Jean Racine, Pierre Corneille, Nicolas Boileau, auteurs nationaux - 9e partie : Corneille et la symétrie forcée
Submitted by Anonyme (non vérifié)Si Jean Racine a mis l'accent sur le psychodrame comme moyen de révéler l'approche psychique française de la réalité, il n'a considéré la symétrie que comme secondaire. Pierre Corneille, lui, a fait de la symétrie l'aspect principal.
Et il a tenté de réaliser la symétrie directement à travers la construction de ses œuvres. Pour cela, il est allé dans le sens d'élaborer une construction où tout se répond et s'équilibre. Tout se répond savamment, permettant une linéarité qui fait progresser le fil de l'histoire en tant que psychodrame.
L'histoire décrite par Pierre Corneille revient systématiquement sur ses pieds, comme s'il y avait une symétrie forcée, comme si les choses qui se déroulaient avaient un caractère et qu'elles devaient se replacer d'une manière et pas d'une autre.
En ce sens, Pierre Corneille est plus proche de l'élaboration d'une vision du monde qu'autre chose ; il a une approche éminemment plus conservatrice, parce que les choses ne se transforment pas réellement : elles suivent leur cours, de manière ordonnée.
Cet ordre, d'ailleurs, fait exploser le cadre de la tragédie, dont Pierre Corneille n'obéit pas aux règles. Sa pièce la plus connue, Le Cid, a été critiquée voire rejetée pour cela, par une société voulant que la symétrie obéisse au classicisme.
Pierre Corneille va en effet loin dans l'invraisemblable, même si cela permet pourtant le « rétablissement » de la symétrie. En l'occurrence, dans Le Cid, Rodrigue tue celui qui a offensé son père, malgré qu'il soit le père de sa propre fiancée. Néanmoins, quand il a triomphé en affrontant les Maures, il a équilibré le sang qu'il a répandu, et donc nécessairement tout revient dans l'ordre et il peut donc se marier.
La construction prime, malgré le caractère invraisemblable de la femme se mariant avec celui qui vient de tuer son propre père. Ce qui compte, c'est que la symétrie remet pour ainsi dire les compteurs à zéro.
Cela est encore plus vrai dans Horace, où le processus est similaire. Dans une guerre entre deux villes, deux groupes de trois champions s'affrontent. Le dernier vivant, romain et du nom de Horace, a triomphé, mais assassine sa propre sœur qui était fiancé à l'un des champions ennemis et qui offensait Rome en raison de son mépris pour la victoire (qui a donc coûté la vie à son fiancé).
Finalement, il n'arrive rien à Horace, car il a défendu l'honneur de Rome. On a également là un équilibre strict : les six champions sont « morts » car le dernier n'est plus un champion seulement, il appartient directement à Rome, on ne peut plus l'atteindre, et il a eu raison de tuer en réponse à l'insulte, pour maintenir la symétrie, l'ordre. De plus, la sœur du héros rejoint son fiancé mort, là encore il y a symétrie.
Symétrie, mais également rudesse et fanatisme dans la logique du combat, comme dans Le Cid. Pour cette raison, le collabo Robert Brasillach, fusillé à la Libération, a pu célébrer Pierre Corneille, se demandant « si, quand Mussolini invite la Comédie-Française à jouer au Forum, il ne retrouve pas, justement, dans ce Corneille de notre enfance, le précurseur génial, hardi, anti-bourgeois, anti-capitaliste et anti-parlementaire, du fascisme moderne. »
Pierre Corneille, en plaçant la symétrie comme aspect principal, force la psychologie à suivre l'ordre, là où Jean Racine fera en sorte que la psychologie s'éveille face à l'ordre.
C'est exactement cet éveil des sensations, déjà pré-bourgeois et démocratique, qui choque Robert Brasillach, qui exige « héroïsme » sanglant et fanatisme ; il explique ainsi :
« J'avoue que je ne puis préférer le Titus de Racine, qui parle toujours de se tuer et ne le fait jamais, et paraît pourtant si sec, au Titus de Corneille, tout aussi galant, tout aussi romanesque, mais dont le cœur me paraît si singulièrement désespéré et fataliste […]. Titus s'ennuie, la vie l'ennuie, rompre l'ennuie, le retour de Bérénice l'ennuie, il devient une image presque ridicule de l'homme que harasse une vieille maîtresse — mais il se plaît à attendre, il jouit de sa douleur, avec une conscience étonnante de poète du désespoir. […] Il a la peur du bonheur, il a le goût de la malchance, comme un héros de roman russe. »
Le fait d'accepter ses émotions – émotions mises en avant dans le roman russe, en effet, littérature en partie démocratique dans la bataille contre le féodalisme, également – est intolérable pour Robert Brasillach, c'est en partie vrai pour Pierre Corneille qui impose la symétrie.
Cette symétrie n'est cependant pas nécessairement sanglante, Pierre Corneille ne préfigure pas l'esprit borné et symétrique du fascisme français, dans tout ce qu'il a de conservateur.
Ainsi, dans Cinna, l'histoire est très élaboré, avec également des choses encore invraisemblables, mais le sang ne coule pas.
On a ainsi un empereur, Auguste, qui élève une femme du nom d'Emilie, dont il a tué le père, ce qui est pour le moins contradictoire. Cette femme accorde sa main à Cinna, à condition que celui-ci tue Auguste.
Celui-ci, pourtant, est las du trône, autre chose invraisemblable vue la période historique, et demande conseil à Cinna. Chose encore invraisemblable, Cinna conseille à Auguste de rester sur le trône, pensant uniquement pouvoir légitimement le tuer par la suite, alors qu'il pourrait plus aisément si celui-ci n'était pas empereur.
Symétrie obligé, Auguste prend le conseil de Cinna en l'échangeant contre un « cadeau » : Émilie en mariage.
On a là un équilibre : Cinna doit tuer Auguste pour Emilie, Emilie promise en mariage par Auguste. Comme cet équilibre ne peut pas tenir, il doit se retourner pour être valable : finalement, le complot est déjoué, et Auguste apprenant tout, chose encore invraisemblable, gracie tout le monde.
Là encore les choses reviennent à leur place, il y a un mouvement articulé de symétrie où l'on revient, mécaniquement, au point de départ.
Cette obsession du point de départ s'exprime également dans une œuvre semblant partir dans de multiples directions : L'Illusion comique.
Dans cette pièce, un père demande à un magicien de l'aider à retrouver son fils ; la pièce de théâtre consiste alors en une pièce de théâtre jouée afin de faire « voir » au père ce que fait son fils. Puis, on voit le fils deux ans plus tard, dans ce qui est en fait une pièce de théâtre puisqu'il est devenu comédien. On a vu sur scène un père regarder son fils jouer une pièce de théâtre.
Il a souvent été dit que cette construction relevait du baroque, en raison de l'impression selon laquelle la vie est un songe, rempli d'illusion. Étonnamment, il n'est jamais fait mention de la grotte où se trouve le magicien au départ, alors que ce type de lieu est un élément de base de la culture baroque.
Pierre Corneille, dans sa dédicace, utilise des termes d'ailleurs relevant du baroque : « Voici un étrange monstre que je vous dédie. Le premier acte n’est qu’un prologue ; les trois suivants font une comédie imparfaite, le dernier est une tragédie : et tout cela, cousu ensemble, fait une comédie. Qu’on en nomme l’invention bizarre et extravagante tant qu’on voudra, elle est nouvelle. »
Ce que n'ont pas vu les commentateurs bourgeois, c'est que Pierre Corneille se rattache directement au baroque des grottes et aux inventions de jeux d'eau (avec des jets d'eau cachés dans un décor et surprenant les invités du lieu).
En ce sens, il ne s'agit pas d'un baroque au sens où les commentateurs bourgeois l'entendent, d'un baroque religieux voulant expliquer que le monde n'a pas de sens et est illusoire, mais d'un baroque sur le plan de la construction, de l'architecture.
Pierre Corneille a voulu surprendre et élaborer une construction très élaborée, et nécessairement symétrique. Il n'y a aucune dimension religieuse et il ne faut pas s'attarder sur la mise en abyme (la pièce dans la pièce), le but réel était de montrer la valeur du théâtre comme représentation, ce qui est fait à la fin de la pièce, dans une tirade célèbre :
« Cessez de vous en plaindre. A présent le théâtre
Est en un point si haut que chacun l’idolâtre ;
Et ce que votre temps voyait avec mépris
Est aujourd’hui l’amour de tous les bons esprits,
L’entretien de Paris, le souhait des provinces,
Le divertissement le plus doux de nos princes,
Les délices du peuple, et le plaisir des grands ;
Il tient le premier rang parmi leurs passe-temps ;
Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde
Par ses illustres soins conserver tout le monde,
Trouvent dans les douceurs d’un spectacle si beau
De quoi se délasser d’un si pesant fardeau. »
La construction de L'Illusion comique vise en réalité à montrer qu'il est possible de construire un théâtre symétrique, un théâtre où tout s'équilibre. En effet, on porte un regard sur un père, qui lui-même porte un regard sur son fils, qui lui-même finit par jouer du théâtre que l'on voit.
On retourne de manière symétrique à la case départ. Il ne s'agit pas de montrer que la vie est un songe, une illusion, etc. comme le fait le baroque, mais de montrer que le théâtre représente la réalité, équivaut à la réalité, revient à la réalité.
Pierre Corneille, cependant, a échoué, car en plus de la complexité de cette approche, elle ne disposait pas de base réelle : le baroque français n'existant pas autrement que sous la forme du classicisme. Les architectes baroques, le château baroque de Versailles, tous basculent dans le classicisme qui est un baroque à la française.
La symétrie ne doit pas qu'exister : elle doit rentrer dans le moule du classicisme, et Pierre Corneille, pour ne pas avoir respecté le principe du cadre (les règles classiques de la tragédie, avec les trois unités et la bienséance et la vraisemblance), n'atteindra pas le niveau de Jean Racine.