20 déc 2015

La peinture des ambulants russes - 11e partie : Ilya Répine, le maître

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C'est Vladimir Stassov qui a découvert Ilya Répine, et ce peintre est considéré comme la grande figure des peintres ambulants. Né en 1844 dans la province de Kharkov dans la famille d'un militaire, il devint étudiant de l'académie de 1864 à 1871, rejoignant les expositions itinérantes à partir de 1874, pour rejoindre en 1878 la Société des Expositions itinérantes. Il devint ensuite professeur à l'académie, de 1894 à 1907.

Voici son autoportrait, et le portrait qu'il a réalisé de sa femme, Vera, ainsi qu'un autre portrait où on la voit se reposer (cliquer pour agrandir, de même pour les autres tableaux).

Ilya Répine a peint des œuvres qui ont profondément marqué la Russie, faisant de lui une figure incontournable, dès son vivant. Celle la plus célèbre est sans doute l'une de ses premières, Les haleurs de la Volga (1870-1873). Les haleurs tiraient alors les bateaux, les faisant remonter les cours d'eaux, à contre-courant.

Le réalisme est impeccable, notamment dans sa présentation de la dimension typique, du caractère des personnages. La dénonciation allégorique du régime est évidente, et si on fait attention on voit que c'est le plus jeune, à l'habit plus clair, qui semble protester, annonçant la révolte. On a surtout une image du peuple travailleurs en pleine lumière, avec une force physique présentée comme inébranlable.

Vladimir Stassov dira de Ilya Répine et de cette peinture :

« Avec une audance sans précédent parmi nous, Ilya Répine a abandonné toutes les précédentes conceptions de l'idéal dans l'art, et a plongé sa tête dans le coeur même de la vie populaire, des intérêts populaires, et de la réalité oppressive pour le peuple… Personne en Russie n'avait jusqu'ici osé prendre un tel thème. »

Une autre œuvre extrêmement célèbre est La procession dans la province de Koursk (1880-1883). Ici encore, on a une œuvre magistrale, avec un sens du détail qui ne nuit pas au typique, et qui présente clairement la situation des masses soumises au tsar. C'est d'autant plus frappant qu'on est pourtant après l'abolition du servage. Dans une atmosphère poussiéreuse, les masses semblent pieuses et unies, alors que les individus qui se dégagent frappent, harcèlent la foule, afin de l'empêcher d'approcher les icônes. Le peuple veut les prier pour demander de l'aide, mais elles sont fermement dans les mains des paysans riches.

Bien entendu, Ilya Répine a également réalisé des portraits de genre plus classiques également. Voici A sa patrie. Le héros de la dernière guerre (1878), L'envoi d'une recrue (1879), Une fête en soirée (1889), Un juif priant (1875), Le vendeur des œuvres des étudiants à l'académie (1875).

Ilya Répine aborda également des thèmes historiques et l'oeuvre la plus célèbre en ce domaine est certainement Les zaporogues écrivent une lettre au sultan de Turquie (1880-1891). Les Zaporogues étaient des cosaques qui au XVIIe siècle avaient battu les forces turques ; ils répondirent au sultan exigeant tout de même qu'ils se soumettent par une lettre d'insulte.

Dans une lettre à Vladimir Stassov, Ilya Répine écrivit en parlant des Zaporogues :

« Tout ce que Gogol a écrit sur eux est vrai ! Un sacré peuple ! Personne dans le monde entier n'a ressenti aussi profondément la liberté, l'égalité et la fraternité. »

Au-delà de l'aspect historique, il y a donc bien sûr l'allusion à la rébellion contre l’État central.

On notera que le cosaque riant en habit rouge a également comme modèle le journaliste Vladimir GuIlyarovski, qui descendait des cosaques zaporogues, avait lui-même travaillé comme haleur sur la Volga ou encore dans usine de plomb toxique, afin de faire carrière dans la presse en portant une attention particulière à côté sur la vie des quartiers pauvres de Moscou.

Il aida à ce titre Maxime Gorki à se documenter pour sa fameuse œuvre Les bas-fonds ; après 1917, il participa à la vie intellectuelle socialiste concernant notamment l'histoire de la vie des moscovites.

Une œuvre extrêmement forte, encore une fois historique, est Ivan le terrible et son fils Ivan, le 16 novembre 1581 (1885). Cela montre Ivan le terrible suite à une crise de rage où il a tué son propre fils. Encore une fois, l'allusion politique sur la toute puissance meurtrière est évidente.

Dans un même esprit, voici le Portrait de la régente Sophie (1879), Sofia Alexeïena, qui avait tenté de comploter contre Pierre Ier, au moyen des unités streltsy. Pierre Ier en avait fait pendre aux fenêtres du couvent de Novodievitchi où elle avait été recluse, à la toute fin du XVIIe siècle et on peut donc voir un cadavre à la fenêtre. Encore une fois la brutalité du régime est ici exposée.

Ce qui est d'autant plus troublant, quand on y regarde de près, est que Ilya Répine ait pu également faire de nombreux portraits du tsar et se voir entièrement reconnu. Les haleurs de la Volga fut acheté 3 000 roubles par le fils du tsar, le grand-duc Vladimir Alexandrovitch et exposé plusieurs fois en Europe, permettant à Ilya Répine de vivre de son art. Le tableau Les zaporogues écrivent une lettre au sultan de Turquie a même été acheté par le tsar Alexandre III pour 35 000 roubles, la somme la plus importante jamais déboursée alors pour une œuvre d'un peintre russe.

En fait, après que Vladimir Stassov ait souligné sa valeur, Ilya Répine a tout de suite été compris comme un grand peintre et l'académie a tout fait pour qu'il s'intègre parfaitement, qu'il puisse voyager à l'étranger, afin de tenter de l'insérer dans leur démarche. Ce fut à lui qu'on confia en 1892 la réorganisation de l'académie ; figure tout à fait reconnue, il fut même titulaire de la légion d'honneur française en 1901.

Peintre considéré comme le plus grand en Russie alors, il réalisa par exemple de manière on ne peut plus officielle en 1903 un tableau de 4 mètres sur 8,7 mètres intitulé la Session protocolaire du Conseil d'État pour marquer son centenaire le 7 mai 1901.


 

Ilya Répine, toutefois, resta fidèle aux itinérants et à leur approche ; voici un exemple avec une peinture sur La manifestation du 17 octobre 1905, qui suivit la capitulation du tsar et sa déclaration d'un manifeste annonçant une constitution.


 

La contradiction est évidente : d'un côté Ilya Répine est une figure reconnue parfaitement insérée dans les institutions, de l'autre il est partie prenant de la transformation progressiste de la société. Il s'agit en fait d'un révolutionnaire démocrate, pouvant être associé au régime dans la mesure où celui-ci tend à une monarchie absolue s'opposant au féodalisme, mais s'opposant à lui quand il s'oppose à la bourgeoisie et aux réformes démocratiques.

Ilya Répine a d'ailleurs peint des tableaux tout à fait clair dans leur expression, dans l'esprit des ambulants. Voici un tableau fameux, On ne l'attendait pas (1884-1888), montrant quelqu'un revenant de déportation, affaibli.

Quel sera l'accueil qui lui sera fait, après tant d'années? Les portraits des grands démocrates Taras Chevtchenko et Nikolaï Nekrassov, qu'on voit sur le mur, annonce la tendance : il sera la bienvenue !

Dans un même esprit, voici La réunion clandestine (1883), Le refus de la confession avant l'exécution (1879-1885), dont la fin du titre est souvent oublié et pourtant change tout, ainsi que deux versions de L'arrestation du propagandiste (1880-1892).

Voici également un tableau de 1883, qui présente La réunion de commémoration annuelle près du mur des fédérés au cimetière du Père Lachaise à Paris. On a là un tableau dont la dimension révolutionnaire est évidente, mais on peut déjà noter que dans la structure de l'oeuvre, il y a une très forte influence de l'impressionnisme.

Cette influence, que Ilya Répine assumera grandement pour une partie de ses œuvres, était évidemment la hantise de quelqu'un comme Vladimir Stassov. A la place du réalisme, il y a une tentative d'élaboration subjectiviste avec des jeux sur les lumières et les couleurs.

L'enterrement rouge, peinture de 1916, est ainsi engagée politiquement, mais sa forme a tout à fait basculé dans l'impressionnisme.


 

La dimension impressionniste est également tout à fait frappante pour Léon Tolstoï labourant un champ, tableau de 1887, ou pour le portrait du savant Dmitri Mendeleïev, en 1885.


 

Paradoxalement voici deux œuvres à prétention religieuse mais dont l'approche réaliste transcende clairement la religion, pour arriver à la compassion. Il s'agit de Saint Nicolas sauvant trois innocents de la mort (1888) et de Nicolas de Myre empêchant la mort de trois innocents (1890).

Ilya Répine a découvert l'impressionnisme à Paris. Cela ne se ressent pratiquement pas pour le magistral Un café parisien (1875) et ses détails typiques, ses caractères exemplaires, mais c'est déjà relativement apparent pour Un vendeur de nouveautés à Paris (1873).

De manière plus pertinente, on a une inspiration dans les contes et légendes russes, comme ici de manière très réussie avec le majestueux Sadko (1876).

Ilya Répine vivait dans ses « pénates », à une quarantaine de kilomètres de Saint-Pétersbourg, dans une maison sans aucun serviteur où il invitait de nombreuses personnes, qui découvrait cependant à leur arrivée une pancarte avec inscrite dessus « Débrouillez-vous ! ». Chaque mercredi était prétexte à un rendez-vous de discussions. Voici une esquisse datant de 1905 montrant l'illustre Maxime Gorki lisant, dans les pénates, des extraits de sa pièce Les enfants du soleil. Suit une photographie à l'extérieur des pénates avec Maxime Gorki, Vladimir Stassov et Ilya Répine.

Ilya Répine avait peint Alexandre Kerensky, chef de file de la révolution de février 1917. Il remit le portrait, clairement impressionniste, non réaliste, avec des esquisses sur la révolution de 1905, au Musée Central de la Révolution, en 1926, année d'une visite d'une délégation soviétique. Sa maison se trouvait alors en zone finlandaise. L'année précédente, une exposition de ses œuvres avait eu lieu à Léningrad.

L'œuvre d'Ilya Répine, malgré une ouverture à l'impressionnisme qui nuisit à la continuité de son élan - alors que lui-même rejetait l'impressionnisme -, reste magistrale. On a ici un réalisme ancré dans la dignité du réel, écrasant tant le conservatisme académique que les modernistes dédacents. Au grand dam d'un peintre idéaliste comme Mikhaïl Vroubel (1856-1910), qui dénonça ainsi l'époque et Ilya Répine :

 « Au style grossier des années soixante succéda un mouvement nationaliste intellectuel qui estimait un tableau pour la simplicité de son idée, sa valeur d'affiche et l'anonymat de sa technique. Même le grand talent de Ilya Répine s'éteignit dans cette atmosphère inanimée ; son manque d'intensité artistique imprima à son œuvre un caractère informe. »

L'idéalisme rejette par définition le matérialisme, et la perspective de Ilya Répine est matérialiste, un matérialisme vécu au plus profond de son existence :

« De toutes mes misérables forces je tâche d'incarner mes idées dans la vérité; la vie qui m'entoure m'émeut trop, me travaille sans répit, m'appelle à mon chevalet ; la réalité est trop cruelle pour y broder la conscience tranquille des motifs insolites. »