22 juil 2013

Le Tour de France, une machine capitaliste au service du nationalisme

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Aujourd'hui vient de s'achever le 100e Tour de France. Cette compétition sportive est l'une des plus importantes de France et la plus prestigieuse du cyclisme professionnel. Il est présenté comme une grande compétition « populaire ». Il convient donc d'analyser précisément son histoire et sa place en tant que produit culturel du capitalisme français.

Le Tour de France est une grande entreprise capitaliste. Il appartient au groupe Amaury, entièrement détenu  par la famille Amaury, 154e fortune de France. Ce groupe possède notamment les quotidiens Le Parisien / Aujourd'hui en France et L'Équipe (avec ses déclinaisons magazine, télévisuelle et internet). Il organise par ailleurs les principales courses cyclistes françaises (le Tour de France, le Critérium du Dauphiné, le Paris-Roubaix, le Paris-Nice) ainsi que l'Open de France de Golfe et le rallye-raid Le Dakar (un divertissement criminel pour grands bourgeois).

Le Tour de France n'est pas une course d'essence authentiquement populaire qui aurait été détournée par l'industrie capitaliste. Au contraire, l'existence même du Tour de France est le produit d'une rivalité commerciale et idéologique entre capitalistes.

À la fin du XIXe siècle, les industriels à la recherche d'espaces publicitaires dans les journaux n'appréciaient pas les positionnements éditoriaux du principal journal sportif français Le Vélo. Les positions dreyfusardes de son rédacteur en chef Pierre Giffard dans les colonnes même du quotidien irritaient particulièrement le comte Jules-Albert de Dion. Ce dernier, l'un des principaux fabricants d'automobiles et d'autorails (train) de l'époque, cofondateur de l'Automobile Club de France, était une figure de la droite nationaliste, catholique et farouchement anti-dreyfusarde.

Le quotidien L'Auto-vélo à la ligne éditoriale largement patriotique est lancé en 1900 pour satisfaire les exigences idéologiques et commerciales de cette partie de la bourgeoisie française emmenée par le comte de Dion. Il désigne Henri Desgrange à la tête du journal. En 1903 l'Auto-Vélo est contraint de s'appeler seulement L'Auto à l'issue d'un procès pour plagiat remporté par Le Vélo. La perte du mot « vélo » alors que ce sport était extrêmement populaire mettait en danger de mort le nouveau journal : le Tour de France est justement créé à ce moment là pour relancer L'Auto et enclencher une dynamique qui allait mener à la faillite totale du Vélo, disparu en 1904.

La couleur jaune pour le maillot du leader du Tour de France était une référence à la couleur des feuilles sur lesquelles étaient imprimées L'Auto.

Dès le début, le Tour de France est une entreprise idéologique au service de la bourgeoisie française, essentiellement de la bourgeoisie impérialiste particulièrement réactionnaire et nationaliste. À partir des années 1910, le parcours du Tour cherche à longer au maximum les frontières françaises selon une logique de célébration nationaliste du territoire. Dans le même temps, l'État allemand décide d'interdire le passage du Tour en Alscace-Lorraine car cela était compris comme un acte de nationalisme hostile de la part des organisateurs de la course.

Au sortir de la première guerre mondiale, l'exaltation nationaliste continue. En 1924, le leader du classement général Otavio Bottecchia est contraint de ne pas porter son maillot jaune par peur des représailles antifascistes sur l'étape Toulon-Nice : il avait en effet à ce moment là les faveurs de Mussolini.

A partir de 1930 la course est disputée par équipes nationales formées pour l'occasion : en plus du classement général individuel, un challenge international récompensant les meilleurs équipes nationales prend de l'importance sur fond de concurrence nationaliste. L'Italie fasciste ou l'Allemagne nazie envoient des coureurs, avant d'être interdits de course en 1939 du fait de l'évolution des contradictions inter-impérialistes menant à la guerre.

Cet esprit nationaliste de la part des organisateurs provient du besoin de l'impérialisme de mobiliser les masses derrière ses plans d'expansion. Il utilise donc une cause en apparence inoffensive comme moyen d'unification de la nation. Cela est parfaitement exprimé par le dirigeant et cofondateur de la course Henri Desgrange dans les colonnes de l'Auto en 1933 :

« Le Tour de France, c'est la réunion sur des milliers de kilomètres, dans un geste unique d'encouragement et d'applaudissement, du bourgeois, du prolétaire, du prêtre, du maître d'école, de l'écolier, de la douce fiancée, du paysan, du noble, de toute les castes, de toutes les classes. »

Il est à noter que l'Humanité, ne participait guère à l'engouement autour de la course, bien qu'elle ait eu un véhicule diffusant l'Internationale... au milieu de la caravane publicitaire ! En 1924, on pouvait lire dans l'édition du 21 juillet :

« « géants de la route », « grandiose épreuve sportive », etc... Tels sont quelque-uns des coups de clairons que le Tour de France inspira – cette année comme les précédentes – à la petite-bourgeoisie sportive ou non. Les communistes se refusent à prostituer le mot sport et ce qu'il comporte de joie sévère et désintéressée aux calculs commerciaux des entrepreneurs de spectacles soit-disant sportifs. Le petit maçon italien Bottecchia a gagné, paraît-il, les 150 000 lires qu'il estimait nécessaire au bonheur de sa famille […] Mais pour un Bottecchia qui passe ainsi de la pauvreté prolétarienne à la mesquine aisance petite-bourgeoise, combien d'autres coureurs ne resteront-ils pas les forçats de la routes ! »

En 1936, l'Humanité et le Populaire (lié à la SFIO) décident de faire le « Tour de France du Front populaire ». Dans sa thèse Le Tour de France cycliste,1903-2005, Sandrine Viollet cite un rapport de police à propos d'un rassemblement de l'Humanité lors d'une étape du Tour de France :

« Contrairement à ce qui fut annoncé, ce ne fut pas un reportage dénonçant les dessous commerciaux du Tour de France […] Un orateur appartenant à l'Humanité et faisant parti des suiveurs du Tour de France, annonce que le journal l'Humanité suit le Tour pour dénoncer les combinaisons commerciales auxquelles se livre le directeur du journal sportif l'Auto, M. Desgrange. Au lieu de ces divulgations, il cite des cas de chauvinisme auxquelles se sont livrés des ouvriers français à l'égard de coureurs étrangers. Il cite notamment le cas d'un coureur allemand, mis en difficulté lors de l'ascension du Galibier et qui ne reçut aucun secours même d'ouvriers français présents. Le reste de son discours est un appel aux travailleurs qui doivent se réunir dimanche [14 juillet] en vue de manifester contre les menées fascistes. »

D'une manière ou d'une autre, malgré l'hostilité relative par le Parti Communiste, l'influence du Tour de France sur la classe ouvrière est importante. Le Populaire du 9 juillet 1936 rapporte le cas d'une banderole déployée par des grévistes : « les travailleurs en lutte saluent leurs frères ouvriers de la route ».

Malgré l'occupation par les troupes nazies, Henri Desgrange essaye d'organiser le Tour de France en 1940. Il n'y parvient pas et meurt au mois d'août. Les années suivantes, les autorités nazies qui ont bien compris l'importance de la compétition pour assurer l'unité nationale ne parviennent pas à l'organiser. Le Circuit de France, une sorte de copie authentiquement fasciste du Tour organisée en 1942 est un échec.

Malgré des faits de collaboration par sa direction opportuniste, le journal l'Auto est resté organiquement lié à la bourgeoisie impérialiste française. Son initiateur, le comte de Dion devenu sénateur de la Loire-Inférieure (aujourd'hui Loire-Atlantique) s'était abstenu lors du vote des pleins pouvoirs à Pétain puis était largement favorable à la résistance gaulliste. Jacques Goddet qui est resté dirigeant du journal pendant l'occupation (il en est à la tête depuis 1931) n'eut alors aucun mal à récupérer les structures de l'Auto réquisitionnées à la libération pour lancer un nouveau journal : L'Équipe.

Le journal L'Équipe, en collaboration avec le Parisien Libéré fondé en 1944 par le gaulliste Émilien Amaury, se livre alors à une bataille avec la presse liée au Parti Communiste pour reprendre l'organisation du Tour de France. En 1947, alors que les ministres communistes sont éjectés du gouvernement, c'est à L'Équipe et au Parisien Libéré que l'État confie l'organisation du Tour.

L'Humanité obtient malgré tout le parrainage du Grand Prix de la Montagne, le quotidien ayant mis les moyens pour ne pas passer à côté de cet événement d'envergure. Le Parti Communiste cherche en effet à s'installer durablement dans les institutions françaises en croyant pouvoir les renverser à sa faveur grâce à un soutien populaire massif : le Tour de France a donc une place importante dans ce dispositif.

Jacques Goddet - qui était déjà à la tête du Tour depuis 1936 et qui avait refusé aux autorité nazies l'utilisation du nom « Tour de France » – récupère son poste de directeur de la course. Il a alors les mains libres pour impulser une nouvelle phase de modernisation. Là où Henri Desgranges régnait en autocrate sur le Tour de France, décidait lui-même des règlementations et tenait à conserver un esprit « traditionnel » qui était conforme à l'esprit de mobilisation nationale préparant la guerre mondiale, Jacques Goddet va permettre des innovations techniques et réglementaires pour réorganiser la course conformément aux besoins de l'impérialisme français au sortir de la guerre.

Durant la période de relance de l'accumulation capitaliste après la seconde Guerre Mondiale, le Tour de France fonctionne surtout comme un support pour favoriser l'écoulement des marchandises par la publicité. À partir de 1975, le président Valéry Giscard d'Estaing décide que l'arrivée du Tour se fasse directement sur les Champs-Élysées et remet lui-même le maillot jaune au vainqueur final. Depuis 1987, le maillot jaune est sponsorisé par Le Crédit Lyonnais, devenu LCL, l'un des principaux représentant du capital financier français (aujourd'hui intégré au gigantesque trust bancaire Crédit-Agricole).

Avec l'avènement des retransmissions télévisées, le Tour de France devient une vitrine commerciale pour glorifier le « patrimoine français » dans le monde. Dans le même temps, il se développe autour de la course en France une célébration des « terroirs » et des régions dans un esprit de chauvinisme conforme à l'esprit des organisateurs à l'époque du journal l'Auto

L'émission Village Départ diffusée sur France Télévision avant le départ de la course chaque matin est l'occasion de cette exaltation chauvine des « terroirs », de la mise en avant réactionnaire de « spécialités » culinaires locales dans un esprit de mystification d'une France « traditionnelle ».

C'est aussi le cas des commentaires récurent d'un « spécialiste » à propos des châteaux ou églises pendant la retransmission de l'étape elle-même : étant donné leur teneur et leur faible densité, ces commentaires n'ont que très peu d'intérêts historiques et culturels, ils servent essentiellement à la célébration chauvine de la France. Tout comme les nombreuses « rétrospectives » retraçant chaque année l'histoire de la course qui ne sont qu'un prétexte pour vouer un véritable culte au passé et à un esprit « français » présenté comme « éternel ».

Avec cela, les commentateurs de l'épreuve sur France Télévision n'hésitent pas à affirmer ouvertement leur chauvinisme en encensant systématiquement les coureurs français. Cela fut particulièrement remarqué en 2011 avec les propos hostiles du commentateur Thierry Adam lors de l'ascension du col du Galibier par le  luxembourgeois Andy Schleck. Alors que le français Thomas Voeckler risquait de perdre son maillot jaune (qu'il n'avait de toute façon aucune chance de garder et qui n'avait fait dans l'étape que profiter de l'effort du coureur australien Cadel Evans), Thierry Adam avait affirmé dans un esprit chauvin et social-darwiniste propre à la compétition sportive capitaliste :

« Il perd ici de très précieuses secondes et c'est tant mieux, excusez-nous d'être un peu cocorico. »

Comme on le voit, le Tour de France est depuis ces débuts il y a 100 ans une machine idéologique au service de l'impérialisme français. C'est une pure production capitaliste dont la finalité est de canaliser la passion populaire pour le vélo et la transformer en mobilisation chauvine.

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