27 déc 2015

À propos du retrait du Tour de France du World Tour de l'Union Cycliste Internationale

Submitted by Anonyme (non vérifié)

Amaury Sport Organisation (A.S.O.), la société propriétaire du Tour de France, a déclaré ce 18 décembre 2015 qu’elle n’inscrirait au calendrier World Tour aucune des courses qu’elle organise pour la saison 2017. Cette décision est un coup de force majeur à l’encontre de l’Union Cycliste Internationale (UCI), l’équivalent de la Fifa en football, dans un conflit d’intérêts qui les oppose depuis plusieurs mois, voire plusieurs années.

Cela signifie que le Tour de France et les autre courses dont A.S.O. est propriétaire choisiront elles-mêmes les équipes participantes, et que les équipes inscrites au calendrier World Tour (l’équivalent de la Formule 1 dans les courses automobiles ou de l'ATP World Tour en Tennis) n’y seront pas inscrites d’office.

Cela ne change pas grand choses pour les coureurs et le public, puisque les meilleures équipes y participeront très probablement dans tous les cas, car ce sont parmi les courses les plus prestigieuses. Le classement par point du World Tour n’a quant à lui presque aucune valeur, et en tous cas aucun prestige.

A.S.O., est un trust possédant les journaux L’Équipe et Le Parisien-Aujourd’hui en France et organisant des évènements sportifs importants : le Rallye Paris-Dakar, les marathons de Paris et de Barcelone, l’Open de France de golf, le Roc Azur en VTT ou encore les Mud Day (des courses à obstacle grand public).

En ce qui concerne le cyclisme, A.S.O. possède les deux courses les plus prestigieuses : Liège-Bastogne-Liège et le Tour de France. A cela s’ajoutent trois courses dites « classiques » (Paris-Roubaix, la flèche Wallonne et Paris-Tour) ainsi que trois courses par étape de première importance (Paris-Nice, le Tour d’Espagne - La Vuelta et le Critérium du Dauphiné). Il possède également d’autre courses professionnelles de moindre prestige, des courses féminines et des évènements grand public (des courses cyclosportives).

Autrement dit, la société Amaury Sport Organisation est un poids lourd dans le cyclisme. Et elle entend bien préserver les bénéfices que lui offre sa position dominante en ce domaine.

De son côté, l’Union Cycliste Internationale veux réformer le cyclisme professionnel à partir de 2017. Cette réforme consiste en la mise en place d’une sorte de ligue professionnelle privée et fermée, avec des franchises répondant à des critères surtout financiers et non pas strictement sportifs. Le modèle est celui de la Formule 1.

Actuellement ce modèle existe déjà en partie, puisque les équipes doivent fournir des garanties financières pour s’inscrire en World Tour (la « première division »), en Continental Pro (la « seconde division ») ou en Continental (la « troisième division »).

L’autre enjeu de cette réforme est la volonté de l’UCI d’avoir la mainmise totale sur le calendrier des grandes équipes professionnelles.

Actuellement, elles ont un certain nombre de courses obligatoires durant la saison. Il leur reste cependant du temps pour s’inscrire à d’autres courses, souvent d’un niveau moindre, d’une importance plus locale, mais considérées comme essentielles par certaines équipes, notamment les équipes françaises.

Voici comment Christian Prudhomme le directeur du Tour de France présente la situation :

« Le cyclisme, ce n'est pas la Formule 1. Le haut de la pyramide est plus solide lorsque la base est plus grande et en meilleure santé. Quand un champion comme Vincenzo Nibali, qui a gagné les trois Grands Tours, gagne une course comme la Coppa Bernocchi, c'est fantastique. La connexion entre ces courses majeures et les courses régionales est fondamentale et doit continuer d'exister.

Ce lien, qui fait partie du monde du cyclisme professionnel, entre les courses WorldTour et les courses locales qui sont plus proches du public, n'est possible que grâce aux organisations qui travaillent volontairement. Sans elles, et sans le lien qui existe entre les courses et les fans, le cyclisme n'aurait pas de sens. Nous devons les soutenir, car il est de plus en plus difficile d'organiser une course de nos jours. »

Cette vision d’un cyclisme « traditionnel », « à l’ancienne », n’est pas celle d’autres grandes équipes, souvent plus récentes. Ainsi la réforme de l’UCI est soutenue par l'Association Internationale des Groupes Cyclistes Professionnels (AIGCP), elle-même soutenue par les équipes du groupement Velon (dont le but est de « créer un nouveau futur économique pour le sport »). 

On y retrouve entre autre l’équipe anglaise Sky, les équipes belges Etixx-Quisck Step et Lotto, l’équipe russe Tinkoff-Saxo ou encore les équipes américaines BMC, Canondale-Garmin et Trek Factory Racing.

Ces équipes soutiennent un modèle plus libéral et moderne, avec par exemple des présentations d’équipe spectaculaires, des « shows » à l’image de ce qui peut exister aux Etat-Unis d’Amérique dans certains sports, etc. 

A l’origine du groupement Velon, il y a Oleg Tinkov, un homme d’affaire milliardaire russe s’étant offert une équipe (Tinkoff-Saxo, l’équipe d’Alberto Contador et de Peter Sagan le champion du monde 2015). Dans un style décadent et agressif propre au capitalisme semi-étatique semi-mafieux tel qu’il existe en Russie depuis la chute du révisionnisme soviétique, il a multiplié depuis quelques années les propositions « chocs » pour « faire entrer le business dans le vélo ».

De manière provocatrice, il avait proposé de faire payer (1 euro) le public du Tour de France au bord des routes. De manière plus sérieuse, il promeut depuis plusieurs mois ce système de ligue fermée proposé par l’UCI et a tenté de lancer un mouvement pour boycotter le Tour de France 2016, afin de faire pression et l’obliger à augmenter ses revenus et à partager les droits de diffusions télévisées.

Cet homme d’affaire considère que :

« Aujourd'hui, les équipes amènent les stars, comme Sagan ou Contador, sans recevoir la moindre contrepartie, à l'inverse du football ou de la NBA »

Et il explique sa vision de son investissement dans le sport tout simplement ainsi :

« Je veux que mon jouet devienne rentable. Tout le système est à revoir, à commencer par le merchandising, qui rapporte à peine deux millions d'euros sur un budget de 27 millions».

En plus de ces aspects strictement financiers, il y a de nombreux enjeux derrière cela. Par exemple, lors du Tour de France 2015, l’organisateur avait pu interdire à l’équipe Sky de faire dormir son leader Christofer Froome dans un « Motorhome » (un camping-car géant et ultra équipé).

On a là encore deux visions qui s’affrontent, l’une plus traditionnelle où les coureurs doivent dormir dans les hôtels locaux (et être logés relativement à la même enseigne), l’autre plus agressivement libérale, où les codes doivent être bouleversés par les équipes les plus riches (qui n’hésitent pas à suivre le peloton dans des voitures de luxe plutôt que les traditionnelles voitures break recouverts de sponsors, etc.) 

La réforme de l’UCI doit évidemment être rejetée, car elle est un modèle anti-populaire et anti-sportif, avec une accumulation du capital agressive au cœur de sa démarche.

Elle sonnerait probablement, à terme, le glas du cyclisme amateur (et des niveaux professionnels inférieurs) tel qu’il existe aujourd’hui, avec de nombreuses structures bénévoles (club et organisation des courses), plus ou moins portées par les masses malgré les difficultés liées à la crise et les nombreuses barrière anti-démocratique (dépendance vis-à-vis des sponsors/mécènes, dopage, instances dirigeantes figées, etc.).

Cela renforcerait de manière encore plus terrible le dopage et la fraude en dépossédant les masses de leurs structures et renforçant les grandes équipes (liées à des grandes entreprises) et les enjeux financiers de ce sport.

Pour autant, le soutien à la démarche d’A.S.O. ne saurait-être une voie praticable pour les masses. Ce que défend l’organisateur du Tour de France, ce n’est pas un cyclisme populaire et démocratique, mais sa place dominante au sein du cyclisme tel qu’il existe aujourd’hui. A.S.O. a intérêt à ce qu’existe toujours des courses locales en dessous, qui font vivre le tout, et le laisse (et le porte) au sommet de la « pyramide » pour engranger des bénéfices.

Il s’agit donc de défendre un « c'était mieux avant », de manière romantique, afin de préserver le statu quo capitaliste des années d’après-guerre, où les masses pouvaient être intégrées et obtenir une petite part du gâteau, tout en servant en fait de force d'appui aux grosses entreprises industrielles.

Le discours d’A.S.O. consistant à défendre le « village gaulois » qui serait assiégé par le capitalisme anglo-saxon est typique l’anticapitalisme romantique français, teinté d’irrationalisme et de mauvaise foi anti-américaine.

Il s’agit en fait de garder le capitalisme à un niveau « acceptable », relativement mesuré. Pour autant, A.S.O. n’hésite pas à fabriquer de toute pièces, pour des raisons financières, de courses sans public ni réel intérêt sportif tel le Tour du Qatar et le Tour d’Oman. Le Tour de France est depuis son origine une machinerie capitaliste, organisée par des capitalistes, au service du capitalisme avec des valeurs capitalistes (comme on peut le voir avec la pratique généralisée du dopage).

Dans les années 1930, le Parti Communiste - SFIC - dont le PCF(mlm) est la forme reconstituée aujourd'hui - l’avait déjà parfaitement compris :

« Le but véritable est de profiter de l'intérêt de la foule pour le sport et le mouvement sportif en traitant des affaires.

Cette caravane publicitaire qui précède les coureurs dans chaque étape est le but véritable et qui montre bien là décadence du « sport » officiel.

Comment en effet concilier, dans les colonnes du journal organisateur, - qui tire à un chiffre énorme pendant la durée de l'épreuve – comment concilier les effets « régénérateurs » du sport pratiqué et les méfaits de spiritueux alcoolisés dont on vante les « qualités » ?

 C'est une contradiction évidente, mais qui passe cependant pour anodine aux yeux de la grande foule abusée.

Le sport véritable n'a donc rien de commun avec l'exploitation publicitaire du Tour. »
(L'Humanité du 31 juillet 1934, page La vie sportive)

Rubriques: