Baudelaire : Les foules
Submitted by Anonyme (non vérifié)La foule est un terme qui a eu son succès à la fin du 19ème siècle ; la bourgeoisie lui attribuait une nature psychologique « sauvage » et brouillonne, voire perverse. Le communisme, quant à lui, mettra les masses en avant, par opposition.
On a souvent accusé le communisme de justement uniquement saluer la « foule » et de nier l'individu. C'est là une accusation bourgeoise, témoignage de l'incompréhension de la dialectique entre individus et masses.
Baudelaire nous intéresse pleinement, puisque dans ses petits poèmes en prose, aussi appelé Spleen de Paris, il nous décrit un aspect essentiel de la fondation de la grande ville de Paris. Il constate que le véritable être humain est à la fois seul et accompagné, que multitude et solitude sont des termes interchangeables.
Il y a une dialectique réelle, productive, authentique, et aussi artistique. Baudelaire l'a parfaitement vu.
Il est intéressant de noter également le dernier paragraphe, sur lequel il faudra revenir à la suite du texte de Baudelaire.
LES FOULES
Il n’est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art ; et celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage.
Multitude, solitude : termes égaux et convertibles pour le poëte actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée.
Le poëte jouit de cet incomparable privilége, qu’il peut à sa guise être lui-même et autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun.
Pour lui seul, tout est vacant ; et si de certaines places paraissent lui êtres fermées, c’est qu’à ses yeux elles ne valent pas la peine d’être visitées.
Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses, dont seront éternellement privés l’égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme un mollusque. Il adopte comme siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les misères que la circonstance lui présente.
Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé à cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution de l’âme qui se donne tout entière, poésie et charité, à l’imprévu qui se montre, à l’inconnu qui passe.
Il est bon d’apprendre quelquefois aux heureux de ce monde, ne fût-ce que pour humilier un instant leur sot orgueil, qu’il est des bonheurs supérieurs au leur, plus vastes et plus raffinés.
Les fondateurs de colonies, les pasteurs de peuples, les prêtres missionnaires exilés au bout du monde, connaissent sans doute quelque chose de ces mystérieuses ivresses ; et, au sein de la vaste famille que leur génie s’est faite, ils doivent rire quelquefois de ceux qui les plaignent pour leur fortune si agitée et pour leur vie si chaste.
Baudelaire, Petits poèmes en prose, 1869
Il faut bien reconnaître que le dernier passage est singulièrement obscur. Ou plutôt, si en apparence il est une défense du religieux, il est en fait une salutation de l'universel, de l'esprit universel triomphant, et faisant que les individus s'affirment au sein de la multitude, et au sein de la multitude seulement.
Le prêtre, individu totalement isolé de par sa position non laïque, avec en plus l'absence de mariage, gagne sa part d'universalité en allant au bout du monde faire en sorte que les peuples lointains « rejoignent » les autres peuples (pour le coup, dans la religion).
On a là quelque chose qui pourrait être du Hegel, et qui en tout cas montre le caractère erroné de la vision d'un Baudelaire « anti-social. » On sait bien entendu que Baudelaire fréquentait de nombreux artistes, qu'il a été critique d'art, etc.
Toutefois ici, on a également l'affirmation de l'individu imbriqué dans l'ensemble. Il pose là une question au 19ème siècle, qui sera celle des masses au 20ème siècle... et au 21ème siècle.