12 mai 2013

Jean Racine, Pierre Corneille, Nicolas Boileau, auteurs nationaux - 4e partie : les troubles psychologiques magnifiés par Jean Racine

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« Le voici : vers mon cœur tout mon sang se retire.
J’oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire
. » (Phèdre)

« Je ne sais où je vais, je ne sais où je suis. » (Phèdre)

Jean Racine avait un objectif très net dans sa tragédie : montrer la capacité d'une psychologie à s'effondrer, ce qui irait de pair avec la possibilité de le constater. Il y a là une attention toute française portée aux détails physiques. Jean Racine est un portraitiste des problèmes psychopathologiques ; ses préoccupations sont d'ailleurs très proches de René Descartes, qui a un peu plus de 40 ans de plus que lui.

Jean Racine s'intéresse aux moments d'effondements, aux moments où tout se brise, où l'on ne sait « plus », aux moments où l'on se sent pétrifié :

« Il faut... Mais cependant que faut-il que je fasse ? » (Andromaque).

Cependant, il ne s'intéresse pas qu'à l'esprit ; le corps lui-même témoigne des coups psychologiques. Le corps exprime des choses, ce qui doit être reconnu : on a ici une compréhension très forte de la part de la formation psychique nationale française.

Le corps « parle », alors que l'esprit ne semble pas le faire :

« Zatime
Elle n'a point parlé. Toujours évanouie,
Madame, elle ne marque aucun reste de vie
Que par de longs soupirs et des gémissements
Qu'il semble que son cœur va suivre à tous moments. »
(Bajazet)

Mais il ne s'agit pas que de compréhension de troubles psychologiques s'exprimant brutalement, « sauvagement » ; la mélancolie elle-même est saisie, préfigurant largement le spleen baudelairien.

Ainsi quand Phèdre se plaint : « Tout m’afflige, et me nuit, et conspire à me nuire » (Phèdre).

Ou bien quand Phèdre est décrite, justement, dans les affres de la mélancolie :

« Le trouble semble croître en son âme incertaine.
Quelquefois, pour flatter ses secrètes douleurs,
Elle prend ses enfants et les baigne de pleurs ;
Et soudain, renonçant à l’amour maternelle,
Sa main avec horreur les repousse loin d’elle ;
Elle porte au hasard ses pas irrésolus ;
Son œil tout égaré ne nous reconnaît plus ;
Elle a trois fois écrit ; et changeant de pensée,
Trois fois elle a rompu sa lettre commencée. »

On peut même voir que sont présents les thèmes romantiques de la nuit, de la forêt, des images obsédantes, du déchirement :

« Depuis près de six mois, honteux, désespéré,
Portant partout le trait dont je suis déchiré,
Contre vous, contre moi, vainement je m’éprouve :
Présente, je vous fuis ; absente, je vous trouve ;
Dans le fond des forêts votre image me suit ;
La lumière du jour, les ombres de la nuit »
(Phèdre)

Phèdre est indéniablement le grand chef d'oeuvre de la littérature française, justement parce qu'on y trouve exprimée en détails la crise psychologique, comme mouvement prolongé, avec une alliance de l'esprit et du reste du corps.

Ces paroles de Phèdre sont d'une très grande brutalité :

« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler :
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables ! »

Un autre passage extrêmement connu de la littérature française est tirée d'Andromaque. Il est grandement dommage que soit utilisé comme simple exemple de figure de style le fameux vers « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? ».

Il ne s'agit pas seulement d'une allitération (répétition d'une consonne) en « s » pour montrer le sifflement des serpents ; cela rentre dans un contexte très précis : celui où Oreste devient littéralement fou, à la fin de la pièce.

Voici sa crise le conduisant à la folie :

« Oreste
Quoi ? Pyrrhus, je te rencontre encore ?
Trouverai-je partout un rival que j’abhorre ?
Percé de tant de coups, comment t’es-tu sauvé ?
Tiens, tiens, voilà le coup que je t’ai réservé.
Mais que vois-je ? À mes yeux Hermione l’embrasse !
Elle vient l’arracher au coup qui le menace ?
Dieux ! quels affreux regards elle jette sur moi !
Quels démons, quels serpents traîne-t-elle après soi ?
Eh bien ! filles d’enfer, vos mains sont-elles prêtes ?
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?
À qui destinez-vous l’appareil qui vous suit ?
Venez-vous m’enlever dans l’éternelle nuit ?
Venez, à vos fureurs Oreste s’abandonne.
Mais non, retirez-vous, laissez faire Hermione :
L’ingrate mieux que vous saura me déchirer ;
Et je lui porte enfin mon cœur à dévorer.

Pylade
Il perd le sentiment. Amis, le temps nous presse.
Ménageons les moments que ce transport nous laisse.
Sauvons-le. Nos efforts deviendraient impuissants
S’il reprenait ici sa rage avec ses sens. »

L'éternelle nuit dont il est parlé ici, c'est évidemment aussi la folie. On a ici une grande précision dans la psychologie, où la personne est comme possédée : elle ne pourrait que constater passivement qu'elle est emportée malgré elle dans un tourbillon psychologique incontrôlable. La folie intervient « malgré » la personne :

« Je sentis contre moi mon cœur se déclarer,
J'oubliai ma colère, et ne sus que pleurer.
 »
(Iphigénie)

Dans Andromaque, Racine fait même une allusion à l'ivresse, au fait de devenir comme aveuglé :

« Hermione
Ah ! qu’ai-je fait, Cléone ? et que viens-tu me dire ?
Que fait Pyrrhus ?

Cléone
Il est au comble de ses vœux,
Le plus fier des mortels, et le plus amoureux.
Je l’ai vu vers le temple, où son hymen s’apprête,
Mener en conquérant sa nouvelle conquête,
Et d’un oeil où brillaient sa joie et son espoir,
S’enivrer en marchant du plaisir de la voir.
Andromaque, au travers de mille cris de joie,
Porte jusqu’aux autels le souvenir de Troie.
Incapable toujours d’aimer et de haïr,
Sans joie et sans murmure elle semble obéir.

Hermione
Et l’ingrat ? jusqu’au bout il a poussé l’outrage ?
Mais as-tu bien, Cléone, observé son visage ?
Goûte-t-il des plaisirs tranquilles et parfaits ?
N’a-t-il point détourné ses yeux vers le palais ?
Dis-moi, ne t’es-tu point présentée à sa vue ?
L’ingrat a-t-il rougi lorsqu’il t’a reconnue ?
Son trouble avouait-il son infidélité ?
A-t-il jusqu’à la fin soutenu sa fierté ?

Cléone
Madame, il ne voit rien. Son salut et sa gloire
Semblent être avec vous sortis de sa mémoire.
Sans songer qui le suit, ennemis ou sujets »
(Andromaque)

Le dégoût de tout, le sentiment d'amertume mêlé au sentiment amoureux inquiet, Racine l'exprime admirablement bien :

« Moi-même, pour tout fruit de mes soins superflus,
Maintenant je me cherche, et ne me trouve plus :
Mon arc, mes javelots, mon char, tout m’importune ;
Je ne me souviens plus des leçons de Neptune ;
Mes seuls gémissements font retentir les bois,
Et mes coursiers oisifs ont oublié ma voix. »
(Phèdre)

« Je demeurai longtemps errant dans Césarée,
Lieux charmants où mon cœur vous avait adorée.
Je vous redemandais à vos tristes états;
Je cherchais en pleurant les traces de vos pas.
Mais enfin succombant à ma mélancolie,
Mon désespoir tourna mes pas vers l’Italie. »
(Bérénice)

On a là quelque chose d'indéniablement moderne, et d'une complexité immensément plus grande que chez Molière, où les personnages sont simples, voire simplistes, n'étant que de simples moyens à faire des portraits.

Phèdre exprime une brutalité psychologique extrême :

« Un tel excès d’horreur rend mon âme interdite ;
Tant de coups imprévus m’accablent à la fois,
Qu’ils m’ôtent la parole, et m’étouffent la voix. »

« Je me cachais au jour, je fuyais la lumière »

« Je n’osais dans mes pleurs me noyer à loisir. »

« Un mortel désespoir sur son visage est peint ;
La pâleur de la mort est déjà sur son teint. »

Au 17ème siècle, déjà la dimension psychologique la plus profonde est montrée, son importance est soulignée par Jean Racine. Il exprime une connaissance atteinte par la société française, une connaissance permise par le haut niveau de culture dans le cadre de la monarchie absolue, qui a accepté que cela soit présenté, montré, reconnu.

La nation française voyait sa formation psychique élaborée et acceptée.

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