Guillaume Apollinaire : Nos amis les futuristes (février 1914)
Submitted by Anonyme (non vérifié)Guillaume Apollinaire, article Nos amis les futuristes publié dans la revue Les Soirées de Paris, février 1914
La nouvelle technique des mots en liberté sortie de Rimbaud, de Mallarmé, des symbolistes en général et du style télégraphique en particulier, a, grâce à Marinetti, une grande vogue en Italie; on voit même quelques poètes l'employer en France sous forme de simultanéités semblables aux chœurs qui figurent dans les livrets d'opéra.
Cette dernière façon de poétiser pourrait trouver son précurseur dans la personne de Jules Romains, qui, en 1909, fit répéter, en vue d'une récitation pendant une conférence des Indépendants, un poème intitulé L'Eglise. Il devait se réciter à quatre voix qui se répondaient, se mêlaient en d'authentiques simultanéités, irréalisables autrement que dans la récitation directe, ou sa reproduction par le moyen du phonographe.
Avant peu, les poètes pourront, au moyen des disques, lancer à travers le monde de véritables poèmes symphoniques. Grâces en soient rendues à l'inventeur du phonographe, Charles Cros, qui aura ainsi fourni au monde un moyen d'expression plus puissant, plus directe que la voix d'un homme imitée par l'écriture ou la typographie.
Grâces en soient rendues aux musiciens, grâces en soient rendues à Jules Romains qui tenta une symphonie récitée en faisant répéter son poème polyphonique L'Eglise, au mois d'avril 1908, par Mlles Jane Eyre et Maud Sterny, MM. Marcel Olin et Aulanier.
A la poésie horizontale que l'on n'abandonnera point pour cela, s'ajoutera une poésie verticale, ou polyphonique, dont on peut attendre des œuvres fortes et imprévues.
Les mots en liberté, eux, peuvent bouleverser les syntaxes, les rendre plus souples, plus brèves; ils peuvent généraliser l'emploi du style télégraphique. Mais quant à l'esprit même, au sens intime et moderne et sublime de la poésie, rien de changé, sinon qu'il y a plus de rapidité, plus de facettes descriptibles et décrites, mais tout de même éloignement de la nature, car les gens ne parlent point au moyen de mots en liberté. Les mots en liberté de Marinetti amènent un renouvellement de la description et à ce titre ils ont de l'importance, ils amènent également un retour offensif de la description et ainsi ils sont didactiques et antilyriques.
Certes, on s'en servira pour tout ce qui est didactique et descriptif, afin de peindre fortement et plus complètement qu'autrefois.
Et ainsi, s'ils apportent une liberté que le vers libre n'a pas donnée, ils ne remplacent pas la phrase, ni surtout le vers: rythmique ou cadencé, pair ou impair, pour l'expression directe.
Et pour renouveler l'inspiration, la rendre plus fraîche, plus vivante et plus orphique, je crois que le poète devra s'en rapporter à la nature, à la vie. S'il se bornait même, sans souci didactique, à noter le mystère qu'il voit ou qu'il entend, il s'habituerait à la vie même comme l'ont fait au dix-neuvième siècle les romanciers qui ont ainsi porté très haut leur art, et la décadence du roman est venue au moment même où les écrivains ont cessé d'observer la vérité extérieure qui est l'orphisme même de l'art.