avec « un abus des termes la plûpart pris à contre-sens, un amas d’équivoques trompeuses, une nuée de contradictions palpables. »
Il y aurait pu y avoir une critique rationaliste, même favorable aux religieux, au lieu de cela Spinoza est présenté comme étant obscur, et c'est précisément de la même manière que sera refusée par la suite le matérialisme dialectique en France.
c) le spinozisme
Cependant, ce n'est pas tout. L'Encyclopédie a également un article intitulé « spinozisme ». Or, là, l'angle d'approche est totalement différent, et pour cause, cela ne correspond nullement au spinozisme, mais bien à la conception de Diderot...
SPINOSISTE, s. m. (Gram.) sectateur de la philosophie de Spinosa. Il ne faut pas confondre les Spinosistes anciens avec les Spinosistes modernes.
Le principe général de ceux-ci, c’est que la matiere est sensible, ce qu’ils démontrent par le développement de l’œuf, corps inerte, qui par le seul instrument de la chaleur graduée passe à l’état d’être sentant & vivant, & par l’accroissement de tout animal qui dans son principe n’est qu’un point, & qui par l’assimilation nutritive des plantes, en un mot, de toutes les substances qui servent à la nutrition, devient un grand corps sentant & vivant dans un grand espace. De-là ils concluent qu’il n’y a que de la matiere, & qu’elle suffit pour tout expliquer ; du reste ils suivent l’ancien spinosisme dans toutes ses conséquences.
Est-ce dire que Diderot est d'accord avec Spinoza ? Seulement en partie: il considère Spinoza comme une sorte d'épicurien, qui serait resté métaphysique. Alors qu'en réalité, Spinoza vient du matérialisme de type scientifique fondé sur Aristote, et re-découvrant la matière de la même manière qu'Epicure, mais en conservant le principe d'un univers ordonné, organisé, unifié.
d) Diderot coincé entre épicurisme et Spinoza
Le problème est très facile à comprendre. L'épicurisme est le premier matérialisme ; il ne reconnaît que les sens, et donc il nie les religions, le « spirituel », etc. Mais c'est un matérialisme passif, il n'a pas de démarche scientifique et considère que c'est le « hasard » qui régit.
Spinoza développe sa pensée à partir de l'idéalisme, et pas à partir d'Epicure. Cependant, avec Averroès, il est en route vers l'épicurisme, à ceci près et c'est la différence centrale, qu'il n'y a pas de hasard. Le point culminant sera le matérialisme dialectique : il n'y a que la matière, conformément à la démarche d'Epicure, mais en même temps la matière obéit à une loi interne, celle de la contradiction, il n'y a donc pas de hasard, et là on retrouve Spinoza.
Diderot est ici coincé, comme le sera tout le matérialisme français, qui est un rationalisme prêt à accepter la matière, mais pas un « fatalisme » des événements. Cependant, accepter ce « fatalisme » est inéluctable quand on assume le matérialisme - le problème étant que ce « fatalisme » apparaît comme « religieux », c'est-à-dire en réalité comme trop strict pour la bourgeoisie qui entend être totalement libre.
C'est la contradiction des Lumières, à la source des errements de la laïcité par la suite. Les Lumières veulent la laïcité, c'est leur aspect progressiste de rejet de la religion, mais en même temps elles refusent le principe d'un univers ayant sa propre organisation et dont l'être humain n'est qu'une composante qui ne pense pas, qui n'a pas de « libre-arbitre ».
D'où le maintien jusqu'au début du 21e siècle de la Franc-Maçonnerie comme pôle de « rencontre » déiste, pour combler les manques idéologiques dues à la contradiction inhérente aux Lumières.
Diderot lui-même est ainsi balançant tantôt d'un côté, tantôt de l'autre de cette contradiction. Tantôt en tant que hérault de la bourgeoisie, il est obligé de récuser la conception d'un univers totalement unifié - « Dieu ou la Nature » chez Spinoza – en raison de la situation française où la bourgeoisie veut tactiquement le déisme comme justificatif aux sens, à l'expérience scientifique.
Tantôt il est emporté théoriquement par la substance du matérialisme, et doit reconnaître la cohérence totale de la matière, de la formation de l'être humain et de tous les êtres sensibles, bref du caractère général de la matière.