12 mai 2013

Jean Racine, Pierre Corneille, Nicolas Boileau, auteurs nationaux - 5e partie : des passions excitées

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« Ah, Rome ! Ah, Bérénice ! Ah, prince malheureux !
Pourquoi suis-je empereur ? Pourquoi suis-je amoureux ?
 »
(Bérénice)

Pour que la psychologie puisse s'exposer, il faut des situations adaptées. C'est ici que l'on voit que l'interprétation de la tragédie grecque par Racine est biaisée : ce qui compte, c'est surtout un cadre pour que les états d'âmes se laissent aller, dans la mesure du possible bien entendu.

En effet, de par l'approche française, « se laisser aller » est un dérapage contrôlé, et il est formidable qu'un personnage tourmenté puisse même utiliser une parenthèse dans son discours pour exprimer qu'elle se laisse aller, comme par exemple dans Britannicus :

« Mais (je t'expose ici mon âme toute nue) »

Les personnages sont en fait loyaux à leurs propres émotions, et même s'ils en ont conscience, ils cèdent : c'est en cela qu'ils seraient tragiques, aux yeux du 17ème siècle, et en quoi ils sont déjà dramatiques, pour nous.

Les personnages ne sont pas tragiques, car ils ne sont déjà plus aristocratiques, ils sont pratiquement bourgeois de par leur complexité personnel, ils portent en eux déjà la dimension complexe du citoyen de la société bourgeoise.

Et ce qui révèle donc les caractères psychologiques français, ce sont les situations marquées par la passion ; la carapace psychique cède, les passions sont excitées et l'emportent. Bien souvent, les personnages se font sermonner, ce qui est bien entendu simple prétexte à souligner le trouble psychologique, les affres des passions.

Dans Bajazet, il est par exemple conseillé :

« Daignez de la sultane éviter la présence :
Vos pleurs vous trahiraient ; cachez-les à ses yeux
 »

La présence du conseiller ou de la conseillère est essentielle afin de souligner que les passions sont plus fortes. Dans Bajazet justement, l'amour est présentée comme un « empire », aussi important que la couronne royale :

« Qui de nous deux enfin le couronne aujourd'hui ?
Mais, hélas! de l'amour ignorons-nous l'empire ?
 »

On ne saurait triompher de l'amour, on peut le taire, tout au mieux, comme il est expliqué dans Bérénice :

« Pour ne la plus aimer j'ai cent fois combattu ;
Je n'ai pu l'oublier ; au moins je me suis tu.
 »

Et c'est dans la préface de Bérénice, Jean Racine se trahit et montre qu'il utilise la tragédie comme fondement d'un psychodrame. Il explique que la mort n'est pas nécessaire dans une tragédie et il souligne l'importance des « passions excitées ». Il montre par là qu'il est un maître en psychologie et que finalement il exprime les traits français.

Voici ce que nous dit Jean Racine :

« Il est vrai que je n’ai point poussé Bérénice jusqu’à se tuer comme Didon, parce que Bérénice n’ayant pas ici avec Titus les derniers engagements que Didon avait avec Enée, elle n’est pas obligée comme elle de renoncer à la vie.

A cela près, le dernier adieu qu’elle dit à Titus, et l’effort qu’elle se fait pour s’en séparer, n’est pas le moins tragique de la pièce, et j’ose dire qu’il renouvelle assez bien dans le cœur des spectateurs l’émotion que le reste y avait pu exciter.

Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie ; il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. »

Par conséquent, les passions sont établies dans un cadre devenant tapageur. Là où le romantisme allemand privilégiera l'intimité, le refus de se lier au monde par peur de perdre le lien « cosmique » à l'univers lui-même, la tragédie de Jean Racine annonce les passions excitées à la vue et au su de tous et toutes.

La capacité à parler se transforme en psychodrame, et la formation psychique française a intégré cet aspect, étonnant les autres nationalités notamment lors des fameux débats houleux où ils s'attendraient à voir les gens s'étriper, alors que cela relève justement d'un certain jeu « à la française ».

Du psychodrame au beaucoup de bruit pour pas grand chose et à la gueulante qui ne prête pas à conséquence, il peut n'y avoir qu'un pas, que la société bourgeoise décadente fera allégrement au début du 21ème siècle, justement.

Mais tel n'est pas le cas chez les personnages de Jean Racine, qui souffrent et estomaquent vraiment. Voici une annonce faite dans Iphigénie :

« Doris
Ah ! que me dites-vous !

Ériphile

Je me flattais sans cesse
Qu'un silence éternel cacherait ma faiblesse ;
Mais mon cœur trop pressé m'arrache ce discours,
Et te parle une fois pour se taire toujours.
Ne me demande point sur quel espoir fondée
De ce fatal amour je me vis possédée. »

Voici comment dans Phèdre, c'est un personnage qui constate la passion tourmentée d'un autre :

« Chargés d’un feu secret, vos yeux s’appesantissent ;
Il n’en faut point douter, vous aimez, vous brûlez ;
Vous périssez d’un mal que vous dissimulez :
La charmante Aricie a-t-elle su vous plaire ? »

Naturellement, les conseils sont évalués, appréciés, mais rejetés. C'est bien une particularité française que de prétendre d'un côté totalement brûler et de l'autre saisir rationnellement ce qui se passe. C'est cela qui est au cœur de la dynamique du psychodrame.

Voici comment, dans Britannicus, Néron s'explique, après avoir écouté un conseil avisé et pragmatique :

« Burrhus
Surtout si de Junie évitant la présence
Vous condamniez vos yeux à quelques jours d'absence,
Croyez-moi, quelque amour qui semble vous charmer,
On n'aime point, Seigneur, si l'on ne veut aimer.

Néron
Je vous croirai, Burrhus, lorsque dans les alarmes
Il faudra soutenir la gloire de nos armes,
Ou lorsque plus tranquille assis dans le Sénat
Il faudra décider du destin de l'État :
Je m'en reposerai sur votre expérience.
Mais, croyez-moi, l'amour est une autre science,
Burrhus, et je ferais quelque difficulté
D'abaisser jusque-là votre sévérité.
Adieu, je souffre trop éloigné de Junie. »

Parfois, cela va très loin dans l'invraisemblable, et on devine aisément la construction du psychodrame. Dans Bérénice, ainsi, il est fait un très long conseil à Antiochus, et tout ce qu'il trouve à répondre, c'est qu'il n'a pas écouté et que cela ne l'intéresse pas !

Voici l'extrait :

« Il se souvient du jour illustre et douloureux
Qui décida du sort d'un long siège douteux.
Sur leur triple rempart les ennemis tranquilles
Contemplaient sans péril nos assauts inutiles ;
Le bélier impuissant les menaçait en vain.
Vous seul, Seigneur, vous seul, une échelle à la main,
Vous portâtes la mort jusque sur leurs murailles.
Ce jour presque éclaira vos propres funérailles :
Titus vous embrassa mourant entre mes bras,
Et tout le camp vainqueur pleura votre trépas.
Voici le temps, Seigneur, où vous devez attendre
Le fruit de tant de sang qu'ils vous ont vu répandre.
Si pressé du désir de revoir vos États,
Vous vous lassez de vivre où vous ne régnez pas,
Faut-il que sans honneur l'Euphrate vous revoie ?
Attendez pour partir que César vous renvoie
Triomphant et chargé des titres souverains
Qu'ajoute encore aux rois l'amitié des Romains.
Rien ne peut-il, Seigneur, changer votre entreprise ?
Vous ne répondez point ?

Antiochus
Que veux-tu que je dise ?
J'attends de Bérénice un moment d'entretien. »

Les passions excitées forment la base de l'expression psychologique, permettant de fonder la formation psychique nationale française.

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