3 juil 1902

Stéphane Mallarmé : Symphonie littéraire

Submitted by Anonyme (non vérifié)

Stéphane Mallarmé

SYMPHONIE LITTÉRAIRE

publié dans L’Artiste, 1 février 1865



théophile gautier. ― charles baudelaire. ― théodore de banville.
 

Muse moderne de l’Impuissance, qui m’interdis depuis longtemps le trésor familier des Rhythmes, et me condamnes (aimable supplice) à ne faire plus que relire, ― jusqu’au jour où tu m’auras enveloppé dans ton irrémédiable filet, l’ennui, et tout sera fini alors, ― les maîtres inaccessibles dont la beauté me désespère ; mon ennemie, et cependant mon enchanteresse aux breuvages perfides et aux mélancoliques ivresses, je te dédie, comme une raillerie ou, ― le sais-je ? ― comme un gage d’amour, ces quelques lignes de ma vie écrites dans les heures clémentes où tu ne m’inspiras pas la haine de la création et le stérile amour du néant. Tu y découvriras les jouissances d’une âme purement passive qui n’est que femme encore, et qui demain peut-être sera bête.

C’est une de ces matinées exceptionnelles où mon esprit, miraculeusement lavé des pâles crépuscules de la vie quotidienne, s’éveille dans le Paradis, trop imprégné d’immortalité pour chercher une jouissance, mais regardant autour de soi avec une candeur qui semble n’avoir jamais connu l’exil. Tout ce qui m’environne a désiré revêtir ma pureté ; le ciel lui-même ne me contredit pas, et son azur, sans un nuage depuis longtemps, a encore perdu l’ironie de sa beauté, qui s’étend au loin adorablement bleue. Heure précieuse, et dont je dois prolonger l’état de grâce avec d’autant moins de négligence que je sombre chaque jour en un plus cruel ennui. Dans ce but, âme trop puissamment liée à la Bêtise terrestre, pour me maintenir par une rêverie personnelle à la hauteur d’un charme que je payerais volontiers de toutes les années de ma vie, j’ai recours à l’Art, et je lis les vers de Théophile Gautier aux pieds de la Vénus éternelle.

Bientôt une insensible transfiguration s’opère en moi, et la sensation de légèreté se fond peu à peu en une de perfection. Tout mon être spirituel, ― le trésor profond des correspondances, l’accord intime des couleurs, le souvenir du rhythme antérieur, et la science mystérieuse du Verbe, ― est requis, et tout entier s’émeut, sous l’action de la rare poésie que j’invoque, avec un ensemble d’une si merveilleuse justesse que de ses jeux combinés résulte la seule lucidité.

Maintenant qu’écrire ? Qu’écrire, puisque je n’ai pas voulu l’ivresse, qui m’apparaît grossière et comme une injure à ma béatitude ? (Qu’on s’en souvienne, je ne jouis pas, mais je vis dans la beauté.) Je ne saurais même louer ma lecture salvatrice, bien qu’à la vérité un grand hymne sorte de cet aveu, que sans elle j’eusse été incapable de garder un instant l’harmonie surnaturelle où je m’attarde : et quel autre adjuvant terrestre, violemment, par le choc du contraste ou par une excitation étrangère, ne détruirait pas un ineffable équilibre par lequel je me perds en la divinité ? Donc je n’ai plus qu’à me taire, — non que je me plaise dans une extase voisine de la passivité, mais parce que la voix humaine est ici une erreur, ― comme le lac, sous l’immobile azur que ne tache pas même la blanche lune des matins d’été, se contente de la refléter avec une muette admiration que troublerait brutalement un murmure de ravissement. Toutefois, ― au bord de mes yeux calmes s’amasse une larme dont les diamants primitifs n’atteignent pas la noblesse ; ― est-ce un pleur d’exquise volupté ? Ou, peut-être, tout ce qu’il y avait de divin et d’extra-terrestre en moi a-t-il été appelé comme un parfum par cette lecture trop sublime ? De quelle source qu’elle naisse, je laisse cette larme, transparente comme mon rêve lucide, raconter qu’à la faveur de cette poésie, née d’elle-même et qui exista dans le répertoire éternel de l’Idéal de tout temps, avant sa moderne immersion du cerveau de l’impeccable artiste, une âme dédaigneuse du banal coup d’aile d’un enthousiasme humain peut atteindre la plus haute cime de sérénité où nous ravisse la beauté.

II

L’hiver, quand ma torpeur me lasse, je me plonge avec délices dans les chères pages des Fleurs du mal. Mon Baudelaire à peine ouvert, je suis attiré dans un paysage surprenant qui vit au regard avec l’intensité de ceux que crée le profond opium. Là-haut, et à l’horizon, un ciel livide d’ennui, avec les déchirures bleues qu’a faites la Prière proscrite. Sur la route, seule végétation, souffrent de rares arbres dont l’écorce douloureuse est un enchevêtrement de nerfs dénudés : leur croissance visible est accompagnée sans fin, malgré l’étrange immobilité de l’air, d’une plainte déchirante comme celle des violons, qui, parvenue à l’extrémité des branches, frissonne en feuilles musicales. Arrivé, je vois de mornes bassins disposés comme les plates-bandes d’un éternel jardin : dans le granit noir de leurs bords, enchâssant les pierres précieuses de l’Inde, dort une eau morte et métallique, avec de lourdes fontaines en cuivre où tombe tristement un rayon bizarre et plein de la grâce des choses fanées. Nulles fleurs, à terre, alentour, ― seulement, de loin en loin, quelques plumes d’aile d’âmes déchues. Le ciel, qu’éclaire enfin un second rayon, puis d’autres, perd lentement sa lividité, et verse la pâleur bleue des beaux jours d’octobre, et, bientôt, l’eau, le granit ébénien et les pierres précieuses flamboient comme aux soirs les carreaux des villes : c’est le couchant. Ô prodige, une singulière rougeur, autour de laquelle se répand une odeur énervante de chevelures secouées, tombe en cascade du ciel obscurci ! Est-ce une avalanche de roses mauvaises ayant le péché pour parfum ? ― Est-ce du fard ? ― Est-ce du sang ? ― Étrange coucher de soleil ! Ou ce torrent n’est-il qu’un fleuve de larmes empourprées par le feu de bengale du saltimbanque Satan qui se meut par derrière ? Écoutez comme cela tombe avec un bruit lascif de baisers… Enfin, des ténèbres d’encre ont tout envahi où l’on n’entend voleter que le crime, le remords et la Mort. Alors je me voile la face, et des sanglots, arrachés à mon âme moins par ce cauchemar que par une amère sensation d’exil, traversent le noir silence. Qu’est-ce donc que la patrie ?

J’ai fermé le livre et les yeux, et je cherche la patrie. Devant moi se dresse l’apparition du poëte savant qui me l’indique en un hymne élancé mystiquement comme un lis. Le rhythme de ce chant ressemble à la rosace d’une ancienne église : parmi l’ornementation de vieille pierre, souriant dans un séraphique outremer qui semble être la prière sortant de leurs yeux bleus plutôt que notre vulgaire azur, des anges blancs comme des hosties chantent leur extase en s’accompagnant de harpes imitant leurs ailes, de cymbales d’or natif, de rayons purs contournés en trompettes, et de tambourins où résonne la virginité des jeunes tonnerres : les saintes ont des palmes, ― et je ne puis regarder plus haut que les vertus théologales, tant la sainteté est ineffable ; mais j’entends éclater ces paroles d’une façon éternelle : O filii et filiæ.

III

Mais quand mon esprit n’est pas gratifié d’une ascension dans les cieux spirituels ; quand je suis las de regarder l’ennui dans le métal cruel d’un miroir, et, cependant, aux heures où l’âme rhythmique veut des vers et aspire à l’antique délire du chant, mon poëte, c’est le divin Théodore de Banville, qui n’est pas un homme, mais la voix même de la lyre. Avec lui, je sens la poésie m’enivrer, ― ce que tous les peuples ont appelé la poésie, ― et, souriant, je bois le nectar dans l’Olympe du lyrisme.

Et quand je ferme le livre, ce n’est plus serein ou hagard, mais fou d’amour, et débordant, et les yeux pleins de grandes larmes de tendresse, avec un nouvel orgueil d’être un homme. Tout ce qu’il y a d’enthousiasme ambrosien en moi et de bonté musicale, de noble et de pareil aux dieux, chante, et j’ai l’extase radieuse de la Muse ! J’aime les roses, j’aime l’or du soleil, j’aime les harmonieux sanglots des femmes aux longs cheveux, et je voudrais tout confondre dans un poétique baiser !

C’est que cet homme représente en nos temps le poëte, l’éternel et le classique poëte, fidèle à la déesse, et vivant parmi la gloire oubliée des héros et des dieux. Sa parole est sans fin, un chant d’enthousiasme, d’où s’élance la musique, et le cri de l’âme ivre de toute la gloire. Les vents sinistres qui parlent dans l’effarement de la nuit, les abîmes pittoresques de la nature, il ne les veut entendre ni ne doit les voir : il marche en roi à travers l’enchantement ideunéen de l’âge d’or, célébrant à jamais la noblesse des rayons et la rougeur des roses, les cygnes et les colombes, et l’éclatante blancheur du lis enfant, ― la terre heureuse ! Ainsi dut être celui qui le premier reçut des dieux la lyre et dit l’ode éblouie avant notre aïeul Orphée. Ainsi lui-même, Apollon.

Aussi j’ai institué dans mon rêve la cérémonie d’un triomphe que j’aime à évoquer aux heures de gloire et de féerie, et je l’appelle la fête du poëte : l’élu est cet homme au nom prédestiné, harmonieux comme un poëme et charmant comme un décor. Dans une apothéose, il siége sur un trône d’ivoire, couvert de la pourpre que lui seul a le droit de porter, et le front couronné des feuilles géantes du lauriers de la Turbie. Ronsard chante des odes, et Vénus, vêtue de l’azur qui sort de sa chevelure, lui verse l’ambroisie ― cependant qu’à ses pieds roulent les sanglots d’un peuple reconnaissant. La grande lyre s’extasie dans ses mains augustes.