12 mai 2013

Jean Racine, Pierre Corneille, Nicolas Boileau, auteurs nationaux - 6e partie : les paradoxes du psychodrame

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Les passions excitées permettent le psychodrame, fruit de la contradiction entre l'expression de la passion et l'ordre dominant, c'est-à-dire entre l'individu et la société, ce qui est déjà bourgeois comme niveau, et donc national.

Le personnage de Phèdre exprime le plus admirablement ce conflit entre individu et société ; pleurant son fils, elle pleure elle-même finalement :

« Ô mon fils ! cher espoir que je me suis ravi !
Inexorables dieux, qui m’avez trop servi !
À quels mortels regrets ma vie est réservée ! »

Comme déjà expliqué, ce genre de situations amène des paradoxes puissants, tel que le personnage de Junie, dans Britannicus, qui s'excuse de ses émotions et explique tout aussi simplement qu'elle va aller se suicider !

« Agrippine
Burrhus, où courez-vous ? Arrêtez. Que veut dire...

Burrhus
Madame, c'en est fait, Britannicus expire.

Junie
Ah mon Prince !

Agrippine
Il expire ?

Burrhus
Ou plutôt il est mort, Madame.

Junie
Pardonnez, Madame, à ce transport.
Je vais le secourir, si je puis, ou le suivre. »

En effet, afin de permettre au style français de s'affirmer, il faut que les personnages étalent eux-mêmes leurs émotions, vu que la formation psychique nationale a cela comme style. Il faut, nécessairement, qu'il y ait expression, quitte à ce que la dimension pathétique soit vraiment extrême, comme lorsque Titus nous explique qu'il ne sait même pas si il respire, ce qui est bien entendu presque « kitsch » dirait-on aujourd'hui, surtout que c'est lui qui abandonne Bérénice.

Voici comment Titus se plaint :

« Que tardez-vous ? allez vous montrer à sa vue.
Sauvez tant de vertus, de grâces, de beauté,
Ou renoncez, Seigneur, à toute humanité.
Dites un mot.

Titus
Hélas ! quel mot puis-je lui dire ?
Moi-même en ce moment sais-je si je respire ? »

Un autre paradoxe, très français également, est qu'un personnage peut être loquace sur son amour, mais pas vis-à-vis de la personne qu'il aime. On est là dans un jeu amoureux manquant de franchise, parce que le jeu de l'esprit est privilégié. Cela annonce déjà Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos ou bien sûr le plaisir intellectuel de Dom Juan à charmer.

Dans Mithridate, même devant la confession amoureuse de l'un, l'autre fait comme si de rien n'était :

« Phoedime
Il vous aime, Madame ? Et ce héros aimable…

Monime
Est aussi malheureux que je suis misérable.
Il m’adore, Phoedime ; et les mêmes douleurs
Qui m’affligeaient ici le tourmentaient ailleurs.

Phoedime
Sait-il en sa faveur jusqu’où va votre estime ?
Sait-il que vous l’aimez ?

Monime
Il l’ignore, Phoedime. »

Le jeu peut aller tellement loin que Jean Racine a organisé une affirmation amoureuse placée dans un contexte où cet amour est impossible et sera rejeté, ce qui provoque le trouble, un trouble proportionnellement contraire à l'affirmation de l'amour.

On est là dans une situation psychologique intenable, montrant la profondeur d'esprit de ce jeu à la française, de cette capacité à « prendre sur soi » et à affirmer la rigueur du raisonnement dans toute sa sévérité. Ici, on a une conception mécanique qui préfigure le naturalisme, d'Emile Zola à Claude Bernard.

Voici, dans Bérénice, comment Titus affirme qu'il aime, alors qu'il sait qu'il n'a plus le droit d'aimer, puisque devenant roi de Rome il ne peut pas se marier à la reine de Palestine, qu'il aime pourtant :

« Titus
N'en doutez point, Madame, et j'atteste les dieux
Que toujours Bérénice est présente à mes yeux.
L'absence ni le temps, je vous le jure encore,
Ne vous peuvent ravir ce cœur qui vous adore.

Bérénice
Hé quoi ? vous me jurez une éternelle ardeur,
Et vous me la jurez avec cette froideur ? »

Ou bien encore :

« Titus
Madame...

Bérénice
Eh bien, Seigneur ? Mais quoi ? sans me répondre,
Vous détournez les yeux et semblez vous confondre !
Ne m'offrirez-vous plus qu'un visage interdit ? »

L'utilité de la tragédie tient également à ce qu'on est censé toucher le public, faire en sorte qu'il se reconnaisse dans la pièce, afin de purger ses passions. En réalité, bien entendu, il s'agit d'affirmer ces passions, de les présenter aux yeux de tous et toutes, qui déjà les connaissaient, pour montrer comment les saisir, les reconnaître – c'est le style français.

Le paradoxe du psychodrame, c'est qu'on a alors des gens prétendant gérer leur trouble et qui se mettent pourtant à penser tout haut, étalant leurs émotions, formant le psychodrame.

Dans Bérénice, on a ainsi :

« Antiochus à part
Il fallait partir sans la revoir. »

Dans Bérénice encore, on a surtout le monologue de Titus, qui fait acte de schizophrénie, se scindant littéralement en deux, ce qui témoigne encore de la profondeur psychologique de l'oeuvre de Jean Racine.

Titus se parle à lui-même, frôlant la folie, se ressaisit et passe à la première personne du singulier, pour finir à la première personne du pluriel lorsqu'il assume son rôle d'empereur. On a là quelque chose de traumatisant pour l'esprit, quelque chose, encore une fois, de bien plus complexe que chez Molière.

Voici le monologue :

« Titus, seul.

Eh bien, Titus, que viens-tu faire ?
Bérénice t'attend. Où viens-tu, téméraire ?
Tes adieux sont-ils prêts ? T'es-tu bien consulté ?
Ton cœur te promet-il assez de cruauté ?
Car enfin au combat qui pour toi se prépare
C'est peu d'être constant, il faut être barbare.
Soutiendrai-je ces yeux dont la douce langueur
Sait si bien découvrir les chemins de mon cœur?
Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes,
Attachés sur les miens, m'accabler de leurs larmes,
Me souviendrai-je alors de mon triste devoir?
Pourrai-je dire enfin : "Je ne veux plus vous voir ?"
Je viens percer un cœur que j'adore, qui m'aime ;
Et pourquoi le percer ? Qui l'ordonne ? Moi-même.
Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ?
L'entendons-nous crier autour de ce palais ?
Vois-je l'Etat penchant au bord du précipice ?
Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice ?
Tout se tait, et moi seul, trop prompt à me troubler,
J'avance des malheurs que je puis reculer.
Et qui sait si sensible aux vertus de la reine
Rome ne voudra point l'avouer pour Romaine ?
Rome peut par son choix justifier le mien.
Non, non, encore un coup, ne précipitons rien.
Que Rome avec ses lois mette dans la balance
Tant de pleurs, tant d'amour, tant de persévérance:
Rome sera pour nous... Titus, ouvre les yeux !
Quel air respires-tu ? N'es-tu pas dans ces lieux
Où la haine des rois, avec le lait sucée,
Par crainte ou par amour ne peut être effacée ?
Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.
N'as-tu pas en naissant entendu cette voix ?

Et n'as-tu pas encore oui la renommée
T'annoncer ton devoir jusque dans ton armée ?
Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas,
Ce que Rome en jugeait ne l'entendis-tu pas ?
Faut-il donc tant de fois te le faire redire ?
Ah lâche ! fais l'amour, et renonce à l'empire ;
Au bout de l'univers va, cours te confiner,
Et fais place à des cœurs plus dignes de régner.
Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire
Qui devaient dans les cœurs consacrer ma mémoire ?
Depuis huit jours je règne, et jusques à ce jour
Qu'ai-je fait pour l'honneur ? J'ai tout fait pour l'amour.
D'un temps si précieux quel compte puis-je rendre ?
Où sont ces heureux jours que je faisais attendre ?
Quels pleurs ai-je séchés ? Dans quels yeux satisfaits
Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits ?
L'univers a-t-il vu changer ses destinées ?
Sais-je combien le ciel m'a compté de journées ?
Et de ce peu de jours si longtemps attendus,
Ah malheureux ! combien j'en ai déjà perdus !
Ne tardons plus : faisons ce que l'honneur exige ;
Rompons le seul lien... »

Avec la démonstration des passions excitées, on a déjà un individu complexe, se saisissant au sein de l'ensemble. C'est l'étape nationale.

Figures marquantes de France: