A la recherche de la modernité : le « dude manifesto »
Submitted by Anonyme (non vérifié)La ville est un lieu de culture, permettant une foule de rencontres, des occasions sans fin de produire et vivre des événements possiblement intéressants. Mais étant donné qu'il s'agit de lieux d'accumulation du capital, les grandes villes sont des lieux difficiles à vivre : les foules restent anonymes, gagner sa vie est difficile, le conformisme bourgeois est pesant, l'opportunisme du paraître est sans limites et toujours conquérant.
Les grandes villes rassemblent alors d'immenses foules anonymes, mais également des concentrations éparpillées de culture. C'est encore plus vrai avec la capitale française. La centralisation si puissante dans l'histoire de France a ainsi fait de Paris un haut lieu de culture, de l'architecture aux divers lieux allant des musées aux clubs.
Mais tout est noyé par le flux quotidien du travail pour le capitalisme, de la corruption systématique par le business, depuis les bourgeois parisiens – traditionnels comme bohèmes - jusqu'aux touristes.
Dans ce contexte, souvent appelé « mondialisation », les prolétaires sans culture désespèrent et privilégient le repli, en mode identitaire. C'est cela le moteur des retours religieux, de l'extrême-droite, des partisans de Dieudonné.
Une partie de la bourgeoisie, celle qui est la plus agressive, compte en profiter pour prendre le pouvoir et réaliser ses rêves expansionnistes. C'est le rêve de Marine Le Pen.
La petite-bourgeoise penche de ce côté parfois, comme les « bonnets rouges » ; dans d'autres moments elle espère toujours tirer son épingle du jeu s'inquiète et proteste – c'est elle qui a fourni les rangs de l'altermondialisme et qui, depuis 25 ans, est la base de ce qu'on appelle l'extrême-gauche.
La figure du Dude
Mais il y a aussi les appels à saboter la machine de l'intérieur. Depuis la naissance des grandes villes, il y a la quête de la modernité, cet appel à être, comme l'a formulé Rimbaud, « résolument moderne ».
Et c'est là qu'on retrouve la figure fameuse et rigoureuse du « dude » dans le film « culte » des frères Coen : The Big Lebowski. Puisque la révolution n'est pas venue, le « dude » vit en épicurien autant qu'il peut, évitant la machinerie capitaliste, se contentant de siroter des cocktails et de jouer au bowling.
C'est un désengagement, typiquement philosophe, classiquement matérialiste dans l'esprit des libertins du 17e siècle. Être moderne, c'est être réaliste, et vivre bien, autant qu'on le peut, sobrement et tranquillement.
Au 20e siècle, la réalité étant plus tranchée, avec un capitalisme en crise générale, le « dude » qui rejette les bourgeois et leur conformisme a donc un acolyte, Walter Sobchak, qui représente dans The Big Lebowsky celui qui cogne les nihilistes, ces nazis qui tentent de s'en sortir par le crime et le racisme.
Le petit-bourgeois progressiste est cultivé mais manque de la hargne de son acolyte prolétaire, tout comme ce dernier a besoin des connaissances du premier. Il y a d'un côté la volonté de vivre en, artiste, mais de l'autre il y a le rappel du réalisme. La symbiose est difficile, mais nécessaire... Encore faut-il que le « dude » rencontre Walter...
Ce solitaire doué d’une imagination active
Lorsque le « dude » ne rencontre pas Walter, il devient misanthrope. Exactement comme le personnage de Molière, il refuse le paraître immonde et inauthentique du business dominant. Mais il n'a pas l'agressivité, il n'ose pas concevoir la révolution, dont il entrevoit pourtant le contenu.
Donc, à force d'aimer les gens et la vrai, il en finit par être déçu, voire aigris. La figure du misanthrope n'est donc pas qu'une figure à l'époque de Molière : elle traverse les époques. Baudelaire est un exemple de ce misanthrope : dans le spleen de Paris, on voit comment il est social, affable, plein de compassion. Mais tellement sensible au point d'être déçu, il traîne sa misère et son spleen, en solitaire.
« Ainsi il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ?
À coup sûr, cet homme, tel que je l’ai dépeint, ce solitaire doué d’une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes, a un but plus élevé que celui d’un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance.
Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité ; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire. » (Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne – L'Art romantique)
Le « dude manifesto »
Il y a peu, un artiste urbain dénommé Thierry Théolier - pourfendeur de la « hype » et des poseurs de la vie nocturne parisienne, au nom de l'underground -, a produit un « dude manifesto ».
L'objectif est de définir l'identité d'un Docteur Jeckyll et Mister Hyde qui entend profiter des possibilités des grandes villes, sans se faire intégrer et donc désintégrer. C'est, ni plus ni moins, que la tentative de résumer la situation du « misanthrope » de Molière actuel.
La rencontre avec Walter n'étant pas encore d'actualité pour le « dude » parisien, et comme en attendant, il faut bien vivre et vivre bien, l'offensive est tout azimut face à une vie quotidienne capitaliste ennuyeuse, mais laissant des espaces libres qu'on peut parasiter.
Le style du manifeste est donc expressionniste, suivant l'approche comme quoi « le beau est toujours bizarre » (Baudelaire) et qu'en tout cas le bizarre préserve l'authentique. On a donc l'affirmation selon laquelle « La personnalité d’un Dude est éclairée en éclairs-obscur », donc un mélange de clair-obscur et de fulgurance, d'intuitions, d'éclairs culturels.
Il y a donc de la déviance, mais pour rester dans le vrai : « Un Dude est reconnu pour sa joie de vivre mais parfois il s’accorde des plages de mélancolie. Un Dude est reconnu pour sa force mais il sait que la faiblesse est une chose magique. »
Il s'agit de vivre l'espace de la grande ville, mais casser le temps défini par elle : « le Dude n’as pas peur de perdre matériellement ce que certains gagnent mais perdent pour leur réussite artistique : l’indépendance. Un Dude est indépendant même au RSA. Sans emploi mais avec une seule passion, vivre. Le Temps t’appartient Dude, tu n’appartiens pas à ton planning ».
Indéniablement moderne
Le « dude manifesto » est alors à la fois un manifeste et un mode d'emploi pour la figure résolument moderne du « dude ». Le dude vit dans la grande ville, mais il refuse d'être un bobo au service des médias hipsters, de Canal + aux Inrockuptibles. Tant qu'à faire autant rester pauvre et sincère, plutôt que de perdre sa vie à la gagner.
Pas question de perdre l'esprit underground pour devenir un opportuniste carriériste parasitant les galeries d'art contemporain, pas question d'utiliser le langage normal : trop de risque d'être récupéré, alors mieux vaut une prose poétique submergeant les esprits.
Pour autant, les espaces libres ne peuvent être fournis que par ceux qui en ont les moyens. Paris en 2014 n'est pas le Berlin des squatts du début des années 1980, ni le Milan du milieu des années 1970.
On n'a donc pas le « besoin de communisme » comme identité, mais celui de communier, de manière sympathique, en crevards ayant du style et osant affirmer la sincérité.
C'est indéniablement moderne. Et pourtant, il y a une part de naïveté, car cette envie de vie d'artiste, pour louable qu'elle soit, ne peut pas se défendre face à la machinerie capitaliste. Sans Walter, le « dude » ne manquera pas de subir les agressions, tant de la part de la corruption capitaliste, que des anti-modernes. Grande est alors la tentation d'être aigri, comme le constate l'article publié en janvier 2014 sur lesmaterialistes : « Artiste tourmenté ou malsain, un choix historique ».
Le dude et Walter face au nihilisme
Le « dude manifesto » est à la fois le reflet d'une démarche existante et une tentative d'impulser une dynamique du désengagement. Comment s'arracher à un quotidien anéantissant les possibilités d'épanouissement, avec la passivité des masses, la complicité des bourgeois, les faux-semblants de la petite-bourgeoisie ? Comment profiter des possibilités de vivre, sans se corrompre ou se vendre ?
Le fait de choisir la forme d'un manifeste est significative : nous sommes à l'aube des années 1930 et, comme au début du siècle dernier, se propagent partout les propositions, les manifestes, les stratégies.
Ainsi, le « dude manifesto » ne vaut pas moins que « L'insurrection qui vient » ; il se situe dans la droite ligne des exigences d'une époque. Il reflète la position de toute une frange de la population, celle qui apprécie l'épicurisme du « dude », qui n'a rien contre Walter voire a compris qu'il fallait se tourner vers lui... Et qui, par culture, ne veut pas entendre parler du nihilisme ni du fascisme.