Symbolisme et surréalisme - 5e partie: les poètes maudits
Submitted by Anonyme (non vérifié)Paul Verlaine n'a pas fait que donner un socle au culte d'Arthur Rimbaud, il a également systématisé le symbolisme à la française au moyen du concept des « poètes maudits ». Il s'agit là du titre de deux éditions, en 1884 et 1888, présentant dans trois longs articles des œuvres ainsi que leurs auteurs, mis en avant comme incompris mais exceptionnels, etc.
On y retrouve tout d'abord Tristan Corbière, Arthur Rimbaud et Stéphane Mallarmé, à qui sont ajoutés ensuite Marceline Desbordes-Valmore, Villiers de l'Isle-Adam et Pauvre Lelian (anagramme de Paul Verlaine).
L'avant-propos de Verlaine présente ainsi l'intention de celui-ci :
« C’est Poètes Absolus qu’il fallait dire pour rester dans le calme, mais, outre que le calme n’est guère de mise en ces temps-ci, notre titre a cela pour lui qu’il répond juste à notre haine et, nous en sommes sûr, à celle des survivants d’entre les Tout-Puissants en question, pour le vulgaire des lecteurs d’élite — une rude phalange qui nous la rend bien.
Absolus par l’imagination, absolus dans l’expression, absolus comme les Reys Netos des meilleurs siècles.
Mais maudits !
Jugez-en. »
Avec Victor Hugo le poète se voulait prophète et se prétendait appartenir à une élite mystique ; avec Arthur Rimbaud et les poètes maudits, le poète se veut voyant et donc assume son isolement. Son prétendu rejet est bien entendu une mystification, puisque l'idéologie dominante le reconnaît et le soutient.
Par contre, ce qui compte c'est que cela fait un appel d'air pour toute une vague d'idéalisme d'individus se précipitant dans cette voie et s'estimant alors eux-mêmes « maudits ».
Le prix à payer, par contre, était d'établir une poésie toujours plus hermétique. Jusqu'à Arthur Rimbaud, on comprend alors relativement les poèmes ; après lui tout devient abstrait, uniquement dépendant du bon vouloir du poète.
Voici un exemple avec deux poèmes de Stéphane Mallarmé (1842-1898) :
BRISE MARINE
La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe
Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature !Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs !
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages
Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots…
Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots !
LE TOMBEAU DE CHARLES BAUDELAIRE
Le temple enseveli divulgue par la bouche
Sépulcrale d’égout bavant boue et rubis
Abominablement quelque idole Anubis
Tout le museau flambé comme un aboi farouche
Ou que le gaz récent torde la mèche louche
Essuyeuse on le sait des opprobres subis
Il allume hagard un immortel pubis
Dont le vol selon le réverbère découcheQuel feuillage séché dans les cités sans soir
Votif pourra bénir comme elle se rasseoir
Contre le marbre vainement de Baudelaire
Au voile qui la ceint absente avec frissons
Celle son Ombre même un poison tutélaire
Toujours à respirer si nous en périssons
Voici comment Stéphane Mallarmé, dans Symphonie littéraire, expose notamment sa « sensibilité » :
« Donc je n’ai plus qu’à me taire, — non que je me plaise dans une extase voisine de la passivité, mais parce que la voix humaine est ici une erreur, ― comme le lac, sous l’immobile azur que ne tache pas même la blanche lune des matins d’été, se contente de la refléter avec une muette admiration que troublerait brutalement un murmure de ravissement. Toutefois, ― au bord de mes yeux calmes s’amasse une larme dont les diamants primitifs n’atteignent pas la noblesse ; ― est-ce un pleur d’exquise volupté ? Ou, peut-être, tout ce qu’il y avait de divin et d’extra-terrestre en moi a-t-il été appelé comme un parfum par cette lecture trop sublime ? De quelle source qu’elle naisse, je laisse cette larme, transparente comme mon rêve lucide, raconter qu’à la faveur de cette poésie, née d’elle-même et qui exista dans le répertoire éternel de l’Idéal de tout temps, avant sa moderne immersion du cerveau de l’impeccable artiste, une âme dédaigneuse du banal coup d’aile d’un enthousiasme humain peut atteindre la plus haute cime de sérénité où nous ravisse la beauté. »
De manière plus pertinente encore, voici comment Stéphane Mallarmé et Paul Verlaine expriment la théorie du décadentisme – symbolisme, alors de leur rencontre avec Jules Huret (1863-1915) qui réalisait une Enquête sur l'évolution littéraire en interviewant soixante-quatre écrivains.
Stéphane Mallarmé et Paul Verlaine font partie des « Symbolistes et décadents » interrogés et deux choses comptenent : tout d'abord la dimension propre au « voyant », mais ensuite également l'hermétisme, l'obscurité inhérent au subjectivisme radical des poèmes.
Voici un extrait de la rencontre entre Jules Huret et Stéphane Mallarmé :
« — Voilà pour la forme, dis-je à M. Stéphane Mallarmé. Et le fond ?
— Je crois, me répondit-il, que, quant au fond, les jeunes sont plus près de l’idéal poétique que les Parnassiens qui traitent encore leurs sujets à la façon des vieux philosophes et des vieux rhéteurs, en présentant les objets directement. Je pense qu’il faut, au contraire, qu’il n’y ait qu’allusion. La contemplation des objets, l’image s’envolant des rêveries suscitées par eux, sont le chant : les Parnassiens, eux, prennent la chose entièrement et la montrent : par là ils manquent de mystère ; ils retirent aux esprits cette joie délicieuse de croire qu’ils créent. Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve. C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole : évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou, inversement, choisir un objet et en dégager un état d’âme, par une série de déchiffrements. »
— Nous approchons ici, dis-je au maître, d’une grosse objection que j’avais à vous faire… « L’obscurité !
— C’est, en effet, également dangereux, me répondit-il, soit que l’obscurité vienne de l’insuffisance du lecteur, ou de celle du poète… mais c’est tricher que d’éluder ce travail. Que si un être d’une intelligence moyenne, et d’une préparation littéraire insuffisante, ouvre par hasard un livre ainsi fait et prétend en jouir, il y a malentendu, il faut remettre les choses à leur place. Il doit y avoir toujours énigme en poésie, et c’est le but de la littérature, — il n’y en a pas d’autres — d’évoquer les objets. »
Voici un extrait de la rencontre entre Paul Verlaine et Stéphane Mallarmé :
« Verlaine, chacun le sait, n’est pas très causeur ; c’est l’artiste de pur instinct qui sort ses opinions par boutades drues, en images concises, quelquefois d’une brutalité voulue, mais toujours tempérées par un éclair de bonté franche et de charmante bonhomie.
Aussi, est-il très difficile de lui arracher, sur les théories d’art, des opinions rigoureusement déduites. Le mieux que j’aie à faire c’est de raconter de notre longue conversation ce qui a spécialement trait à mon enquête.
Comme je lui demandais une définition du symbolisme, il me dit :
— Vous savez, moi, j’ai du bon sens ; je n’ai peut-être que cela, mais j’en ai. Le symbolisme ?… comprends pas… Ça doit être un mot allemand… hein ? Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Moi, d’ailleurs, je m’en fiche. Quand je souffre, quand je jouis ou quand je pleure, je sais bien que ça n’est pas du symbole. Voyez-vous, toutes ces distinctions-là, c’est de l’allemandisme ; qu’est-ce que ça peut faire à un poète ce que Kant, Schopenhauer, Hegel et autres Boches pensent des sentiments humains ! Moi je suis Français, vous m’entendez bien, un chauvin de Français, — avant tout. Je ne vois rien dans mon instinct qui me force à chercher le pourquoi du pourquoi de mes larmes ; quand je suis malheureux, j’écris des vers tristes, c’est tout, sans autre règle que l’instinct que je crois avoir de la belle écriture, comme ils disent !
Sa figure s’assombrit, sa parole devint lente et grave.
— N’empêche, continua-t-il, qu’on doit voir tout ’de même sous mes vers le… gulf stream de mon existence, où il y a des courants d’eau glacée et des courants d’eau bouillante, des débris oui, des sables, bien sûr, des fleurs [allusion aux fleurs du mal], peut-être… »
Il y aurait une vie intérieure et les mots ne suffiraient pas: la raison doit céder la place, aux yeux des décadentistes et symbolistes, à la subjectivité radicale.