La révolution française (1789-1871) - 9ème partie : le bonapartisme comme tremplin vers la 3ème République
Submitted by Anonyme (non vérifié)En écrasant le prolétariat, la bourgeoisie a résolu un problème : celui de la contradiction entre travail manuel et travail intellectuel. Mais il reste le second aspect du développement capitaliste : la contradiction entre villes et campagnes.
La bourgeoisie va devoir, en raison de cet aspect, abandonner temporairement et en partie le commandement de l'Etat à l'Etat lui-même, en tant qu'outil administratif et militaire de la bourgeoisie elle-même.
C'est une phase transitoire qui puise sa source dans la défaite de la féodalité et dans l'existence d'une vaste couche paysanne. Celle-ci n'a pas pu prendre la voie américaine en donnant naissance à une petite propriété généralisée, moteur du capitalisme, mais elle se rappelle à la société bourgeoise qui vient de s'installer aux dépens de l'aristocratie, par l'intermédiaire de Louis Bonaparte.
Louis Bonaparte fut élu président de la République française le 10 décembre 1848 au suffrage universel masculin avec 74,33 % des voix, avant de devenir empereur des Français le 2 décembre 1852 sous le nom de Napoléon III.
Karl Marx a longuement analysé ce phénomène, au cœur de son analyse du 18 brumaire de Louis Bonaparte : le 18 brumaire (9 novembre 1799) était la date du coup d’État de Napoléon Bonaparte, et Karl Marx considère que son neveu, Louis Bonaparte, en est une caricature.
Louis Bonaparte représente le ventre mou de la société bourgeoise ; c'est pour cela qu'il pouvait affirmer à ses conseillers :
« Surtout n’ayez pas peur du peuple, il est plus conservateur que vous ! »
A la croisée des chemins de la bourgeoisie et des paysans, il expliquait :
« Je suis socialiste, l’Impératrice est légitimiste, Morny est orléaniste, le Prince Napoléon est républicain… Il n’y a que Persigny qui soit bonapartiste et il est fou. »
Son « socialisme » était bien entendu démocrate chrétien. Dans L’extinction du paupérisme, il écrivait :
« La classe ouvrière n’est rien, il faut la rendre propriétaire. Elle n’a de richesses que ses bras, il faut donner à ces bras un emploi utile pour tous. Elle est comme un peuple d’ilotes au milieu d’un peuple de sybarites.
Il faut lui donner une place dans la société et attacher ses intérêts à ceux du sol. Enfin, elle est sans organisation et sans liens, sans droits et sans avenir : il faut lui donner des droits et un avenir, et la relever à ses propres yeux par l’association, l’éducation, la discipline. »
Mais voici ce qu'en dit Karl Marx, l'immense Karl Marx :
« Mais, sous la monarchie absolue, pendant la première Révolution et sous Napoléon, la bureaucratie n'était que le moyen de préparer la domination de classe de la bourgeoisie. Sous la Restauration, sous Louis-Philippe, sous la République parlementaire, elle était l'instrument de la classe dominante, quels que fussent d'ailleurs ses efforts pour se constituer en puissance indépendante.
Ce n'est que sous le second Bonaparte que l'Etat semble être devenu complètement indépendant. La machine d’État s'est si bien renforcée en face de la société qu'il lui suffit d'avoir à sa tête le chef de la société du Dix-Décembre, chevalier de fortune venu de l'étranger, élevé sur le pavois par une soldatesque ivre, achetée avec de l'eau-de-vie et du saucisson, et à laquelle il lui faut constamment en jeter à nouveau.
C'est ce qui explique le morne désespoir, l'effroyable sentiment de découragement et d'humiliation qui oppresse la poitrine de la France et entrave sa respiration. Elle se sent comme déshonorée.
Cependant, le pouvoir d'Etat ne plane pas dans les airs. Bonaparte représente une classe bien déterminée, et même la classe la plus nombreuse de la société française, à savoir les paysans parcellaires.
De même que les Bourbons avaient été la dynastie de la grande propriété foncière et les Orléans la dynastie de l'argent, les Bonapartes sont la dynastie des paysans, c'est-à-dire de la masse du peuple français. L'élu des paysans, ce n'était pas le Bonaparte qui se soumettait au Parlement bourgeois, mais le Bonaparte qui dispersa ce Parlement.
Pendant trois ans, les villes avaient réussi à fausser le sens de l'élection du 10 décembre et à voler aux paysans le rétablissement de l'Empire. C'est pourquoi le coup d’État du 2 décembre 1851 ne fit que compléter l'élection du 10 décembre 1848.
Les paysans parcellaires constituent une masse énorme dont les membres vivent tous dans la même situation, mais sans être unis les uns aux autres par des rapports variés. Leur mode de production les isole les uns des autres, au lieu de les amener à des relations réciproques.
Cet isolement est encore aggravé par le mauvais état des moyens de communication en France et par la pauvreté des paysans. L'exploitation de la parcelle ne permet aucune division du travail, aucune utilisation des méthodes scientifiques, par conséquent, aucune diversité de développement, aucune variété de talents, aucune richesse de rapports sociaux.
Chacune des familles paysannes se suffit presque complètement à elle-même, produit directement elle-même la plus grande partie de ce qu'elle consomme et se procure ainsi ses moyens de subsistance bien plus par un échange avec la nature que par un échange avec la société. La parcelle, le paysan et sa famille ; à côté, une autre parcelle, un autre paysan et une autre famille. Un certain nombre de ces familles forment un village et un certain nombre de villages un département.
Ainsi, la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon qu'un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre.
Dans la mesure où des millions de familles paysannes vivent dans des conditions économiques qui les séparent les unes des autres et opposent leur genre de vie, leurs intérêts et leur culture à ceux des autres classes de la société, elles constituent une classe. Mais elles ne constituent pas une classe dans la mesure où il n'existe entre les paysans parcellaires qu'un lien local et où la similitude de leurs intérêts ne crée entre eux aucune communauté, aucune liaison nationale ni aucune organisation politique.
C'est pourquoi ils sont incapables de défendre leurs intérêts de classe en leur propre nom, soit par l'intermédiaire d'un Parlement, soit par l'intermédiaire d'une Assemblée. Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes, ils doivent être représentés.
Leurs représentants doivent en même temps leur apparaître comme leurs maîtres, comme une autorité supérieure, comme une puissance gouvernementale absolue, qui les protège contre les autres classes et leur envoie d'en haut la pluie et le beau temps.
L'influence politique des paysans parcellaires trouve, par conséquent, son ultime expression dans la subordination de la société au pouvoir exécutif.
La tradition historique a fait naître dans l'esprit des paysans français la croyance miraculeuse qu'un homme portant le nom de Napoléon leur rendrait toute leur splendeur. Et il se trouva un individu qui se donna pour cet homme, parce qu'il s'appelait Napoléon, conformément à l'article du code Napoléon qui proclame : « La recherche de la paternité est interdite ».
Après vingt années de vagabondage et une série d'aventures grotesques, la légende se réalise, et l'homme devient empereur des Français. L'idée fixe du neveu se réalisa parce qu'elle correspondait à l'idée fixe de la classe la plus nombreuse de la population française.
Mais, objectera-t-on, et les insurrections paysannes dans la moitié de la France, et les expéditions militaires contre les paysans, l'incarcération et la déportation en masse des paysans ?
Depuis Louis XIV, la France n'a pas connu de semblables persécutions des paysans « pour menées démagogiques ». Mais entendons-nous.
La dynastie des Bonapartes ne représente pas le paysan révolutionnaire, mais le paysan conservateur ; non pas le paysan qui veut se libérer de ses conditions d'existence sociales représentées par la parcelle, mais le paysan qui veut, au contraire, les renforcer ; non pas le peuple campagnard qui veut, par son énergie, renverser la vieille société en collaboration étroite avec les villes, mais, au contraire, celui qui, étroitement confiné dans ce vieux régime, veut être sauvé et avantagé, lui et sa parcelle, par le fantôme de l'Empire.
La dynastie des Bonapartes ne représente pas le progrès, mais la foi superstitieuse du paysan, non pas son jugement, mais son préjugé, non pas son avenir, mais son passé, non pas ses Cévennes, mais sa Vendée. […]
Après que la première Révolution eut transformé les paysans demi-serfs en libres propriétaires fonciers, Napoléon consolida et réglementa les conditions leur permettant d'exploiter tranquillement les terres qui venaient de leur échoir et de satisfaire leur enthousiasme juvénile de propriétaires. Mais c'est précisément sa parcelle même, la division du sol, la forme de propriété que Napoléon consolida en France, qui ruinent maintenant le paysan français.
Ce sont précisément les conditions matérielles qui firent du paysan féodal français un paysan parcellaire et de Napoléon un empereur. Deux générations ont suffi pour produire ce résultat inévitable : aggravation progressive de la situation de l'agriculture, endettement progressif de l'agriculteur.
La forme de propriété « napoléonienne » qui, au début du XIXème siècle, était la condition nécessaire de la libération et de l'enrichissement de la population paysanne française, est devenue, au cours de ce siècle, la cause principale de son esclavage et de son appauvrissement. Et c'est précisément la première des « idées napoléoniennes » que doit défendre le second Bonaparte.
S'il partage encore avec les paysans l'illusion que ce n'est pas dans la propriété parcellaire elle-même, mais en dehors d'elle, dans l'effet de circonstances d'ordre secondaire, qu'il faut chercher la cause de sa ruine, toutes les expériences qu'il tentera se briseront comme des bulles de savon au contact des rapports de production.
Le développement économique de la propriété parcellaire a renversé de fond en comble les rapports de la paysannerie avec les autres classes de la société.
Sous Napoléon, le parcellement du sol ne fit que compléter à la campagne le régime de la libre concurrence et de la grande industrie à ses débuts dans les villes. Le traitement de faveur même dont bénéficia la classe paysanne était dans l'intérêt de la nouvelle société bourgeoise. Cette classe nouvellement créée était le prolongement universel du régime bourgeois au-delà des portes des villes, sa réalisation à l'échelle nationale.
La classe paysanne constituait une protestation partout présente contre l'aristocratie foncière qu'on venait précisément de renverser. Si elle bénéficia d'un traitement de faveur, c'est qu'elle fournissait, plus que toutes les autres classes, une base d'offensive contre la restauration des féodaux. Les racines que la propriété parcellaire jeta dans le sol français enlevèrent tout aliment au féodalisme.
Ses barrières constituèrent le rempart naturel de la bourgeoisie contre tout retour offensif de ses anciens seigneurs. Mais, au cours du XIX° siècle, l'usurier des villes remplaça les féodaux, l'hypothèque, les servitudes féodales du sol, le capital bourgeois, la propriété foncière aristocratique. La parcelle du paysan n'est plus que le prétexte qui permet au capitaliste de tirer de la terre profit, intérêt et rente et de laisser au paysan lui-même le soin de voir comment il réussira à se procurer son salaire.
La dette hypothécaire pesant sur le sol impose à la paysannerie française une redevance aussi considérable que l'intérêt annuel de toute la dette publique de l'Angleterre. La propriété parcellaire, à laquelle son développement impose inévitablement cet état d'esclavage à l'égard du capital, a transformé la masse de la nation française en troglodytes.
Seize millions de paysans (femmes et enfants compris) habitent dans des cavernes, dont un grand nombre ne possèdent qu'une seule ouverture, une petite partie n'en a que deux et la partie la plus favorisée en a seulement trois.
Or, les fenêtres sont à une maison ce que les cinq sens sont à la tête. L'ordre bourgeois qui, au début du siècle, fit de l’État une sentinelle chargée de veiller à la défense de la parcelle nouvellement constituée qu'il engraissait de lauriers, est actuellement devenu un vampire qui suce son sang et sa cervelle et les jette dans la marmite d'alchimiste du capital.
Le code Napoléon n'est plus que le code des exécutions et de la vente forcée. Aux quatre millions (enfants, etc., compris) d'indigents officiels, de vagabonds, de criminels et de prostituées que compte la France, viennent s'ajouter cinq millions d'hommes suspendus au bord de l'abîme et qui, ou bien habitent eux-mêmes à la campagne, ou passent constamment avec leurs haillons et leurs enfants, de la campagne dans les villes, et inversement.
L'intérêt des paysans n'est plus, par conséquent, comme sous Napoléon, en accord, mais en contradiction avec les intérêts de la bourgeoisie, avec le capital. Ils trouvent, par conséquent, leur allié et leur guide naturel dans le prolétariat des villes, dont la tâche est le renversement de l'ordre bourgeois.
Mais le gouvernement fort et absolu, et c'est là la deuxième « idée napoléonienne » que le second Napoléon doit mettre à exécution, est précisément appelé à défendre par la force cet « ordre matériel ». Aussi, cet « ordre matériel » fournit-il le mot d'ordre qui revient constamment dans toutes les proclamations de Bonaparte contre les paysans révoltés. […]
L'« idée napoléonienne » essentielle, c'est, enfin, la prépondérance de l'armée. L'armée était le point d'honneur des paysans parcellaires, qui s'étaient eux-mêmes transformés en héros, défendant la nouvelle forme de propriété à l'extérieur, magnifiant leur nationalité nouvellement acquise, pillant et révolutionnant le monde.
L'uniforme était leur propre costume d’État, la guerre, leur poésie, la parcelle prolongée et arrondie en imagination, la patrie et le patriotisme, la forme idéale du sentiment de propriété.
Mais les ennemis contre lesquels le paysan français doit maintenant défendre sa propriété, ce ne sont plus les cosaques, ce sont les huissiers et les percepteurs.
La parcelle ne se trouve plus dans la prétendue patrie, mais dans le registre des hypothèques.
L'armée elle-même n'est plus la fleur de la jeunesse paysanne, c'est la fleur de marais du lumpenprolétariat rural.
Elle se compose en grande partie de remplaçants, de succédanés, de même que le second Bonaparte n'est que le remplaçant, le succédané de Napoléon. »